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Dans le discours de l’histoire comme dans celui de la critique et de la théorie théâtrales, la notion de répertoire demeure centrale. Mais il apparaît clairement que son emploi dans des contextes culturels, artistiques et nationaux très différents ne saurait se limiter à l’idée de « collection de chefs-d’oeuvre » à laquelle on a longtemps associé le terme. À l’évidence, il n’y a plus un mais une diversité de répertoires et ceux-ci n’offrent plus la même image de prestige et de stabilité qu’auparavant. L’étendue des usages et des appropriations apparaît, en ce sens, le signe incontestable du fait que le champ d’application de cette catégorie ne correspond plus à un « théâtre hégémonique » dont la valeur de référence assurait jadis une fonction de légitimation et de pérennisation. Plus que jamais, le régime de création / production actuel invite à considérer le terme dans ses variations mineures, singulières et hétérogènes qui attestent que l’épaisseur historique ou mémorielle du théâtre est une donnée sans cesse réévaluée et jamais définitivement acquise.
Fruit de la collaboration de quatorze chercheurs universitaires provenant d’horizons divers, le dossier que nous présentons ici prend la mesure de cette nouvelle éthique du répertoire en proposant un ensemble d’analyses qui examinent des oeuvres et des corpus dramatiques, des créateurs individuels et collectifs, de même que des situations, événements et contextes qui donnent à penser la manière dont sont rejoués ou réactivés les enjeux du répertoire.
Cette perspective générale, qui fait une bonne place au contemporain, n’interdit pas de prendre du recul par rapport aux temps présents. Pour poser les bases de la discussion, il a paru important en effet de revenir sur quelques éléments historiques essentiels. Le premier concerne la période moderne où le répertoire a joué un rôle de premier plan, en fournissant notamment l’occasion et les moyens à la mise en scène de s’affirmer comme le vecteur principal de l’évolution esthétique et du développement institutionnel du théâtre. La figure du metteur en scène apparaît ainsi associée, depuis la fin du XIXe siècle, à une nouvelle dynamique du système théâtral qui repose sur l’acte d’interprétation, entendu au sens de relecture et de renégociation du legs transmis par les textes, et qui devient le gage de la vision artistique originale du créateur. On ne saurait ignorer non plus que dans l’histoire du XXe siècle le « Grand Répertoire » ait été l’objet de convoitises et de luttes tout autant que de renonciations et de redécouvertes éclatantes. Les révolutions entreprises par les maîtres de l’art scénique se donneraient à lire, en ce sens, comme une succession de règlements de comptes avec Shakespeare (Brook), Molière (Planchon), Goethe (Grüber), Goldoni (Strehler) et Pirandello (Vassiliev), dont le statut de « classiques » aura servi ni plus ni moins de valeur-refuge au moment où le théâtre voyait sa position contestée dans le champ culturel.
Ce récit canonique de la modernité a le mérite de nommer les forces en présence et de faire apparaître un certain sens de l’histoire qui éclaire l’enjeu du répertoire. Or, il en va des récits de ce genre comme de toute construction narrative dominante qui révèle tôt ou tard ses partis pris et ses points aveugles. Ce récit appartient surtout à une certaine histoire européenne du théâtre dont il faut bien admettre les a priori et les limites, et qui appelle nécessairement l’élaboration de modèles alternatifs de compréhension. Qu’il suffise, à cet égard, de signaler dans ce dossier la présence d’un nombre significatif d’études traitant de la question du répertoire dans des contextes culturels où la modernité, s’il est toujours permis d’employer ce vocable, s’est affirmée suivant des rythmes et des logiques différents de ceux de l’Europe. On pense, par exemple, aux cas du Québec, de la Caraïbe et de l’Afrique francophone où le théâtre s’est établi à la faveur du lien colonial, un lien qui a très fortement marqué les institutions et les représentations collectives, mais qui s’est rompu (ou modifié) graduellement à mesure que les peuples en cause affirmaient le pouvoir de leurs propres institutions et la singularité de leur imaginaire.
Il ne saurait y avoir un récit unique de ces expériences, et la problématique du répertoire, telle qu’elle est réexaminée à travers l’analyse de divers contextes postcoloniaux, confirme la nécessité d’être attentif aux agents en présence, aux circonstances culturelles et politiques de leurs interactions, enfin aux conditions particulières (y compris idéologiques) dans lesquelles se développe la pratique théâtrale. Il n’empêche que le répertoire, qui implique un travail de mise en ordre et de qualification des objets, fait intervenir dans tous ces contextes des processus sociaux, culturels et artistiques, mais aussi politiques et économiques apparentés qu’il importe de mettre au jour et que s’emploient à analyser les auteurs des articles rassemblés dans ce dossier. Celui-ci se divise en trois grandes sections qui servent à regrouper les textes autour de perspectives théoriques, méthodologiques et / ou analytiques communes. On y verra aussi une sorte d’approche progressive de la problématique qui appelait, dans un premier temps, une réflexion métacritique sur le concept même de répertoire et ses notions connexes (classique, chef-d’oeuvre, etc.) pour faire place, dans les sections suivantes, à des études ciblées sur des cas d’école et d’autres demeurés jusqu’ici inexplorés.
Dans la première section, intitulée « Le répertoire en question », l’on retiendra une volonté partagée de déborder le quadrillage disciplinaire, en l’occurrence celui des études théâtrales, dans l’approche du phénomène. Délaissant le théâtre professionnel, Marie-Madeleine Mervant-Roux revient sur les pistes ouvertes à l’occasion d’une vaste recherche publiée en 2004 sur les amateurs pour rendre compte des logiques sociales et symboliques présidant au choix des oeuvres jouées par ces derniers et fournissant des clés sur le sens de l’activité théâtrale dans des milieux situés en marge de l’espace de « domination culturelle ». Animée par un esprit anthropologique, cette étude situe bien l’objet qui nous intéresse dans le cadre des transferts et transactions qui s’opèrent notamment entre cultures savante et populaire dans la France de l’après-guerre. La référence au patrimoine apparaît ici incontournable et contribue à déplacer la réflexion sur le terrain plus large d’une histoire culturelle des représentations et des savoirs collectifs dont le répertoire assurerait la transmission au sein de « communautés interprétatives restreintes ». Cette dimension apparaît également dans l’article de Lucie Robert qui traite du répertoire dramatique dans l’optique d’une histoire de la littérature canadienne-française et québécoise. Une histoire inscrite dans la longue durée, devrait-on ajouter, qui permet de relativiser les règles et conditions constitutives du Canon national. Dans ce cas précis, l’auteure montre les effets d’un système théâtral travaillé par des dynamiques contradictoires mais où l’édition a néanmoins joué un rôle clé jusqu’à une période récente. En témoignerait la pièce des Belles-Soeurs dont l’étude généalogique, envisagée par Yves Jubinville, tente de dévoiler (en le démontant) le processus complexe par lequel un « classique » devient « lieu de mémoire ». Attentive aux « usagers » au même titre qu’aux oeuvres, cette approche cherche à son tour à redéfinir les paramètres du répertoire pour faire voir comment ceux-là (lecteurs, comédiens, critiques, dramaturges) s’emparent de celles-ci (les textes, les spectacles) pour s’orienter et agir dans l’espace social. L’article de Marion Denizot complète cette section en montrant comment, au-delà des différences d’intention, le répertoire a permis au mouvement français du théâtre populaire de remplir une double fonction sociale : l’éducation et l’intégration à la culture nationale.
L’ancrage du répertoire dans le terreau national est une donnée récurrente de son analyse historique aussi bien qu’esthétique. Ce cadre préside à la plupart des articles qui composent la section « Les répertoires en concurrence », dernière partie du dossier. Jouer et rejouer les grands textes et les grands auteurs, c’est vouloir opérer une rencontre, qui peut prendre également la forme d’une confrontation, entre une mémoire collective particulière et la mémoire du théâtre. La Nation suppose une volonté d’appartenance qui s’incarne dans des institutions, dont celle du Théâtre, par le biais desquelles sont symboliquement réaffirmées et renégociées les valeurs du groupe. Mais qu’en est-il lorsque la référence nationale n’est pas établie ou montre des signes d’affaiblissement, voire d’éclatement? Comment interpréter le répertoire des oeuvres dramatiques au sein d’une nation divisée ou qui ne parvient pas à fédérer les communautés en présence? Qu’en est-il enfin lorsque l’édifice imaginaire de la Nation (la fiction historique qui sous-tend son « vivre-ensemble ») ne coïncide pas avec un État capable d’assurer la pérennité desdites institutions? Les contributions de Dominique Traoré sur l’Afrique francophone, de Stéphanie Bérard sur le théâtre des Caraïbes, de Cécile Vanderpelen-Diagre sur le Théâtre royal du Parc en Belgique et de Sylvain Schryburt sur le Théâtre du Nouveau Monde au Québec sont traversées par ces questionnements et témoignent, s’il fallait encore le démontrer, que la pratique du répertoire opère dans le champ du politique. C’est dire qu’elle met forcément en jeu un certain rapport à l’altérité, celle-ci n’étant pas toujours assimilable à la différence culturelle puisqu’elle peut également s’affirmer dans le miroir que le passé tend au présent (Shakespeare), ou encore dans les identités et significations contrastées d’une même oeuvre / figure emblématique, comme le montre l’exemple de Claudel vu par Françoise Dubor ou de Gratien Gélinas et Marcel Dubé présenté par Hélène Beauchamp.
Comment en finir avec le répertoire? Cette question n’est pas une simple provocation et doit être entendue sur un double registre dans la section centrale de notre dossier consacrée à « L’entrée au répertoire ». Au plan esthétique d’abord, les démarches de troupes et de créateurs scéniques contemporains semblent bel et bien inscrites à l’enseigne du soupçon. L’étude proposée par Katia Arfara sur deux productions du Wooster Group (Brace up! et Hamlet) montre en effet de quelle manière la metteure en scène Elizabeth LeCompte s’approprie un matériau dramaturgique dans le but de revisiter l’héritage (Tchekhov, Shakespeare) qu’il représente mais aussi les traditions scéniques et médiatiques (cinéma, télévision) qui ont cristallisé son interprétation. C’est ce filtre culturel que cherchent invariablement à démasquer en le performant les productions de la troupe d’avant-garde new-yorkaise. La stratégie est en ce sens similaire à celle de Denis Marleau, analysée ici par Florent Siaud, qui en s’attaquant à Othello en 2007 s’est mis à la tâche de casser le « monument » shakespearien. Ce qui est mis en cause, dans cette démarche iconoclaste, n’est plus la signification des oeuvres classiques elles-mêmes mais le fait que celles-ci sont toujours médiatisées par des langages scéniques qui charrient à leur tour une certaine mémoire. On en prendra également la mesure dans ces spectacles repris sans cesse et même reconstitués (reenacted) dont parle Frédéric Maurin en suggérant que le passé du théâtre se perpétue dans une forme d’impermanence. Mais cette mémoire serait aussi celle, fragmentée, qui passe par les corps, les objets et les images qui, tel le ghosting analysé par Hervé Guay en prenant exemple sur le théâtre québécois, témoignent admirablement du fait que la scène, même lorsqu’elle se revendique de l’acte de création le plus spontané, le plus pur, demeure un lieu habité par d’innombrables et indispensables fantômes.