Résumés
Résumé
À qui s’adresse l’auteur dramatique québécois? Et quelle est la portée de cette adresse? L’auteur, en mode essai, pose ces questions, à la lumière d’une pratique et d’un milieu en pleine transformation où l’auteur perd de son autorité et où il doit peut-être repenser son rapport avec l’objet de création.
Abstract
Whom does the Québécois playwright address? What is the impact of this address? The author, in a personal mode, explores the context in which major shifts in current stagecraft and production are affecting the writing of plays. What is the playwright’s new role and authority in this transforming scene?
Corps de l’article
À qui s’adresse l’auteur dramatique québécois ? Non pas le théâtre québécois dans son ensemble; non pas les personnages de ce théâtre mais plus précisément l’auteur. Il fut un temps, c’est-à-dire aux origines itératives de cette dramaturgie – dont les origines multiples et répétées donnent l’impression de nombreux recommencements[1] –, où l’auteur s’adressait aux siens, à la famille, au clan, au peuple[2]. Il se voyait tantôt comme porte-parole velléitaire, tantôt comme récepteur d’une parole. Transmetteur essentiel d’une sensibilité, d’une identité collective, passeur de mythes, façonneur d’une parole vivante, scribe de la communauté, chantre du lien social. L’auteur québécois qui carburait aux mythes dépresseurs anciens sur son état[3] (et sur son État ?), soutenait la promotion d’une littérature d’émancipation, de délivrance. « J’écris pour être parlé/et pour qu’il soit possible/à mon frère inconnu/D’entendre couler mes larmes/et ma joie se débattre/Entre les quatre grilles des prisons/de mon rêve » écrivait, par exemple, Marcel Dubé (1968 : 14). L’écriture, était alors prise de parole, geste de sollicitation et liberté rêvée. « J’écris pour ceux qui sont venus de/Normandie/Après quinze cent trente-quatre/Et dont on a soigneusement pillé/l’héritage » (Dubé, 1968 : 18). L’écriture des origines est un rappel de ce qui a été perdu. « J’écris pour que l’on parle/sans détour/Des années de noirceur et/de génuflexion/Pour réviser nos défaites et nos humiliations » (Dubé, 1968 : 18) : l’écriture comme entreprise de correction et de redressement collectif. Le projet partipriste visant à « Dire ce que je suis », puis, plus tard, faisant la promotion de la « langue québécoise », c’est-à-dire du joual littérarisé, sera en quelque sorte le projet de fondation de la littérature « québécoise », soit le parachèvement du rêve qu’avait entretenu un siècle plus tôt François-Xavier Garneau pour la société canadienne-française.
Lourde tâche que de prendre sur soi un tel programme prométhéen. La responsabilité n’aura été que de courte durée, le temps de transmettre le feu et de le voir embraser tout un milieu, du metteur en scène à l’acteur qui, eux aussi plus que jamais, revendiquent de témoigner de leur présence, tant par l’écriture que par leur prestation scénique. Les acteurs-écrivains et les metteurs en scènes-(ré)écrivains apportent autant de façons (innovatrices, déconcertantes, essentialistes) d’écrire et de concevoir dans l’action même de la création théâtrale, en une série d’emboîtements inévitables de l’écriture, de la mise en scène et des conditions actuelles de production où le théâtre repose d’abord sur un projet plutôt qu’un texte, sur une signature plutôt qu’une parole, bien qu’il y ait des exceptions : les démarches singulières et assumées d’écriture scénique de Marie Brassard, Marcel Pomerlo, Évelyne de la Chenelière; le génie créateur de Robert Lepage ou le verbe mythifiant de Wajdi Mouawad, pour ne nommer qu’eux.
Ce serait se montrer complaisant que d’entretenir aujourd’hui une image démesurée de l’importance sociale ou même artistique de l’auteur dramatique qui, bien que prolifique, n’en demeure pas moins qu’un simple adjuvant dans la pratique théâtrale contemporaine. Une pratique, par ailleurs, foisonnante d’inventivité visuelle, sonore et interdisciplinaire; une pratique ouverte sur la multiplicité de signatures singulières; une pratique riche et dynamique qui intègre allègrement la vidéo, le cinéma, le cirque, la comédie musicale – le divers du divertissement contemporain, tout comme de sa diversité.
Cette perspective cache-t-elle une nostalgie pour une époque révolue où l’auteur avait une place vraiment déterminante dans le milieu théâtral ? Une telle place centrale a-t-elle déjà véritablement existé ? Jean-Claude Germain ne posait-il pas la question polémique, à l’orée de la naissance du théâtre proprement québécois (après Les belles-soeurs), à savoir si « l’auteur dramatique québécois [serait] un spécimen humain en voie d’extinction » (Germain, [1970] 1978 : 10) ? Après avoir opposé le théâtre d’auteur (d’abord classique, étranger) à celui de la création collective qui s’inspirait des manifestations cérémonielles à la Living Theater, Germain constate sardoniquement que « l’auteur dramatique est un intrus qu’on tolère et un autochtone qu’on méprise » (Germain, [1970] 1978 : 17). Il se demande ensuite s’il faut « conclure de tout cela que le jour où les comédiens s’assumeront comme créateurs, le théâtre pourra se passer d’auteurs dramatiques ou de metteurs en scène ? » (Germain, [1970] 1978 : 16; souligné dans l’original). La question demeure paradoxale pour l’éventuel animateur d’une troupe d’acteurs-créateurs avec lesquels il développera une relation fusionnelle et sans lesquels il n’écrirait (presque) plus pour la scène. Dès lors, l’auteur québécois (re-)naissant ne serait jamais maître d’oeuvre, à moins d’être également metteur en scène, comédien, directeur de compagnie. « Pour les héritiers de Molière […] l’auteur dramatique québécois n’a jamais été et n’est pas encore une nécessité vitale et impérieuse. C’est un luxe » (Germain, [1970] 1978 : 17; souligné dans l’original). À la même époque, Jacques Ferron faisait dire à son homonyme, dans L’impromptu des deux chiens, en l’opposant au metteur en scène Albert Millaire : « Le théâtre, tel que vous l’avez dit est cette entreprise communautaire que seul un esprit communautaire peut mener à bien. Vous êtes de la troupe et je fais bande seul : j’ai tort, c’est évident. Le cumul n’est pas nouveau; il existait du temps de Molière » (Ferron, 1975 : 189). Voilà encore Molière proposé en exemple. Le théâtre repose sur le jeu, sur le savoir-faire et la pratique de l’art dramatique. Qui sont les héritiers québécois de Molière, hormis ces « Mozart qu’on assassinait » selon Germain ? Chacun à sa manière : Gratien Gélinas, René-Daniel Dubois, Robert Lepage, Wajdi Mouawad, entourés, plongés dans le milieu, tout en préservant leur spécificité, leur individualité de créateur.
La place incertaine de l’auteur dans les orientations des pratiques théâtrales
Aujourd’hui, le théâtre québécois est plus que jamais pluriel. Il est présent sur les scènes du monde entier et il est devenu on ne peut plus perméable aux différentes pratiques artistiques de notre temps avec tout ce qu’elles apportent de langages scéniques distincts. Malgré quelques relents d’une prise de position politique (trop rarement paradoxale puisque généralement en accord avec ce que pense la majorité des spectateurs), cette pratique se veut post-identitaire et – par moments exceptionnels de risque assumé – postdramatique : il suffit de penser aux écritures scéniques fortes et complexes de Marie Brassard, Christian Lapointe, Stéphane Crête, Brigitte Poupart et même Dave St-Pierre, lorsqu’il s’inscrit dans la foulée de Pina Bausch en créant de la danse-théâtre.
Sinon, la pratique n’en demeure pas moins foncièrement ancrée dans une conception assez traditionaliste de la « pièce bien faite », telle que l’auront revue et adaptée au XXe siècle les Yasmina Reza, Michael Frayn et David Mamet de ce monde en lui appliquant des perturbations spatiotemporelles et autres effets esthétiques. Une telle écriture repose sur un récit dramatique empreint de causalité aristotélicienne, soit le mouvement inéluctable de l’action vers l’avant, vers son objet totémique. Comme l’affirme Martin Faucher avec volontarisme dans sa synthèse des Seconds États généraux du théâtre québécois, c’est tout « le théâtre québécois [qui] est tourné vers l’avenir » (CQT, 2008 : 3). En ce sens, le milieu théâtral québécois est d’abord à la recherche de « vérité émotionnelle » dans l’action.
Le Centre des auteurs dramatiques (CEAD), dans son document de réflexion en vue des Seconds États généraux du théâtre en 2007, se désolait de « la place qu’occupe actuellement l’auteur dans le paysage théâtral » (CEAD, 2007 : 1). Son apport lui apparaissait « infiniment discret ». On rappelait aux autres praticiens de la scène la nature du travail de l’auteur, en insistant sur le fait qu’il n’écrit pas seulement en fonction de la représentation unique mais plutôt sur la durée. « La notion de quête est inhérente au geste d’écriture. C’est du principe même de quête, de la friction ou de la résonance des différents textes entre eux, qu’émerge le sens de l’oeuvre » (CEAD, 2007 : 1). L’oeuvre, bien sûr, ne se limite pas à l’objet mis en marché, mais au discours auctorial qui s’articule d’une pièce à l’autre. On mettait en garde, dans le même document, contre une évacuation systématique de l’auteur des compagnies théâtrales institutionnelles. « Une présence accrue de la figure de l’auteur au sein des théâtres constituerait déjà un premier garde-fou, lumineux, à cette tendance. Écrire ce n’est que ça… c’est tout ça : combattre le vide pour créer du sens » (CEAD, 2007 : 2).
On pourra s’insurger, bien entendu, contre un tel discours en le taxant de logocentrisme, ou tenu par des fétichistes graphomanes : comment peut-on voir du vide là où les salles sont pleines de spectateurs ? Comme si faire événement équivalait à contribuer à l’évolution d’un théâtre. On rétorquera qu’en 2009, avec « près de deux pièces sur trois (62 %) écrites par des Québécois, la programmation des 12 principaux théâtres de la métropole est même exceptionnelle cette saison » (La Presse, 2009 : 1). Ou encore qu’il « y eut un temps où l’on comptait une poignée de dramaturges québécois. Par la force du nombre et la diversité des voix, on parle maintenant d’une véritable dramaturgie » (Girard, 2009a : 14). Ce bond statistique (la moyenne annuelle étant plutôt près de 46 % de pièces d’auteurs québécois, selon la présidente du CEAD, Lise Vaillancourt) reflète-t-il une amélioration du statut de l’auteur québécois ? La nouvelle fait mouche : « 62 % », c’est dire que les chiffres ne mentent pas[4]…
Dans son introduction au dossier portant sur la figure de l’auteur dramatique québécois paru dans Voix et Images, Yves Jubinville estime pourtant « qu’au Québec, le désir d’écrire pour la scène semble être inversement proportionnel au prestige déclinant de l’auteur dramatique » (Jubinville, 2009a : 7). L’auteur n’occupe plus le centre, bien au contraire, il semble cultiver une certaine marginalité, voire entretenir la dispersion stratégique : « Être à la périphérie, c’est prendre notamment fait et cause du fait que le texte n’a plus force de loi dans le travail de création théâtrale; que l’auteur n’intervient pas nécessairement en amont d’un projet mais parfois en parallèle ou en aval d’une exploration scénique » (Jubinville, 2009a : 8).
L’évacuation du texte, sa transformation de monument qu’il avait pu déjà être en simple document, pour reprendre les termes foucaldiens qu’Yves Jubinville utilise pour expliquer l’évolution du métier d’auteur, donne lieu à l’émergence d’une nouvelle cohorte de créateurs scéniques souvent davantage intéressés par l’expérience théâtrale esthétisante et les « rites du scénario » (le canevas, la partition) que par sa portée symbolique et son inscription discursive : « Le document, dans l’optique foucaldienne, n’a pas de valeur en soi; anonyme, sans signature, il est “pris”, recueilli dans la masse des discours en circulation, ce qui brouille toute trace d’énonciation autonome » (Jubinville, 2009c : 71). Et le chercheur de conclure : « (…) du monument qu’il était le texte de théâtre bascule ainsi dans la catégorie des documents. D’où ces rites du scénario, de la partition, du canevas, du work in progress, qui président souvent à un processus d’écriture résolument ouvert » (Jubinville, 2009c : 71; souligné dans l’original).
Écrire en situation paratopique
Qu’en est-il de l’auteur dramatique esseulé, sans autorité – celui-là même qui ne dirige ni compagnie, ni acteurs ? Il se voit donc contraint à s’adresser d’abord à ceux qui lui donneront droit de Cité en produisant éventuellement ses textes : directeurs artistiques, metteur en scène, comédiens influents. Il s’adresse au milieu théâtral depuis sa propre marge, sa propre exiguïté. Il habite, en cela, l’impossible lieu propre à l’écrivain – la paratopie –, cet espace littéraire qui vit de ne pas avoir de lieu véritable. Dominique Maingueneau a développé cette notion de la paratopie à partir des tropes romantiques de la singularité du créateur et en s’inspirant des trois plans de l’espace littéraire proposés par Bourdieu. L’écrivain paratopique d’un pays équivoque choisira tôt sa posture et ses communautés paratopiques dont les deux pôles sont, d’une part, la bohème (le terme est de Maingueneau), soit une adhésion aux exclus qui se regroupent et où dominera la tribu qui assume son nomadisme ou bien son exiguïté par rapport à la société; d’autre part, la position du solitaire engagé dans une démarche intellectuelle et morale plutôt que dans un engagement sociétal. L’image caricaturale du solitaire renvoie à Montaigne prostré dans sa tour ou, plus près de nous, à Victor-Lévy Beaulieu s’exilant de la métropole culturelle afin de mieux investir Trois-Pistoles et qui y bâtira un théâtre pour accueillir son oeuvre carnavalesque, ou à Normand Chaurette d’avant sa rencontre avec Denis Marleau, alors qu’on disait de son théâtre qu’il était « injouable ». Dès lors, la situation s’impose en ces termes : « L’écrivain est quelqu’un qui n’a pas lieu d’être et qui doit construire le territoire de son oeuvre à travers cette faille même » (Maingueneau, 2004 : 85 ; les italiques sont de nous).
Les auteurs, par leur oeuvre et leur discours, sont uniques, mais ils se positionnent néanmoins en fonction des embrayeurs paratopiques qui leur permettront de définir leur appartenance à la scène d’énonciation (le champ social). Le solitaire, à moins d’être récupéré par l’institution – « découvert » par un directeur artistique; « accompagné » par un metteur en scène, jusqu’à s’en affranchir un jour; ou faisant l’objet de promotion d’un acteur, membre de la tribu –, demeurera esseulé et son théâtre demeurera dans son tiroir. Le fonctionnement même de l’institution théâtrale favorise une identification à la bohème paratopique selon Maingueneau et à ses valeurs. Cette « bohème » demeure paradoxale car, bien qu’elle ne veut pas s’identifier aux valeurs du centre, elle ne s’empêche pas néanmoins d’imposer les us et coutumes de la tribu. Plus encore, elle exige la proximité, un certain emboîtement, voire des croisements multiples des réseaux, c’est-à-dire la présence réelle, physique de l’auteur au coeur de démarches créatrices qui ne trouvent pas nécessairement leur origine dans les textes dramatiques. Ainsi, l’auteur actif ne pourra être paratopique qu’en privé, c’est-à-dire qu’il puisera aux types de paratopies créatrices usuelles : celui qui n’est pas à sa place, celui qui va de place en place, celui qui ne trouve pas de place ou encore les autres types de paratopies associées aux marginaux : paratopies sexuelles, sociales, physiques, familiales (le dysfonctionnel au sein de sa propre famille). Sinon, en public, il adhérera aux jeux de positionnement dans le champ restreint des écrivains qui son joués sans qu’ils n’aient à produire eux-mêmes leurs textes. En prenant pour acquis qu’il s’agisse bien de leur texte plutôt que d’un document, c’est-à-dire des matériaux maintes fois triturés et récupérés par les créateurs scéniques. Cet auteur aura appris à se rendre utile, pour être ensuite prisé et, éventuellement, indispensable à la troupe ou à la compagnie d’accueil (comme la famille du même nom…).
L’auteur paratopique solitaire, s’il domine, pour sa part, le champ littéraire, demeure une figure énigmatique au théâtre. Cette figure « romantique » est récupérée avec délectation lorsque l’auteur singulier revendiquant sa singularité est décédé et ne risque plus d’indisposer (un Claude Gauvreau, par exemple). La paratopie solitaire contemporaine des auteurs vivants, hélas, présente plutôt un répertoire d’oeuvres orphelines dispersées, soit des milliers de textes dramatiques d’auteurs qui ont fait leurs preuves, mais qui, pour diverses raisons, ne trouvent pas preneur. Il suffit de se rendre au Centre des auteurs dramatiques pour en mesurer l’ampleur. Autant de paroles que de discours qui errent sans attaches, sans contexte, sans les embrayages : ces matériaux déclencheurs nécessaires pour mener le projet à son aboutissement. Peut-être précisément à cause du fait qu’il ne s’agit pas de projets – c’est-à-dire d’une potentialité visant à rallier des créateurs autour d’une parole à construire et à prendre collectivement. Le texte achevé, le monument dont il était question plus tôt, n’est que très peu monté dans les salles institutionnelles. Mis à part ceux d’auteurs canoniques (Michel Tremblay, Michel Marc Bouchard) et ceux en voie de le devenir (Larry Tremblay, Évelyne de la Chenelière), sinon les textes seront d’abord mis à l’épreuve par la lecture ou le laboratoire public, un processus dramaturgique visant à doter l’oeuvre de son plein potentiel scénique. Un conseiller dramaturgique encadre le travail éditorial du texte, il sert de médiateur entre l’auteur et l’équipe de comédiens assemblés pour la mise en lecture. Le processus est généralement encadré par un metteur en scène qui n’est pas toujours au service du texte. Au pire, il en résultera des textes en rade, aux mieux, une production éventuelle qu’aura faite germer la lecture au sein de la bohème théâtrale qui aura eu le coup de foudre.
Yves Jubinville concluait son dossier sur les « Trajectoires de l’auteur dans le théâtre contemporain » en résumant fort bien le dilemme existentiel de l’auteur dramatique québécois actuel, tout en posant le problème dans la perspective de l’historien du théâtre. Selon lui, l’histoire, « face à l’éclatement des formes dramaturgiques, consiste à interroger non pas comment l’auteur et son texte appartiennent à une tradition mais plutôt comment, dans la dynamique sociale, intellectuelle et esthétique actuelle (au Québec, mais ailleurs aussi), le fait d’écrire pour la scène revêt (encore) une signification » (Jubinville, 2009c : 78). Sans signification sociale, le geste d’écrire est d’abord valorisé en tant que fonction complémentaire de la création théâtrale. Le rôle de l’écrivain traditionnel est aplati, ramené à celui de scribe. Des textes en trop ? Bien sûr qu’ils sont de trop. La pratique théâtrale contemporaine repose sur des projets et non pas sur des textes, sur une volonté de bien développer sa signature artistique. Dans ce contexte, le processus l’emporte sur le texte puisque ce dernier est plutôt fixe, alors que le premier admet toutes les variations. Finalement, il n’y a plus d’auteur véritable que le maître d’oeuvre – le metteur en scène, le directeur artistique, ceux-là qui écrivent dans l’instant de la conception commune. Voilà peut-être en quoi la dramaturgie de l’auteur diffère de celle de l’acteur ou du metteur en scène. Ces derniers ont une sensibilité première à l’instant présent, à ce que Thornton Wilder nommait le moment présent perpétuel, l’ici-maintenant, de la représentation théâtrale. Ainsi rédige-t-on debout, dans le feu de l’action : cela donne un théâtre imagé, émotif, instinctif, reposant sur le non-dit, à partir de ce que les acteurs savent faire et de ce qu’ils ne disent pas. L’effet de cette écriture est parfois sublime mais lié à la performance même (De l’impossible retour de Léontine en brassière du Groupe de Poésie Moderne ou encore Joie et Océan de Pol Pelletier), et parfois racoleur (les exemples seraient trop nombreux, mais on pourrait nommer ici Temps de Wajdi Mouawad dont on sent les ficelles et les renvois aux comédiens sans qu’ils ne parviennent à servir l’oeuvre).
Soliloque ou adresse à soi ?
Qu’en est-il alors de ces textes inédits devant un milieu théâtral qui est, somme toute, autosuffisant en matière d’écriture ? Il n’est pas donné à tous de voir son oeuvre récupérée par la postérité grâce aux bons soins d’un beau-frère prévoyant. Le fantasme d’une réhabilitation et d’une gloire posthume à la Büchner ou, plus près nous, à la Gauvreau motive-t-il peut-être quelques-uns de nos auteurs à écrire malgré tout depuis leur position de paratopie désertique. Ces déserts deviennent florissants lors de semaines de la dramaturgie, soit au CEAD, soit au Festival du Jamais Lu. Voilà l’occasion rêvée de révéler des textes tantôt achevés, tantôt atypiques; voilà l’occasion de faire entendre de nouvelles voix ou encore celles qu’on avait oubliées.
Or, au Québec, les compagnies institutionnelles, malgré des comités de lecture informels, semblent avoir laissé tout ce volet de développement et d’épuration darwinienne des textes dramatiques au CEAD, sans toutefois assister de manière systématique à leurs événements de mise en valeur des textes sélectionnés. Ainsi, les auteurs se retrouvent entre eux, heureux de se côtoyer, heureux d’être lus à voix haute et de s’entendre. Sauf qu’il n’y a là que des auteurs et les auteurs n’ont plus l’autorité liée à la production réelle. Ils se trouvent radicalisés dans leur position de solitaires paratopiques – des solitaires parmi les solitaires. Reste le bouche à oreille, les liens, les connivences, les affinités qui passent par la fréquentation des lieux de rassemblement de la bohème théâtrale.
À qui s’adresse l’auteur dramatique québécois si ce n’est qu’aux siens, ceux du clan des auteurs, ceux qui savent et qui aiment lire et concevoir le théâtre et ses possibles non pas en fonction de soi, mais à partir de ce que propose l’auteur ? Ces lectures publiques sont-elles devenues les reliquaires voués aux pièces mortes-nées puisque parachevées dans le geste même de leur profération ? La prise de parole sans signature, sans être inscrit dans un projet de production, un texte qui n’a d’autre attrait que celui d’exister atteindra-t-il seulement sa cible un jour ?
Reste un seul lecteur privilégié et une seule adresse qui soit essentielle : l’adresse à soi-même, pour soi-même. L’adresse à soi pour se convaincre d’exister, car sans public l’auteur dramatique n’est que simulacre.
***
Que faire ? S’approprier le propre de l’écrivain, faire du texte à la fois le lieu de sa propre paratopie et un monument inévitable qu’il sera impossible de mettre en morceaux par sa cohérence interne absolue. Plonger en soi, dialoguer avec soi : René-Daniel Dubois le fait depuis des années avec ses entretiens socratiques entre Daniel et René-Daniel (ses Entretiens et Morceaux), Michel Ouellette fantasme sur la place potentielle d’un lectorat sur la résolution d’un drame dans Götterdämmerung, Larry Tremblay oppose LÉO et LÉØ dans Le problème avec moi. La rencontre de soi avec l’autre, dans le cas où l’autre est un reflet de soi, demeure chargée de danger. Voilà l’essentiel de l’autofriction (néologisme emboîté dans un néologisme; voir Leroux, 2009[5]) : ni autofiction ni fiction innocente puisqu’elle met en scène des doubles aux caractéristiques auctoriales, cette écriture renvoie bien sûr, ne serait-ce qu’en douce, à la pratique autoreprésentationnelle de plus en plus présente dans le théâtre québécois. Peut-être s’agit-il d’une dernière stratégie de monumentalisation du texte dramatique ? Prendre sur soi l’objet théâtral; s’autolittérariser, se mettre en scène soi-même. Les artistes, jadis engagés dans la création de mythes populaires et porteurs d’une vision de la société et de ses aspirations profondes, sont aujourd’hui davantage intéressés par l’authenticité et la justesse de leur propre réflexion. Qu’est-ce que l’authenticité sinon une adhésion à une expérience de soi ? Certains allègueront qu’il s’agit là du reflet le plus authentique d’une société avant tout narcissique et d’un bienfait pour une littérature trop longtemps inféodée à son rôle social et politique.
L’égotisme des artistes n’a rien de nouveau. Qu’est-ce qui autoriserait l’artiste à prendre la parole, à créer une oeuvre, à la rendre publique et à en assumer la portée si ce n’est la conviction qu’il contribue à sa façon – par son narcissisme, par sa sublimation, par ses obsessions mais, surtout, par son métier, par son talent – au récit de sa société ? Derrière l’oeuvre promue, il y a la présomption de la validité de son discours. Il y a là un « devenir-fictionnel » deleuzien assumé, voire revendiqué.
Mais le devenir en cause ne sera que fiction tant que l’oeuvre demeurera inédite. Nous en avons vu les embûches prévisibles. L’auteur non affilié, non canonique peut toujours rêver d’un théâtre d’auteur au Québec, c’est-à-dire un théâtre consacré à ses auteurs et dirigé par eux. Encore faut-il que l’initiative vienne des auteurs, encore faut-il qu’il délaisse sa paratopie au profit d’un investissement du territoire et de la pratique, par un engagement, en somme, qui relève d’une habileté à animer une communauté, à rallier les gens à l’idée d’une parole qui l’emporterait sur une prolifération du spectaculaire à tout prix. Ce théâtre existe de manière éclatée, par les initiatives de douzaines de petites compagnies nées d’un projet d’auteurs assumant le caractère théâtral de leur oeuvre et parfois même la fonction de metteur en scène (en ce moment, aucun théâtre institutionnel québécois n’est dirigé par un auteur). Ce théâtre existe malgré tout dans la potentialité des milliers de textes du Centre des auteurs dramatiques et dans le regard enjoué des comédiens qui s’engagent envers les auteurs avec leurs projets confidentiels de textes en devenir et leurs gages de participation au monde théâtral dont le milieu n’est pas statique, finalement, mais mouvant, selon les déplacements de ses marges.
À qui s’adresse l’auteur dramatique québécois ? À soi, tel qu’il se voit réfléchi dans le regard de ces comédiens qui le rapprochent, ne serait-ce que par moments, du centre et qui lui confèrent un sentiment de pertinence. À soi, pour l’aventure à vivre avec les comédiens, pour le compagnonnage des pairs, pour l’échange avec le public qui se reconnaît ou se laisse emporter par l’oeuvre qui porte en elle autant de ratages que de tentatives, pour l’auteur, d’exister[6].
Parties annexes
Note biographique
Louis Patrick Leroux est professeur agrégé de littérature et de création littéraire aux départements d’English et d’Études françaises à l’Université Concordia. Auteur dramatique et metteur en scène, il a fondé, à Ottawa, le Théâtre la Catapulte. Depuis 2008, il est artiste en résidence à Matralab et membre d’Hexagram-Concordia
Notes
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[1]
À ce sujet, voir l’article de Jean-Marc Larrue, « Mémoire et appropriation : essai sur la mémoire théâtrale au Québec », L’Annuaire théâtral, n° 5-6, SHTQ, 1988-89, p. 61-72.
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[2]
Inutile de refaire l’histoire, mais Jean Cléo Godin et Laurent Mailhot écrivaient dans Théâtre québécois II, portant essentiellement sur les années 1970, que « [p]our la plupart des dramaturges québécois, même “nouveaux” - d’après leurs interviews comme d’après leurs oeuvres - le théâtre est un miroir, le reflet d’un milieu, d’une époque. Mais un “reflet” historique et critique (Ferron, Germain), un reflet-rayon (Sauvageau, Garneau), un miroir-conscience, une vitre que l’on brise et qui brise, une porte-fenêtre » (Godin et Mailhot, 1980 : 203). Godin et Mailhot se demandent alors, en réaction à l’image consensuelle du miroir dont s’était alors doté le milieu : « Comment réfléchir ce qui est absence, manque, désir ? C’est là où la métaphore montre ses limites et le spectacle ses masques, ses décors, ses vitrines. » (Godin et Mailhot, 1980 : 203; souligné dans l’original). Au contraire, l’absence se trouvera réfléchie dans un cruel jeu de miroirs reflétant - réfractant ? - l’ultime miroir aux alouettes : celui du pays à (se) représenter. L’histoire servira de matrice d’exploration, sans toutefois donner d’exemples à suivre.
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[3]
Gérard Bouchard, intégrant de grands pans de la pensée de Fernand Dumont dans Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée, écrit que les mythes dépresseurs et leurs effets répressifs sur le Québec sont nés d’une dépendance maintenue envers les puissances colonisatrices. Le « rapport de dépendance [du Québec] envers l’Europe, et en particulier envers la France, […] a engendré des processus compliqués de rupture et de continuité marqués d’ambivalences et de volte-face. Ce rapport culturel intense et tourmenté que le Québec a entretenu avec la mère patrie s’est accompagné d’un effet répresseur, inhibiteur, qu’il n’a jamais complètement surmonté » (Bouchard, 2000 : 82; souligné dans l’original). D’où l’instrumentalisation de la notion de délivrance, non seulement par rapport aux forces colonisatrices, mais aussi délivrance à l’égard de ses propres asservissements.
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[4]
Lise Vaillancourt, citée en entrevue avec Yves Jubinville, dans Voix et Images, y affirmait que près de « 46 % des productions sont en effet créées à partir de textes québécois. C’est dire qu’il y a un avenir pour l’auteur dramatique si l’on reconnaît sa nécessité, si l’on tient compte du fait que l’impulsion première de la création vient le plus souvent de l’auteur » (Jubinville, 2009b : 13-14). Elle insiste sur la reconnaissance de l’apport essentiel de l’auteur en tant que géniteur et porteur du texte et se désole de la perte du statut de l’auteur au sein de l’institution théâtrale, mais aussi - et peut-être surtout - en rapport avec la société. Par ailleurs, l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ), qui calcule le nombre d’entrées par genres (théâtre de création, théâtre de répertoire, vaudeville, conte) plutôt que de comptabiliser par types de producteur, identifiait en 2011 un nombre plus important de représentations et d’assistance au théâtre de création (3 658 représentations pour les oeuvres de création contre 1 858 pour le répertoire; 725 420 spectateurs contre 616 563). En revanche, l’assistance moyenne est nettement plus basse pour le théâtre de création, tout comme le taux d’occupation et le revenu de la billetterie. De plus, on ne sait pas non plus si le théâtre de création n’est que québécois (OCCQ, 2011 : 6).
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La crise du personnage moderne décrite par Robert Abirached et précisée, dans le cas du personnage théâtral contemporain, par Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, loin d’être mortifère, serait devenue « l’un des signes de sa vitalité » (Ryngaert et Sermon, 2006 : 7). Quelque chose s’est fondamentalement modifié dans le rapport que peuvent entretenir les comédiens et les auteurs avec leurs personnages : « Chez les auteurs, les effets réels de la présence et du travail de l’interprète l’emportent sur tout substrat de fiction : sur le devant de la scène s’exposent des corps diseurs, des corps joueurs, dont il est spécifié qu’ils ne cherchent pas l’illusion » (Ryngaert et Sermon, 2006 : 9). Plutôt que de masquer l’identité du comédien, du comédien-auteur ou de simuler l’absence d’une voix d’auteur régissant la prise de parole, le théâtre autofictionnel se fait volontiers à visage découvert ; il en fait même un procédé authentifiant. La « contamination » auctoriale, par les interventions de l’auteur, non seulement n’est-elle plus proscrite, mais elle est recherchée. Paradoxalement, le réel, l’authentique, se réalise en performance théâtrale par l’aveu même de son caractère artificiel. À l’autofiction, contraction sémantique du paradoxe d’une fiction de soi, sont adjoints les autofrissons et les autofrictions, comme autant de variations sur une exposition contingentée, contrôlée, de soi. L’autofriction devient alors une confrontation de soi à soi, l’auteur bousculé par l’image de soi que l’écriture lui renvoie.
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Le présent texte est signé par un auteur dramatique et universitaire qui s’emploie depuis vingt ans à réfléchir aux mécanismes qui promeuvent ou entravent le rôle de l’écriture dans le champ des pratiques théâtrales. J’assume entièrement une approche critique et délibérément provocante.
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