Corps de l’article

Les tragédies qui ont entouré l’émergence et la consolidation de Daesh ont suscité de multiples analyses plus ou moins éclairées. Parmi celles-ci, deux constats : tous les djihadistes sont jeunes (35 ans ou moins), et ils se situent en rupture avec leurs parents et, a fortiori avec la société environnante (Roy 2002). Au Canada, l’exemple de Martin Couture-Rouleau semble relativement éloquent : le 20 octobre 2014, ce Québécois de 25 ans, converti à l’Islam, happe mortellement un militaire, tout en blessant un autre membre des Forces canadiennes. Son père rapporte avoir constaté une tendance à la radicalisation après la conversion de son fils et avoir tenté d’obtenir de l’aide psychologique, sans succès. Il dit avoir contacté les autorités qui auraient intercepté son fils aux douanes canadiennes sur le chemin pour la Turquie, sans toutefois l’arrêter, faute de motifs suffisants, ce que le père, a posteriori, déplore. Même constat pour Michael Zehaf-Bibeau, ce Québécois de 32 ans qui déclenche une fusillade au parlement d’Ottawa, le 22 octobre 2014. Le jeune homme qui se décrivait comme un Musulman convaincu possédait un casier judiciaire faisant état de problèmes de drogues et de vol, et affichait un parcours personnel relativement chaotique. Sa mère qui l’avait vu juste avant le drame, pour la première fois en 5 ans, condamne fermement son fils, préférant pleurer pour les victimes plutôt que pour lui. Ces deux cas suggèrent la présence d’une fracture entre les djihadistes et leurs parents. Qu’elle se définisse en termes religieux, moral ou éthique, cette rupture opère un bris de transmission générationnelle qui donne à voir et à penser des dynamiques familiales et sociales, dont certaines trouvent résonnance à l’échelle globale.

En France, les analyses des évènements du 13 novembre 2015 tendent à corroborer l’hypothèse de la rupture. Dans une série d’avis d’experts publiée par le journal Le Monde, Olivier Roy (2015) présente le djihadisme comme « une révolte générationnelle et nihiliste ». Selon ses observations, le profil de quasiment tous les terroristes français les inscrit dans deux catégories précises : ils sont soit des « deuxièmes générations » nés en France de parents provenant du Maghreb, soit des convertis dont le nombre est en augmentation constante, mais qui, selon Roy, constituaient déjà 25 % des radicaux à la fin des années 1990. Le politologue en conclut que les évènements violents qui secouent le pays ne traduisent pas la « révolte de l’Islam » ou celle des « Musulmans », mais un problème précis touchant une catégorie de jeunes, originaires de l’immigration en majorité, ou français issus de la population majoritaire[1]. Olivier Roy en conclut que moins que la radicalisation des populations musulmanes, le phénomène djihadiste donne à voir une « fracture générationnelle ». Alors que la plupart des parents de jeunes radicalisés se disent abasourdis de la tangente prise par leurs enfants, ces derniers développent et s’insèrent dans d’autres types de solidarité, essentiellement intragénérationnelles, qui englobent autant la fratrie biologique que le cercle amical immédiat, souvent au sein d’espaces de sociabilité, voire de socialisation (école, prison, etc.) de quartiers, qui constituent autant de vecteurs de diffusion et de recrutement. C’est là que s’organisent des modes de fraternité horizontale qui, cimentée par l’affect, s’entretiennent autour de convictions politiques alimentées et affichées via les médias sociaux.

Les observations empiriques du sociologue Farhad Khoroskhavar (2015) corroborent et affinent cette lecture générationnelle des « nouveaux visages » de la radicalisation apparue en Europe depuis 2013 : 20 à 25 % des djihadistes sont des adolescents ou des post-adolescents ; parmi eux, fait inédit, des femmes et des jeunes filles, dont Jihadi Jane et Muriel de Gauque, constituent des figures de proue. Pour le sociologue, le phénomène de la radicalisation manifeste non seulement l’expérience de rupture sociale qui affecte certains segments de la population marginalisés, mais aussi les sentiments d’injustice et d’indignité totale qui en découlent. La radicalisation correspondrait donc à une forme de sacralisation de l’expérience de la colère, du ressentiment et du rejet, c’est-à-dire de la haine de soi et de l’Autre. Car elles proposent une lecture adaptée aux attentats qui ont touché l’Hexagone, les observations de Roy et de Khoroskhavar pourraient également se limiter à la structure sociale fortement différenciée qui y prévaut, et aux tensions politiques particulièrement marquées qui caractérisent les rapports entre la majorité des gens et les populations musulmanes. Cependant, certaines dynamiques liées à la structure familiale et aux parcours d’entrée ou de retour dans l’Islam pourraient être opératoires dans d’autres contextes.

S’il est avéré que les convertis sont surreprésentés parmi les djihadistes[2] (Duderija et Hane 2019), il apparaît fallacieux d’associer conversion et radicalisation. Toutefois, par le fait même de changer d’affiliation, les convertis semblent incarner l’archétype de cette rupture de transmission qui caractérise les rapports qu’entretiennent les radicalisés avec la génération de leurs parents, et plus largement, avec la société dont ils sont issus. Les entrevues que nous avons menées depuis 2006 auprès de jeunes convertis à l’Islam permettent de brosser un portrait plus nuancé des dynamiques de sociabilité et de socialisation qui entourent la conversion à l’Islam et la recomposition identitaire qu’elle induit. Sans établir de relation de cause à effet entre conversion et radicalisation, nos données offrent une perspective originale sur les mécanismes sous-jacents les tensions générationnelles et sociales, et invitent à nuancer la radicalité de la rupture, tant de la part des convertis que des radicalisés. Nous nous dissocions ici des acceptions du concept de radicalisation aujourd’hui dominantes qui se focalisent sur les actions violentes qui en découlent afin de mettre en évidence le pouvoir de transformation sociale des phénomènes de radicalisation non-violente.

Après un bref état des savoirs sur l’Islam et les jeunes, nous présentons le profil de jeunes nouveaux Musulmans que nous avons rencontrés dans le cadre de deux recherches ethnographiques menées au Québec en 2006-2008, puis en 2016-2018, tout en soulignant la spécificité du cas québécois lié à la rapide libéralisation des moeurs opérée dès la fin des années 1960, et à l’absence de rapport colonial avec le monde musulman. Nous examinons alors les déterminants et les enjeux sociaux et familiaux de l’entrée des jeunes dans l’Islam et discutons les réactions, aménagements et tensions qui surviennent dans la famille d’origine suite à l’entrée dans l’Islam d’un de leurs membres. S’il a été documenté que le désir de maintenir un lien avec les parents, parfois entendu comme une prescription religieuse, rend caduque l’hypothèse de la rupture (Lepape, Laakili et Mossière 2017), nous montrons que les liens se recomposent autour d’une stratégie du compromis qui met en évidence une combinaison inédite de rupture d’affiliation et de continuité de la tradition, qui complexifie la question de la transmission identitaire au sein d’une anthropologie de la famille qu’il s’agit de repenser.

L’Islam, les jeunes et la transmission identitaire

En sociologie de la religion, il est communément admis que l’individualisation du religieux a modifié les processus habituels de transmission identitaire de sorte que l’articulation entre les jeunes et la religion est souvent pensée en termes de (dis)continuité, recomposition ou négociation (Hervieu-Léger 1999). Les études empiriques montrent que les identifications religieuses sont influencées par divers lieux de socialisation tels que l’école, les cercles amicaux, les médias sociaux ou certaines associations religieuses (Arweck et Penny 2015 ; Sherkat 2003). L’enjeu intergénérationnel est toutefois moins souvent évoqué, à l’exception des jeunes Musulmans migrants de deuxième génération.

En Europe, si l’Islam des jeunes apparaît comme une culture des banlieues, il est aussi un facteur de distinction par rapport à l’« Islam des pères » (Tietzte 2002). Les recherches décrivent des jeunes en quête d’un Islam « authentique » qui, épuré des éléments culturels traditionnels importés par leurs parents, est compris comme le « vrai Islam » (Kibria 2008 ; Mandaville 2001 ; Maréchal 2003 ; Roy 2002). Cette volonté de distanciation ou de contestation concerne non seulement l’héritage identitaire transmis par les parents, mais aussi la culture dominante portée par la société majoritaire dont la structure limite souvent leurs possibilités d’ascension sociale et économique. Pour ces jeunes Musulmans, l’interprétation rigoureuse et la pratique soutenue de l’Islam apparaissent alors comme des gages de crédibilité et de légitimation symboliques de leurs revendications d’autonomie par rapport à leurs parents, et comme des vecteurs de distinction morale et sociale par rapport aux pratiques déviantes de la rue et aux expériences de mépris social imposées par la société (Kapko 2007). Les sociabilités jouent un rôle central dans ces identifications à l’Islam, en particulier salafistes (Adraoui 2019) ; elles se jouent dans un rapport d’émulation et de complicité avec le cercle des amis ou de certaines figures religieuses dont l’autorité se substitue ou complète celle de la famille. Chez les jeunes convertis Français, Khoroskhavar (1997) relie directement l’adhésion à l’Islam à l’évolution des structures familiales, qu’il décrit comme de plus en plus « effusives » dans les milieux immigrants, en particulier avec la diffusion des modèles de familles recomposées ou monoparentales, et avec les transformations que subissent les modes d’autorité, entre autres du fait des informations et sociabilités accessibles via Internet. En découle un décalage difficilement surmontable dans l’échange intergénérationnel. Olivier Roy associe les jeunes Musulmans issus de la deuxième génération d’immigrants et de la conversion à un même profil de jeunes pétris du mode de vie occidentalisé, dont la révolte cible directement le bagage politique, culturel, et religieux ou moral de leurs parents. Par exemple, l’option salafiste axée sur la norme plus que sur la tradition offre une voie de construction de soi et les éléments d’un projet de société alternatifs aux visions du monde portées par les parents migrants d’une part, et au style de vie de la société majoritaire d’autre part.

Les études menées aux États-Unis confirment la perte de la valeur identitaire ethnique de l’Islam vécu par les premières générations de migrants de confession musulmane ainsi que le processus de réappropriation de la référence musulmane par les secondes générations. Ce travail de réassignation du sens et du rôle de l’Islam par les jeunes musulmans s’appuie sur la même volonté de « purifier » l’Islam hérité des parents selon une orientation normative déjà observée en Europe (Cesari 1998 ; Pepicelli 2017). Toutefois, les études montrent également que ces ré-affiliations religieuses se construisent au sein de collectivités plus larges qui se nourrissent de l’imaginaire lié à la Ummah musulmane porteuse d’une identité globale, solide et stable (Cesari 2004 ; Jacobsen 2005).

Au Canada, les rapports entre les jeunes Musulmans et leurs parents semblent moins polarisés et moins conflictuels. L’étude menée par Ramji (2008) auprès de jeunes de seconde génération confirme l’importance des réseaux sociaux, des liens amicaux et de la vie associative sur les campus mais les mosquées occupent une place limitée dans la vie des jeunes. Au Québec, Le Gall et Moisa soutiennent que l’adhésion religieuse des jeunes Musulmans ne peut pas être interprétée comme un rejet de la religion de leurs parents ou des autorités traditionnelles. Dans une étude sur l’usage de la prière par de jeunes Musulmans immigrants de seconde génération au Québec, Le Gall présente la pratique religieuse comme une ressource significative pour les jeunes par laquelle ils se réapproprient les éléments religieux hérités en les adaptant à leur propre contexte de vie (Le Gall 2013). Cette idée d’ajustement dans la continuité s’observe également auprès des convertis dont beaucoup situent l’Islam dans le sillage de la tradition abrahamique dont ils sont héritiers tout en soulignant combien les valeurs et pratiques promues par leur nouvelle religion répondent à leurs préoccupations personnelles (absence d’intermédiaire religieux, pragmatisme des normes et préceptes, etc.) Si la littérature portant sur l’Islam chez les jeunes et l’Islam met en évidence le pouvoir performatif de l’Islam pour exprimer et manifester des positions de tension sociale, le consensus est moins net quant à l’enjeu intergénérationnel que traduisent ces appropriations religieuses, en particulier au Québec où la volonté de distanciation ou de rejet de l’autorité familiale, en matière religieuse ou morale est débattue.

Des conversions à l’Islam sur le terrain québécois

Au Québec, la sécularisation entamée par la Révolution tranquille (fin des années 1960) demeure un processus en développement tandis que la laïcisation récente des institutions est sujette au débat et que la désaffection du religieux observée dans la population concerne davantage l’autorité de l’institution que l’identité catholique qui reste marquée dans l’imaginaire collectif. Si certains débats liés à l’Islam dans l’Hexagone tendent à s’inviter au Québec, la province ne partage pas les relents émotifs de la relation coloniale que la France a entretenue avec le monde musulman. Par ailleurs, la structure de la société québécoise apparaît moins stratifiée, notamment auprès des populations immigrantes, du fait d’une politique migratoire plus inclusive traduisant une tentative de reconnaissance et de respect des droits des minorités religieuses. Dans ce contexte, les revendications identitaires des secondes générations d’immigrants Musulmans sont apparues très récemment, après des décennies de relative acculturation des premiers immigrants Musulmans d’origine libanaise. À cet égard, on note de fortes convergences entre les parcours dans l’Islam des convertis et des immigrants de seconde génération ou de génération et demie qui reviennent à un Islam pensé comme plus orthodoxe et moins culturel que celui de leurs parents.

Nouveaux Musulmans au Québec : une recherche ethnographique

Notre propos s’appuie sur une large recherche empirique qualitative menée depuis 2006 auprès de personnes nées de parents non-musulmans et entrées dans l’Islam à partir de récits de conversion, d’observations d’activités religieuses et sociales, d’études de cas et de focus group. Des entrevues ont été menées à domicile ou dans un espace public, selon la technique du récit de conversion, laquelle invite à relater le parcours de conversion parallèlement à la trajectoire biographique. Nous avons également observé plusieurs espaces de sociabilité : repas communautaires, défilés de mode musulmane, mariages, activités étudiantes universitaires, espaces de loisirs, cours à la mosquée, rencontres dans les cafés, etc. Des entretiens ont également été menés avec des membres de l’entourage proche des répondants (frères et soeurs, parents, amis) de façon à contextualiser les observations. La collecte de données a été complétée par des observations sur des forums Internet et par des correspondances courriels ou via Facebook.

La première phase de la recherche, menée de 2006 à 2008, a porté sur les femmes entrées dans l’I’slam selon une perspective comparative entre la France et le Québec (Canada). Parmi les 89 nouvelles Musulmanes recrutées de bouche à oreilles et sur des réseaux sociaux (40 en France et 38 au Québec), la majorité avait 30 ans ou moins (24 en France et 21 au Québec), suggérant ainsi la présence d’une dynamique générationnelle. Cette constatation a conduit à la deuxième phase du projet qui a ciblé plus spécifiquement les jeunes convertis de moins de 30 ans au Québec. Entre 2016 et 2018, nous avons recruté 47 jeunes de moins de 35 ans (16 hommes et 31 femmes) dans les milieux collégiaux et universitaires, en démarchant les médias sociaux et dans des points de rencontre comme les cafés ou les associations étudiantes musulmanes. Les profils des jeunes rencontrés affichaient une grande diversité, en termes : de temps passé dans l’Islam (de quelques mois à une dizaine d’années) ; de maturité de la décision de conversion (certains avaient renoncé à l’Islam peu de temps après y être entré, d’autres se sentaient ancrés dans leur nouvelle religion) ; et d’interprétation de l’Islam (allant de points de vue et de pratiques discrets, modérés ou flexibles, à une orthodoxie pieuse). Les témoignages des deux cohortes de convertis rencontrés convergent vers des énoncés communs : tous évoquent le défi de l’annonce de la conversion aux proches, la crainte de provoquer des tensions familiales, et tous décrivent les difficultés et enjeux de la gestion des relations avec les parents. Dans cet article, nous nous limitons aux 20 répondantes québécoises du premier corpus qui étaient âgées de 30 ans ou moins au moment de l’enquête, et aux 47 répondants du second corpus, tous âgés de moins de 35 ans.

L’Islam ou le langage de la rébellion jeune

Si l’Islam apparaît comme un langage efficace pour exprimer un désir de rébellion typique de l’étape de la jeunesse, sa performativité est nourrie par les stéréotypes et préjugés qui circulent autour des populations musulmanes et de leur religion. C’est par réaction à ces préjugés que diffusent les médias et que relaient souvent leurs parents, que les jeunes s’associent à l’Islam, souvent dans un élan de sympathie et d’indignation.

Les jeunes que nous avons rencontrés présentent habituellement l’adolescence comme une période de tension personnelle : Ewan (24 ans) associe sa conversion à sa « crise d’adolescence qui a commencé assez tôt, je ne me sentais pas forcément très bien avec moi-même. » ; quant à Diane (28 ans), elle indique que son entrée dans l’Islam correspond à une « période très matérialiste où j’avais des faux cheveux et des faux ongles et tout... Je n’ai pas aimé ça. Je n’ai pas aimé vivre dans l’hypermatérialisme, je trouvais ça vide. ». Cette période est aussi marquée par la remise en question de l’héritage religieux comme pour Marianne (28 ans) « Un moment donné, le p’tit Jésus… j’ai entendu les histoires dans les cours de religion. Je me suis dit : ‘voyons, me prenez-vous pour une conne ?’ » [sic].

Le modèle de vie transmis par les parents est souvent critiqué, comme Juliana (27 ans) l’exprime :

Moi, j’ai toujours grandi comme : « [il ne] faut pas que j’aie la même vie que ma mère ». Je ne veux pas devenir alcoolique, ou je ne veux pas trouver des hommes qui sont des ratés… Pas des ratés, mais des hommes qui battent leur femme, qui ne travaillent pas, c’est son entourage à elle.

Bon nombre des nouveaux Musulmans que nous avons rencontrés proviennent d’ailleurs de milieux monoparentaux, de couples séparés ou de familles recomposées, une situation dont plusieurs disent avoir pâti. Par exemple, Julie (30 ans) qui vivait en triade avec sa mère et son beau-père (d’origine musulmane) depuis le divorce de ses parents, présente son entrée dans l’Islam comme un moyen de s’affranchir de ce lien étroit et à certains égards oppressant.

La plupart des jeunes dénoncent également les stéréotypes que la société entretient à l’égard de l’Islam et des Musulmans, les associant à la violence, au sexisme et au terrorisme, ainsi que le rôle des médias dans la diffusion de ces représentations. Élyse (29 ans), qui a longtemps fréquenté une église évangélique rapporte la description des Musulmans qui y était faite : « quelqu’un d’assoiffé de sang, qui n’a aucune morale, qui fait sauter des buildings, dont il faut avoir peur. ». Élodie (29 ans), pour sa part, explique comment ces images véhiculées dans les médias influençaient sa perception des Musulmans :

Tu sais, les médias, déjà il y a cinq ans, c’était comme ça. Même si on ne s’y intéresse pas vraiment, ça rentre dans l’inconscient collectif. Il n’y a rien à faire. On se fait manipuler inconsciemment. J’avais des idées sur l’Islam très basiques et très fortement portées sur le jugement alors qu’au final, j’avais simplement entendu et pris ça pour acquis alors que je ne m’étais jamais renseigné là-dessus. J’étais, notamment, très arrêtée sur le... la position de la femme, sur le voile. Mon Dieu ! J’étais anti-voile.

Pour de nombreux jeunes, entrer dans l’Islam constitue aussi une voie d’affirmation face aux standards de la société. Julia indique par exemple que l’Islam lui a permis de s’affirmer davantage en tant que jeune femme : « Je trouve que l’Islam et le féminisme vont de pair, quoi qu’on puisse en dire, pour moi ça va ensemble. Ça m’a aidée dans mon affirmation de moi, dans le fait d’avoir des opinions, de participer en classe… d’avoir un certain leadership». Pour Nour (26 ans) également, revenir à l’Islam a amélioré son estime de soi :

On vit dans une société où être une femme voilée, c’est perçu comme négatif, comme tu es soumise. Et le fait de l’avoir, ça me donne une grande confiance en moi, ça me permet de me sentir belle. Je suis dans une société qui ne veut pas de moi avec ça mais je l’ai quand même. Et je vais quand même le garder.

Les parents des nouveaux Musulmans font habituellement écho aux stéréotypes véhiculés par les médias, accroissant ainsi le pouvoir contestataire de l’Islam pour les jeunes et son potentiel de rupture dans le processus de transmission identitaire.

La réaction des parents à l’entrée dans l’Islam constitue donc un point crucial dans les trajectoires de conversion des jeunes dont le changement de religion est accueilli plutôt froidement. De nombreux parents demeurent incrédules et s’installent dans le déni, considérant l’entrée dans l’Islam de leur enfant comme une expérience temporaire, comme dans le cas de Diane :

Je pense qu’ils voyaient juste une forme de délire. Il ne faut pas oublier que j’ai été hypermatérialiste, avec des cheveux blonds et les faux ongles, après j’étais dans une période hippie qui s’en fout, qui rejette tout. 17 ans, c’est le moment où j’étais hypermatérialiste ; 21 ans, c’est le moment où je me suis convertie. Donc, eux voyaient ma conversion comme une autre folie.

Ou dans le cas d’Orlando : « Mon père a dit : ‘Bon, c’est une phase. Il va peut-être se convertir au judaïsme. ». Certains parents tendent à pathologiser le geste de conversion en référant leur enfant à un psychologue, souvent encouragés par les enseignants qui craignent la radicalisation du jeune, surtout dans les cas où l’entrée dans l’Islam s’est opérée rapidement. Certains parents, souvent les plus athées, interprètent l’entrée dans l’Islam de leurs enfants comme un échec dans leur éducation ; les parents des jeunes femmes ont tendance à reproduire le stéréotype dominant en associant la conversion de leur fille à un geste d’amour pour un Musulman de naissance.

La majorité des parents comprennent l’entrée dans l’Islam de l’enfant comme un déni de l’identité transmise, l’expression « renier ses racines » étant assez courante dans les échanges entre enfants et parents. Les femmes de la famille réagissent plus vivement que les hommes, se disant heurtées par le statut de la femme dans l’Islam qu’elles voient comme un recul sur leurs droits acquis dans les pays occidentaux.

Ces réactions révèlent autant le sens et la signification donnés à l’Islam par la famille, qu’un malaise vis-à-vis de pratiques jugées marginales et susceptibles de perturber la vie et le rythme familiaux. La mère de Julie s’est sentie déstabilisée par l’introduction « d’autres pratiques culturelles » (alimentaires, vestimentaires, etc.) dans leur quotidien. De fait, la réticence, voire l’hostilité des parents, concerne surtout la visibilité des pratiques ainsi que le stigmate provenant du port du voile pour les jeunes femmes, comme le rapporte Marie-Claude (23 ans) :

Au début, ma mère disait : « Comment je vais faire pour sortir avec toi ? Qu’est-ce-que les voisins vont dire ? ». C’est juste le voile qui la dérange. Le fait que je suis Musulmane, c[e n]’est pas vraiment un problème pour elle, dans le fond, c’est spirituel… Mais il y a des irritants, le fait de manger halal, elle n’aime pas quand la religion exclut. « Pourquoi tu mets des vêtements comme ça ? ». Elle a peur que j’aie de la difficulté à trouver du travail, que les gens me jugent…

Quoique souvent vécues comme un manque de reconnaissance de leur capacité d’autonomie, ces critiques portées par leurs parents convainquent les jeunes de l’efficacité de l’Islam comme moyen d’affirmation et d’émancipation face à la tutelle parentale, comme l’indique Jacinthe (27 ans) :

Ma mère n’est pas du tout fan du foulard, pas de l’Islam en tant que tel, mais du foulard. Et le fait qu’elle ne soit pas fan du foulard, ça m’a comme encore plus motivée à le porter. Ça fait un peu partie de mon caractère, provoquer chez les gens des émotions, tu sais, choquer des trucs qui sont très statu quo.

Si, sur le long terme, les jeunes améliorent leurs relations avec leurs parents, ils maintiennent les distances nécessaires pour éviter de, comme le dit Julie, « se soumettre au moule et devenir un clône » car de fait, les jeunes ne partagent pas les choix fondamentaux de leurs parents, l’Islam devenant ainsi un facteur de distinction intergénérationnel. Il ne faudrait cependant pas voir la charge protestataire que porte l’Islam comme le seul motif de la conversion des jeunes, la majorité d’entre eux décèlent également dans cette religion un modèle idéologique susceptible de transformer l’ordre établi de leur société d’origine.

Entrer dans l’Islam : un geste de rupture, une volonté de continuité

Changer les stéréotypes et préjugés qui ont attiré les jeunes vers l’Islam constitue souvent un cheval de bataille pour les nouveaux Musulmans. Ce sont d’ailleurs les recherches qu’ils mènent sur Internet en amont qui les amènent à se découvrir Musulmans. Intrigués par les visions répandues sur l’Islam, ils cherchent avant tout à développer curiosité et esprit critique, comme en témoigne Laurence (29 ans) : « Quand j’ai commencé à faire des recherches, je me disais : ‘Ça ne peut pas être ce qu’on voit dans les médias. Il doit y avoir quelque chose de plus, c’est impossible que ça soit juste la bande défilante qu’on annonce à TVA, terrorisme, terrorisme’ ». Le décalage qu’ils découvrent entre les images qui circulent et les informations qu’ils trouvent les amène généralement à un positionnement politique qui n’est pas nécessairement activiste, mais qui véhicule un discours critique auquel leur situation de Musulman donne d’autant plus de force. Ainsi, Élodie projette de créer une bande dessinée « parce que le dessin offre plus de possibilités pour parler de certaines choses que l’écrit. C’est dans ce sens-là que j’aimerais intégrer l’Islam, pour montrer aux gens que l’Islam n’est pas ce qu’on dit, et casser ces idées que les médias et les gens, les racistes, en général ont tendance à donner. ».

Ce désir de transformer les perceptions et normes dominantes trouve dans l’Islam les éléments d’un discours social et politique alternatif au système dominant, et dont l’opérationnalisation passe avant tout par un travail sur le soi. Lucy (26 ans) présente son entrée dans l’Islam comme une possibilité de « vraiment repartir à zéro, comme clean surtout ». Il faut dire que pour plusieurs jeunes, la décision d’entrer dans l’Islam s’inscrit dans une trajectoire de rébellion et de déviance dont ils espèrent la rédemption par cette religion. En ce sens, l’éthique religieuse de l’Islam leur offre une voie de restauration du soi. L’idée selon laquelle la conversion efface les péchés antérieurs est souvent évoquée comme la possibilité d’une « deuxième chance » et un moyen d’effacer des écarts de conduite liés à l’adolescence (consommation d’alcool, de drogue, fêtes), comme Benoit (30 ans) l’explique : « C’est bien écrit dans le Coran, mais je ne suis pas théologien. Pour qu’il y ait un vrai repentir, il faut qu’il y ait quelque chose que tu fais, qui est mauvais, et dire ‘cette chose-là, je la tasse de ma vie et je ne vais plus jamais le faire’, et demander pardon à Dieu. ».

Cette restauration du soi qui est vécue selon un mouvement réflexif vise également l’amélioration du comportement et ultimement, celle du lien social et familial. Sébastien (29 ans) rapporte l’impact positif de la conversion de son frère sur la vie familiale :

On n’était pas vraiment proche. Un jour, mon frère arrive bien content, il nous prend dans ses bras. Moi, je ne comprenais pas ce qui se passait : d’un seul coup, il s’intéressait à nous autres. Et il devient vraiment quelqu’un plus proche de sa famille ; vraiment vouloir aider et tout le kit. J’ai vu le changement que [la conversion] a fait en lui, la meilleure personne qu’il est devenu. Ça nous rapprochait, il était moins violent, il était moins colérique, il essayait plus de s’exprimer, d’être proche de la famille.

De facto, l’adoption des pratiques et des prescriptions religieuses modifie la socialisation première des convertis et réorganise non seulement le quotidien mais aussi la vision du monde et les liens sociaux qui leur ont été transmis par leur lignage et société d’origine. Le ramadan, en particulier, constitue un moment de sociabilité privilégié qui contribue à la resocialisation des nouveaux Musulmans dans un cadre de partage et de vie communautaires dont ils apprécient la convivialité. Romane (27 ans) explique :

Le fait de faire le ramadan, jeûner pendant un mois, tu aides les gens autour de toi, tu [ne] mens pas, c’est comme ton mois de… pas de pénitence, mais tu es la meilleure version de toi-même. C’est un concept que j’aime. C’est comme quelque chose que tu fais, vraiment. C[e n]’est pas juste Noël, où on se donne des cadeaux …Il y a vraiment une symbolique : ‘Je fais un sacrifice de moi-même pour comprendre comment les gens pauvres vivent’. Je partage ces valeurs-là.

La majorité des nouveaux Musulmans voient dans ces pratiques un modèle de fraternité universelle qui leur apparaît comme une voie de résistance à l’individualisme des sociétés dont ils proviennent.

Ils associent donc également l’Islam à un idéal familial qu’ils situent en net décalage avec les pratiques matrimoniales et rapports de genre véhiculés par leurs parents. Le portrait critique qu’ils en dressent touche la libéralisation des moeurs, en particulier sexuels, la fragilité des couples et l’instabilité des cellules familiales qui en découle, l’impact des conditions de vie moderne sur la vie familiale, en particulier la charge supplémentaire portée par les femmes du fait de leurs luttes féministes, notamment l’effet de la double journée de travail de la femme. Audrey (27 ans) commente l’influence de ces comportements sur les moeurs : « Maintenant tu peux tout faire, comme les liaisons extra conjugales. Et c[e n]’est pas grave, et si tu trouves ça grave, t’es hors champ. Tu écoutes la TV et dans les téléromans, il y en a un qui a triché une telle et c[e n]’est jamais dramatique, c’est banalisé et quand tu le fais, t’es cool. ».

Le discours sur la famille que portent les nouveaux Musulmans relaie une vision conservatrice qui privilégie la complémentarité sexuelle à l’égalité stricte entre hommes et femmes, et préconise un modèle de foyer biparental fondé sur le mariage. Cette volonté de solidifier les liens sociaux à travers la stabilité du couple fait des références proposées par l’Islam un puissant vecteur d’attraction pour certains jeunes qui ont vécu dans des environnements familiaux plus chaotiques, comme l’a également observé Khoroskhavar (1997) en France. Un tel modèle familial s’appuie sur la pudeur manifestée par les pratiques vestimentaires et comportements sociaux. S’il est aujourd’hui communément associé aux sociétés musulmanes, notre étude montre que de nombreux jeunes convertis le comparent au mode de vie des générations antérieures à leurs parents, c’est-à-dire à l’organisation sociale qui dominait le Québec à l’époque précédant la Révolution tranquille. Plusieurs répondants témoignent d’une certaine nostalgie à l’égard d’un système patriarcal associé à « l’ancien temps » et au mode de vie de leurs aïeuls dont ils aspirent à reproduire le rythme calme et simple, comme Natasha (35 ans) : « Je me souviens les partys de Noël quand j’étais jeune, c’était comme ça, les hommes dans le salon, et les femmes dans la cuisine, c’est comme naturel dans le fond. ».

Les récits opposent la priorité accordée aux devoirs de chacun, selon leur lecture de l’Islam, à la quête de bien-être matériel qui caractériserait le mode de vie des sociétés occidentales, comme Mélissa (25 ans) l’explique :

Les deux parents travaillent et il faut payer la maison, les autos, acheter pleins de choses. Les enfants sont toujours à la garderie donc on ne profite pas vraiment de la vie de famille, ni du temps qu’on a ensemble, ça engendre beaucoup de tensions. Pour les Musulmans, la notion de devoir, c’est important, l’homme a une obligation d’aller travailler, de subvenir aux besoins de la famille, de prendre soin de sa femme et de ses enfants, il y a beaucoup plus de respect dans la relation de couple.

Considérant la famille comme le microcosme ou l’unité de base de la société, cette idéologie de la famille régule des liens, rôles, statuts et codes de conduite qui fondent une harmonie collective garantie par le système de références attribué à l’Islam. Les récits recueillis affirment cette apologie du lien familial comme principe fondateur de la solidarité sociale prescrite par l’ordre islamique divin, tout en soulignant combien les moeurs de leurs parents s’en écarte :

Des fois, je me dis que ce serait le fun si la société revenait à certains principes. C’est sûr qu’il y a des extrêmes. Avant la religion était pareille à l’Islam, c’était très sévère et pas de sexe avant le mariage, il y a eu l’extrême religieux, anciennement, dans le temps de mes grands-parents. Et dans les années [19]70, quand ils ont fait revoler notre soutien-gorge et quand ils sont sortis de la maison et personne [ne] s’arrangeait, personne [ne] faisait le ménage, personne [ne] s’occupe des enfants, c’est un autre extrême. Mais à un moment donné, ça va revenir à un juste milieu, on le souhaite si Dieu le veut. Mais je pense que l’autre extrême est arrivé : tout le monde fait n’importe quoi, les droits, les libertés et tout ça, mais les devoirs, plus personne [n’]y pense. J’espère que les gens vont réaliser que c[e n]’est pas une bonne chose de s’habiller pour provoquer les hommes, et de coucher avec n’importe qui, et de faire ce qu’on veut tout le temps. Je regarde ça et je me dis : « oui j’étais comme ça » ; et je me dis : « Mon Dieu, maintenant que je connais une autre façon de penser ! ». On réalise certaines choses et je me dis que ce serait le fun si la société réalisait aussi certaines choses […] » Avant, il y avait la crainte de Dieu, c[e n]’est pas la crainte de l’homme, pas la crainte d’aller en prison, c’était la crainte d’aller en enfer ; donc les gens essayaient d’avoir quand même certaines valeurs […] On le voit à tous les jours, il y a des meurtres, des viols, il [n’]y a plus personne qui a des valeurs. Avant, il y avait la religion catholique, ou aussi l’emprise du père. Mais il [n’]y a plus personne, plus de discipline, plus personne [ne] veut d’enfants parce que ça enlève la liberté à la femme...

Natasha

Cette idéalisation de l’Islam comme d’un cadre normatif qui permet de suppléer aux dysfonctionnements perçus au sein de la famille et de la société participe à un renouveau conservateur et moralisateur plus global qui touche autant les couches moyennes que les classes plus défavorisées, et entretient une ferveur civique active qui se décline autour d’une solidarité globale et de la promotion d’un modèle social et politique alternatif. C’est donc en situant la morale de l’Islam en décalage avec une société aux moeurs libérales et en y trouvant les éléments d’une reconfiguration sociale que les convertis intègrent conservatisme et rébellion en un binôme opératoire. Ce conservatisme alimente également une anthropologie de la famille au sein de laquelle les individus mobilisent leur capacité de libre choix et d’autonomie pour s’affranchir des valeurs, moeurs et styles de vie transmis par le lignage, tout en valorisant le modèle de solidarité communautaire et la force des liens familiaux. Par ailleurs, si le changement de religion apparaît souvent comme un geste de rupture, dans le cas des jeunes nouveaux Musulmans, il exprime en réalité une forme de continuité des valeurs qui, semble-t-il, pourrait escamoter la génération des parents dont les pratiques sont vues comme délétères et elles-mêmes décalées par rapport à celles du lignage et du groupe. Le témoignage de Laurence (29 ans) illustre combien les dynamiques communautaires propres à l’Islam jouent un rôle central dans le sentiment d’appartenance au groupe des nouveaux Musulmans qui y voient une résonnance avec un imaginaire de la tradition familiale, par ailleurs sans doute construite :

J’aime quand on rencontre les cousins ou la famille, l’esprit familial qui règne, qui est un peu aussi dans la culture québécoise. En région, c’était comme ça aussi, quand on se réunissait à Noël, tout le monde venait, on louait une salle, toute la famille est là. C’est l’esprit de famille, de communauté, surtout de communauté que j’aime beaucoup. Avec la culture marocaine, je [ne] peux pas parler pour toutes les cultures arabo-musulmanes, mais pour la culture marocaine, j’aime beaucoup cet esprit de communauté, savoir qu’on fait partie d’un groupe.

C’est ce même sentiment de la communitas retrouvée qui amène les nouveaux Musulmans à activer un ensemble de valeurs familiales telles que le respect des aînés. S’ils soulignent que certaines de ces valeurs leur ont également été léguées par leurs parents et représentent à certains égards des universels ancrés dans la tradition abrahamique, ils comprennent l’Islam comme une voie d’institutionnalisation et de matérialisation de ces valeurs, par le biais de la convivialité observée dans les familles musulmanes ou de la solidarité en frères et soeurs d’Islam, par exemple. Ellen (30 ans) précise ce processus : « C’était comme une évidence, c’est vraiment un terme, par rapport à l’éducation que j’ai reçue, le respect envers les parents, le respect envers autrui, s’investir dans la société, etc. » ; tandis qu’Amélie (28 ans) évoque le paradoxe de ce processus d’appropriation de l’Islam : « je ne me suis rapprochée de l’Islam, c[e n]’est pas parce que l’Islam me plaisait vraiment, c’est parce que l’Islam concordait à mes valeurs à moi. Des valeurs que mes parents m’avaient transmises qui bizarrement étaient des valeurs plutôt athéistes. ».

Ainsi, alors que le changement de religion est source de tensions familiales, la plupart des jeunes convertis affirment respecter davantage leurs parents depuis leur entrée dans l’Islam, d’où la nécessité d’aménager des accommodements familiaux.

Accommodements familiaux : les valeurs et le lien

Parce qu’ils valorisent et veulent maintenir les liens familiaux, tous les jeunes rencontrés tentent de négocier les aménagements rendus nécessaires par leur nouvelle religion avec le maintien des liens avec leurs parents. Si quelquefois, les tensions aboutissent à des ruptures totales avec la famille, la plupart des jeunes rencontrés cherchent à établir une zone de respect mutuel. Les compromis concédés s’orientent vers la recherche d’un équilibre entre la priorité accordée à la famille, telle que prescrite par leur nouvelle religion, et l’allégeance à une autorité morale et spirituelle réputée plus élevée que celle des parents.

Signe de l’appréhension de certains jeunes, la stratégie du non-dit et de la dissimulation des pratiques et marqueurs d’appartenance à l’Islam est très fréquente, une approche que les jeunes justifient en assurant que leur entourage « se doute » de leur entrée dans l’Islam. Ils n’ont habituellement, pas l’intention de tenir leur conversion secrète, mais seulement d’en retarder l’annonce, comme le dit Henry, un Québécois anglophone de 23 ans : « My parents don’t know yet. I’m still deciding how I’m gonna break it to them, cause my mother, she’s this very strong religious woman and I don’t know how they’ll react to that considering that all my life they have raised me up in the church. So I’m still deciding how to break that too them. ». L’idée voulant que l’amélioration de leur comportement induit par l’Islam jouera en faveur de l’acceptation de leur nouvelle affiliation est très répandue dans les discours collectés, comme Juliana qui rapporte que sa mère apprécie que sa fille prenne davantage soin d’elle et qu’elles passent plus de temps ensemble. Ce récit participe toutefois d’un discours commun qui circule parmi les convertis, comme l’illustrent les propos de Benoit :

Ma mère, elle a accepté. Elle a dit même que mon comportement s’est beaucoup amélioré depuis un an et demi [...]. Elle trouve que j’ai l’air mieux, que j’ai l’air de me sentir mieux, je suis plus patient. Elle a vu que ça n’a pas un mauvais effet sur moi. C’est ça qui est important pour ma mère [...]. Elle voit qu’il y a un bon effet sur moi avant que je lui en parle, pour qu’elle l’accepte et pour pas que ça lui fasse mal.

Considérant que les zones de tension familiale touchent principalement les performances et prescriptions religieuses, d’autres convertis tentent des stratégies d’adaptation et de modération en étudiant les aménagements des prescriptions Qu’raniques autorisés par les textes. Ces « accommodements familiaux » touchent, par exemple, les prières que les jeunes Musulmans rattrapent à la fin de la journée, la nourriture halal que les jeunes se procurent et amènent eux-mêmes aux fêtes de famille, l’acceptation de la présence d’alcool à table (même si les nouveaux Musulmans n’en boivent pas). Par exemple, Ellen observe un régime végétarien chez ses parents pour éviter de manger de la viande non-halal et elle couvre ses cheveux avec une casquette qu’elle trouve plus passe-partout qu’un foulard. Julie qui est de sensibilité soufie substitue un turban au voile lorsqu’elle est avec sa famille, pour éviter « de nouvelles crises d’angoisses de sa mère ». Marie-Claude qui vit chez sa mère rapporte comment la question de la nourriture halal a été négociée :

Au début, c’était difficile pour la nourriture halal, ma mère disait : « tu [ne] vas pas m’imposer ça chez moi, j’ai le droit de manger ce que je veux. Pourquoi la religion va nous diviser ? ». J’ai répondu : « si tu ne veux pas, tu vas manger ton repas et je peux préparer mes choses de mon côté, c’est pas un problème ».

Le choix d’adopter un prénom musulman n’est pas une prescription islamique même si de nombreux convertis sont encouragés à changer de prénom afin d’être mieux insérés dans la communauté. À cet effet, les stratégies des jeunes sont significatives : bien que la plupart des convertis souhaitent établir une cohérence entre l’héritage reçu et la nouvelle religion adoptée, les observations montrent qu’ils articulent ces deux impératifs de façon variable. Ceux qui gardent leur prénom d’origine soulignent leur volonté de maintenir les liens symboliques et sociaux avec leur famille d’origine. À l’inverse, ceux qui adoptent un prénom musulman évoquent une insatisfaction relativement à leur identité pré-conversion. Les jeunes qui mentionnent un souci d’intégrité identitaire indiquent que « pour ton identité de musulmane, c’est bien que tu aies un prénom musulman » (Anne-Marie 33 ans). Ils choisissent alors un prénom dont la signification correspond à leur personnalité, leur quête ou parcours personnels, comme Éva qui prend le nom de « Nadjoua » qui signifie en arabe « celle qui est sauvée ». Toutefois, la majorité choisit un prénom dont la phonétique se rapproche de celle héritée, comme Maryam pour celle qui porte le nom de Marie. Autant par souci de prosélytisme que par crainte de ne pas retrouver leurs parents dans l’au-delà, ou du moins pour assurer leur salut, tous les jeunes espèrent convaincre les membres de leur famille et les amener à entrer dans l’Islam également, certaines y prêtant plus ou moins d’efforts ou d’argumentations que d’autres. De façon générale, les jeunes convertis interprètent la réticence ou l’hostilité de leurs parents comme des signes d’ignorance et se sentent investis de la tâche de les éduquer et de les sensibiliser à l’Islam.

La présence des convertis aux fêtes familiales de Noël fait l’objet des dilemmes et compromis les plus délicats et complexes. Considérée comme une fête païenne dans l’Islam, Noël est également un intense moment de sociabilité familiale pour les parents des nouveaux Musulmans ; plusieurs d’entre eux déplorent que l’abstinence de porc et d’alcool de leurs enfants évincent l’ambiance festive du rassemblement. La décision de participer aux rassemblements familiaux de Noël constitue un vrai dilemme pour les convertis puisque leur situation de nouveau Musulman les confronte à deux règles islamiques contradictoires, à savoir : l’interdiction islamique de participer à une fête chrétienne et la prescription islamique de maintenir le lien familial. La plupart des nouveaux Musulmans de notre étude optent pour le pragmatisme et rejoignent la fête familiale en soulignant la perte de significativité religieuse chrétienne de l’évènement ou son origine non-chrétienne, ainsi que son rôle dans la cohésion familiale comme l’indique Andréanne (32 ans) : « que ce soit Noël ou que ce soit un souper familial du dimanche soir, c’est un souper avec ma famille ». Référant à la variété d’interprétation des textes, de nombreux jeunes associent l’interdiction de participer aux fêtes de Noël à certains rigorisme religieux dont l’idéologie déconsidère l’ambivalence de la situation des convertis, comme en témoigne Audrey (27 ans) :

Les wahhabites, eux autres, ils ont beaucoup d’idées sur certains sujets, c’est soit noir, soit blanc. Noël, tu ne peux pas y aller ; peu importe, tu es qui, tu n’y vas pas. Mais attends un peu, est-ce que tu as vécu avec une famille pour qui Noël c’est important ? Au début, je n’étais pas sûre est-ce que je le célèbre ou pas ? Dès que mon mari est arrivé, il m’a dit : ‘c’est un moment pour voir ta famille et la famille c’est important en Islam de voir sa famille et de trouver une occasion pour nouer les liens familiaux’. Moi, je voyais ça comme une possibilité de tenir les liens familiaux, fait que je participe à Noël et je donne des cadeaux. Dans ma tête, mon intention, c’est ce qui est important. Ce n’est pas pour célébrer Noël, mais c’est plus pour voir la famille et c’est une occasion de rester avec eux. Pour les imams ou les gens en Arabie Saoudite, il n’y a pas de zone grise.

Plutôt que la lecture littérale de la règle, les nouveaux Musulmans soulignent l’intention sous-jacente la règle islamique et la fête de Noël, un choix que valident habituellement les partenaires des convertis, souvent des Musulmans nés dans l’Islam qui jouent un rôle conciliateur dans les relations des convertis avec leurs parents. L’intention d’« être avec sa famille » donne lieu à des pratiques variables que les convertis prennent toujours soin d’inscrire dans une interprétation non religieuse, ou alors musulmane : Julia qui aide habituellement sa mère à décorer le sapin, indique que ses parents ne sont pas croyants et que dans sa famille, Noël n’a jamais été fêté comme la naissance de Jésus : « c’est simplement un esprit, c’est les vacances, c’est un moment pour se retrouver parce que tout le monde est en congé. » D’autres convertis offrent des cadeaux à leurs parents, parfois un Coran.

Dans tous les témoignages recueillis, la fête de Noël est présentée comme l’occasion de célébrer la famille, selon la conception que les nouveaux Musulmans s’en font. En 2017, Diane qui a pris des cours de médiation à l’université décide de profiter du temps des fêtes pour organiser la réconciliation de sa soeur et de son père, une initiative qu’elle décrit ainsi :

La famille, c’est important. C’est ce qui nous permet de grandir ensemble. Ce sont les seules personnes dans notre vie qui vont être là du début à la fin. Ça commence avec nos parents, et ça [se] termine avec nos enfants. Puis, nos frères et nos soeurs, ce sont des personnes qui nous connaissent assez, pas comme des amis qui, à un moment donné, quand ils nous dérangent trop : « Au revoir ». On est comme « pognés » les uns les autres ensemble à connaître nos faiblesses, à connaître nos forces et à s’aider à grandir là-dedans.

Cette conception forte du lien familial n’est d’ailleurs pas étrangère à l’attrait exercé par l’Islam dont certains apprécient particulièrement les fêtes de l’Aïd qu’ils comparent au rituel de Noël. Cette importance accordée à la ritualisation du lien familial à travers les rassemblements de Noël met en évidence le souci de la continuité lignagère qui caractérise le parcours des jeunes nouveaux Musulmans que nous avons rencontrés. Ainsi, le soin que porte Julie à perpétuer la « culture familiale » pourrait être emblématique de cette tendance : outre la fête de Noël, elle célèbre la fête du 15 août, la fête de Marie, en mémoire de la génération de sa grand-mère dont toutes les filles (près de 10) portaient le prénom de Marie en nom composé.

Quelles que soient les stratégies déployées pour maintenir l’harmonie avec les parents, c’est la stabilité des unions que les convertis contractent avec des Musulmans de naissance qui permet souvent de rétablir l’équilibre familial. Davantage encore, l’arrivée d’un nouveau-né permet de renforcer les contacts, ou de les rétablir lorsqu’ils ont été rompus. Le changement de religion instaure cependant entre les parents et les convertis la distance inaltérable de l’altérité car même convergentes, les valeurs ne peuvent compenser les disparités identitaires, lesquelles sont souvent perçues comme aux antipodes. C’est surtout autour des solidarités intragénérationnelles que se recompose la force du lien familial. Bien que le changement de religion suscite souvent des débats avec les frères et soeurs biologiques athées qui tentent de raisonner par le doute la démarche de leur affin, la plupart des fratries se montre généralement plus ouverte que les autres membres de la famille, souvent aussi parce qu’elles partagent les mêmes modes de sociabilité et fréquentations. Ce sont habituellement des alliées fidèles qui soutiennent leur frère ou soeur lors des conflits familiaux, ou les aident à perpétrer leur religiosité en toute discrétion dans l’espace familial. Les complicités aboutissent quelques fois à des conversions de fratries, corroborant ainsi la continuité identitaire par-delà la génération des parents.

Conclusion

En examinant les pratiques et discours familiaux de jeunes convertis à l’Islam au Québec, cet article explore l’hypothèse de fracture générationnelle proposée par Olivier Roy pour mieux comprendre la radicalisation dans le contexte français. Les jeunes que nous avons rencontrés inscrivent en effet leur entrée dans l’Islam dans un parcours de rébellion qui, s’il est typique de la jeunesse, se nourrit aussi de l’indignation du traitement de l’Islam et des populations musulmanes dans les médias, auquel font écho les perceptions et les représentations qu’entretiennent leurs parents.

L’Islam devient ainsi le langage de l’émancipation et de l’affirmation d’une jeunesse qui y trouve les éléments d’une rupture et d’une restauration personnelles face à des expériences de vie individuelles et familiales considérées comme chaotiques ou excessives. Toutefois, les entrevues et les observations menées auprès de jeunes de moins de 35 ans témoignent également d’un souci de perpétuer la continuité de valeurs et modèles sociaux qu’ils associent à leur lignage familial. De sorte que, s’ils désirent se dissocier du style de vie de leurs parents en entrant dans l’Islam, ils se doivent également d’entretenir du respect envers eux. Aussi ces jeunes Musulmans se livrent-ils à une habile négociation de la dynamique de transmission identitaire qu’ils concèdent à leurs parents, à l’aide d’un subtil jeu de compromis et d’ajustements dont la participation au rassemblement de Noël constitue l’élément le plus significatif.

Si la distance que prennent les convertis avec la génération de leurs parents repose essentiellement sur une critique morale, elle porte également un idéal qui trouve dans une interprétation profondément égalitaire et universaliste de l’Islam les ressources symboliques pour s’exprimer. Ainsi, les converties rencontrées manifestent moins une volonté de rupture générationnelle qu’un désir de transformation et d’amélioration de la société. En ce sens, leurs discours et leurs activités sociales et communautaires se situent dans la lignée historique des radicalisations ayant contribué aux évolutions sociales. Les gestes de conversions, et a fortiori de radicalisations, n’échappent donc pas aux structures et déterminants socio-politiques des champs où ils apparaissent. Au Québec, les évolutions revendiquées visent à combler le vide de références éthiques laissé par la Révolution tranquille et la perte de l’emprise des principes catholiques qui ont contrôlé la sphère familiale pendant plusieurs décennies. À la génération des parents baby-boomers qui a insufflé et consacré la modernisation rapide et presque brutale de la société québécoise, les converties répondent par une volonté de continuité avec les générations antérieures, qui substitue aux principes catholiques traditionnels désormais associés à la mémoire locale, des prescriptions islamiques empruntées à une idéologie de piété (Mahmood 2005) qui inscrit ces changements dans le registre sacré. Car elle se veut universaliste, cette idéologie circule sur la scène globale en des termes relativement standards qui composent une conscience politique générationnelle. Dans les espaces localisés, cette solidarité s’exprime selon et envers les termes des rapports sociaux qui y prévalent, tout en dénonçant les apories du système. Au Québec, la volonté des jeunes de se différencier de la génération de leurs parents se réfracte dans des positionnements politiques qui, au-delà des débats traditionnels qui opposent libéralisme individualiste et nationalisme identitaire, revendiquent et proposent les outils d’une voie alternative axée sur la gestion d’un pluralisme non seulement religieux et culturel, mais aussi idéologique.