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Francine Chaîné et Carole Marceau – Vous avez enseigné dans diverses institutions : le Collège de Lévis, le Conservatoire d’art dramatique de Québec, l’Université Laval, l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), etc. Avec le recul, comment voyez-vous votre rôle d’enseignant?
Jacques Lessard – Je vois l’enseignant comme une courroie de transmission. On reçoit beaucoup de nos maîtres, de tous ceux qui nous ont aidés à apprendre. Ce savoir, on le transmet à travers le filtre de ce qu’on est. Je me vois comme une courroie de transmission dynamique. Mon enseignement repose sur des notions théâtrales fondamentales : la situation et le personnage. Ces notions me viennent des maîtres que j’ai côtoyés tels que Jean Valcourt, Marc Doré, Jean Guy, Paule Savard, Blanche Sallant, Peter Brook et Anna Halprin. Cependant, ma pratique, mes observations, mes lectures, mon enseignement même, ont, entre autres influences, façonné ma vision du théâtre. Ils ont fait de moi à la fois un artiste et un pédagogue fasciné par l’acte créateur. Courroie de transmission donc, mais aussi facilitateur de stratégies de création.
Je m’adapte aux circonstances et aux personnes à qui je m’adresse : jeunes du secondaire, jeunes adultes du collégial et de l’université, aspirants acteurs des écoles de théâtre, chaque groupe issu d’un contexte différent commande à l’enseignant une posture et une attitude particulières. Adaptation : c’est le mot-clé. Tout en n’oubliant jamais qu’on reçoit beaucoup de ceux à qui on enseigne.
Cette ouverture m’est nécessaire dans l’élaboration de stratégies pédagogiques adaptées au groupe du moment. Je le répète, je me vois comme un facilitateur, rôle que j’ai développé en utilisant les Cycles REPÈre (REssources, Partitions, Évaluactions, représentation). Le mot le dit : il s’agit pour moi de faciliter le travail de création de la façon la plus limpide possible; ce que le mot « facilitateur » ne révèle pas, par contre, c’est que le pédagogue doit toujours garder à l’esprit que l’art est unique et personnel à chaque individu. En bref, bien que l’enseignement repose sur des bases à transmettre, l’enseignement de l’art doit reconnaître et respecter en l’élève, l’apprenti, une façon de percevoir le monde qui lui est propre. Je transmets certes mes connaissances, mais je veille à ce que chaque individu découvre que sa richesse créatrice vient de sa propre unicité.
Enseignant et facilitateur
Francine Chaîné et Carole Marceau – Dans le travail de création avec les étudiants, en quoi le rôle du facilitateur est-il semblable à celui de l’enseignant d’art dramatique en classe?
Jacques Lessard – Il est semblable en ceci que le facilitateur partage avec l’enseignant d’art dramatique cet objectif capital qui est de donner des outils aux futurs créateurs et interprètes. Dans un contexte de création, l’un des principaux objectifs est de faire un bon spectacle. Encore faut-il bien définir ce qui, pour le groupe en question, constitue un « bon » spectacle. Cette définition, je la précise avec le groupe avec qui je travaille. Elle aussi fait partie des objectifs. Et les objectifs, j’insiste là-dessus, car on l’oublie trop souvent, font partie intégrante des « REssources ». L’enseignant d’art dramatique passe d’un rôle à l’autre, selon les objectifs finaux qu’il poursuit. En fait, aujourd’hui, je confonds intentionnellement ces deux rôles. L’enseignant / facilitateur doit être un guide qui prend appui sur des bases solides, dont la perception d’un jeu juste n’est pas la moindre des exigences, mais qui doit aussi être capable de déceler, dans ce qui lui est proposé, la matière théâtralement viable, celle qui est porteuse d’humanité, de vérité et de riches interactions dramatiques.
Francine Chaîné et Carole Marceau – C’est dire que vous attendez des réponses multiples à vos propositions.
Jacques Lessard – Il peut difficilement en être autrement. J’insiste sur le fait que ces réponses doivent demeurer vraisemblables, crédibles. En ce moment, je travaille à partir de la structure dramatique de la première scène du Misanthrope de Molière et des objectifs de ses deux protagonistes, Alceste et Philinte[1]. Je me sers de cette situation et de ces personnages afin de leur trouver des équivalents dans le monde d’aujourd’hui, dans le but de créer une ou plusieurs nouvelles scènes à partir de cette « REssource » de base. Dans un premier temps, j’examine la ressource, la décortique pour en saisir les fondements et puis, dans un second temps, je l’explore. Alceste sera toujours un atrabilaire amoureux et Philinte, son ami diplomate. Mais dans un contexte contemporain, je les retrouverai sous un autre jour. Passés au filtre de mes élèves créateurs, Alceste deviendra peut-être un jeune punk révolté par les conventions et Philinte, un pleutre sans convictions. Qui sait? Au cours de cet exercice, chacun arrivera à produire son ou sa « Alceste », son ou sa « Philinte ». La richesse et la multiplicité de ces interprétations sont infinies. Mais Alceste sera probablement à contre-courant de son époque, possiblement toujours misanthrope, tandis que Philinte sera un bon ami plus ou moins conciliant, tempéré… et parfois pleutre. Ce que j’essaie de dire bien imparfaitement, c’est que la création se fait à l’intérieur de balises qui laissent place à une grande liberté. Ma vision, au début, était très rigide – comme un détroit dans lequel on pouvait naviguer. Aujourd’hui le corridor s’est élargi, mais on ne peut y créer n’importe quoi.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Le facilitateur a donc des contraintes?
Jacques Lessard – Bien sûr : les REssources avec lesquelles il travaille! Les objectifs, le temps, les personnes, les locaux, les échéances, les « ressources sensibles », etc. Mais qu’importe qu’il ne soit pas tout à fait libre? Les contraintes sont étonnamment créatrices. Je me vois toujours, ainsi que le groupe avec lequel je travaille, dans un état de liberté canalisée.
Il faut savoir reconnaître ses limites! C’est la raison pour laquelle le facilitateur, surtout dans un contexte scolaire, doit être capable de bien repérer les talents de chacun. Dans une création, tous n’ont pas des talents égaux ni de même nature. L’un des axiomes des Cycles Repère est qu’il n’y a pas de démocratie en art. J’élabore cet axiome dans mon livre sur les Cycles Repère – à paraître. Le facilitateur doit avoir la capacité de reconnaître rapidement les habiletés, les forces créatrices des individus impliqués dans un projet afin d’en maximiser les impacts au sein de son groupe de création. Il doit aussi connaître les failles de ces mêmes individus et faire en sorte d’y remédier au moyen d’exercices pratiques qui aiguisent et développent le sens de la spatialisation par exemple, ou l’audace, ou encore la confiance en soi. En résumé, on doit respecter l’individu qu’on a devant soi et qui est notre élève, le respecter dans le but de développer son unicité, et en même temps lui donner des outils pour améliorer, selon notre perspective biaisée bien entendu, sa pratique du théâtre.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Évoquez-vous ici la responsabilité du facilitateur?
Jacques Lessard – Une exigence extrême envers soi-même. Il doit bien connaître les fondements de son art. Voir beaucoup de spectacles. Confronter ses « croyances » à celles des autres. En classe, il doit avoir une exigence de présence et d’écoute absolue. Il doit être attentif. Ce qui lui permet de déceler rapidement les écarts d’attention de ses élèves, et de les « ramener au bercail » aussitôt que se manifeste un début de lassitude, de laxisme ou de dispersion. Et ce, en dynamisant le travail de création dans le « faire » plutôt que dans la « discussion ».
Francine Chaîné et Carole Marceau – Est-ce que les tâches du facilitateur varient selon les contextes d’enseignement et selon les participants?
Jacques Lessard – Certes. Enseigner à de futurs enseignants ou à des apprentis comédiens, ce n’est pas la même chose. Certaines connaissances de base sont les mêmes, bien entendu. Mais lorsque j’enseigne à de futurs enseignants, ça m’est primordial de leur transmettre les outils qui se sont avérés efficaces dans ma pratique. Je puise donc régulièrement dans ma propre expérience, longue de quarante ans, et « enrichie » des pièges dans lesquels je suis parfois tombé.
J’en profite ici pour mettre l’accent sur un sujet qui me préoccupe. Même s’ils ne sont pas des « acteurs », les futurs enseignants en art dramatique doivent avoir des bases solides en ce qui a trait au jeu. Il leur faut apprendre à distinguer le vrai du faux, l’authentique du chimique; être en mesure de déceler la justesse d’une réaction, la dose d’humanité nécessaire à la vérité du personnage, la pertinence d’une situation dramatique. Ce sont des notions que j’essaie de leur inculquer, tout en les invitant à voir beaucoup de théâtre et en leur citant des performances d’acteur particulièrement remarquables qu’ils sont susceptibles de voir et de revoir au cinéma par exemple.
J’insiste cependant sur un point qui pourrait vous sembler en contradiction avec ce qui précède : la force d’un professeur en art dramatique est de croire, et de faire croire, que tout le monde peut jouer. Tous ne peuvent accéder au statut du grand acteur ou de l’actrice d’exception, mais si, en tant qu’enseignant, vous ne croyez pas à cette possibilité du jeu pour chacun de vos étudiants, vous vous sentirez vite limité dans vos interventions. C’est la raison pour laquelle il est si important pour le pédagogue de savoir distinguer le jeu vrai du jeu fabriqué. Ce qui devrait guider votre enseignement du jeu, c’est la vérité, sans oublier toutefois qu’on peut être vrai dans plusieurs « niveaux de jeu ». La justesse de l’action-réaction sera un de vos guides. Votre devoir d’enseignant en art dramatique est d’aiguiser votre perception du jeu juste et de vous poser la question : le spectateur croira-t-il à ce qui se passe devant lui?
Enseigner à de futurs enseignants
Francine Chaîné et Carole Marceau – Revenons à votre enseignement auprès des futurs enseignants : cette expérience est relativement nouvelle dans votre parcours.
Jacques Lessard – En effet. Je m’y consacre depuis sept ou huit ans et ça me passionne. Quand on n’a eu ni le temps ni le loisir d’étudier la pédagogie et de lire sur l’enseignement, comment enseigner à enseigner, si ce n’est en s’appuyant sur sa propre expérience? Tout ce dont je vous parle aujourd’hui vient de mon expérience théâtrale, laquelle m’a obligé à prendre cette étrange posture si chère à Valéry et que je résume ainsi : « Je me vois me voyant me voir » (Valéry, 1960 [1896] : 25). Je m’amuse sérieusement en travaillant de cette façon. Je prépare mes cours de façon presque architecturale, mais je me garde toujours une marge de manoeuvre stratégique. Après chacun de mes cours, je demande aux étudiants de me nommer une chose, une seule, qui leur sera utile dans leur futur enseignement. Leurs réponses me renseignent sur ma propre pédagogie et m’obligent à une observation sans relâche. Tout ça demande une bonne dose d’ouverture. Ainsi qu’une certaine humilité.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Valéry s’est questionné sur l’art en train de se faire, il en a dégagé une « science » qu’il appelait poïétique.
Jacques Lessard – Ça me fait vraiment plaisir que vous évoquiez « la poïétique ». Je dis souvent à mes étudiants que « faire c’est connaître », mais « faire » vient du verbe poïen (ποιεĩν), en grec. N’est-il pas pour le moins étrange et fascinant de constater que le mot « poésie » vient de cette même racine? Car, bien que l’acte créateur échappe à toute tentative de définition, il est en quelque sorte tributaire du « faire ». J’en parlerai longuement dans mon livre sur les Cycles Repère, car cette notion est devenue, au fil de ma pratique, la pierre angulaire du processus de création que j’ai développé à partir des RSVP Cycles de Lawrence Halprin (1976).
Faire, c’est, malgré soi-même parfois, établir des connexions inédites entre toutes les strates du vivant. Je crois énormément aux choses qui se font à notre insu parce qu’on est dans le domaine de l’art. Cocteau dit, en parlant de l’inspiration : « seuls mon ordre, ma tactique, délivrent le texte emprisonné, qui préexiste et, déjà, patiente en désordre dans l’alphabet » (Cocteau, 1999 [1919]) : 413). J’essaie de transmettre à mes étudiants cette conviction qui est mienne : plus je fais de liens entre les choses, mieux elles se déposent en moi. Dans mon inconscient, des éléments se touchent, se court-circuitent et, par le biais de ma singularité, émergent « d’un seul déclic hors de [leur] nuit blanche » (Cocteau, 1999 [1919]) : 413) dans le paysage de la création. Il en est ainsi : ce qui émerge de nous, à notre insu, nous échappe parfois, mais surtout nous dépasse, et fait de nous de meilleurs créateurs.
Évolution des Cycles Repère
Francine Chaîné et Carole Marceau – Les Cycles Repère ont été élaborés il y a quarante ans dans un contexte qui n’était pas lié à la création théâtrale. Depuis ce temps, peut-on parler d’évolution?
Jacques Lessard – Ils ont évolué à partir du moment où j’ai vu l’acronyme des R.S.V.P. Cycles conçu par monsieur Halprin, l’architecte[2], et que je me le suis en quelque sorte approprié.
C’était d’ailleurs dans les intentions d’Halprin que les artistes se servent de cet acronyme comme d’un tremplin à leur créativité. J’ai d’abord été fasciné par l’apparence du sigle le représentant : une sorte de molécule en constante mutation. Puis ses composantes de base m’ont interpellé : Resources, Scores, Valuaction, Performance. En les observant, mais surtout en les rêvant, en les laissant s’inscrire peu à peu en moi, j’ai compris leur importance capitale. J’ai en quelque sorte ressenti le potentiel des cycles, non seulement pour l’architecture, dont ils sont issus, mais dans tous les domaines de l’Art. Et, bien sûr, en particulier, dans celui de la création théâtrale. En prenant conscience que la création n’était pas linéaire, mais bien circulaire et en mouvement, j’ai surtout compris que toutes les composantes de l’acte créateur étaient en constante interaction.
Au cours de mon séjour en Californie, je me suis d’abord appliqué, au moyen de Partitions très simples, à voir comment il était possible d’utiliser les Cycles pour créer de courts moments de théâtre. Il m’a fallu, pour décortiquer le processus, l’embrasser intimement. En cherchant la terminologie française qui pouvait le mieux traduire les quatre éléments à la base de l’acronyme d’Halprin, je me suis heurté à de nombreuses contraintes. Je vous fais grâce des détails – qui paraîtront dans mon livre à venir –, mais je souligne que traduire étant toujours trahir un peu, l’invitation à laquelle Halprin conviait ses architectes (R.S.V.P. : Répondez-S’il-Vous-Plaît) est devenue, dans sa mouture francophone, un point de référence permettant aux créateurs de mieux situer leurs actions : REPÈre. Plus explicitement : les REssources (ce avec quoi on crée), les Partitions (l’exploration et l’organisation de celles-ci), l’Évaluaction (les choix auxquels tout créateur est confronté) et la représentation (tout moment de création, présenté à un public, quel que soit le stade de son évolution).
Je l’ai souvent dit : ce qui m’ennuie, c’est de passer avec d’autres comédiens quatre longues heures autour d’une table à parler de ce qu’on veut faire et à argumenter, pour n’improviser que quinze petites minutes. Une des raisons pour lesquelles j’étais parti faire un stage en Californie, c’était justement pour me débarrasser de ce carcan. J’aime jouer, inventer des personnages et des situations, être dans l’action. J’ai d’abord cru que les Cycles combleraient parfaitement ces « amours ». Mais la pratique s’est avérée moins simple que je ne le croyais.
De tous les essais / erreurs pratiqués lors des premières années du Théâtre Repère (et aussi dans mes classes d’écriture et de création au CADQ[3]) ont émergé les principes de base suivants, qu’on ne retrouve pas chez Halprin, mais qui se sont avérés fondamentaux lorsqu’on applique les Cycles à la création théâtrale :
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Créer c’est choisir;
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Faire c’est connaître;
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Il n’y a pas de démocratie en art.
J’ai par la suite découvert d’autres principes sous-jacents ainsi que plusieurs critères propres aux Évaluactions, mais le plus important, en ce qui concerne ma pratique, c’est qu’il n’y a pas de théâtre si les notions de personnage et de situation sont absentes de la représentation. Dans la mouvance actuelle, soumise aux diktats de l’événementiel et de la performance, c’est une affirmation peut-être contestable, mais qui demeure, en toute bonne foi, la base de mon travail en création théâtrale.
Francine Chaîné et Carole Marceau – C’est donc dans l’action que s’impose le travail théâtral?
Jacques Lessard – Oui. Mais pas seulement. « Faire c’est connaître » s’applique au module Partition des Cycles. Il est en effet difficile d’explorer une REssource lorsqu’on est constamment freiné par son Évaluaction, de se livrer au jeu lorsqu’au même moment on s’évalue. C’est dans l’abandon à une Partition exploratoire que se font, souvent à notre insu, nos plus belles découvertes. Après les trouvailles générées par le jeu, la discussion devient possible. L’erreur la plus fréquente est de la faire intervenir avant. Entendez-moi bien. Je ne suis pas contre les intentions de création, ni contre les réflexions qu’elles engendrent, loin de là, je dis tout simplement que l’émotion est un terreau beaucoup plus fertile pour l’art que ne l’est l’opinion.
Je donnerai pour exemple un cas précis. Un groupe d’étudiants me communiquent leur désir de faire un spectacle sur la guerre. Je leur demande pourquoi. Je les interroge sur ce qu’ils veulent dire à partir de ce thème, sur ce qui les touche dans le phénomène « guerre », sur les images, les émotions, les sensations qu’ils éprouvent lorsqu’ils font référence à celle-ci. En général, j’obtiens des réponses souvent confuses, sinon convenues. Bien entendu, la guerre « c’est pas beau, c’est dangereux, c’est injuste, c’est cruel », que je leur réponds, mais encore? Bien peu sont capables d’évoquer leurs réactions sensibles au phénomène humain qu’est la guerre. Comme en témoigne leur insistance, je suis pourtant convaincu qu’ils ont quelque chose d’unique à dire sur le sujet.
Je leur demande alors d’aller chercher quelque chose de concret qui traduirait, même confusément, sans qu’ils soient capables de l’expliquer, une partie de ce que ça leur fait, la guerre. Ça peut être une image non figurative, une photographie, un morceau de musique, un poème, un bout de phrase, un objet, mais il faut que ce soit concret et que ça éveille en eux quelque chose de sensible.
Et c’est à partir de ces REssources sensibles que nous commencerons le travail de création proprement dit. Je schématise, bien sûr, et je saute, au bénéfice de ma démonstration, le stimulant module des Partitions exploratoires. De cette façon, je favorise l’émergence de ce qu’il y a d’unique dans chacun des étudiants. Ces REssources sensibles sont susceptibles de révéler non seulement ce qu’ils connaissent, mais aussi ce qui se cache en eux. Bref, avec un groupe de création, je n’évacue pas le rationnel, mais j’essaie d’établir un aller-retour constant entre le senti et le réfléchi. Dans les Cycles Repère, il faut que ça circule entre ce qu’on pense et ce qu’on ressent. C’est à partir de cette « circulation » que l’imagination, cette folle merveilleuse, peut commencer à faire son oeuvre. Nourrie dans le terreau fertile des émotions et du sensible, éclairée par les fulgurances de la pensée, l’imagination, telle une fleur inconnue jusqu’alors, pourra s’épanouir librement.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Certains enseignants utilisent les Cycles Repère en les abordant de façon ouverte, d’autres le font de façon plus directive. Dans cette perspective, les Cycles Repère sont-ils malléables?
Jacques Lessard – Ils le sont très certainement. Les Cycles Repère ne sont pas une méthode, et par méthode j’entends une recette qu’on doit suivre scrupuleusement pour arriver à un résultat donné. Ils ne sont pas non plus garants de réussite. Les Cycles sont un processus de création adaptable. Ils offrent à leurs utilisateurs des outils concrets ainsi que la possibilité d’être toujours capables de situer leur travail dans l’une des quatre constituantes du Cycle. Le processus peut être utilisé de plusieurs façons. C’est pourquoi j’ai créé, au fil de ma pratique – et de façon plus précise entre les années 1998 et 2006, principalement au CADQ –, certains types de Partitions : des Partitions ouvertes et des Partitions fermées, des Partitions exploratoires et des Partitions de synthèse.
Lorsqu’on aborde une création, les possibilités sont infinies, mais plus on avance, plus il faut faire des choix et circonscrire nos interventions. Je compare souvent le processus de création à un entonnoir. Il faut que le facilitateur propose des Partitions de plus en plus contraignantes au fur et à mesure du travail. Il faut faciliter la prise de décisions, les moments où les choix sont faits en fonction des objectifs visés et des REssources disponibles, bref au moment des Évaluactions. J’en profite pour souligner l’importance du terme Évaluaction : on évalue, on choisit et on agit à partir de ces choix. Sans oublier que choisir, c’est aussi sacrifier. J’ai observé que la majorité des jeunes créateurs voudraient être en mesure d’exprimer, dans un seul et fulgurant spectacle, tout ce qu’ils pensent et ressentent du monde qui les entoure. Produire le chef-d’oeuvre absolu. Tout dire en une fois, tout en révolutionnant l’art théâtral lui-même. Le devoir du facilitateur est de garder vive cette ardeur tout en la balisant.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Nous avons parfois observé au secondaire des réalisations où le facilitateur semblait avoir choisi de prendre peu de décisions en laissant cette tâche aux élèves tandis que, dans d’autres cas, sa présence était plus perceptible. À ce propos, est-ce que les REssources favoriseront davantage la créativité des élèves, ou au contraire, limiteront-elles leur création?
Jacques Lessard – Les REssources peuvent devenir une arme à double tranchant. Je crois fermement qu’elles favorisent la créativité. Je prends cependant l’exemple d’un enseignant qui déciderait, travaillant selon les Cycles Repère, de demander à chacun de ses étudiants d’apporter une REssource sensible. Ce serait le casse-tête assuré. Il est impératif, surtout dans un groupe scolaire, de ne pas multiplier les REssources. Une fois que les élèves en ont apporté une, qui gravite autour d’un même thème, l’enseignant fait un tri et choisit, pour tout le groupe, quelle sera la REssource de départ. Le facilitateur peut aussi arriver avec une REssource et l’imposer au groupe. Il lui faudra alors exercer une grande vigilance et s’assurer que tous les participants livreront une réaction sensible à cette REssource. C’est ce que je fais maintenant de plus en plus souvent. Dans un premier temps, j’écoute les jeunes, je tiens compte de leurs préoccupations, de leurs envies, et au cours suivant, j’arrive avec une image ou une musique, une sculpture ou une photographie, qui pourrait les toucher, les inspirer. Bref, j’impose une REssource et je m’assure qu’elle déclenche chez eux des réactions sensibles.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Cela veut dire que si l’enseignant engage ses élèves dans un processus de création où chacun apporterait sa propre REssource, il devrait s’assurer d’en garder la direction?
Jacques Lessard – L’enseignant est toujours le facilitateur de l’ensemble du projet de création. Il doit toujours en assurer la direction. Quelles que soient la ou les REssources. Les participants peuvent tour à tour devenir facilitateurs d’une ou de plusieurs Partitions, mais c’est le facilitateur qui, à l’écoute du pouls collectif et dans le respect des objectifs fixés dans les REssources, prend les décisions finales. Il existe, dans la pratique professionnelle, des exceptions dont je fais état dans mon livre. Il serait toutefois trop ardu de m’y aventurer dans le contexte de cette entrevue.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Parmi les REssources possibles, il y a aussi les élèves. Pour un enseignant d’art dramatique, la question de la distribution des rôles est toujours problématique dans une classe de trente élèves. Est-ce que l’enseignant-facilitateur devrait décider de la distribution ou procéder de façon plus démocratique, en déléguant cette responsabilité aux élèves?
Jacques Lessard – Dans un cadre scolaire, les élèves font toujours partie des REssources. Selon mon expérience, c’est l’enseignant-facilitateur qui devrait toujours avoir le dernier mot sur la distribution. Cependant, l’enseignant peut, sans jeu de mots, se faciliter la tâche. Lors des Partitions exploratoires et de synthèse, plusieurs personnages ont été proposés par les élèves. Certains rôles sont déjà marqués par la force et la vérité de la proposition. Ils s’imposent à l’ensemble des créateurs et les distribuer n’est plus un problème. Pour les autres, j’invente en général des jeux qui facilitent la distribution qui se fait alors de façon plus naturelle. Mais, en faisant ici référence à un autre des principes de base facilitant l’utilisation des Cycles – « pas d’intentions cachées » (no hidden agendas) –, j’expose dès le début du travail que la responsabilité de la distribution finale est celle, exclusive, du facilitateur[4].
Les étudiants en enseignement de l’art dramatique
Francine Chaîné et Carole Marceau – À la lumière de votre expérience auprès des enseignants d’art dramatique en formation, qu’est-ce que vos connaissances théâtrales apportent à votre pédagogie?
Jacques Lessard – Elles en sont le fondement, au même titre que mon expérience. Le rapport qui se construit entre l’enseignant-facilitateur et ses étudiants se base sur la confiance. Une confiance indéfectible de l’apprenti envers son maître et du maître envers les possibilités créatrices de son étudiant. Cette confiance mutuelle s’établira petit à petit par l’étude et la pratique des notions de base que sont la situation et le personnage, l’expérimentation des niveaux de jeu, les exercices de spatialisation, d’écriture et d’improvisation, prévues à chacune de nos rencontres. Ces exercices sont autant d’outils dont les apprentis pédagogues m’ont confirmé la grande importance à plusieurs reprises. Ils exigent de la part de ceux-ci précision, patience, rigueur et passion.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Vous dites qu’au moment où ils s’engagent dans un processus de création Repère avec des élèves, lors de stages par exemple, ces apprentis pédagogues doivent tenir compte de plusieurs aspects : la gestion de classe, la relation pédagogique en vue d’établir des assises, la confiance en soi, entre autres.
Jacques Lessard – Absolument. Et entre autres que vos objectifs soient clairs. Révélez vos intentions, assurez-vous de bases solides pour expliquer le processus dans lequel vous engagez le groupe qu’on vous a confié. Voilà ce que je leur dis. Avec vos propres élèves, avant d’aborder les Cycles Repère, explorez le langage dramatique par des exercices de base d’action-réaction, de jeu, de techniques vocales et respiratoires, de diction, de présence, de conscience du corps, etc. Ne vous gênez pas, lors de votre propre formation, pour vous plonger dans des situations de jeu. Apprenez à improviser, à dire un texte correctement, à interpréter un personnage. Même si vous n’êtes pas un acteur né, vous aurez éprouvé ce qu’est le jeu dans son essence même. Vous en serez plus convaincants. Vous comprendrez davantage les difficultés qu’éprouvent vos élèves. Avec ceux-ci, plus vos propositions de travail seront basées sur le jeu et ses innombrables composantes, plus les Partitions qu’ils généreront ensuite seront riches.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Il est donc important de développer un langage commun?
Jacques Lessard – C’est capital. Il faut insister là-dessus. Quand vous parlez de situation dramatique, de construction du personnage, d’enjeux, de synopsis, de thèmes, de niveaux de jeu, d’intentions, d’objectifs, de récits, de protagonistes, etc., il faut que tous les participants entendent et comprennent la même chose, perçoivent les mêmes implications. Sinon c’est Babel.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Diriez-vous que votre rôle consiste à aider le futur enseignant à définir son rapport à la connaissance?
Jacques Lessard – Je dirais plutôt que mon rôle est de m’assurer de la solidité de sa compréhension de ce qu’est le jeu, puisque celui-ci est à la base même de l’art théâtral. D’un point de vue strictement pédagogique, j’ai aussi développé certaines approches, dont je ne sais absolument pas si elles sont orthodoxes, mais qui m’ont été d’un précieux secours dans la pratique de l’enseignement. J’en fais état dans mon livre, mais permettez-moi d’en mentionner une ici qui me semble revêtir une importance capitale. Avec mes apprentis pédagogues, j’insiste sur le fait qu’au secondaire, surtout, il importe, pour installer un climat de confiance, de souligner au moins un point positif relevé lors de l’interprétation ou de l’improvisation d’un individu. C’est peut-être de la psychologie de base, mais ça rend l’élève plus réceptif aux commentaires critiques, plus disponible. Il se sent apprécié et ainsi mieux disposé à travailler en équipe.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Comment se fait-il que les Cycles Repère intéressent autant les élèves que les enseignants d’art dramatique?
Jacques Lessard – Je hasarderai une explication, mais vous comprendrez qu’il m’est difficile de répondre à leur place. Il s’agit d’un processus de création multiforme qui comporte plusieurs types d’activités sollicitant à la fois la réflexion, la sensibilité et l’imagination. Mais c’est surtout un processus concret. Concret et ludique. Exécuter une Partition, ça permet de focaliser son attention sur quelque chose de bien précis, de poursuivre un objectif donné, dans un laps de temps bien défini, avec une obligation de résultat. Et, en plus, c’est amusant.
Francine Chaîné et Carole Marceau – Diriez-vous que les connaissances des apprentis enseignants doivent être avant tout culturelles, qu’il leur faut fréquenter le théâtre, lire des romans et de la poésie pour être capables d’apporter des ressources sensibles qui vont interpeller la sensibilité des élèves?
Jacques Lessard – Plus les « antennes » des pédagogues sont ouvertes sur le monde, plus cela nourrit et enrichit l’expression des élèves, en vertu de l’effet « courroie de transmission » dont je vous parlais au début de cette entrevue. Je suis particulièrement nourri par la fréquentation des musées et du cinéma; pour d’autres c’est la musique, la littérature, l’architecture, etc. Certes, la fréquentation des arts est une chose importante, mais ce que tout pédagogue de l’art ne doit jamais oublier, c’est d’être attentif au monde qui l’entoure. De savoir bien l’observer. Et de puiser dans ces observations les fondements de sa compréhension de l’humain. C’est une des façons de raffiner la notion de vérité dans le jeu. La première REssource n’est-elle pas le monde qui nous entoure?
Francine Chaîné et Carole Marceau – Une chose à ne pas oublier?
Jacques Lessard – Le facteur temps, surtout dans le contexte de l’enseignement au secondaire. Il faut savoir maximiser le temps mis à notre disposition. Dans les sous-groupes que vous formerez, insistez sur le fait qu’il faut à tout prix éviter les discussions à n’en plus finir. Évitez de vous perdre dans les circonvolutions mentales. Mettez en valeur le fait que tous n’ont pas à être d’accord sur quelque chose avant de l’essayer. J’ai trop souvent vu les élèves perdre leur temps à tenter de s’accorder sur ce qu’ils allaient faire, ou encore à baliser leur travail d’improvisation à un point tel qu’ils n’en sont jamais arrivés au travail lui-même. Encouragez le « faire », sinon, au moment de la représentation, il n’y aura rien à montrer aux autres. On tournera en rond, car aucune Évaluaction ne sera possible. Provoquez les étudiants à développer leurs « idées » dans l’espace. « Ne m’en parlez pas. Faites-le », c’est ce que je ne cesse de leur répéter. Rappelez-leur qu’ils pourront toujours en parler lors de l’Évaluaction, et que ce sera là le moment où ils pourront choisir ce qui leur semble théâtralement viable. Souvenez-vous qu’ils découvrent lorsqu’ils se mettent à jouer, et se révèlent lorsqu’ils confrontent les résultats de leur jeu aux objectifs qu’ils se sont fixés.
Francine Chaîné et Carole Marceau – C’est l’une des principales caractéristiques de votre pédagogie?
Jacques Lessard – Oui, ça fait partie de ce que je nommais plus tôt le « concret ». Entendez-moi bien : faire n’est pas un prétexte pour éviter d’expliquer les choses. Bien au contraire, je m’appuie sur ce que les élèves ont dépisté pour amener ces expériences au niveau de la théorie et pour donner des exemples. C’est ainsi que je partage mon savoir-faire avec les élèves. Je construis avec eux. À partir de mes connaissances et de ce qu’ils m’apportent. C’est une question d’échange et de « libre circulation des biens ». C’est peut-être ça, la base de la pédagogie.
Propos recueillis le 23 septembre 2013
Parties annexes
Notes biographiques
Francine Chaîné est professeure à l’École des arts visuels de l’Université Laval, où elle enseigne la didactique de l’art dramatique ainsi que les fondements théoriques et méthodologiques en éducation artistique. Ses recherches portent sur la formation artistique, le processus de création, l’accompagnement et sur la création et la créativité. Elle a été rédactrice invitée pour des revues dont L’Annuaire théâtral (2015), Éducation et francophonie (2012) et Theatre Research in Canada(2007).
Carole Marceau est professeure en enseignement de l’art dramatique à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Sur le plan de la recherche, elle s’intéresse au processus de création, à la démarche d’appréciation, à l’évaluation des apprentissages et à la question de la relation pédagogique dans une classe d’art. Elle a été corédactrice d’un collectif d’auteurs portant sur les pratiques pédagogiques en art dramatique au Brésil et au Québec (2013).
Notes
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[1]
Jacques Lessard a enseigné à l’UQÀM à l’École supérieure de théâtre (2013-2014) comme professeur invité aux programmes de création et d’enseignement. C’est en compagnie des étudiants en création qu’il a travaillé ce texte de Molière.
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[2]
L’architecte Lawrence Halprin était le mari de Anna Halprin, directrice de l’école de mouvement de San Francisco où Jacques Lessard a réalisé un stage en 1980. Lawrence Halprin venait de publier un ouvrage intitulé The RSVP Cycles traitant d’architecture et d’environnements architecturaux respectant la nature et les habitants.
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[3]
Conservatoire d’art dramatique de Québec où, à l’invitation de Marc Doré, directeur à l’époque (1981), Jacques Lessard mettait sur pied un cours qui répondrait à ces compétences.
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[4]
Une observation que je crois utile pour chaque futur enseignant en art dramatique : à la fin de chaque cours, je demande à chacun de mes futurs pédagogues de nommer une chose qu’ils ont apprise et qui va leur être utile dans leur enseignement. Une seule. Ils trouvent ça difficile, car ils voudraient en nommer plus d’une. Ce qu’il y a de bien dans cet exercice, c’est qu’ils s’écoutent et se relancent les uns les autres, renforçant ainsi les principes que j’ai voulu inculquer lors de ce cours précis. C’est aussi pour moi un excellent moyen de voir ce que j’ai pu transmettre et ce qui n’a pas passé la rampe. À la fin des quinze semaines de cours, je leur fais écrire une page sur ce qu’ils croient avoir appris au cours de leur formation. Ça n’a pas l’air d’un examen et ce n’en est pas un. Écrire leur permet d’apprendre sur eux-mêmes et me permet à moi de me réajuster pour les années à venir.
Bibliographie
- COCTEAU, Jean (1999 [1919]), « Discours du grand sommeil », Oeuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
- HALPRIN, Lawrence (1976 [1970]), The RSVP Cycles Creative Processes in the Human Environment, New York, Doubleday.
- VALÉRY, Paul (1960 [1896]), « La soirée avec monsieur Teste », Oeuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 2, p. 9-75.