Résumés
Résumé
Les reprises sur scène de radio-théâtres de ce qu’on appelle l’âge d’or de la radio – qui correspond aux années 1930 et 1940 – prennent souvent des allures parodiques qu’on peut attribuer aux maladresses involontaires de ce type de productions radiophoniques. Cela soulève une question de fond : existe-t-il des éléments caractéristiques de cette esthétique des radio-théâtres qui soient transposables sur scène, dans des productions fondées sur la présence et le visuel? Pour répondre à cette question, l’auteur et une équipe de collègues artistes ont effectué une reprise d’un radio-théâtre phare de cette époque, appuyant l’auralité du radio-théâtre par des mouvements et des gestes scéniques. Il en résulte la création d’un nouveau texte qui fait la satire de cette vénération nostalgique de ce soi-disant âge d’or de la radio.
Abstract
Live onstage re-creations of the radio plays of the 1930s and 1940s – the so-called “Golden Age” of radio – tend to resemble parodies because of their unintentionally awkward representations of this particular performance mode. This gives rise to a question: do some of the characteristic elements of radio theatre’s aesthetic lend themselves to a live, visualized performance setting? To answer this, the author and a team of fellow performers used movement and gesture to complement and enhance the aurality of radio theatre, while creating a new text which satirizes the unduly nostalgic reverence surrounding Golden Age radio drama and its enactment.
Corps de l’article
Faire voir l’invisible
Donner au public l’impression d’assister à une performance radiophonique semble étonnamment facile. Il vous suffit de mettre votre main en coquille sur votre oreille, de faire semblant de tenir un micro de l’autre main et tout le monde comprend généralement de quoi il s’agit. Mais ce que vous faites réellement dans ce cas, c’est performer l’idée de radio, plutôt que présenter une esthétique fondée sur les caractéristiques de la radio en tant que média performatif. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, j’ai fait plusieurs essais de transposition en direct de l’essence du théâtre radiophonique. Ces essais se sont soldés par quelques frustrations, dont l’une des principales a été de constater que j’étais apparemment incapable de faire sortir le merveilleux pouvoir d’évocation du visuel, propre à la radio, d’un cadre de référence strictement statique. Je pensais que les mots et les sons suffiraient, et pourtant, au moment où je les performais, je sentais qu’il n’en était rien.
J’ai également été frustré de constater que le public avait des attentes très précises quant à l’esthétique radio dans un spectacle, puisqu’il avait été contaminé par de maladroites reprises d’émissions radio authentiques. L’un de ces petits divertissements remporte un franc succès pendant les fêtes de fin d’année dans la localité où j’habite[1]. Il est déclamé avec enthousiasme, comme il sied aux spectacles de Noël, par des acteurs vêtus de costumes défraîchis de films de gangsters de série B, et constitue une élégie annuelle pleurant les temps remémorés comme étant plus simples et plus innocents – tout au moins par ceux qui oublient que c’était également l’époque de la Grande Dépression, suivie d’une guerre mondiale…
Je me rends compte que j’exprime là un point de vue éminemment personnel et partial à l’égard d’une activité considérée par tous les intéressés comme un amusement inoffensif. Néanmoins, ma première expérience en radiophonie est quelque chose que je ne peux décrire de manière positive. Mon instinct d’interprète me disait que la radio avait davantage à offrir au théâtre que des pièces anodines caractéristiques d’une époque. Si l’on veut faire de la radio le vecteur d’une performance en direct, il faut y voir une chose vivante et non une pièce de musée. Cela, à son tour, exige que l’on considère la radio sous l’angle, non pas de ce qu’elle interdit à l’interprète, mais de ce qu’elle lui offre en retour. C’est une affaire de « vision » autant que d’« écoute » : plutôt que de parler de média « aveugle », comme le font de nombreuses publications savantes en la matière, on peut dire que « radio’s visual dimension operates in a way similar to that of literature, where what readers see is not just the printed letters and words before their eyes but the characters and settings those letters and words represent[2] » (Shingler et Wieringa, 1998 : 77).
D’autres théoriciens ont repris cette hypothèse. Comme le déclare Andrew Crisell, « [w]ords on the radio could be regarded as the application of oral language to a situation which normally calls for writing[3] » (Crisell, 1994 : 55). L’aspect « Book at Bedtime » des émissions de radio (allusion à un programme de longue haleine diffusé par la BBC en 1949 entre 22h45 et 23h, qui consistait à lire des romans en version abrégée, par épisodes) a néanmoins un prix : c’est un média qui a une fâcheuse tendance à ne créer aucune impression de mouvement ni de mobilité, aussi bien à cause de son oralité que de l’origine littéraire pleinement assumée d’un grand nombre de ses pratiques déictiques. Cela explique aussi pourquoi, à plusieurs reprises et même quand la matière brute de mes essais de radio-théâtre réussissait relativement bien à créer des images mentales chez les spectateurs, moi, je restais là pendant ce temps, comme paralysé.
Je pensais d’ailleurs que, même ainsi, cela ne voulait pas forcément dire que les caractéristiques de cette manière particulière de raconter et de performer des histoires devaient me lier inextricablement et pour toujours à un média passant uniquement par le son. Après tout, le son est principalement une expérience vécue en direct – même quand l’enregistrement date de dizaines d’années, je l’écoute toujours ici et maintenant. Ce que je voulais, c’était obtenir ce qui est le propre de la radio : laisser le son et la voix prendre le dessus sur la narration et la mise en scène et mettre au premier plan les sources des sons évocateurs – que ces sources soient des instruments de bruitage ou des lecteurs d’enregistrements. Et je voulais, par-dessus tout, y arriver sans sacrifier ce que le mouvement et le geste apportent à une performance, en révélant néanmoins, comme le fait toute bonne émission de radio, « the extent to which visuals are actually the most dispensable element of any artistic, dramatic or communicative medium (because audiences can supply these themselves)[4] » (Shingler et Wieringa, 1998 : 77-78). Pour parler simplement, en tant qu’acteur, je voulais redonner vie à la radio sans transformer le procédé et le produit en une sorte de reprise historique pitoyable et, finalement, peu convaincante.
Ce ne sont pas exactement les mots que j’ai utilisés quand j’ai commencé à réfléchir à un appel de propositions du groupe « Le son du théâtre (XIXe - XXIe siècles) ». Ma femme, Alison, qui allait assurer la mise en scène de la pièce que j’allais écrire pour cette conférence sous le titre de Radio Cargo Cult Liturgy, peut en témoigner. Les questions que je me posais étaient d’un autre ordre : « why is it that when people put radio on stage, they treat it like it’s some sort of church service[5]? » Le mot « church », l’équivalent anglais d’église, était précédé (comme sans doute beaucoup d’autres mots) du participe présent d’un gros mot anglo-saxon bien connu. Comme c’est souvent le cas pour moi, une obscénité était devenue la mère d’une invention. Je me suis rendu compte que mes précédents essais visant à fusionner la radio avec le théâtre avaient été entravés par la vénération excessive que je vouais à l’idée de radio en tant que forme d’art. C’est comme si j’avais rejeté l’expérience et la connaissance accumulées toute ma vie sur les aspects pragmatiques et routiniers de la radio. À la place, j’avais inconsciemment adopté un point de vue proche de celui d’un visiteur d’une autre planète, quelqu’un qui n’aurait pas eu la moindre idée qu’une chose telle que la radio pouvait seulement exister. Au lieu du charivari de sons obstinément statiques sortant d’une boîte, cet extraterrestre entendait la voix de redoutables nouveaux dieux.
Naissance de Radio Cargo Cult Liturgy
Cette idée, combinée avec un dispositif de science-fiction légèrement éculé, m’a inspiré le scénario de base de la pièce que j’ai alors commencé à écrire pour « Le son du théâtre (XIXe - XXIe siècles) ». J’ai remplacé le visiteur isolé par une planète pleine d’extraterrestres qui, plutôt que de se rendre sur Terre dans un vaisseau spatial, étaient restés sur place, tandis que leur planète, sortie entièrement de son orbite, dérivait à travers l’espace. Leur civilisation était suffisamment avancée sur le plan technologique pour leur permettre de rester en vie et de protéger leur planète dans ses errances, mais elle avait du retard par rapport à la nôtre sur un point essentiel. Bien que ces extraterrestres aient élaboré des systèmes perfectionnés de télémétrie radioélectrique pour suivre le parcours de leur planète dans l’espace, ils n’avaient toujours pas découvert la modulation d’amplitude – avancée technologique qui permettait de transmettre la parole et d’autres sons sous la forme de signaux radio. Un jour, vers la fin des années 1930, leur planète était arrivée à portée des signaux radio émanant de la Terre depuis une génération. Lorsque leurs instruments eurent détecté ces signaux[6], leur système de croyances en a été bouleversé et son contenu remplacé par ce qu’ils entendaient.
Mais… à quel point faudrait-il puiser dans le contenu du soi-disant âge d’or de la radio – les années 1930 et 1940 – pour remplir le vide mental de mes extraterrestres? Ceux-ci prendraient-ils les paroles tonitruantes de Jack Benny « Now cut that out! » pour un ordre émanant d’un dieu exaspéré? Dans un déluge de feu, allais-je déclencher le martèlement des sabots sur une musique de Rossini, le nuage de poussière et les « hi ho, Silver » d’encouragement du film The Lone Ranger? Ou devrais-je arriver « like Gangbusters », expression que l’on entend encore occasionnellement au cours d’une conversation et qui évoque les « super-flics » d’une série policière prototypique de la radio américaine, avec « les sirènes hurlantes et les bruits de pas menaçants » (« the wailing sirens and portentous footsteps, Simpson, 2004 : 139), afin de clouer – littéralement – mes extraterrestres au sol?
N’ouvrez pas cette porte!
L’idée de ce qu’il fallait faire m’est venue comme un éclair – ou plutôt comme un fracas –, un bruit bien connu des auditeurs de la radio aux États-Unis (et à certains endroits du Canada à portée d’ondes d’un émetteur radio appartenant à une filiale de NBC), car il se produisait quand le placard de l’entrée de Fibber McGee, plein à ras bord, dégorgeait son contenu archi-compact. Outre que ce fracas était un élément marquant d’imagerie aurale, il me donnait d’emblée la possibilité de mettre en scène cette auralité. Disons simplement que j’avais produit suffisamment de « fracas » dans des enregistrements en studio ou en direct (autant sur les ondes que sur scène) pour savoir à quel point on pouvait capter l’attention en faisant tomber des piles d’objets.
Il y avait plus à tirer de Fibber McGee and Molly (titre complet de l’émission) que sa signature sonore. Comme c’est le cas pour d’autres sitcoms de première génération de la radio américaine, on peut considérer que cette émission a servi de rituel pour renforcer les collectivités. Placées dans un cadre récurrent renfermant « une kyrielle de blagues en vogue » (« a litany of running gags », Cox, 2009 : 147), les mésaventures des McGee constituaient, comme dans toutes les autres comédies de ce genre, un corpus de « contes moraux pour la classe moyenne » (« middle-class morality tales », McDonald, 1979 : 141) : « These secular parables proffered models which cleverly combined comedy and social message, an act of camouflage that made the sermonizing more palatable[7] » (McDonald, 1979 : 142)[8].
Le fonctionnement des comédies de situation radiophoniques comme des écoles du dimanche en ondes n’était pas le seul aspect prometteur de Fibber McGee and Molly en tant qu’éventuel objet de culte saugrenu. Le programme présente un aspect mythique qui le distingue des pures sitcoms. Bien qu’il esquisse les contours d’une situation sociale traditionnelle, il ne va jamais jusqu’à donner des explications cohérentes sur sa raison d’être[9]. Fibber et Molly sont mari et femme et vivent dans un quartier résidentiel de la classe moyenne dans une petite à moyenne municipalité, mais ni l’un ni l’autre ne semble avoir une source de revenu qui permettrait ce train de vie confortable[10]. En outre, la confusion entre les personnages principaux de l’émission et l’équipe formée de Jim et de Marian Jordan – mari et femme dans la vie réelle, qui en étaient les créateurs – se trouvait renforcée par de périodiques allusions à la carrière faite précédemment par Fibber et Molly dans le « vaudeville in which the Jordans had worked […] before entering broadcasting[11] » (McDonald, 1979 : 135). L’ambiguïté inhérente à leur organisation domestique incite vraiment à croire qu’il faut considérer Fibber et Molly non pas comme tirés de la vie, mais dans la vie – forment-ils un couple archétypal d’Américains de la classe moyenne sur lequel nous tombons pendant une émission de radio ou bien un couple d’archétypes lâché dans les classes moyennes américaines pour les besoins d’une émission de radio?
Gloire au Fils de la Cire
Après avoir écouté successivement tous les épisodes de Fibber McGee and Molly, il m’est apparu très vite que les personnages principaux de la comédie, mythiques ou non, n’étaient pas destinés à devenir l’objet de culte principal des extraterrestres. Pendant leurs heures de gloire, ni les Jordan en chair et en os ni les McGee de fiction n’étaient éponymes de l’émission qui racontait leurs extravagances. L’annonce faite au début de chaque diffusion informait les auditeurs que ce qui allait suivre était « The Johnson Wax[12] Program, with Fibber McGee and Molly » (Dunning, 1998 : 245; nous soulignons), c’est-à-dire, textuellement, « une émission de la Cire Johnson, avec Fibber McGee et Molly »; les fréquentes publicités intercalées par le commanditaire renforçaient l’ordre hiérarchique ainsi établi; certains messages publicitaires étaient intégrés dans les dialogues de Fibber, Molly et compagnie. Mais, malgré le ton faussement révérencieux de Harlow Wilcox, le présentateur, et les taquineries dont il faisait constamment l’objet de la part de Fibber quand il vantait les vertus de la Cire Johnson, on ne pouvait quasiment pas distinguer ses textes des autres messages publicitaires qu’il lançait avec sérieux en dehors du récit principal du programme.
Ceci dit, j’ai ré-imaginé Fibber McGee and Molly comme un panégyrique des produits ménagers de polissage, en ajoutant une figure de style artistique pour aider le public à contextualiser ce qu’il voyait. Outre que mes extraterrestres de fiction connaissaient l’anglais et étaient capables de capter des signaux radio AM, ils pratiquaient déjà un culte ressemblant étroitement à l’eucharistie chrétienne. À mesure que je fouillais dans le Book of Common Prayer anglican (Recueil des prières de la communauté chrétienne anglicane) à la recherche de mots et d’expressions remontant aux matins dominicaux de mon enfance – dont j’avais un trop vague souvenir –, l’ordre caractéristique des mots dans l’anglais du début des temps modernes m’a suggéré de donner encore une autre tournure à l’objet déifié par les extraterrestres : « Johnson Wax » est devenu « John, the Son of Wax », apothéose des propriétés quasi surnaturelles attribuées au produit du commanditaire pendant les pauses publicitaires de Fibber McGee and Molly.
Le boniment et la parodie
L’attitude faussement révérencieuse adoptée par Harlow Wilcox alors qu’il parlait du produit du commanditaire dans Fibber McGee and Molly ne donnait pas seulement le ton au texte, c’était aussi une mise en garde. L’homme qui avait mis les mots dans la bouche de Wilcox, le scénariste Don Quinn, était bien conscient des défis à relever par les parodistes. L’équilibre que Quinn cherchait à conserver entre description crédible et hyperbole satirique peut s’exprimer parfaitement par la formule suivante : « tourner la publicité en dérision et non le produit » (« kid the pitch, not the product »).
Pour l’équipe de Fibber McGee and Molly, il s’agissait d’axer la parodie sur la présentation du message sans toucher au contenu. La parodie propre à ma pièce Radio Cargo Cult Liturgy était semblable, mais à une différence cruciale près. Ce qui m’avait d’abord mis hors de moi dans les reprises de pièces radiophoniques, c’était la confusion entre forme de présentation et contenu thématique. Je me suis ainsi trouvé sur la corde raide en tant qu’auteur : quelle approche stylistique me permettrait le mieux de faire la satire d’une chose qui, par son essence même, naissait d’une confusion entre style et substance?
Comme je voulais me moquer des effets de la publicité sur le produit, il fallait que j’aie une idée claire des éléments de la publicité et du produit que j’allais parodier et de ceux auxquels je ne toucherais pas. La dissemblance des thèmes que j’avais décidé d’imbriquer dans le texte rendait cette tâche un peu plus complexe : plutôt que de me lancer dans la parodie directe d’une reprise de pièce de théâtre radiophonique, d’une émission de science-fiction ou d’un rituel religieux, je devais d’abord hiérarchiser ces objectifs. Bien que l’importance relative donnée aux objectifs subsidiaires qu’étaient la science-fiction et le rituel ait varié tout au long du scénario, une chose a toujours été sûre : je voulais montrer avec humour combien il était absurde de traiter des objets éphémères – en particulier ceux dont la fin et le contenu étaient principalement commerciaux – comme s’ils étaient sacro-saints.
J’avais encore d’autres pièges à éviter. Comme j’allais essayer de satiriser non pas simplement la canonisation des objets éphémères, mais aussi les motifs qui nous poussent à les canoniser, il importait de ne rien créer qui puisse à son tour être absorbé dans une tradition canonisée. Toute blague sur le sacré, aussi profane qu’elle puisse être à l’origine, peut très facilement être assimilée au sacré et privée ainsi d’une grande partie de son impact initial. Ce que raconte Eli Rozik à propos de l’irrévérence carnavalesque transformée en vénération est une mise en garde pour tous ceux qui s’essaient à la parodie. Chaque fois que vous tournez publiquement en dérision des systèmes de croyances et des structures de pouvoir, vous vous trouvez dans un « temporary and officially-limited freedom for the sake of catharsis of functional pressure and anxiety, whose aim is the conformist reaffirmation of established rules of behaviour[13] » (Rozik, 2011 : 159). Vous pouvez chanter un hymne avec vos propres paroles – même obscènes –, mais si vous êtes dans une chorale, ces paroles seront noyées dans la masse. C’est au moins la leçon que j’ai tirée d’une jeunesse passée indûment dans une chorale paroissiale de l’Église anglicane, dont j’ai pillé le livre de prières pour étoffer le culte de Fibber de mes extraterrestres.
Par ailleurs, on peut aussi se demander qui connaît encore les vieux hymnes anglicans – à part les vieux anglicans? C’est un dilemme de plus à affronter pour les parodistes : si les données puisées dans vos sources ne sont pas connues de votre public, quelles sont les chances que celui-ci prenne votre parodie autant au sérieux que sa source? C’est un risque que j’ai décidé de courir et je me suis protégé du mieux que j’ai pu en établissant un autre classement hiérarchique de mes objectifs. Le thème le plus important à faire passer était que la vénération, sans raison d’être ni critères clairs, devenait ridicule et pouvait même être dangereuse : mes extraterrestres étaient en adoration pour le plaisir de s’entendre adorer, sans remettre en question la qualité de ce qu’ils adoraient. Dans cet ordre d’idées, il était important que les clips sonores utilisés dans le rituel des extraterrestres donnent de Fibber McGee and Molly l’image d’un exemple représentatif de sitcoms radiophoniques plutôt que d’un modèle du genre[14]. De même, les emprunts à l’eucharistie anglicane devaient absolument donner une impression générale de « religiosité » pompeuse et archaïque au lieu d’évoquer les particularités de telle ou telle secte ou cérémonie chrétienne.
Une équipe de 1000… plus ou moins 997[15] : rôles et personnages dans Radio Cargo Cult Liturgy
De toute façon, les modalités pratiques de la mise en scène ont imposé un léger écart par rapport au rituel type de l’Église anglicane. Certes, il suffit d’une seule personne pour célébrer l’eucharistie, mais si j’avais fait de Radio Cargo Cult Liturgy un spectacle solo, j’aurais couru le risque de confiner l’interprète dans un seul endroit. Je voulais que les sons préenregistrés soient joués par un interprète parfaitement visible pour le public. Avec le nombre de sons que je prévoyais, il aurait fallu qu’un interprète solo ait le matériel de sonorisation à portée de main pendant presque toute la pièce. Dès le départ, j’avais dans l’idée que le rite des extraterrestres serait célébré par une équipe de trois personnes, dont chacune aurait ses responsabilités et représenterait une des trois fonctions de base de la pratique radiophonique. Les sons préenregistrés, joués sur une radiocassette portative récente et diffusés par une paire de haut-parleurs sous tension après un passage dans une simple table de mixage à cinq canaux, étaient produits par un personnage nommé « Son », qui personnifiait toutes les tâches invisibles et anonymes effectuées avec des dispositifs techniques permettant de diffuser les signaux radio hors du studio et de les mettre en ondes. Un deuxième personnage, « Voix », incarnait toutes les variétés de discours humains entendus au cours d’une journée de radiodiffusion – de l’annonceur de feuilletons aux journalistes et aux acteurs d’émissions comiques ou de programmes de variétés tels que Fibber McGee and Molly. Le troisième personnage, « Production », était la principale célébrante de la liturgie. Jouant de la main et de la voix, elle représentait le personnel de la radio, vital mais souvent ignoré, qui supervise et concrétise chaque programmation et grille horaire.
En faisant de la pièce une liturgie, j’ai également pu mettre en évidence l’un des aspects les plus connus de la pratique radiophonique. Il me semblait important que le public ait en face de lui des interprètes tenant leur texte à la main, comme pour rappeler que, dans une performance, les mots pouvaient se détacher d’une page qui, elle-même, restait visible. Cette façon de procéder a, à son tour, facilité les répétitions. Certes, nos acteurs professionnels ont appris aisément leur rôle, mais ils n’ont pas eu à mémoriser obligatoirement chaque mot, ce qui nous a permis de ramener le nombre de répétitions à une demi-douzaine. Cela nous a aussi donné la possibilité d’apporter au texte tous les changements que les répétitions pouvaient successivement nous inspirer. Au fil du développement de Radio Cargo Cult Liturgy, nous avons constaté que l’obligation de tenir le texte à la main tout au long des répétitions nous imposait une esthétique de mouvement particulière. Au lieu de voir les textes comme une servitude, nous les avons utilisés comme des accessoires; du fait que nous avions une main occupée en permanence, nous devions veiller constamment à ce que nos gestes soient clairs, simples et fluides[16].
On trouvera, ci-dessous, la version finale du scénario de Radio Cargo Cult Liturgy présentée le 23 novembre 2012 dans le cadre du colloque « Le son du théâtre / Theatre Sound ». Toute l’équipe de production se réjouit de reprendre ses expériences de visualisation du théâtre radiophonique dans un proche avenir.
Radio Cargo Cult Liturgy
Distribution du spectacle présenté dans le cadre du colloque « Le son du théâtre / Theatre Sound » le 23 novembre 2012 :
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PRODUCTION : Gabrielle Lalonde
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VOIX : Nick Amott
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SON : Rick Cousins
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MISE EN SCÈNE ET DRAMATURGIE : Alison Cousins
À l’arrière de la scène se trouve une table recouverte d’un tissu que l’on peut prendre pour une nappe d’autel. Sur la table sont disposés un xylophone pour enfants, un lecteur CD (qui fait partie d’une radiocassette CD dont les haut-parleurs ont été détachés et tournés vers le public), un présentoir avec un microphone (caché sous une peau de chamois) et une table de mixage très simple connectant le lecteur CD et le microphone à une paire de haut-parleurs de contrôle. Bien en évidence sur le sol face à l’autel, il y a une « caisse de bruitage » du type de celles que l’on utilise pour produire de beaux effets sonores évoquant des impacts destructeurs. Cette caisse contient divers objets avec lesquels on peut faire du bruit : des canettes en fer-blanc, des morceaux de bois, une demi-coquille de noix de coco et deux plaques à biscuits – l’une rectangulaire et l’autre ronde. Les célébrants – nommés VOIX, SON et PRODUCTION – entrent en file indienne, d’un pas de procession. VOIX vient en premier, tenant respectueusement une mitaine de polissage de voiture sur laquelle est posé un écrin avec un CD; il est suivi de SON; PRODUCTION vient en dernier, portant une pile de classeurs à anneaux qui contient les textes à dire. Pendant la procession, tous les trois chantent, andante, les cinq premières notes de la mélodie annonçant les changements de scène d’une comédie / émission de variétés intitulée Fibber McGee and Molly[17], qui a été au programme pendant des années. TOUS prient le public de se lever et de chanter avec eux. Une fois que le public s’est joint à eux, VOIX et SON se rendent derrière l’autel.
VOIX présente l’écrin avec le CD à SON. Celui-ci ouvre l’écrin et, après avoir montré le CD à l’assemblée, le met dans le lecteur, qu’il ferme ensuite. Lentement, avec détermination et attention, SON branche le lecteur CD à la table de mixage, puis aux haut-parleurs. Il allume alors le lecteur et la table de mixage.
Ensuite, PRODUCTION remet les classeurs à VOIX et SON et garde un exemplaire pour elle.TOUS se retournent et font face à l’assemblée. Il y a un moment de silence.
PRODUCTION : Au commencement était le son, et le son était –
[VOIX joue la triade d’identification de la station NBC sur un xylophone pour enfants.]
SON : Au commencement était le son –
[VOIX rejoue la triade; ensuite SON joue – sur le CD – le thème musical du début de Fibber McGee and Molly.]
VOIX : Le son dit « JOIGNEZ-VOUS À NOUS ».
SON : Le son dit « SOYEZ DES NÔTRES ».
VOIX : Le son dit « SOYEZ DE NOUVEAU À L’ÉCOUTE LA PROCHAINE FOIS ».
SON : Le son dit « LES MOTS QUE VOUS ALLEZ ENTENDRE SONT… »
PRODUCTION : Et alors vinrent les mots suivants.
VOIX : Et le mot suivant fut –
[SON joue « Ma-GEE! » dit par Molly dans Fibber McGee and Molly : ce mot est repris par tous, dans l’ordre suivant : PRODUCTION, SON et VOIX.]
VOIX : Le mot fut –
[SON joue « Aiiiime cet homme! » dit par Beulah la servante[18] dans Fibber McGee and Molly : ce mot est repris par tous, dans l’ordre suivant : VOIX, SON et PRODUCTION.]
VOIX : Le mot fut –
[SON joue « Salut, ma fille – salut, Johnny! » dit par Old Timer[19] dans Fibber McGee and Molly : ces mots sont repris par tous, dans l’ordre suivant : SON, PRODUCTION et VOIX. SON et VOIX se lancent ces mots à plusieurs reprises.]
PRODUCTION : Et ainsi nous accueillons le mot.
[PRODUCTION et VOIX se mêlent au public en disant « Salut, ma fille – salut, Johnny! » à quelques personnes en les incitant à faire de même. SON reste derrière l’autel, répète ces mots et fait de grands gestes de bienvenue.]
VOIX : Ensuite le son et le mot parlèrent ensemble et dirent :
[SON jouant le rôle de Fibber : « N’ouvre pas cette – (porte)! », mots suivis du fracas, célèbre en son temps, de la penderie de Fibber McGee vomissant son contenu[20]. Au moment où se fait entendre « le fracas de la penderie », VOIX et PRODUCTION saisissent chacun une poignée de détritus dans la « caisse de bruitage » et y font retomber le tout aussitôt après.]
VOIX : Ensuite le son dit –
[SON produit une série de parasites.]
PRODUCTION : Asseyez-vous.
[Une fois le public assis, SON parle.]
SON : Son tout puissant, auquel s’ouvrent toutes les oreilles, qui connaît toutes les fréquences et dans lequel aucune harmonique n’est étouffée, nettoie les connexions de nos récepteurs pour que nous puissions te capter parfaitement et amplifier dignement ton saint signal avec l’aide du Fils de la Cire[21].
PRODUCTION : Et maintenant, un mot au sujet de notre commanditaire.
[SON joue une publicité « Johnson Wax » (Cire Johnson) de Fibber McGee and Molly sur le CD[22]. Pendant ce passage, TOUS entonnent des « amen », des « alléluias » et autres interjections.]
[Après un moment de silence, PRODUCTION chante.] Oh! Fils de la Cire, toi qui fais disparaître les éraflures du monde,
[TOUS chantent.] Prends pitié de nous.
Oh! Fils de la Cire, toi qui nous tiens éloignés des taches du monde,
Prends pitié de nous.
Oh! Fils de la Cire, toi qui fais briller le monde,
Accorde-nous ton lustre[23].
[Après un moment de silence, PRODUCTION parle.]
PRODUCTION : Je crois en la suite fiburmagique[24] de Fibur le Magi[25].
SON et VOIX : Journées paradisiaques [« à la Molly »].
PRODUCTION : Je crois que les petites choses ont le pouvoir de s’ajouter les unes aux autres pour former un grand tout.
SON et VOIX : Tout va bien, Myrt? [« à la Fibber McGee » en parlant à Myrtle, une téléphoniste dont on n’a jamais entendu parler]
PRODUCTION : Je pense que les jeux de mots qui émaillent les minuscules impropriétés[26] largement allitératives procurent généralement plus de joie.
SON et VOIX : T’es pas drôle, McGee[27] [« à la Molly »].
PRODUCTION : Je crois en la puissance illimitée des rengaines répétées sans fin.
SON et VOIX : T’es toujours pas drôle, McGee.
PRODUCTION : Je crois en une harmonie domestique fondée sur d’incessantes prises de bec conjugales et en un amour entre voisins qui s’exprime par des insultes et des menaces de violence sporadiques.
SON et VOIX : « McGee, ver de terre, viens ici que je t’écrase » [« à la Throckmorton Gildersleeve »[28], voisin des McGee].
PRODUCTION : Je crois que le plus grand succès d’un gag est celui que tu peux apercevoir à dix kilomètres à la ronde.
SON et VOIX : Ça c’est vrai, à coup sûr, monsieur [« à la Teeny », drôle de petite fille qui débarque de temps à autre chez Fibber et Molly[29]].
PRODUCTION : Surtout quand c’est le succès d’un gag visuel que personne ne voit.
SON et VOIX : Pas mal, Johnny – mais ce n’est pas comme ça que je l’ai entendue [« à la Old Timer »[30]].
PRODUCTION : Je crois au pouvoir de Fibur le Magi d’accumuler tout ce qui vient, aussi impossible que cela paraisse.
SON et VOIX : T’es durrr, McGee[31] [« à la Gildersleeve »].
PRODUCTION : Vous avez professé votre foi en la puissance de Fibur le Magi et vous devez maintenant témoigner du pouvoir de la suite fiburmagique de Fibur le Magi. Écoutez, comme l’ont fait nos ancêtres, comment Fibur le Magi a pris de petites choses, ouais, de très petites choses, des jeux de mots, des impropriétés et des allitérations, des rengaines, des insultes sans rancoeur, des rires sans blagues et des blagues incontestablement bonnes; écoutez comme il les a réunis et entassés dans une penderie d’une capacité apparemment infinie, si bien qu’au moment d’ouvrir celle-ci –
[SON joue le fracas de la penderie de Fibber McGee en train de se vider[32]. Après cet effet sonore, PRODUCTION et VOIX prennent chacun un détritus dans la caisse de bruitage (par exemple une boîte de soupe). Chacun laisse tomber, l’un après l’autre, son détritus dans la caisse.]
VOIX : Écoutez à présent la parole de Fibur le Magi.
[SON joue un extrait de Fibber McGee and Molly[33]. Pendant ce temps, TOUS miment la scène pour accompagner le dialogue. À la fin, TOUS vont vers l’avant, s’agenouillent et chantent.]
Fils de la Cire, ouvre nos lèvres,
Et notre bouche chantera tes louanges.
Fils de la Cire, hâte-toi de venir nous sauver.
Fils de la Cire, viens vite à notre secours[34].
[Suit un moment de silence avant que PRODUCTION prenne la parole.]
PRODUCTION : Oh! John, Fils de la Cire, prends pitié de nous, pauvres pécheurs[35].
SON : Nous avons terni le brillant de choses qui étaient autrefois polies;
VOIX : Et nous avons laissé non polies les choses que nous aurions dû polir.
PRODUCTION : Oh! John, Fils de la Cire, pardonne-nous maintenant et dorénavant ces transgressions, qui forment une pile aussi haute, aussi profonde et aussi large que le contenu de la sainte penderie de Fibur le Magi. Tout comme tu protèges le sol de la penderie de Fibur le Magi contre tout dommage dû à son insondable contenu, nous te demandons de protéger nos âmes contre les éraflures, rayures et abrasions de nos innombrables péchés. Nous te le demandons en ton nom, oh! John, Fils de la Cire.
TOUS : Nous n’avons point la présomption de nous approcher de ta table, oh! Fils de la Cire, confiants en notre propre justice, mais en tes multiples et grandes compassions. Nous ne sommes pas même dignes de ramasser les chiffons à poussière souillés sous ta table. Mais toi, tu es le même Fils de la Cire, dont la nature est de rendre les choses toujours plus brillantes : accorde-nous donc, Fils de la Cire, d’enduire nos meubles de ta pâte si précieuse et de polir nos sols au point que nos visages se refléteront en eux, afin que nous soyons lavés par la puissance de tes agents liants et que nous demeurions pour toujours avec toi et toi avec nous.
[TOUS se lèvent. PRODUCTION va prendre la peau de chamois qui se trouve sur l’autel et exécute des mouvements circulaires exagérés de « polissage » devant le visage de VOIX, puis elle fait semblant de polir quelque chose en l’air, le bras tendu vers le ciel, pour symboliser une purification spirituelle. PRODUCTION tend alors la peau de chamois à VOIX, qui répète ce rituel devant SON. VOIX remet la peau de chamois à SON, qui refait ce rituel sur lui et prend sa place derrière la table de mixage posée sur l’autel. Pendant que SON se dirige vers l’arrière, VOIX achève le rituel en purifiant PRODUCTION.]
[Puis, il y a un nouveau moment de silence.]
PRODUCTION : À vos places, je vous prie.
[PRODUCTION et VOIX se mettent à leur place derrière l’autel. SON branche le microphone sur la table de mixage et l’allume. Il le présente ensuite à PRODUCTION qui se met à parler.]
PRODUCTION : Frères et soeurs, notre monde est à la dérive. Il y a à peine une génération, nos aînés vénérés ont découvert que la planète que nous habitions n’était pas le centre fixe d’un cosmos immuable. Nous avons eu nos premiers soupçons lorsque nos instruments de poursuite ont commencé à détecter le mouvement étrange et rapide de constellations bien connues ainsi que l’apparition soudaine de corps célestes non répertoriés. Nous n’avons pas tardé à comprendre que ces corps avaient des positions constantes et que c’est nous qui allions à l’aventure.
[VOIX se place derrière le microphone.]
VOIX : Tout cela nous a paru impossible – mais quelque chose de tout aussi impossible allait encore se produire. Pas très longtemps après avoir découvert que notre monde avait rompu ses amarres, nous avons commencé à capter des voix avec nos instruments de poursuite. C’était contraire à tout ce que nous avaient enseigné nos aînés. Chaque écolier, en ce temps-là, savait fort bien que l’on pouvait recevoir et amplifier de distantes impulsions émanant des étoiles.
[SON joue un son provenant d’un « pulsar » sur le lecteur CD. Ce son est d’abord interrompu par des parasites; progressivement, un extrait du premier épisode de Fibber McGee and Molly commence à devenir audible.]
VOIX : Mais que des voix puissent voyager de la même façon – personne n’avait jamais entendu parler de cela. Nous avons appris que les voix venaient d’une grande planète qui s’était rapprochée de nous. Ceux qui étaient capables de nous faire entendre des voix avaient, nous en étions certains, des pouvoirs dont nous ne pouvions que rêver.
[PRODUCTION se place derrière le microphone.]
PRODUCTION : Cette planète avait une lune, plus petite qu’elle, mais néanmoins plus grande que nous, qui bloquait les voix et les rendait indistinctes. Quatre fois par cycle lunaire, nous pouvions entendre clairement les voix, bien que brièvement. C’est alors, durant une période que les habitants de la planète désignaient par Jour Deux-Neuf-Trente, que nous avons entendu les paroles pleines de sagesse de leurs aînés – la puissance de John, Fils de la Cire, et les saints mystères de l’impénétrable penderie de Fibur le Magi.
[VOIX se place derrière le microphone.]
VOIX : Puis, aussi soudainement qu’elles s’étaient fait entendre, les voix se sont tues. Notre monde était maintenant hors de portée des signaux, loin de l’étoile dans l’orbite de laquelle gravitait la grande planète. Nous savions que, sans la chaleur du soleil dans le ciel et sans notre guide, le Fils de la Cire, nous allions sûrement périr. Nos aînés ont demandé à nos ingénieurs les plus habiles de construire des moteurs puissants qui nous permettraient de nous déplacer à travers les grands espaces pour rejoindre la demeure du Fils de la Cire, le monde qui, tout comme la penderie de Fibur le Magi, pouvait recevoir tout ce qui y entrait.
[PRODUCTION se met derrière le microphone.]
PRODUCTION : Et c’est ainsi que notre peuple est revenu. Mais cette fois-ci, nous constatons que c’est vous qui êtes à la dérive. Car les voix, au lieu de proclamer la sagesse de Fibur le Magi, nous disent ceci :
[SON joue un mélange de quelques-unes des voix les plus déplaisantes des causeries radiophoniques américaines… Howard Stern, Rush Limbaugh et Glenn Beck.]
[VOIX vient se mettre derrière le microphone.]
VOIX : Enfants du Fils de la Cire, vous vous êtes égarés. Nous savons que vous nous entendez, car nous avons maintenant percé votre secret et sommes capables d’envoyer des voix dans l’espace stellaire. Nous savons aussi que nos voix sont les seules que vous serez capables d’entendre, parce que nous avons appris à bloquer d’autres signaux sur toutes les fréquences utilisables. Nous vous demandons instamment d’abandonner ces nouveaux comportements, qui ne plaisent pas au Fils de la Cire, et de reprendre le chemin de la droiture et du lustre. Nous ne voudrions pas que le son que vous allez entendre soit le tout dernier à vous parvenir :
[SON joue quelque chose qui est censé représenter la vaporisation d’un astéroïde de bonne taille.]
VOIX : Vos aînés et vos ingénieurs reconnaîtront ce son, car ils l’ont enregistré sur leurs instruments de poursuite. C’est le son produit par l’anéantissement de l’une des plus grandes formations rocheuses en orbite dans la ceinture d’astéroïdes de votre système solaire. En apprenant à envoyer des voix dans l’espace stellaire, nous avons aussi appris de quelle façon les étoiles nous ont parlé. Nous avons capté des impulsions de son pur comme celles des étoiles, nous les avons répercutées sur elles-mêmes, puis ciblées et concentrées, de telle sorte qu elles peuvent détruire un objet de la taille choisie par nous.
[PRODUCTION se place derrière le microphone.]
PRODUCTION : Et nous vous le disons : revenez en arrière. Éteignez les sons acerbes que vous envoyez aux autres, détournez-vous de la haine qui les produit. Revenez aux pratiques de Fibur le Magi : acceptez les insultes sans colère, les jeux de mots amusants et les blagues en vogue incessantes, et redevenez de vrais enfants du Fils de la Cire, prêts à recevoir le confortable enduit protecteur. Car la voix du Fils de la Cire vous parvient à travers nous; son message est clair, le voici : polissez-vous à nouveau, sinon vous serez dépolis.
[SON joue à nouveau le son de vaporisation. Cette fois-ci, il dure plus longtemps, il est plus doux au début, puis il s’amplifie en un lent crescendo.]
FIN
Parties annexes
Note biographique
Rick Cousins a plus de vingt ans d’expérience comme praticien du théâtre radiophonique, expérience qui alimente sa réflexion théorique sur le sujet. Il a participé à des productions majeures de la CBC dont Take Five, In Performance et Artscape. Détenteur d’une maîtrise en théorie théâtrale et dramaturgie de l’Université d’Ottawa (obtenue en 2012), il consacre sa recherche doctorale à The Goon Show, une série radiophonique comique britannique. Une première partie de sa thèse va paraître chez Rodopi sous le titre Milligan’s Accordion. Rick Cousins prépare également un article sur la dimension sémiotique du son théâtral pour la revue Semiotic Inquiry / Recherches sémiotiques.
Notes
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[1]
L’an dernier, le spectacle a eu lieu à l’Halloween : c’était une version de l’adaptation par Orson Welles du roman The War of the Worlds (La guerre des mondes). Il y a sans doute des pièces de théâtre radiophoniques se prêtant moins que celle-ci à une reprise en direct devant un public; néanmoins, comme la fameuse fausse invasion de Martiens mise en scène par Welles ne pouvait produire son effet qu’en l’absence de tout observateur étranger sur les lieux de la diffusion, on ne pouvait pas espérer grand-chose d’une telle reprise.
-
[2]
« [L]a dimension visuelle de la radio agit à peu près comme celle de la littérature, où le lecteur a sous les yeux, non pas simplement les lettres et les mots imprimés, mais les personnages et les cadres représentés ».
-
[3]
« [À] la radio, les mots pourraient être considérés comme un langage oral appliqué à une situation exigeant normalement un texte écrit ».
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[4]
Je voulais révéler « à quel point le visuel est, en fait, l’élément dont on peut se passer le plus facilement dans tout média artistique ou dramatique ou tout moyen de communication (parce que le public peut y pourvoir lui-même) ».
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[5]
« Pourquoi, oui, pourquoi ceux qui choisissent de transposer la radio sur scène font-ils comme s’il s’agissait d’un service religieux dans une église? »
-
[6]
Il vaut mieux ne pas s’interroger sur la façon dont des instruments conçus pour percevoir et amplifier des impulsions interstellaires à haute fréquence pourraient reproduire fidèlement des émissions radio dans la bande AM. C’est là que les fondements scientifiques rigoureux commencent à s’effondrer au profit d’une bonne histoire, et je le confesse volontiers.
-
[7]
« Ces paraboles laïques offraient des modèles alliant adroitement une comédie à un message social, comme pour camoufler le sermon et le rendre moins désagréable à avaler. »
-
[8]
Les mots anglais parable (parabole) et sermonizing (sermon) évoquent une fonction sociale qui va au-delà d’un bon éclat de rire général. Une enquête faite auprès de pratiquants protestants américains en 1947, pour savoir quel était le programme (de radio) qui dépeignait le plus fidèlement la vie américaine (McDonald, 1979 : 142), avait classé Fibber McGee and Molly parmi les dix premiers programmes et révélé que les Églises américaines se rendaient parfaitement compte des valeurs sociales et morales sous-tendant les comédies de situation radiophoniques (McDonald, 1979 : 142).
-
[9]
Au coeur de cette incohérence, il y a la question de savoir à quel endroit au juste vivent les McGee. Leur domicile est situé alternativement dans la ville fictive de Wistful Vista ou indiqué par l’adresse d’une maison (numéro 79) dans une rue appelée Wistful Vista d’une ville sans nom. Wistful Vista semble être soit une rue, soit une ville, selon que les épisodes de Fibber McGee and Molly se déroulent au domicile des McGee ou dans un autre quartier.
-
[10]
Dans l’entrée qu’il consacre à ce programme dans The Encyclopedia of Radio, James A. Freeman mentionne en particulier que, même si le ménage donne généralement l’impression d’être relativement en sécurité dans la grande parade économique, la source de revenus des McGee reste ambiguë (Freeman, 2004 : 589).
-
[11]
« [L]e théâtre de variétés où travaillaient les Jordan […] avant de se lancer dans la radio ».
-
[12]
Johnson Wax a été le commanditaire de Fibber McGee and Molly pendant presque toute la durée de l’émission, soit de 1935 à 1950.
-
[13]
Vous vous trouvez « dans un espace de liberté temporaire et officiellement limité pour les besoins d’une catharsis de la tension et de l’anxiété fonctionnelles, avec, pour but, une réaffirmation conformiste de règles de conduite bien établies ».
-
[14]
C’est la principale raison pour laquelle je n’ai pas choisi The Goon Show, comédie radiophonique que j’ai analysée en profondeur ces. trois dernières années. Bien que la pièce soit extrêmement drôle, elle obéit à ses propres règles et conventions, dont la plupart consistent à passer outre aux règles et conventions chaque fois que c’est possible.
-
[15]
Cela signifie qu’ils étaient trois.
-
[16]
Nous devions également simplifier nos mouvements jusqu’à un certain point dans tout l’espace scénique : en marchant, en tournant ou en changeant de position trop rapidement, nous risquions de laisser tomber notre texte ou, à tout le moins, de perdre notre page.
-
[17]
On entend cette mélodie dans l’un ou l’autre des premiers épisodes de Fibber McGee and Molly qui peuvent être téléchargés sur divers sites Internet. Pour la présente production, j’ai travaillé principalement à partir des épisodes réunis dans les Times Past Old Time Radio Archives (otrarchive.blogspot.ca).
-
[18]
Ce personnage afro-américain a été créé par un acteur blanc – Marlin Hurt – et « elle » est apparue pour la première fois dans Fibber McGee and Molly le 25 janvier 1944 (Dunning, 1998 : 246). Cette réplique de Beulah et « le rire cordial » qui la précédait étaient les réactions habituelles à « l’une des blagues les plus éculées de Fibber » (Dunning, 1998 : 251); le public moderne connaît mieux les variantes de ces mêmes blagues, utilisées dans les dialogues des dessins animés produits par les Warner Brothers durant les années 1940 et 1950.
-
[19]
Ce vieillard bucolique est l’un des très nombreux personnages qui ont enrichi le contenu de Fibber McGee and Molly avec la voix du polyvalent acteur de doublage Bill Thompson. Comme le veut la logique du personnage, on n’a jamais su exactement pourquoi Old Timer donnait à Fibber le nom de « Johnny » et appelait Molly « ma fille ». Pour ce qui est de Thompson lui-même, sa biographie est lamentablement clairsemée : le mieux est de lire l’article « Bill Thompson: King of Wimps » sur le site WFMU’s Beware of the Blog (blog.wfmu.org).
-
[20]
Cette séquence particulière (« Hall Closet », 26 min. 20 sec. – 26 min. 41 sec.) vient, fort à propos, d’un épisode de 1945 intitulé « Le nettoyage de la penderie de l’entrée ».
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[21]
C’est une « bâtardisation » de la collecte, prière par laquelle commence l’eucharistie anglicane telle que je l’ai connue pendant ma jeunesse. Les formules ont été adaptées, tout comme les autres emprunts au service de la communion, d’après le texte de l’édition de 1962 du Book of Common Prayer (The Book of Common Prayer, 1962 : 67).
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[22]
Cette publicité se trouve dans le même épisode que le fracas de la penderie; à ce moment précis de l’épisode, la penderie est, pour la première fois de ce qui doit être une éternité, vide. Harlow Wilcox prend un plaisir particulier à attirer l’attention sur l’état parfait dans lequel le sol si maltraité de la penderie se trouve actuellement grâce aux qualités protectrices du produit fabriqué par le commanditaire (« Hall Closet », 14 min. 55 sec. – 16 min. 55 sec.).
-
[23]
Cet hymne était chanté pendant l’eucharistie au moment où les communiants recevaient le pain et le vin devant l’autel (The Book of Common Prayer, 1962 : 82). Comme vous le voyez, je n’ai pas essayé de suivre l’ordre du service de la communion, je voulais seulement évoquer quelques-uns de ses faits saillants.
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[24]
C’est le dernier vestige, dans le script, d’une tentative faite au départ pour amalgamer Fibber McGee à Fibonacci, le mathématicien du XIIIe siècle qui a donné son nom à une suite de chiffres dont chaque nouveau terme est égal à la somme des deux termes précédents. Une suite de Fibonacci m’a semblé être un paradigme propre à décrire (si ce n’est à prédire) l’accumulation d’objets dans la penderie de Fibber McGee.
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[25]
Ce mot absurde de « Fibur the Magi », qui vient de ma tentative d’amalgamer Fibber McGee et Fibonacci, a été inventé par moi pour reproduire la façon dont les extraterrestres prononçaient le nom du personnage principal de l’émission qu’ils vénéraient. Son lien avec la mythologie chrétienne lui a donné plus de potentiel à mesure que le scénario a évolué au fil des ébauches.
-
[26]
C’était une des particularités les plus constantes de Fibber McGee and Molly : Fibber se livrait, dans chaque épisode, à un ou plusieurs monologues alambiqués (Freeman, 2004 : 591) du genre abracadabrant. Selon Susan Douglas, de telles déconstructions de la langue anglaise, apparemment spontanées mais totalement creuses, permettaient de lancer « le débat sur le caractère sacré de l’autorité masculine dans un système économique que certains personnages masculins investis d’une telle autorité avaient quasiment ruiné à cause de leur cupidité et de leur insouciance [avant la Grande Dépression] » (« debate about the sanctity of male authority in an economic system that certain male authority figures had nearly ruined because of their greed and carelessness [before the Great Depression] », Douglas, 2004 : 111). C’était sans doute prêter une importance exagérée à ces monologues, qui remplissaient certainement la fonction plus spécifiquement dramaturgique visant à remettre en question la capacité de Fibber de faire autorité en quelque domaine que ce soit.
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[27]
Pour la génération qui a grandi avec Fibber McGee and Molly (y compris ma mère, à qui nous avons, mon père et moi, donné de multiples raisons d’employer les mots « T’ain’t funny, McGee »), cette remarque désobligeante était devenue une figure de style. Freeman l’a qualifiée de « tag line » (cliché) utilisé par Molly pour « modérer l’insociabilité et la suffisance [de Fibber] » (« moderated [Fibber’s] bumptious unconviviality », Freeman, 2004 : 589). Une telle « mollyfication » – pardonnez-moi l’expression – était habituellement suscitée par une blague éculée qui ne se distinguait généralement pas de celles qu’Old Timer trouvait « pas mal » – même s’il ajoutait « ce n’est pas comme ça que je l’ai entendue » (« [it] ain’t the way I heared it »).
-
[28]
Décrit par John Dunning comme étant « le voisin soupe-au-lait des McGee » (« McGee’s windy neighbour », Dunning, 1998 : 246), ce personnage, auquel Harold Peary prêtait sa voix de joyeux baryton, a été, tour à tour, l’ami intime et l’adversaire sportif de Fibber jusqu’à ce qu’il devienne le personnage principal d’une série dérivée en 1941. Ces mots ne figurent dans aucun épisode en particulier, mais je les ai inventés parce qu’ils me semblaient être à juste titre le genre de menaces corporelles graves que pouvait proférer Gildersleeve en réponse aux provocations de Fibber.
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[29]
Chez Fibber, pour être plus précis, du fait que c’est Marian Jordan (alias Molly) qui a prêté sa voix au personnage. C’est le seul vestige de la polyvalence vocale des Jordan dans Fibber McGee and Molly. Dunning fait observer que, dans Smackout, émission considérée comme « le précurseur direct de Fibber McGee and Molly » (Dunning, 1998 : 248-249), Jim a prêté sa voix à 71 et Marian, à 69 rôles.
-
[30]
C’était, selon Dunning, « la réaction de Bill Thompson, alias Old Timer, aux blagues poussiéreuses et inappropriées [de McGee] » (Dunning, 2004 : 251). Elle était habituellement suivie d’une remarque incohérente typique d’Old Timer qui n’avait souvent rien à voir avec le sujet. Pour une raison ou une autre, Molly ne répondait jamais par « t’ain’t funny, Old Timer ». Le grand âge imposait le respect, je suppose.
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[31]
C’était l’éternelle réplique de Gildersleeve – ou « sa riposte incontournable », selon Dunning (2004 : 251); les mots « You’re a harrrd man, McGee » revenaient textuellement à quasiment chaque apparition du personnage. L’exemple dont je me suis inspiré durant nos dernières répétitions provenait d’un épisode de 1940 intitulé « Spaghetti Dinner » (« Spaghetti Dinner », 21 min. 44 sec. – 21 min. 48 sec.).
-
[32]
Cette fois-ci, l’effet a été repris dans un épisode de 1940 intitulé « Missing Screwdriver » (« Missing Screwdriver » : 26 min. 46 sec. – 26 min. 58 sec.).
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[33]
Cet extrait est une scène tirée de l’épisode de 1941 intitulé « Gildersleeve’s Ladder ». Au cours d’une dispute sur la question de savoir qui avait emprunté l’échelle et à qui, Fibber « s’amuse » à faire tomber son voisin Gildersleeve de l’échelle; Gildersleeve traverse en quelques bonds sa cour, comme un personnage de dessin animé, et prend en chasse Fibber jusque dans la maison des McGee et sous le nez de Molly, qui les réprimande (« Gildersleeve’s Ladder », Times Past Old Time Radio Archives, http://otrarchive.blogspot.ca : 4 min. 44 sec. – 5 min. 52 sec.).
-
[34]
Ces emprunts éhontés à la liturgie anglicane proviennent logiquement de l’office du matin et du soir plutôt que de l’eucharistie (The Book of Common Prayer, 1962 : 6 et 20). Hélas, ma mémoire me restitue bien plus fidèlement la mélodie sur laquelle nous chantions ces mots dans ma paroisse que leur présence dans le service de la communion.
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[35]
La section qui suit puise autant dans la confession des péchés habituellement prononcée dans l’office du matin que dans la prière précédant la communion dans l’eucharistie (The Book of Common Prayer, 1962 : 4 et 83). (Je commence à me demander si je serai un jour capable de distinguer ces deux services… vu l’absence de pause clairement délimitée pour servir des rafraîchissements – du pain et du vin, en l’occurrence –, je devais avoir beaucoup plus de mal à me souvenir de l’office du matin.)
Bibliographie
- COX, Jim (2009), American Radio Networks: A History, Jefferson, McFarland.
- CRISELL, Andrew (1994), Understanding Radio, New York, Routledge.
- DOUGLAS, Susan J. (2004), Listening In: Radio and the American Imagination, Minneapolis, Minnesota University Press.
- DUNNING, John (1998), On the Air: The Encyclopedia of Old-Time Radio, New York, Oxford University Press.
- FREEMAN, James A. (2004), « Fibber McGee and Molly », Encyclopedia of Radio, Christopher H. Sterling (éd.), New York, Fitzroy Dearborn, p. 589-591.
- MCDONALD, John Fred (1979), Don’t Touch That Dial! Radio Programming in American Life (1920-1960), Chicago, Nelson-Hall.
- ROZIK, Eli (2011), Comedy: A Critical Introduction, Brighton, Sussex Academic Press.
- SHINGLER, Martin et Cindy WIERINGA (1998), On Air: Methods and Meanings of Radio, Londres, Arnold.
- SIMPSON, Stephen (2004), « Review of Theatre and Sound: Radio and the Dramatic Imagination by Dermot Rattigan », Theatre Survey, vol. 45, n° 1, p. 139-140.
- The Book of Common Prayer (1962), Toronto, Anglican Book Centre.