Résumés
Résumé
Né d’une volonté d’extraire l’oeuvre d’art de ses habituels lieux de présentation pour les inscrire dans des contextes insolites, le théâtre in situ délaisse les espaces sanctuarisés de la création. Comme l’ont montré trois spectacles présentés dans l’édition 2010 du Festival TransAmérique de Montréal, il permet au spectateur de vivre une expérience artistique au coeur de la ville. Enquête anthropologique sur ce qui fonde nos rites, notre inconscient collectif et nos sentiments d’appartenance, le théâtre in situ n’est pourtant pas exclusivement une manifestation à ciel ouvert : bouleversement de l’espace urbain, il occasionne parallèlement une plongée en soi qui conduit le sujet à s’interroger sur son rapport à sa propre mémoire ou à son activité sensorielle de citadin.
Abstract
Originating in the wish to take works of art away from their usual places of exhibition, in order to inscribe them in unusual contexts, in situ theatre abandons the common sanctuaries of creation. As it was demonstrated by three shows presented in the 2010 TransAmerica Festival of Montreal, in situ theatre enables the audience to experience art in the heart of the city. In situ theatre, which is an anthropological survey of our rituals, our collective unconscious and our sense of belonging to a community, is not exclusively an open air performance : it disrupts the urban space and, at the same time, invites the subject to dive into his or her self, so that we question our relationship to our own memory or to our sensory activities in the city.
Corps de l’article
Les villes sont un ensemble de beaucoup de choses : de mémoire, de désirs, de signes d’un langage ; les villes sont des lieux d’échange, comme l’expliquent tous les livres d’histoire économique, mais ce ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont des échanges de mots, de désirs, de souvenirs[1].
Né d’une volonté d’extraire l’oeuvre d’art de ses habituels lieux de présentation pour les inscrire dans des contextes insolites, le théâtre in situ a d’emblée développé une réflexion sur l’écart. Situé à la fois hors des lieux habituels du spectacle, mais dans des lieux spécifiques, son objectif a été de repenser la relation de l’oeuvre avec son public et son espace d’accueil, mais aussi de questionner la frontière scène / salle, héritée de l’architecture des théâtres à l’italienne. Privilégiant bien souvent les espaces ouverts, le théâtre in situ ne s’est pourtant pas contenté d’opérer un déplacement de l’intérieur vers l’extérieur. Il s’est attaché à instituer un rapport dialectique entre ces deux pôles, à même de renouveler la place de l’art dans le monde, mais aussi la réception du spectateur, pour poser avec davantage d’acuité les questions suivantes : qu’est-ce que l’art peut faire au monde ? qu’est-ce que le monde peut faire à l’art ? ou encore qu’est-ce que l’art, déplacé dans un contexte singulier, peut faire au spectateur ? En articulant l’événement artistique autour de cette tension entre intérieur et extérieur, oeuvre et contexte, individu et communauté, le théâtre in situ n’a pas forcément abouti à un renouvellement esthétique ou formel : à la limite, tel ne fut sans doute pas son dessein principal. Sa portée a plutôt pris une ampleur d’ordre sociologique, anthropologique et cognitif : en abandonnant les espaces sanctuarisés de l’art pour partir à la conquête de la société, il a en effet fini par toucher à la question des rites, de l’inconscient collectif, du lien social, du sentiment d’appartenance, mais aussi du rapport du sujet à sa propre mémoire ou à son activité sensorielle.
Que cette forme de théâtre ait pris place en plein Montréal pendant l’édition 2010 du Festival TransAmérique en a démultiplié les implications à travers trois événements particulièrement marquants. Dans Domaine public – proposé par l’Espagnol Roger Bernat –, le public est invité à mettre un casque audio qui lui pose des questions sur son identité et l’invite à se déplacer dans l’espace de la place Pasteur de Montréal en fonction de ses réponses ; imaginé par les chorégraphes Martin Chaput et Martial Chazallon, Tu vois ce que je veux dire propose au spectateur un parcours les yeux bandés dans la ville, avec pour seul guide un étranger qu’il ne connaît pas, mais qui lui fait emprunter un itinéraire conçu à l’avance ; sur la vaste place Émilie-Gamelin, Le Très Grand Continental de Sylvain Émard chorégraphie quant à lui une foule d’amateurs à travers de vastes danses en ligne accessibles gratuitement aux habitués du festival comme aux badauds. Se faisant échos les unes aux autres, ces trois expériences ont affecté le fonctionnement de la ville – en tant qu’espace et communauté – tout en faisant vivre à leurs participants une aventure d’autant plus forte que, comme le remarque Edward T. Hall pour les États-Unis, ceux « qui habitent les villes ou les banlieues ont de moins en moins l’occasion d’une expérience active de leur corps, ou des espaces qu’ils occupent » (1971 : 86).
Entre bouleversement de l’espace urbain et plongée en soi, il s’agira ici de voir en quoi cette trilogie de circonstance a pu instituer chez le spectateur du FTA une dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, pour mieux lui faire vivre une expérience sociale, corporelle, sensorielle et mnémonique.
Les effets de l’in situ dans la ville
L’extérieur de la ville modifié
Si l’on excepte quelques étapes de Tu vois ce que je veux dire, les trois exemples de théâtre in situ proposés cette année au FTA se sont globalement déroulés à ciel ouvert, contribuant ainsi à déplacer le théâtre du réseau habituel des salles de théâtre vers l’extérieur. Cette transformation en scène de plusieurs espaces de la ville s’est accompagnée d’un changement d’échelle des spectacles eux-mêmes. Dépassant même la vaste troupe du Sang des promesses, Le Très Grand Continental a ainsi permis à cent vingt et un danseurs (comprenant cent seize amateurs et cinq professionnels) de se déployer sur la place Émilie- Gamelin : conjuguant entrée spectaculaire, rangées symétriques évoluant de concert ou en contrepoint, l’immense sculpture corporelle à laquelle la soirée donne naissance produit de puissants effets de groupes.
Sans atteindre ces proportions, les participants de Domaine public n’en sont pas moins convoqués par dizaines, afin de produire une « fiction urbaine » (Fraser, 1999 : 13) dont le caractère chorégraphique découle des questions qui leur sont posées dans un casque. À cette interaction entre le grand nombre des participants et le ciel ouvert, Tu vois ce que je veux dire répond par une relation intersubjective entre un guide et celui qu’il accompagne. L’opération a beau sembler plus intimiste, elle n’en aura pas moins impliqué plus d’une centaine de guides à travers Montréal ; elle se rapproche surtout de Domaine public ou du Très Grand Continental sur un point central : ces événements agissent sur l’extériorité de l’espace urbain en introduisant du ludique et de l’artistique dans ce qui n’est habituellement qu’un lieu par lequel les citadins transitent quotidiennement. Qu’un guide conduise un participant les yeux bandés, que plusieurs dizaines de participants se meuvent en fonction de leur gilet (orange, jaune ou bleu) ou que plus d’une centaine de danseurs improvisés se rassemblent pour danser en ligne, des paysages familiers se voient investis par des spectacles éphémères qui étonnent les passants : sur la place Pasteur, un drame se joue sous le regard incrédule des badauds, tandis que dans Tu vois ce que je veux dire, le participant est parfois arrêté par des curieux qui demandent à son guide d’où vient cette étrange manie du bandeau qui semblent s’être emparée de la ville depuis le début de l’après-midi ; quant à lui, Le Très Grand Continental frappe par sa façon de contraster avec la population fréquentant la place Émilie-Gamelin (itinérants, victimes de la drogue, punks) le reste de l’année. En produisant de la surprise et de l’événement dans le quotidien, ces événements in situ illustrent on ne peut mieux cette définition de l’espace public proposée par Marie Fraser :
L’espace public n’est donc pas […] une entité close sur elle-même ni un espace unifié, mais un espace travaillé par une extériorité, par des conflits, par une hétérogénéité, un lieu ouvert à la pluralité, pour parler comme Hannah Arendt .
1999 : 16
Refonder le lien social
Ces événements in situ ne se contentent pourtant pas d’agir sur l’extérieur de la ville : leur impact affecte également les citadins qui l’habitent. Alors que le sentiment d’appartenance à une communauté est peut-être moins puissant dans l’anonymat des grandes villes, ces spectacles le rendent de nouveau sensible au citoyen qui, saisi dans une fiction urbaine en plein air, prend ici conscience de son inscription au sein d’une entité collective qui le dépasse. Un spectacle comme Le Très Grand Continental invite ainsi leurs participants à faire l’expérience d’un décloisonnement éphémère où les différences de catégories s’entrelacent dans un tissu social renouvelé. Sur des rythmes de danses aussi variées que le R & B, la valse, la techno, la disco ou encore le country, tout ce que la société comporte de catégories (sexuelles, géographiques, générationnelles) se trouve ici résorbé dans un joyeux métissage.
Des étudiants mêlent leurs pas avec ceux de quarantenaires, de femmes enceintes ou de retraités. Des montréalais dansent en compagnie de haïtiens, de grecs, d’arabes et d’italiens, avant d’être rejoints par les spectateurs. Par son aspect kaléidoscopique, Le Très Grand Continental rompt ici avec la passivité que Tristan Lecoq déplore chez le spectateur de théâtre :
Lorsqu’il est passif, captif, otage, la capacité critique du spectateur se réduit, à mesure qu’il s’isole ou qu’il est isolé du théâtre, à la fois de l’oeuvre et de la communauté des hommes et des femmes de théâtre. L’échange dépérit. Le lien social se délite.
1996 : 90
En lieu et place du délitement décrié, c’est ici une communauté qui se refonde, à la fois sur la piste, mais aussi autour d’elle puisque, dans un esprit festif, une passerelle fugitive finit par se construire à l’improviste entre danseurs et spectateurs, instituant une société au sens où l’entendent des anthropologues comme Philippe Laburthe-Tolra ou Jean-Pierre Warnier : un « groupe relativement important d’êtres humains en interaction constante, qui reconnaissent une appartenance commune et l’institutionnalisent » (1993 : 11). En cela, un spectacle comme Le Très Grand Continental n’appelle pas seulement et, à la limite, pas forcément, un jugement esthétique de la part du spectateur. Le spectacle se donne ici moins comme représentation que comme événement en compagnie de performers au sein desquels le participant, s’il s’était porté volontaire, aurait tout aussi bien pu prendre place. Au-delà de la dimension formelle forcément limitée de l’événement, la performance fait sensation parce que, par un étrange rapport de projection, le spectateur admire ici des concitoyens ayant simplement eu le courage de s’astreindre à plusieurs mois de répétition à raison de 4 heures par semaine. Le spectateur nourrit à l’endroit de ces danseurs d’un soir une bienveillance mêlée de complicité qui module sa réception du spectacle.
In situ et anthropologie
Mais là où le Très Grand Continental refonde la communauté et met en lumière la vigueur festive du rassemblement, Domaine public explore les mécanismes de la société en examinant cliniquement les dynamiques de groupe qui s’y affrontent. Quand la proposition de Sylvain Émard met en valeur l’énergie collective d’une communauté indifférenciée, Domaine public invite le participant à une sorte d’enquête anthropologique sur son rapport à l’autre et son sentiment d’appartenance.
Le participant peut bien esquiver telle question embarrassante sur le vol dans un hypermarché, telle autre sur son salaire : il est alors rattrapé par la voix off qui lui demande avec insistance s’il est sûr de sa réponse ou s’il n’a pas péché par omission en ne se déplaçant pas au bon moment. Ce faisant, Domaine Public ne pointe pas tant nos comportements que les motifs qui nous conduisent à les adopter. Les questions qui nous sont posées interrogent la relativité de notre place dans la communauté et celle de notre identité. Sous ses apparences de jeu à ciel ouvert, Domaine public met aussi en lueur les contradictions de notre être en société et les processus qui le façonnent. En réussissant à rendre sensible ce schème, Roger Bernat fait en quelque sorte oeuvre d’anthropologue :
L’anthropologue, selon Marc Augé et Jean-Paul Colleyn, étudie les rapports intersubjectifs entre nos contemporains, qu’ils soient Nambikwara, Arapesh, adeptes d’un culte du Candomblé brésilien, nouveaux riches de Silicon Valley, citadins des villes nouvelles, dirigeants d’entreprise ou députés européens. Ces rapports d’altérité et d’identité ne sont pas donnés une fois pour toutes, ils sont en constante recomposition .
2004 : 14
La question de l’altérité semble évidente pour des événements de grande ampleur comme Le Très Grand Continental ou Domaine public. Elle ne se pose pas moins pour Tu vois ce que je veux dire qui, inscrivant le participant aveugle dans une série de relations unilatérales à l’autre, ne cesse d’explorer la problématique de l’intersubjectivité. Le bandeau dont on affuble le participant en début de parcours le conduit tout d’abord à imaginer à l’improviste une grammaire communicationnelle avec son guide, passant par le toucher du coude et du bras. Dans cet échange sans regard, autrui devient soudainement une médiation vitale et délivre une véritable leçon de proxémie : Tu vois ce que je veux dire nous fait prendre conscience que – pour reprendre la terminologie proposée par Edward T. Hall dans La Dimension cachée – nous n’avons pas seulement des « récepteurs à distance » (1971 : 61-71) (les yeux, les oreilles, le nez), mais aussi des « récepteurs immédiats » (1971 : 72-86) (peau et muscle) par lesquels un autre mode de relation à l’autre et au monde peut surgir.
Le sujet participant : ego in situ
Il ne faudrait cependant pas déduire de ces expériences in situ qu’elles se contentent de révéler le sujet à lui-même sur le mode de l’émerveillement et de la découverte plaisante.
Soi-même comme les autres ; soi-même contre les autres
Loin de ne mettre en oeuvre qu’une joyeuse épiphanie, un spectacle comme Domaine public nous confronte par exemple à ce constat : ce que nous croyons être notre propre subjectivité n’est parfois que le reflet de pratiques et de pensées communes. L’événement imaginé par Robert Bernat s’attache ainsi à « ne jamais faire référence à des individus », mais à « créer des petits groupes » afin de susciter ce constat chez le participant : « […] en réalité, nous ne sommes pas aussi différents que nous croyons » (Van Lindt, 2009 : 5 - 6). Nos actions se trouvent soudainement mises en lumière dans ce qu’elles ont de banal ; après tout, les anthropologues ne nous ont-ils pas enseigné que « l’homme ne se pense qu’au pluriel » (Augé et Colleyn, 2009 : 13 - 14) ? Mais dans Domaine public, nos actions sont surtout appréhendées dans ce qu’elles comportent de non-dit. Loin de passer inaperçu, le mensonge, par exemple, est mis à distance sur le mode ironique par une question de la voix invisible (qui nous demande de nous mettre à l’écart si l’on a travesti la vérité lors de nos précédentes réponses). Les mots extériorisent ici cette loi refoulée dans notre inconscient collectif et à ce point assimilée qu’elle passe habituellement inaperçue à nos yeux : nos comportements sont globalement régis par les tabous qui structurent la société. C’est que, comme le soulignent les anthropologues Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier :
il y a un non-dit et un non-vu sociaux analogues au non-dit de la psychanalyse. Il y a des faits sociaux qui nous échappent parce que personne n’a les mots pour les dire, qu’aucun informateur n’est susceptible d’en parler, qu’aucun ethnologue ne s’est forgé les outils pour les détecter, et qui pourtant sont d’autant plus efficaces et pesants dans les rapports sociaux qu’ils sont mal ou nullement perçus. […] Tout être humain baigne dans un milieu social, dans des normes et des comportements dont personne ne parle car ils ont l’invisibilité du familier.
1993 : 378
Domaine Public met également l’accent sur le fait qu’une société ne se forge pas seulement autour d’un sentiment d’appartenance à une communauté (piste explorée par Le Très Grand Continental), mais aussi grâce à des dynamiques d’exclusion plus ou moins conscientes. De ce point de vue, les mécanismes de rejet par lesquels une société se construit aux yeux de Michel de Certeau se retrouvent de façon symptomatique dans la fiction urbaine proposée par Robert Bernat :
[…] toute société se définit par ce qu’elle exclut. Elle se constitue en se différenciant. Former un groupe, c’est créer des étrangers. Une structure bipolaire, essentielle à toute société, pose un « dehors » pour qu’existe un « entre nous » ; des frontières, pour que se dessine un pays intérieur ; et des « autres », pour qu’un « nous » prenne corps.
1991 : 14
Par la série de questions qu’il pose à ses participants, Domaine public se plaît ainsi à construire et déconstruire notre « nous » social pour mieux montrer que celui-ci ne se définit pas en soi mais relativement à un « dehors ». En braquant les lumières sur ce phénomène, Robert Bernat adopte, là encore, une démarche inspirée de l’anthropologie puisque, par les détours du in situ, il parvient à cette conclusion à laquelle l’anthropologie est parvenue depuis longtemps : « […] si, dans toute société, il existe des mécanismes qui ont pour fonction et pour effet d’assurer la cohésion, le conflit et les contradictions en sont également des éléments constitutifs » (Augé et Colleyn, 2004 : 13-14).
Les fractures que dessine volontairement Domaine Public se retrouvent de façon presque subie dans les présentations du Très Grand Continental au parc Émilie-Gamelin. Bien connu pour être un lieu de rencontre entre itinérants et personnes en butte à des problèmes de drogue, voilà que ce parc est investi par la ville. Une communauté, disions-nous, semble bel et bien se refonder, mais au prix d’un mécanisme d’exclusion : les itinérants sont maintenus à distance de la piste de danse par les vigiles. Cette enquête sur la part trouble de notre rapport à l’autre affleure sur un mode plus individualisé dans Tu vois ce que je veux dire, où, en rencontrant des personnes sans visages ou dont on sait qu’elles sont aveugles, on prend conscience de la part de mystère impénétrable que comporte inéluctablement l’altérité d’autrui. La conversation avec le guide non-voyant, qui nous est proposée au sein d’une église dans la dernière ligne droite du parcours, évoque à ce propos ce constat de Georges Steiner :
La raison pour laquelle existent l’autre et nos relations à cette altérité, qu’elles soient théologiques, morales, sociales, érotiques, qu’elles soient de l’ordre de la communication ou de la différence inconciliable, est un mystère à la fois difficile et consolateur.
1991 : 170
L’événement, producteur d’étonnement
Comportements grégaires, non-dit social, mécanismes d’exclusion : le théâtre in situ ne se contente pas de fêter notre socialité, il en sonde la part cachée. Mais il invite également le sujet participant à se demander : que devient le je dans ce jeu à ciel ouvert ? L’in situ suscite chez le participant à une perte de repères qui le conduit à un étonnement sur le familier. L’oeuvre in situ génère le rugissement d’« un choc ou un heurt, pour reprendre une expression qu’utilisait Walter Benjamin non pour qualifier l’expérience de l’art mais celle de la ville moderne, comme un moment saisi sur un parcours urbain, comme à la dérobée » (1999 : 18). Placée sous le signe de la surprise, l’expérience du participant à Tu vois ce que je veux dire le confronte en permanence à la question : que se passe-t-il en moi et autour de moi ? Ayant les yeux bandés, le participant est interrogé par une cécité qui, dans un premier temps, lui fait vivre une épreuve de mutilation. Dépossédé de l’un des cinq sens, il souffre d’un bouleversement qui lui donne la sensation d’être en inadéquation avec le monde. Le voilà soudainement en déséquilibre dans les corridors étroits ou les escaliers, trébuchant à l’occasion sur l’amorce des trottoirs et soumis au regard des autres sans pouvoir les regarder en retour. L’atrophie semble initialement l’entraver dans sa communication avec autrui et annihiler tous ses efforts de connaissance du monde extérieur et de ce qui s’y passe. C’est cette privation qui attribue paradoxalement au participant un rôle performatif. Privé de la vue, il doit imaginer ce qui le jouxte et le côtoie, donner figure à l’invisible au gré d’une démarche active où tous les sens sont en éveil : il devient le centre de ce qui arrive et reconfigure le monde sur le modèle de ce qu’il en devine. La nature performative de la participation est également sensible dans Domaine public dans la mesure où le spectateur y devient l’un des actants que le badaud vient observer, sans trop comprendre ce qui se joue devant lui. Le participant imaginé par Roger Bernat performe et actualise plusieurs des opérations que Schechner met au centre de la performance : il est appelé à « faire » (doing), à « être présent », à prendre des risques et à montrer le faire (« showing the doing ») (2008 : 33), en grossissant notamment les gestes qu’on lui demande d’effectuer (mourir, violer, soigner, arrêter, s’échapper), jouant à la fois dans la fiction urbaine qui s’élabore, mais tout en lui étant aussi extérieur.
« L’aspect ludique des événements » (2008 : 30) y est par ailleurs bien amplifié, contribuant définitivement à faire de Domaine public un événement où, pour reprendre une différenciation proposée par Jean-François Lyotard (1990 : 41), le « il arrive » s’est substitué à l’avènement du « ce qui arrive ».
Un participant « performé » ?
Le surgissement potentiel de l’inattendu transforme le présent du participant en un présent pur où rien n’est su d’avance, où tout résonne de la surprise qui vient d’éclore et où tout est attente de ce qui pourrait faire irruption. Dans une expérience comme Tu vois ce que je veux dire, l’attention du participant est, sur la durée, aussi focalisée sur ce qui arrive que sur ce qui pourrait ou vient d’arriver. Si événement il y a, c’est peut-être au sens où l’entend Deleuze : c’est « éternellement ce qui vient de se passer et ce qui va se passer » (1969 : 17). L’attente que suppose l’expérience du bandeau nuance la nature performative de l’action du participant. Puisqu’il n’est pas maître de l’événement, il n’est pas tant performer que « performé ». Il est bel et bien l’agent central de l’événement, mais tributaire de l’imprévu et d’un guide qui le conduit d’étapes en étapes. Actant de l’expérience, le participant en est paradoxalement l’objet. « Agi » par le coude du guide, comme le participant de Domaine public était « agi » par les règles édictées au casque, le participant est invité à faire connaissance avec un nouveau mode d’être au monde, dans lequel ses propres sensations le débordent et déterminent une expérience indépendante de sa volonté. La compréhension de la situation n’est ici possible que par une sensorialité décuplée qui, dans le cas de Tu vois ce que je veux dire met à l’honneur ce que Hall nomme les « récepteurs immédiats » (1971 : 72-86) (peau et muscle) et conduit le sujet à se faire une idée plus personnelle de ce qui se passe dans le monde pour une raison assez simple :
L’extrême sensibilité de la peau aux changements de température et de texture nous apporte deux facultés sensorielles supplémentaires, dont le rôle ne consiste pas seulement à signaler à l’individu les changements affectifs survenant chez autrui, mais aussi à lui fournir sur son environnement une information d’une nature particulièrement personnelle.
1971 : 86
Tout comme l’odorat, la peau délivre ici un savoir singulier, mais profond sur le monde parce que, comme le disait Deleuze, « ce qui est plus profond que tout fond, c’est la surface » (1969 : 166). Mais ce renouvellement du rapport au monde par la cécité modifie jusqu’à la perception que le participant a de son propre corps. En acceptant les règles du jeu de Tu vois ce que je veux dire, le participant perd les repères visuels dont il dispose habituellement pour saisir sa constitution physique. Privé de la vue, le participant perçoit ses contours avec moins de précision. La notion de limite devient soudainement plus abstraite. Il saisit alors moins bien ce qui le sépare du monde. Les bruits intempestifs de voitures, de camions, de poussettes, de chiens et de conversations humaines lui donnent le sentiment d’être assailli de toute part. La proximité du son déplace la scène : tout semble se passer à côté de lui, voire à travers lui.
En cela, le corps du participant aux yeux bandés se rapproche du corps « subjectile » (1986 : 60) dont Derrida et Thévenin ont trouvé la meilleure illustration dans les corps dessinés par Antonin Artaud : « entre le dessous et le dessus, c’est à la fois un support et une surface » (1986 : 56), volume « n’a d’autre consistance que celle de l’entre-deux » (1986 : 60) et qui n’existe que par les impressions qui le traversent de part en part. Comme le corps « subjectile », le corps du participant doit sa sensation d’existence à son contact avec le dehors, vers lequel il est perpétuellement tendu ; il procède ainsi d’un « hymen entre le dedans et le dehors, le dessus et le dessous, l’en-deçà ou l’au-delà » (1986 : 63)… Le phénomène est particulièrement frappant lorsque, passant d’un trottoir à un autre ou se promenant dans un parc municipal, le sujet ne localise pas exactement l’itinéraire des voitures ou la course des chiens qui s’ébrouent dans l’herbe : incapable de situer visuellement véhicules et animaux, il a la sensation d’être traversé par eux. La saisie de l’extérieur par le seul son l’empêche de se constituer une géographie nette du monde.
Expérience intérieure : intus et in cute
Expérience du dehors, expérience du dedans
À l’origine de cet hymen entre dedans et dehors, le in situ ne se contente donc pas de modifier l’extérieur de la ville : il conduit le participant à faire une expérience intériorisée dont l’étrangeté tient au rapport immédiat qui s’institue entre monde intérieur et monde extérieur. Dans Tu vois ce que je veux dire, par exemple, la distinction entre intériorité et extériorité se fait poreuse, créant une contiguïté troublante entre les signaux qui nous viennent du dehors et la façon dont notre vie psychique et sensorielle les transforment en représentations. Le retour en soi produit une connaissance singulière de l’univers parce que, comme l’écrit Claudel dans Connaissance de l’Est, « nous apprenons le monde au contact de notre identité intime » (2000 : 136-138). Et l’intime s’approprie ici d’autant plus le monde que c’est lui qui lui donne un visage et en dessine les formes par l’entremise du souvenir. Se promener dans la ville revient dès lors à se promener dans sa propre mémoire.
Cette expérience de l’espace s’éprouve comme traversée des sensations qui se sont additionnées – de façon plus ou moins définie, plus ou moins lointaine – en nous. En ce sens, l’errance accompagnée de Tu vois ce que je veux dire ne s’éloigne guère du principe de « l’art de mémoire » que Frances Yates décrit dans son célèbre livre du même nom (1987). De la Grèce antique de Simonide de Céos jusqu’à Leibniz, les orateurs se donnaient les moyens de prononcer par coeur de très longs discours en s’imaginant parcourir, dans le temps de la profération, un vaste édifice imaginaire, empli de salles proportionnées et d’images frappantes. Cette technique mnémonique établissait ainsi un rapport étroit entre déplacement physique et activité psychique. Sans que, dans le cas de Tu vois ce que je veux dire, il soit certes question de discours ou de mémorisation, la mémoire s’y parcourt à la façon d’un espace qui nous renvoie pas tant au monde objectif qu’aux images que nous en avons déjà en nous. Se promener dans Montréal, c’est ainsi s’ouvrir aux messages que nous délivrent nos sens, mais aussi donner figure à ce qui n’en a pas par le biais de notre activité mémorielle. Agrémentée par le retour des souvenirs, une expérience de l’espace comme celle-ci est inséparable d’un intime retour sur soi.
Introspections à ciel ouvert
Alors qu’on pouvait attendre de Domaine public qu’il ne consiste qu’en un simple mouvement d’extériorisation des pensées et des comportements, le sujet est ici mis aux prises avec lui-même, ses valeurs et son appartenance sociale. Vécu au départ comme un moment ludique, l’événement ne devient-il pas par moments plus dérangeant ? Les questions mettent en place un jeu de rôle dont le caractère perturbant tient aux nouvelles configurations qu’il propose : tel groupe sera constitué de prisonniers, tel autre de policiers ; tel sous-groupe sera constitué de violeurs, tel autre de violés. Le participant se demande alors : dans quelle mesure doit-il écouter ces consignes ? Le fait de participer à un jeu peut-il justifier des prises de rôles qui semblent moralement condamnables ? Ces questions se font d’autant plus pressantes que la voix, dépourvue de sujet énonciateur et de corps, en acquiert une aura auxquelles on se soustrait avec difficulté. « Voix machinique » qui, n’étant « plus issue du corps », brise « la relation directe et instantanée entre l’émetteur de chair et le récepteur, c’est-à-dire l’auditeur » (Bossis, 2005 : 253), les mots décharnés qui sont émis par le casque se parent d’une autorité mettant à l’épreuve nos limites et nos convictions. Loin de se contenter de faire naître le mouvement de l’arbitraire, les questions de Domaine public plongent ainsi peu à peu le participant en lui-même. Elles interrogent ses souvenirs, ses pratiques sexuelles et soulèvent des débats à la profondeur parfois insoupçonnée (ainsi, votre mère est-elle moins heureuse aujourd’hui que lorsqu’elle était enceinte ?). Le procédé atteint son paroxysme lorsqu’à l’issue de la manifestation, le participant se voit poser une rafale de questions auxquelles on ne lui laisse même pas le temps de répondre et qu’il remporte avec lui, irrésolues, au moment où l’événement est officiellement clos. Une fois l’expérience vécue, le participant peut bien retourner à la vie quotidienne, il n’en a pas moins été ébranlé par les questions qui viennent de lui être posées : sans le moindre didactisme, Domaine public ne constitue pas seulement une expérience artistique insolite, mais bel et bien un moment de réflexivité sur soi. Examen de conscience dans l’espace ouvert de la ville, Domaine public interroge l’inconscient collectif tout en nous laissant entrevoir les voies d’un questionnement plus individuel.
Conclusion
En marge de spectacles plus classiquement programmés dans des salles de spectacle bien connues du réseau montréalais, Domaine public, Le Très Grand Continental et Tu vois ce que je veux dire ont ainsi constitué une alternative troublante pour le spectateur du FTA 2010. Permettant à l’art et à la ville de dialoguer avec la subjectivité du participant sur un mode plus actif qu’à l’accoutumée, ces trois exemples de théâtre in situ se sont démarqués par leur façon d’affecter l’aspect familier de la ville et la communauté des citadins. Interrogation sur le vivre-ensemble, le rapport à l’autre, le sentiment d’appartenance, ces événements se sont également distingués par leur façon d’articuler une réflexion d’ordre quasi-anthropologique à une expérience cognitive puissamment individualisée.
Au carrefour du singulier et du collectif, du corps et de l’imagination, de l’invisible et du souvenir, ces propositions ne se sont pas bornées à produire des oeuvres arrêtées, mais bien à mettre à jour l’énergie des mécanismes et des dynamiques qui nous parcourent en tant que citoyens, corps sensibles et êtres de mémoire. En instituant le processus au coeur de ces événements, voici trois expériences qui ont contribué à raviver l’idée d’un art vivant et en prise sur le mouvement du monde.
Parties annexes
Note biographique
Normalien et agrégé de Lettres Modernes, Florent Siaud est doctorant et chargé de cours à l’École Normale Supérieure de Lyon et à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur les processus de la création scénique. Il a été dramaturge, assistant ou stagiaire à la mise en scène sur une quinzaine de productions théâtrales et lyriques à l’Opéra de Paris, l’Opéra de Nice, au Théâtre du Capitole de Toulouse, au Théâtre de Caen, au Festival d’Avignon (France), au Théâtre de la ville de Vienne (Autriche), au Centre National des Arts d’Ottawa, à l’Usine C et à l’Espace GO de Montréal (Canada), auprès de metteurs en scène comme Denis Marleau, Robert Lepage, Brigitte Haentjens, Jérémie Niel, Laurent Pelly, Benjamin Lazar ou Ivan Alexandre. Auteur de plusieurs entretiens et articles scientifiques, il a également écrit des cahiers pédagogiques et de nombreuses notices de programme de salle. Cofondateur de la compagnie Les songes turbulents, il a mis en scène La Mort de Tintagiles de Maeterlinck, Didon et Enée de Purcell en Haute-Alsace, La Capricciosa corretta (Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris) et Amour Vainqueur (Musiciens du Louvre).
Note
-
[1]
Italo Calvino, Les Villes invisibles (trad. de l’italien par Jean Thibaudeau), Paris, Éditions du Seuil, coll. Point, 1986, p. VI. Cité par Marie Fraser, « Sur l’expérience de la ville » in Sur l’expérience de la ville : interventions en milieu urbain, Montréal, Optica, 1999, p. 12.
Bibliographie
- AUGÉ, Marc et Jean-Paul COLLEYN (2004), L’Anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? ».
- BOSSIS, Bruno (2005), La Voix et la machine, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
- DE CERTEAU, Michel (1991), L’Étranger ou l’union dans la différence, Paris, Desclée de Brouwer.
- DELEUZE, Gilles (1969), Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
- FÉRAL, Josette (2008), « Entre performance et théâtralité : le théâtre performatif », Théâtre/Public, n°190 (octobre), p. 28-35.
- FRASER, Marie (1999), Sur l’expérience de la ville : interventions en milieu urbain, Montréal, Optica.
- HALL, Edward T. (1971), La dimension cachée, trad. Amélie Petita, Paris, Éditions du Seuil, « Points ».
- LABURTHE-TOLRA, Philippe et Jean-Pierre WARNIER (1993), Ethnologie. Anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France.
- LYOTARD, Jean-François (1990), Pérégrination, Paris, Galilée, 1990.
- STEINER, George (1991), Réelles présences. Les arts du sens, trad. Michel R. de Pauw, Paris, Gallimard, « NRF essais ».
- THÉVENIN, Paule et Jacques DERRIDA (1986), Antonin Artaud : dessins et portraits, Paris, Gallimard.
- VAN LINDT, Barbara (2009), « Une interview avec Roger Bernat », Dossier de presse de Domini Pùblic, Bruxelles, Kunsten Festival des Arts.
- YATES, Frances (1987), L’art de la mémoire, trad. Daniel Arasse, Paris, Gallimard.