Résumés
Résumé
La pièce de Denise Boucher Les fées ont soif constitue un événement important dans la courte histoire du théâtre québécois. Écrite dix ans après le choc provoqué par la création des Belles-Soeurs de Michel Tremblay, cette oeuvre, qualifiée de manifeste dramatique (par Lise Gauvin), semble pourtant avoir été largement oubliée si l’on en juge, d’un côté, par l’absence de reprise récente sur les scènes québécoises ; et, de l’autre côté, par le fait que son souvenir n’aura guère été rappelé, en 2008, soit trente ans après le scandale qui, à l’époque, avait mobilisé tout le milieu théâtral. C’est donc en tant qu’événement que nous avons choisi d’aborder le texte de Denise Boucher, entendu que la polémique entourant la pièce aura produit des échos bien au-delà de la sphère restreinte de la culture. C’est l’ensemble des discours produits à la fois par des professionnels, des artistes, des spécialistes et des gens ordinaires qui constitue le matériau privilégié de cette enquête au fil de laquelle nous entendons mettre en lumière les lignes de fractures idéologiques produites par l’événement des Fées ont soif au sein de la société québécoise. Cette étude s’inscrit dans la perspective d’une analyse du discours social québécois post-Révolution tranquille et dans la foulée des recherches actuelles sur la construction de la mémoire culturelle.
Abstract
Les fées ont soif by Denise Boucher represents an important date in the brief history of Québec theatre. Written ten years after the shockwave generated by Michel Tremblay’s Belles-Soeurs, Les fées ont soif – described as a drama manifest (Lise Gauvin) – none the less seems to have been largely forgotten if one judges by the absence of recent remounts on Québec stages and by the fact that it was barely mentioned in 2008, thirty years after the scandal that – at the time – had mobilised the entire theatre community. It is thus as an event that we have chosen to study Denise Boucher’s play, given that the controversy surrounding it echoed far beyond the boundaries of artistic culture. All the varying discourses produced by professionals, artists, specialists and everyday people will constitute the privileged material for this inquiry in which we intend to highlight the ideological fault lines within Québec society that the Fées ont soif event brought to the forefront. This study proposes an analysis of the post Quiet Revolution québécois social discourse and falls within the boundaries of recent research on the construction of cultural memory.
Corps de l’article
Pourquoi se pencher sur Les fées ont soif plus de trente ans après sa création ? La question se pose depuis qu’un silence de plomb a marqué l’anniversaire de la pièce au mois de novembre 2008, alors que ni le Théâtre du Nouveau Monde (TNM) ni les artisans de la production n’ont pris la peine de souligner l’événement, qui fut pourtant l’un des temps forts de l’histoire de ce théâtre. Que dire, ensuite, des partisans de la lutte féministe de l’époque, pétitionnaires d’ici et d’ailleurs, nombreux à avoir pris la défense de Denise Boucher contre les assauts du Conseil des arts de la région métropolitaine de Montréal ? L’occasion était pourtant belle de rappeler aux plus jeunes les méfaits de la censure.
Doit-on voir là un rendez-vous manqué ou le simple oubli d’une oeuvre qui aura été dévorée par son actualité ? Ce refus de commémorer cet événement – s’il faut l’analyser – serait peut-être aussi la rançon d’une gloire spontanée et d’une réputation surfaite, que tend par ailleurs à confirmer, aujourd’hui, la disparition de la pièce du répertoire québécois (David, 1988a ; Godin, 1997)[1]. En effet, mise à part la lecture publique qui en a été faite, en 1984, à l’occasion de la visite du pape Jean-Paul II, l’oeuvre scandaleuse de Boucher n’a guère été rejouée dans nos théâtres depuis la tempête de l’année 1978. Tout au plus, sa mémoire aura-t-elle été évoquée à l’occasion de la création des Divines, en 1996, qui, de l’avis de la critique, accréditait le jugement déjà formulé à l’époque des Fées ont soif, à savoir que l’emphase poétique de l’écriture de Boucher constituait une entrave à son expression théâtrale.
Pourquoi donc y revenir maintenant ? Si la pièce elle-même ne semble plus intéresser les praticiens comme elle est ignorée par la critique savante, ce que l’on a appelé jadis « l’affaire des Fées » mérite, en revanche, l’attention de l’historien de la vie culturelle. Toutefois, la difficulté face à ce texte reste de savoir de quel objet, précisément, il est question. Dans la foulée du scandale que firent naître la programmation de la pièce au TNM dès le printemps 1978 et sa représentation à l’automne de la même année, la réflexion sur le sujet a été plus qu’abondante. Très tôt, des commentateurs plus ou moins impartiaux, désintéressés ou non, ont cherché à comprendre les enjeux sociologiques, culturels et artistiques de cette production, et à identifier les acteurs en présence ; bref, à dépasser l’horizon de la querelle ayant entouré le spectacle afin d’en dégager les significations profondes. Sans ignorer les leçons qu’ont pu tirer, cependant, les contemporains de l’événement, il importe aujourd’hui de l’observer sous un autre angle, ce qui nous permettra, notamment, d’en atténuer la singularité.
Du texte au péritexte : réception des Fées ont soif et récit culturel
Cette étude s’inspire de deux approches historiographiques, à l’image de la double nature du phénomène que représente la pièce dans l’histoire contemporaine du Québec. Parler d’événement, en l’occurrence, désigne à la fois l’oeuvre elle-même, sous forme de texte ou de spectacle, et la polémique qui l’aura entourée mais aussi rapidement débordée.
Face à cette oeuvre, il convient de procéder à une étude de la réception, à la manière dont Hans Robert Jauss la concevait en 1972, dans le dessein de redéfinir les finalités et les méthodes de l’histoire littéraire (Jauss, 1978), mais en prenant toutefois nos distances sur deux plans. Plutôt que d’effectuer une analyse diachronique de la production critique sur Les fées soif – ce qui supposerait de prendre en compte tous les commentaires publiés jusqu’à maintenant – nous nous en tiendrons à la recension et à l’analyse des commentaires et propos rendus publics dans les mois qui ont précédé et suivi de près l’événement médiatique et théâtral. Ce choix s’explique tant par l’abondance que par la cohérence narrative du corpus concerné. Dans cet ensemble d’écrits divers, ceux produits par les instances qualifiées ne pouvaient seuls rendre compte de ce qui s’est réellement passé. À l’opposé de Jauss, qui voit dans le jugement de la critique officielle l’expression des normes esthétiques formant l’horizon d’attente, nous avons opté pour une vue plus large qui englobe le discours des récepteurs ordinaires, quitte à accentuer les contrastes et les écarts entre les normes défendues par les uns et les autres, à montrer aussi les malentendus que celles-ci génèrent dans un espace culturel massifié. Cela mis à part, nous procéderons suivant la méthode jaussienne en examinant dans les discours les trois facteurs principaux fondant l’horizon d’attente :
L’expérience préalable que le public a du genre dont elle [l’oeuvre] relève, la forme et la thématique d’oeuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne.
Jauss, 1978 : 49. Nous soulignons
Il nous reste à définir l’autre visée de cette étude qui découle nécessairement de la première. Le fait de considérer une hétérogénéité de discours commande un élargissement de l’enquête vers le texte social[2] qu’elle compose ou met en scène. Faut-il rappeler que les observateurs contemporains de l’événement n’ont pas manqué de relever le phénomène, au point d’en faire l’un des motifs dominants de son interprétation : l’affaire des Fées a mobilisé – à la différence de la majorité des polémiques sur l’art et la littérature au Québec (dont le bruit dépassait rarement le cercle des initiés) – un ensemble d’énonciateurs sociaux qui ont contribué à inscrire momentanément cette oeuvre au coeur des préoccupations de la cité. À lire les journaux de l’époque, on s’étonne encore de l’ampleur de la secousse provoquée par une pièce somme toute assez sage, et présentée dans un théâtre qui, de l’avis général et en dépit des apparences, n’affichait guère son inclination pour les oeuvres subversives[3]. L’impression d’être devant un grave malentendu revient constamment dans les comptes rendus de l’événement. Cette notion aura, pour nous, une valeur opératoire, puisqu’elle nous aidera à examiner les mécanismes discursifs ayant été mis à l’oeuvre durant la courte période que dura la polémique. Elle nous permettra aussi de mesurer l’impact réel que la pièce a eu sur le public.
Au terme de cette enquête, nous voudrions pouvoir comprendre ce qui s’est véritablement joué à ce moment-là par rapport à ce que Micheline Cambron a appelé le récit culturel de la société québécoise (Cambron, 1989). Cambron insiste, en effet, sur le concept de récit commun grâce auquel une société arrive à résoudre les tensions qui l’habitent afin de passer à l’étape cruciale de l’agir. La question sera de savoir, plus précisément, comment l’oeuvre de Boucher, par la médiation de son discours propre et de ses interprétations, a pris place dans le continuum narratif de la culture. Autrement dit, nous tenterons de saisir comment le texte (dramatique et scénique) et le péritexte (la critique, les échos médiatiques et juridiques) des Fées ont soif ont servi de clé – d’abord pour les contemporains de l’événement, et maintenant pour nous – pour l’interprétation d’une expérience collective. Pour ce faire, nous nous appuierons sur l’hypothèse suivante : l’épisode des Fées ont soif se donnerait à lire comme une sorte de point culminant, voire un épilogue, du récit d’émancipation de la Révolution tranquille. Historiquement situé entre les Jeux olympiques de 1976 et le premier référendum de mai 1980, l’ensemble de l’événement montre que la collectivité qui l’a vu naître se heurte de plus en plus – et cela, bien qu’elle poursuive sa modernisation, entreprise quinze ans plus tôt – aux contradictions travaillant son projet comme aux réalités sur lesquelles viennent s’échouer les idéaux de la période antérieure. Reprenant une conception de la modernité comme processus dialectique opposant la tradition à l’avant-garde (Baudrillard, 1990), et l’ancien au nouveau, nous prendrons également appui sur le fait que l’année 1978-1979, au Québec, semble marquer un fléchissement de cette logique au profit d’un présent impératif et absolu qui met notamment en lumière l’inefficacité grandissante du fait idéologique[4].
Notre ambition n’est pas de réécrire l’histoire du Québec. Au mieux, souhaitons-nous mettre en évidence les enjeux socioesthétiques et historiques que recouvre l’affaire des Fées. Ce faisant, nous nous garderons bien d’occulter l’oeuvre, puisqu’elle participe de plein droit à l’événement de paroles qu’elle génère par l’articulation de son contenu et de sa forme – laquelle joue, à différents niveaux, de nombreux effets de miroir avec son espace de réception. En conclusion, nous examinerons la dernière séquence de la pièce, qui donne à voir, justement, la scène d’un tribunal où se déroule, sur le mode aussi bien tragique que parodique, le procès de la trinité féminine de Boucher (la Vierge, la Mère, la Putain), et, par un effet de mise en abyme, celui de l’opinion publique qui, dans cette histoire, constitue – à n’en pas douter – l’un des protagonistes principaux du psychodrame s’étant déployé, pendant un an, sur la scène des médias.
L’affaire des Fées entre deux révolutions
Avant d’aller au coeur de la polémique, une double mise en perspective s’impose : d’abord, au sujet de la situation du théâtre au moment où la crise éclate ; puis, en ce qui concerne le contexte social servant de toile de fond à cette histoire.
L’année 1978 marque la fin de l’expansion théâtrale amorcée vers le milieu des années 1960. Rappelons que cette période a été marquée, d’une part, par la domination de la dramaturgie nationale, et, d’autre part, par l’aboutissement d’un processus d’institutionnalisation – ayant instauré un clivage de plus en plus net entre amateurs et professionnels, par l’implantation d’un système d’aide publique procurant aux artistes du théâtre à la fois un statut et des moyens de production (David, 1988b). La fin de ce processus ne signifiera pas pour autant l’éclatement du système tel qu’il s’est constitué – bien au contraire –, mais plutôt son entrée dans une phase de transition débouchant ultimement sur l’instauration d’un nouveau paradigme institutionnel qui va redessiner le paysage théâtral.
Jusqu’en 1978, et durant quelques années encore, il ne fait aucun doute que tous les agents du milieu artistique partagent un idéal commun : soit celui de produire un théâtre spécifiquement québécois. Il reste cependant qu’il y a, derrière ce consensus, un ensemble fort hétérogène de pratiques et de discours qui le mettent sous tension. On peut distinguer trois types de positionnement possible des agents face au paradigme identitaire, et qui sont autant d’interprétations différentes du modèle hégémonique dans un espace travaillé par les forces (endogènes) de la mémoire, tout autant que par les pressions (exogènes) qu’exerce la société environnante. On peut probablement qualifier de populaires ces regroupements qui assignent au théâtre une fonction politique d’affirmation communautaire. Associée au mouvement de création collective et à ce théâtre spontané qui joue sur l’effacement des frontières entre théâtre et vie sociale, cette posture tire sa légitimité non seulement d’une critique de l’institution, mais aussi du fait qu’elle s’impose comme un moyen de canaliser la pulsion du corps social vers la dramatisation (Duvignaud, 1973 ; Maffesoli, 1988). La position mitoyenne est occupée par ceux qui, tout en s’alignant sur la valeur dominante (la québécité), fondent leur pratique sur l’idée de la différenciation culturelle. Promoteurs du répertoire national qui vient concurrencer l’ancien, ces compagnies (TNM, Théâtre du Trident, Jean-Duceppe, Théâtre d’Aujourd’hui, Théâtre de Quat’Sous, Théâtre Populaire du Québec) incarnent l’ordre nouveau du théâtre québécois, et déterminent les standards de la profession en misant sur leur position de prestige afin de rallier à leur cause un large public. En rupture avec les tenants du juste milieu, plusieurs troupes opèrent enfin une distorsion de cette logique dominante en affichant les couleurs de l’autonomie, qui, elle, se traduit par une expérimentation esthétique adossée à tout un métadiscours (marxiste, anarchiste, tiers-mondiste, féministe, etc.) révolutionnaire. Les premières manifestations du théâtre au féminin au Québec, dans les 1960 et 1970, s’inscrivent à cette enseigne où l’identité se conjugue aux modes de la singularité et de l’altérité.
Sur le plan social et économique, le Québec des années 1970 vit les contrecoups de la Révolution tranquille. La première étape de cette révolution avait permis de mobiliser la société – au cours des années 1960 – autour d’un projet global qui consistait à assurer aux citoyens des conditions de vie meilleures en accordant à l’État le pouvoir d’exercer un rôle de régulateur dans tous les secteurs de la vie collective. L’entrée dans les années 1970 a marqué le passage à la deuxième phase de cette entreprise, qui devait non seulement parachever la première, mais aussi prendre une tournure nettement plus culturelle et politique, à la faveur de l’option de souveraineté nationale promue par le Parti québécois de René Lévesque. Cette deuxième phase du projet a bénéficié de l’élan que procuraient l’amélioration des conditions de vie matérielle et la confiance qu’elle inspirait à la population. Il n’empêche que les élites se sont heurtées ici à la difficulté de changer les mentalités après avoir travaillé, surtout, à transformer les structures étatiques et économiques. De fait, cette période – ponctuée par des événements clés de l’histoire du Québec (l’Expo 67, la crise d’Octobre 1970, l’élection du Parti québécois en 1976, le référendum de 1980) – se caractérise par une guerre idéologique exacerbée, où l’enjeu consiste à refaire l’image que la société se donne d’elle-même (Dumont, 1987). Intellectuels, experts, communicateurs et artistes livrent ainsi une bataille acharnée aux anciennes élites (ecclésiastiques, administrateurs, notables issus de la bourgeoisie) afin de gagner le respect et l’adhésion de l’opinion. L’affaire des Fées est à replacer dans cette perspective qui permet de comprendre comment le changement social s’effectue également à l’échelle de la psyché collective, sujette à des mouvements d’ouverture et de régression.
La querelle des Fées ont soif débute au printemps 1978, alors que le Conseil des arts de la région métropolitaine de Montréal (CARMM)[5] – présidé par le juge Jacques Vadeboncoeur – refuse d’accorder au Théâtre du Nouveau Monde une subvention destinée à la création de textes du répertoire. Comme en fait foi la méprise grossière sur ce terme, la controverse s’explique en raison du manque de crédibilité de l’organisme qui s’arroge le rôle de censeur dans un domaine dont il connaît mal les usages et les codes. Il s’agit là de la survivance d’une pratique datant d’avant la Révolution tranquille, où un aréopage de notables (choisis en fonction de leur allégeance politique et de leur appartenance à la bonne société) régnait sur ce que l’on concevait comme des affaires sans importance (la culture et les bonnes oeuvres) échappant au contrôle des experts. Le CARMM engage les hostilités le 16 mai dans une lettre adressée à Jean-Louis Roux, alors directeur artistique du TNM, en qualifiant de « merde » et de « cochonneries » (Hébert et al., 2006 : 260) les pièces que l’on voit sur les scènes de ce théâtre de Montréal depuis quelques années. Prenant prétexte des Fées ont soif, l’organisme manifeste, dans cette lettre, son ressentiment à l’égard d’un milieu qui échappe à son autorité et ne lui témoigne que mépris. Ce thème sera abondamment repris par les adversaires de la pièce, qui n’hésitent pas à parler de « sacrilège » et de « blasphème » à l’occasion de la publication d’extraits du texte dans La Presse du 5 juin. Dès lors, l’affaire prend une dimension publique avec tous les dérapages que cela suppose et dont il est malaisé de mesurer l’ampleur à la seule lecture des journaux de l’époque, inondés qu’ils sont – comme le seront bientôt les médias électroniques – de propos divers de la part de gens qui n’ont pas lu la pièce et encore moins vu le spectacle – un spectacle qui, rappelons-le, était annoncé pour le 14 novembre. Or la première de la pièce donnera raison aux défenseurs de Denise Boucher, si l’on en croit la réaction largement favorable de la critique.
Un autre chapitre de la controverse s’ouvre toutefois le 25 novembre, lorsque – profitant de la publicité bruyante dont bénéficie l’auteure – les Éditions Intermède publient le texte intégral de la pièce, accompagné d’un volumineux dossier de presse orientant nettement sa lecture dans le sens d’une lutte à finir contre l’obscurantisme. Choqué par tant d’outrages allant à l’encontre de la morale chrétienne et de l’Église, un groupe d’extrême droite du nom de Jeunes Canadiens pour une Civilisation Chrétienne organise une manifestation devant le TNM en même temps qu’il dépose à la Cour supérieure une demande d’injonction visant l’interdiction de la publication et de la diffusion du livre. Mais coup de théâtre : le juge Paul Reeves déclare, le 4 décembre 1978, qu’avant de pouvoir entendre les partis sur le fond de l’oeuvre, le texte de la pièce devra être retiré des librairies. Suit un déferlement de déclarations et de protestations qui composent la matière d’un véritable mélodrame où la logique du procès opère sur tous les plans. D’abord, sur le plan de la distribution des rôles, tous les types de personnages sont présents : les bons, les méchants et les traîtres. Ensuite, sur le plan des répliques, se développe une rhétorique de l’accusation, du jugement et des droits, mais où le principe de raison cède souvent le pas à l’expression.
Le 25 janvier 1979, l’injonction est finalement levée (par la juge Gabrielle Valée) au moment précis où Denise Boucher reçoit l’appui d’un groupe d’intellectuels et d’écrivains européens (dont Simone de Beauvoir, Philippe Sollers, Julia Kristeva et Ariane Mnouchkine) qui s’inquiètent qu’au pays du Québec on puisse ainsi porter atteinte à la liberté de parole. Au printemps 1979, un an après le déclenchement de l’affaire des Fées, la pièce est enfin reprise dans un climat de sérénité qui tranche avec celui qui régnait quelques mois plus tôt. Au total, près de 30 000 personnes auront pu voir ce spectacle, l’un des plus gros succès du TNM à ce jour.
Poésie ou théâtre : le déficit dramatique des Fées ont soif
Pour comprendre cet épisode historique, la chronologie des faits ne saurait se substituer à l’analyse de la polémique elle-même, mais il est possible d’y détecter les éléments sur lesquels elle devrait néanmoins s’appuyer : forces en présence, rôle des médias, cadre juridique. Rappelons que le risque, ici, n’est pas tant de céder aux mirages de l’anecdote que d’essayer d’arbitrer, a posteriori, les débats auxquels la pièce a donné lieu (sur la censure en particulier). L’analyse de la réception, disions-nous, se double d’une approche visant les configurations discursives qui déterminent ou structurent les différents positionnements idéologiques et esthétiques ; cela devrait réfréner toute envie de relancer le débat.
Le premier aspect à examiner montre bien d’ailleurs ce qui est en jeu. La question du genre pose d’emblée le problème du système de classification des discours et des pratiques qui constituent l’assise de tout jugement. Qu’est-ce qu’un texte dramatique ? Qu’est-ce que le théâtre ? Le jugement expéditif du CARMM témoigne à l’évidence de l’incapacité de ses membres à répondre à ces questions fondamentales qui prescrivaient à l’époque que l’on s’en remette, en ce domaine, aux critères du milieu théâtral lui-même. En imposant que soit soumis, à l’examen d’un comité, tout texte faisant l’objet d’une production susceptible d’être appuyée financièrement, le CARMM trahissait une conception archaïque du théâtre, fondée sur les catégories obsolètes du texte et du répertoire[6]. En outre, et par le fait même, il avouait indirectement sa méconnaissance des nouvelles pratiques théâtrales, où le travail d’écriture – s’il n’y est pas entièrement subordonné – s’effectue de plus en plus sur les bords de la scène. Dans leurs nombreuses interventions auprès des médias, les membres de l’équipe de création (Michèle Magny, Louisette Dussault, Michelle Rossignol, Jean-Luc Bastien et Denise Boucher) ont insisté, et à juste titre, sur le travail collectif qui prolongea l’écriture des Fées ont soif (Le Dain, 1978 ; Dassylva, 1978a). À la décharge des incompétents du CARMM, notons toutefois que cette évolution ne faisait pas l’unanimité des acteurs du champ théâtral, qui adaptaient à leur tour la notion de répertoire à la réalité du moment, ouvrant ainsi la porte aux malentendus. Les protestations de l’Association des directeurs de théâtre, peu après la décision du Conseil, ne font pas oublier que ceux-ci s’en accommodaient fort bien lorsqu’il s’agissait de promouvoir une dramaturgie naissante appelée à déboulonner l’ancien panthéon.
Il en va autrement de la question du mode ou du registre qui préside – comme le genre – à l’opération de hiérarchisation des oeuvres, mais qui ramène aussi le débat au niveau – plus critique, à notre avis –, de la prise de parole de l’auteure et de son énonciation. Cette fois, l’argument d’incompétence se retourne contre Boucher, que l’on accuse – dans le camp adverse mais aussi chez des gens plus nuancés qui veulent seulement exprimer quelques réserves – de ne pas connaître les lois essentielles de l’art dramatique. Jean-René Éthier s’avance sur le terrain miné de la doctrine classique (Éthier, 1979 : 25). Cette pièce ne contient pas d’action, pas de personnage, pas de conflit incarné (lire pas de dialogue), écrit-il. Son jugement est brutal et sans appel :
Il va sans dire, vues sous cet aspect, que Les fées ont soif n’apparaissent pas comme du théâtre. Du moins, dans l’acception traditionnelle du terme. Il s’agit bien d’un texte poétique mis sur scène plutôt que d’un texte théâtral mis en scène. C’est de la poésie visualisée peut-être – et en cela, une démarche de spectacle peut se justifier – mais rien n’apparaît en elle qui la justifie comme étant du théâtre.
Dans la recherche actuelle du théâtre, cette mésaventure se répète de plus en plus. La complainte des hivers rouges de Roland Lepage, par exemple, tient de la même fausse esthétique théâtrale. Le dramaturge n’est pas d’abord poète : il est d’abord et avant tout un architecte de la vie. Qu’on se rappelle le mot de Racine, lequel travaillait la structure de sa pièce pendant des mois entiers, dans l’angoisse et la contrainte : « J’ai fini ma pièce : il me reste les vers à faire… » ! Tant mieux si le dramaturge a, avec lui, la langue poétique. Mais strictement, son art est celui non pas d’un chantre, mais d’un fabriquant d’actions et des gestes humains.
Éthier, 1979 : 25. Souligné par l’auteur
Opposer, comme le fait Éthier, le poétique au dramatique sert à discréditer l’auteure aux yeux de ceux qui savent. L’argumentation n’est pas dénuée de valeur, du reste, si nous replaçons le texte sous l’éclairage des écritures modernes et contemporaines qui pratiquent abondamment le lyrisme en l’assaisonnant d’une bonne dose d’épique, à la manière de Bertolt Brecht. Mais, dans ce cas-ci, le critère disqualifiant du poétique semble en cacher un autre qui déplace la question du côté du registre langagier. Pour Éthier et plusieurs autres critiques, la langue des personnages (et de l’auteure) souffrirait surtout de succomber – par endroits, du moins – à la tentation du joual et de la vulgarité, un défaut accentué par la facture poétique du texte qui rompt, de cette manière, avec l’idée classique de beauté.
Sinon le déficit d’action dialoguée – signe d’une dramaturgie tronquée – trouve ailleurs des échos plus favorables. Une lecture féministe de la pièce y voit notamment l’expression symbolique de l’aliénation des femmes (isolées dans leur monde, elles ne peuvent communiquer entre elles). En regard de l’évolution récente de la pratique théâtrale nombreux sont d’avis que la forme monologuée représente un trait positif du « nouveau théâtre québécois » pour reprendre l’expression de Michel Bélair (1973). L’appui à la pièce de Boucher semble à cet égard fondé sur la filiation que celle-ci cultive avec des oeuvres qui ont servi à légitimer cette pratique. En évoquant le monologue, les interlocuteurs rappellent le souvenir de la création collective, de la production récente de La nef des sorcières, mais aussi de la dramaturgie de Michel Tremblay (des Belles-Soeurs à À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, en passant par Hosanna), qui constitue certainement l’acte inaugural du théâtre québécois et de la prise de parole des femmes sur scène au Québec. Le procédé trouve grâce aux yeux de plusieurs par son caractère emblématique d’une théâtralité qui se veut interpellation, revendication, voire accusation – un thème qui sera repris avec justesse par Lise Gauvin dans sa « Préface » à la réédition de la pièce chez Typo en 1989, où elle parle d’une « pièce-manifeste » (Gauvin, 1989), aspect sur lequel nous reviendrons plus loin (Boucher, [1978] 1989).
En dehors des cercles savants et cultivés, où le maniement d’un lexique spécialisé est la condition de l’exercice critique, la question du monologue et du poétique appelle une autre interprétation – ou, du moins, une autre compréhension – qui ouvre le texte à une expérience de réception passablement différente. L’un des termes les plus fréquemment utilisés pour décrire la pièce est celui de « cri[7] » qui, selon qu’on se place d’un côté ou de l’autre de la clôture, recouvre un sens positif ou négatif, mais traduit toujours l’image d’une déchirure, d’une violence, voire d’un dérèglement à l’échelle de l’être intime de l’énonciateur. Dans l’abondante production de textes d’opinion et de témoignages sur le spectacle, ce thème sert de leitmotiv à une diversité de lectures qui postulent ainsi une relation directe entre le sujet et son langage, qui va souvent jusqu’à disqualifier l’interprétation – pourtant largement admise – d’une énonciation collective et symbolique. La valeur du poétique s’entendrait, ici, comme la marque d’une désarticulation, d’une régression, d’un déséquilibre ontologique. Un tel cri serait, d’une part, l’expression authentique du sujet, de l’autre, un appel à l’aide. Sur ce thème du cri, se croisent, en définitive, des lectures contradictoires, les unes donnant libre cours aux préjugés que dénonçait la pièce elle-même (tel l’excès verbal comme symptôme de la folie et de l’hystérie), les autres retournant les valeurs de l’adversaire pour y débusquer des accents religieux dignes de l’énonciation mystique. Voici comment une lectrice répond à Mgr Grégoire, archevêque de Montréal et auteur d’une lettre affirmant le droit des chrétiens « à ne pas se faire insulter » (Béliveau, 1978) :
[…] Les fées ont soif ont suscité un véritable remous psychologique. Un tel déplacement d’énergie ne peut être engendré que par des êtres forts. Et je crois sincèrement que Denise Boucher en est.
Je m’emporte direz-vous. Peut-être avez-vous raison. Je m’emporte tels ces missionnaires passionnés dans les mystères de la jungle africaine. Monseigneur, nous avons droit, Denise Boucher et toutes les autres, à notre part de débordement, de passion.
Déry, 1978 : 5
De ces observations concernant le genre et la tonalité de l’oeuvre, on retient une double répartition de la voix critique reflétant un clivage idéologique et perceptuel que la pièce reconduit par l’emploi de ces stratégies verbales et dramaturgiques. À un premier niveau, les commentaires sur l’oeuvre peuvent aisément se partager (sur l’axe de la croyance) entre un pôle religieux et un pôle esthétique. À un deuxième niveau, toutefois, un tel partage ne rend pas compte de l’expérience de réception dont bon nombre d’interlocuteurs témoignent. Revenant, ici, au cri des Fées ont soif – dont on admettra, pour fins d’illustration, la valeur synecdotique –, il est remarquable qu’on en parle en usant de termes référant à la spatialité, mais également en insistant sur le sujet de son énonciation. Dans le premier cas, on a affaire à une oeuvre qui se déploie dans le monde extérieur, qui commande une représentation du social et qui fait référence au réel historique. Les opinions émises suivant cette perspective (qu’elles soient pour ou contre) tentent invariablement de récupérer l’oeuvre à des fins idéologiques et politiques en insistant sur sa capacité de mobilisation ou de discorde, et donc sur sa faculté de mettre en crise ou en question les fondements de la communauté. Dans l’autre cas, le cri renvoie à l’intériorité du sujet – le plus souvent meurtrie – donnant à entendre non plus un plaidoyer mais une plainte, une lamentation. Dans une telle optique, bon nombre des témoignages désignent le corps – métaphore de l’espace privé – comme le lieu d’une lutte sourde qui parvient théâtralement à percer l’écran du silence, et qui se traduit, à l’échelle du commentaire, dans les termes d’une narration intime[8].
Ce clivage n’apparaît pas que dans l’analyse de la réception, mais aussi dans l’oeuvre elle-même qui, à défaut de représenter un réel conflit dramatique, installe une tension entre deux espaces de parole qui sont, par ailleurs, assimilables à deux usages du théâtre : moyen d’expression, espace de communication. On fera l’hypothèse, à ce stade de l’analyse, que les réactions suscitées par la pièce de Boucher se répartissent entre ces deux pôles. Au-delà de l’affront ressenti par les uns et du mot d’ordre entendu par les autres, Les fées ont soif fascinent parce qu’elles constituent un lieu d’écoute paradoxal.
« Passer à une autre étape » : le féminisme en procès
De quoi parlent Les fées ont soif ? Poser une telle question, c’est plonger dans le tourbillon que la pièce a provoqué, et qui l’a rapidement reléguée à l’arrière-plan. Toute polémique produit un effet de cette nature par le biais de la discussion qu’elle engendre sur les thèmes et les formes de l’oeuvre qui sont autant de façons de parler d’autres choses, et notamment d’autres oeuvres. Tant pour la critique que pour la foule des commentateurs spontanés, la pièce est l’occasion de revisiter ou de réactiver les mythes de l’histoire littéraire, théâtrale et sociale. De plus, elle stimule le travail de la mémoire qui fait exister les oeuvres en dehors de leur singularité événementielle en retraçant des filiations entre les pièces, en fournissant les jalons d’une possible généalogie. La censure a joué précisément ce rôle dans l’affaire des Fées, en plus d’avoir été la première cause des débats ayant entouré la pièce. Les attaques inopportunes du juge Vadeboncoeur à l’endroit de Denise Boucher auront fourni, dès le départ, des munitions à ceux qui, à l’époque, défendaient la cause d’un art national luttant contre les forces obscures de la tradition. Celles-là, attaquées de plein fouet par ces « agitateurs iconoclastes », commettront l’erreur de s’avancer à visage découvert et d’agiter le spectre de la censure religieuse. L’appel à la défense de la liberté de parole se fit alors entendre bruyamment, sans égard au danger réel de la menace, de sorte que deux clans furent rapidement campés de part et d’autre d’une frontière à maints égards imaginaire.
L’enjeu n’est plus aujourd’hui de savoir s’il s’agissait bien de censure, mais de prendre la mesure de ce que disent les oeuvres à propos d’une situation historique. L’évocation d’oeuvres célèbres, interdites ou scandaleuses, traduit bien cette ambition de donner un sens à l’événement présent. Il demeure que l’on s’étonne de voir, encore une fois, les interprétations contradictoires dont elles font l’objet. Le nom de Molière revient sous la plume des partisans comme des détracteurs du TNM. Les uns évoquent le souvenir du Tartuffe qui, en France, provoqua la colère des jansénistes et la désapprobation tardive de la Cour, alors qu’en Nouvelle-France, quelques années plus tard, la pièce donnait lieu à un marchandage annonciateur de l’alliance entre l’Église et l’État (contre le peuple) – une alliance qui allait modeler pour longtemps la structure autoritaire de la Nation[9] (Corrivault, 1978). Les autres répliquent en évoquant Les précieuses ridicules et Les femmes savantes, dont une lecture tronquée permet de dénoncer ces féministes castratrices, « ridicules à force de vouloir perdre leur féminité », ou alors coupables d’exercer à leur tour une censure plus grave encore que la première en « refus[ant] d’être femmes » (Cloutier, 1978 : 5)[10]. Mais l’affaire ramène surtout à l’avant-scène un passé plus récent dont on perçoit bien qu’il participe directement du récit de la Révolution tranquille. L’assaut contre Les fées ont soif, dira-t-on, s’inscrit dans la suite logique de l’opposition à l’art moderne, ainsi qu’à l’avant-garde littéraire et artistique dont témoignent les épisodes successifs du Refus global, des Belles-Soeurs, de l’affaire Corridart et de la polémique entourant la murale du Grand Théâtre de Québec (Corrivault, 1978). En revanche, ce récit d’émancipation se bute à la conviction, maintes fois exprimée, que la pièce de Boucher n’est qu’une provocation de plus de la part d’une élite culturelle méprisante, dont l’agitation risque d’éteindre pour de bon la voix de la beauté, de la décence et de la raison commune, plus sage parce que majoritaire (Anonyme, 1978)[11].
C’est dire à quel point, dans ce débat sur la censure, se dessine un conflit d’ordre sémantique mais aussi idéologique, qui tient au fait incontestable que l’histoire n’est jamais vécue et pensée de la même manière par tous. Le conflit que sous-tend pareil malentendu se nourrit des contradictions qui sont celles d’une société négociant son passage à l’ère du pluralisme avec les moyens – c’est-à-dire les outils interprétatifs – d’une société qui conserve d’elle-même une image d’homogénéité[12].
Cette hypothèse se vérifie à l’examen des autres thèmes abordés dans le cadre de cette polémique, dont celui du féminisme. Encore faut-il ici se garder de faire la somme des arguments pour et des arguments contre cette production. Il convient, plutôt, de rappeler l’un des refrains de la critique des Fées ont soif, qui ne voit, dans cette pièce, qu’un manque d’originalité, que l’expression de « thèmes éculés », provoquant le plus souvent une « impression de déjà-vu ». Que faut-il comprendre de ce jugement entendu de part et d’autre de la ligne de front : que les mêmes figures – en particulier celles qui occupent une fonction centrale dans la pièce, soit la Statue de la Vierge, la Mère, Marie et Madeleine – représentent pour les uns des stéréotypes, et pour les autres des icônes sacrées ? Dans les deux cas, l’évaluation de la pièce reste la même : on insiste sur le caractère non évolutif et même régressif de l’iconologie féministe dans des termes qui vont du « les femmes répètent toujours la même chose » (Wallot, 1978)[13] au « il faudra tôt ou tard passer à une autre étape » (Nepveu, 1978)[14]. À l’inverse, plusieurs témoignages traduisent un réel étonnement devant cette dramatisation d’archétypes culturels et religieux. Aux uns qui célèbrent le génie de l’écrivain pour avoir traduit « les pensées et les sentiments des femmes de façon aussi émouvante » (Jolicoeur-Mercure, 1978), s’opposent ceux qui l’accusent d’avoir blasphémé, d’avoir traîné dans la boue des êtres (et non de simples personnages) dignes de leur adoration fervente (Marchand, 1978)[15].
Tout compte fait, la ligne de partage des discours se fait ici à nouveau sur la base du savoir. Il y a ceux qui fréquentent assidûment le théâtre, mieux au fait des tendances culturelles récentes, et donc capables de formuler un avis, favorable ou non, traduisant leur compréhension des enjeux qui animent le champ restreint de l’art dramatique. L’autre public, nombreux à se prononcer dans les journaux, rassemble des gens qui s’investissent pour la première fois dans le débat public, usant indifféremment d’arguments esthétiques et idéologiques comme s’il s’agissait de la même chose.
On verra plus loin que ce clivage est sans doute l’une des clés d’analyse de l’affaire des Fées. Notons provisoirement que la pièce elle-même – servie par un discours promotionnel qui a su capitaliser sur l’intérêt du grand public – donnait déjà prise à une telle division de l’opinion, et cela, tant par son contenu que par sa forme. Au niveau formel, les commentateurs sont nombreux à louer ou à dénigrer son éclectisme affiché. Outre l’enveloppe poétique de la langue sur laquelle il n’y a pas d’unanimité, cet éclectisme se manifeste par un collage – certains parleront même de « retailles[16] », dont la facture paraît nettement inspirée par la dramaturgie brechtienne (une référence savante), mais aussi, et peut-être surtout, motivée par un désir d’appropriation de la culture de masse (une référence populaire). À ce titre, l’utilisation de procédés épiques – dont parle abondamment le metteur en scène Jean-Luc Bastien dans ses entretiens d’avant-première – se prête davantage à une lecture culturelle qui souligne les parentés du texte de Boucher avec la chanson québécoise de l’époque. La pièce propose, en effet, sept chansons ou ballades qui viennent ponctuer la complainte des trois femmes, et créer, dans la dynamique du spectacle, un effet de distanciation. Si l’auteure use habilement de ces séquences pour briser le rythme, elle en joue également pour faire contrepoint avec d’autres procédés rhétoriques, dont le slogan et le proverbe, insérés dans la trame verbale à des fins parodiques. Pour les spectateurs initiés, il y a là le rappel d’une esthétique prisée par la création collective et une sorte d’emblème du théâtre engagé. Du point de vue strictement dramaturgique, il s’agit d’une manière d’aménager une zone de médiation, là où le théâtre risque de provoquer, par son étrangeté même, un effet d’éloignement, voire de séparation entre la scène et la salle.
Denise Boucher dans l’oeil des médias
Le constat d’une division du public – et, par conséquent, d’un horizon d’attente clivé – se manifeste surtout dans les discours où se mesurent la part de fiction et la part de réalité entrant dans la réception de la pièce. Globalement, deux systèmes d’interprétation servent à filtrer le contenu de cette oeuvre – le fond manifeste, à tout le moins : d’une part, une grille littéraire, théâtrale et culturelle qui tient compte de son caractère fictionnel, même en regard des questions religieuses où l’on reconnaît un travail de stylisation de la part de l’auteure ; d’autre part, une lecture qui semble faire l’impasse sur la forme et qui interprète l’oeuvre à la lumière du réel. Nous nous arrêterons, ici, principalement au deuxième système interprétatif qui se compose essentiellement d’opinions exprimées par les détracteurs de la pièce, mais pas uniquement. Nos observations mettront en évidence l’un des thèmes récurrents de la polémique des Fées ont soif – mais à peine interrogé jusqu’ici –, qui éclaire l’état du discours social de l’époque : il s’agit de la question des rapports hommes/femmes.
On ne saurait parler, dans pareil cas, de réalisme ou de vérisme tant la facture du texte exclut toute référence à une situation historique concrète. Il reste que ce qui se dégage des débats initiés par l’avènement des Fées ont soif, c’est que le public semble nourrir un intérêt particulier pour les points de friction que le contenu de la pièce entretient avec le réel. À ce sujet, on note une tendance – certes alimentée par la couverture médiatique – à la personnification des enjeux, phénomène qui place l’auteure Denise Boucher au centre de l’attention. Celle-là apparaît, dès le départ, comme l’héroïne incontestable, mais néanmoins problématique, de cette épopée. Les journaux sont nombreux à en faire le portrait, à la soumettre au jeu des questions et des réponses ; bref, à construire le personnage autour duquel va bientôt se nouer une intrigue, contribuant de la sorte à fonder un pacte de lecture qui, pour plusieurs, se conjugue au mode essentiellement biographique.
Deux interprétations découlent de cette survalorisation de la figure de l’auteure que les médias sont assurément nombreux à vouloir dépeindre comme la « féministe sympathique » (Ling, 1978)[17] qui ne souhaite rien autant qu’une « vie paisible avec son chum » (Tougas, 1978)[18]. La première, déjà esquissée, aborde le texte des Fées ont soif comme l’oeuvre d’une femme blessée (Lajoie, 1978)[19] dont l’affirmation et la prise de parole prennent la forme d’un brûlot théâtral destiné à éveiller la conscience des autres femmes. De manière générale, à l’image de combattante correspond logiquement une énonciation militante – qui canalise – dans une oeuvre chargée d’intensité – une énergie, une passion, un désir de vivre que la banalité du quotidien ne parvient jamais à entamer. Un motif récurrent du discours, qui emprunte à l’atmosphère de l’époque, est que la vie ne vaut la peine d’être vécue qu’au présent (ce que la personne de Denise Boucher incarne à merveille). En revanche, cette attitude combative peut également conduire à des comportements excessifs. Le thème de la vengeance des femmes à l’endroit des hommes imprègne tout le discours antiféministe. Certaines réactions à l’égard des Fées ont soif en témoignent éloquemment, surtout lorsqu’elles expriment un sentiment de compassion à l’endroit de Boucher, qui cache mal la désapprobation qu’inspire le féminisme.
Cette interprétation pourrait bien être la conséquence de la surexposition médiatique de l’écrivaine contre laquelle le public manifesta sa colère. Une dépêche d’un quotidien montréalais, en date du 25 janvier 1979, valide à tout le moins la double hypothèse selon laquelle, au faîte de la crise, le nom de Boucher était devenu le lieu d’une véritable bataille symbolique. Sous le titre « L’auteur Denise Boucher battue par son concubin », le journal Métro Matin raconte en effet que « l’auteur, actuellement très controversée, de la pièce de théâtre et du livre Les fées ont soif, […], a dû être traitée au service des urgences de l’hôpital Royal Victoria, dans le courant de la nuit de mardi à mercredi, pour des blessures qu’elle aurait subies, au cours d’une violente bataille avec son concubin, le photographe André Valois » (Anonyme, 1979). Ce fait divers montre que la personnalité des sujets conditionne largement le traitement qui leur est réservé dans l’espace médiatique. En effet, la polémique engagée par l’affaire des Fées – y compris les discussions entourant l’interprétation de la pièce et du spectacle – est traversée de part en part par ce type d’interventions dans les médias. Comment expliquer autrement, sinon par ce jeu spéculaire, les réactions des nombreux lecteurs et spectateurs (mais principalement des spectatrices) se livrant publiquement à des confidences sur leur vie personnelle – une vie qui aura été bouleversée par la représentation de cette pièce[20] ? C’est de cette manière que se mesure aujourd’hui une partie de l’impact des Fées ont soif sur la société. Un slogan féministe de l’époque clamait « The Personal is Political » (Hanisch, 1970). On comprend mieux maintenant que, derrière cette formule, le mouvement féministe faisait davantage que résumer son programme. Il s’y trouvait explicité, également, son mode de pénétration de l’univers social conçu d’abord comme un espace de singularités à solidariser et non comme institution à conquérir.
Afin d’appréhender le texte et le spectacle, il nous reste à confronter ce mode d’appropriation populaire avec celui de la critique officielle, qui passe, lui, davantage par la médiation des idées et des formes, en faisant parfois un détour par l’histoire. Si, dans les deux cas, nous pouvons déceler, à travers les commentaires, l’influence du cinéma sur l’horizon d’attente du public, les réactions populaires face à l’événement des Fées ont soif se distinguent des réactions de la critique en place par l’appel fréquent à l’anecdote, à l’expérience vécue, dont l’analyse montre bien qu’elle contribue à brouiller la trace de toute référence idéologique dans la relation du spectateur à l’oeuvre. Dans cette optique, la pièce semble avoir joué un rôle de catalyseur pour ces gens qui l’interpréteront surtout à la lumière de leur propre existence – une vie qu’ils étaient invités à appréhender sous un nouveau jour après avoir assisté à la représentation des Fées ont soif. Une compréhension lyrique de ce phénomène aurait plutôt tendance à voir dans l’événement des Fées un lieu de passage vers une conscience historique de soi. Il semble plus probable que, dans cette production de paroles, c’est le sens de l’histoire qui se conjuguait sur le mode de l’intime.
À sa manière, la critique officielle rend compte de cette imperméabilité aux idéologies quand elle déplore ce qu’elle conçoit comme un manque d’originalité de la part de Denise Boucher, incapable, selon elle, de renouveler l’iconologie féministe, alors que la dramaturge s’emploierait elle-même à déconstruire celle de la société patriarcale. En invitant Boucher à « passer à une autre étape », certains commentateurs ne font pas qu’en appeler à une rénovation du discours féministe ; ils disent, par là, que l’efficacité de la scène – argument qui n’entraîne pas forcément leur adhésion –, tient justement à sa capacité de parler directement aux hommes et aux femmes sans « faire de détour », « sans faire de discours ». Jean-René Éthier fait ce constat en dénonçant l’effritement de la trame narrative par l’enchaînement des témoignages et, du coup, par l’abolition du quatrième mur : « Avec un tel procédé, sommes-nous bien au théâtre, ou plutôt à une sorte de cour des requêtes où les témoins, chacun son tour, n’en finissent plus de répéter leurs doléances… » (Éthier, 1979 : 26).
Effets de miroir : la réception mise en scène
En dépit du jugement défavorable qu’elle formule, la critique de Éthier touche à ce qui a fait, assurément, le succès des Fées ont soif auprès du large public. On a parlé de « pièce-tribune » (Éthier, 1979), de « pièce-manifeste » (Gauvin, 1989), pour dire que la parole, chez Boucher – voilée partiellement par la médiation des archétypes et des images religieuses –, se déployait à l’intérieur d’un dispositif simple, épuré, autorisant une lecture transitive de l’oeuvre. Il est temps d’en faire l’analyse en insistant sur les jeux de reflet que la pièce élabore entre son économie énonciative et le discours qui se met en place de l’autre côté de la rampe. Nous verrons que l’articulation entre ces deux niveaux se manifeste surtout au moment de l’épilogue qui raconte, justement, l’histoire d’un procès dont le déroulement n’est pas sans rappeler le sort qui a été fait à la pièce elle-même.
« Chaque personnage est dans son lieu respectif » (Boucher, [1978] 1989 : 41), dit la didascalie initiale qui installe, de la sorte, un système de distribution de la parole, proche de la scène médiévale, où les énonciateurs restent isolés les uns des autres, mais où les répliques produisent tout de même un échange dialogique par les jeux d’écho qu’elles génèrent entre elles :
p. 41La Statue – Je suis le désert qui se récite grain par grain.
Marie – Je file un bien mauvais coton. Est-ce que je pourrais changer de peau ? Est-ce que je pourrais me chercher ailleurs ?
Madeleine – Je pigrasse sur place. La vie me fait cailler.
On le voit à partir de cet exemple, les répliques des personnages tissent entre elles des échos à la fois sémantiques, thématiques et rhétoriques. Si ces trois femmes se parlent au-delà de leur isolement, c’est qu’elles sont, en définitive, les trois figures d’un même sujet que la culture (patriarcale) a contribué à séparer en leur attribuant des fonctions distinctes : la Vierge, la Mère, la Putain. L’aspiration à l’unité du sujet se concrétise dans le texte sous la forme d’une énonciation chorale qui s’installe dès l’instant où les personnages « quittent leur lieu respectif pour aller vers un lieu neutre » (p. 43). Cet espace neutre non seulement sert d’ancrage à une énonciation commune, mais donne naissance à une parole qui sera projetée vers l’autre, soit le public ou l’humanité. C’est donc dire qu’en insérant des chansons dans la trame dramatique, Boucher signale l’existence d’une autre réalité, qui pourrait bien être celle du théâtre, de la littérature et du rêve, où les femmes peuvent se réfugier afin d’échapper à leur condition aliénante, et parler d’une seule voix, mais ensemble :
p. 44Chanson d’errance
Marie, Madeleine et la Statue – Si cette chanson vous semble / Paroles tristes et amères / Voix de grandes désillusions / Mots de pertes et de défaites / Prenez pitié de nous / Prenons pitié de vous […].
Dans ce dispositif d’énonciation, qui connaît peu de modifications pendant une bonne partie de la pièce, l’auteure met en place deux types de représentation qui appellent deux usages complémentaires du théâtre : à la parole singulière, que vient sauver de l’effondrement l’énonciation collective, correspond un travail de réception de la part du public, qui module son écoute du texte selon le code de la plainte ou de la revendication. À la fin, toutefois, ce système d’alternance des voix se trouve remis en question par la référence à un autre modèle, celui du procès. Celui-ci n’en serait, à vrai dire, que la parodie si l’on s’en remet au compte rendu de Marie et de la Statue dans lequel le personnage de Madeleine passe du rôle de plaignante à celui d’accusée :
La Statue – On aurait dit des volées d’étourneaux quittant brusquement un champ de blé d’Inde. Parce que rassasiés ? Madeleine, la plaignante-prostituée, stridait un seul cri dans le soleil bouillant. C’était encore l’été. Mais dans le fond de l’air, les verges d’or avaient fleuri. Et c’était comme la dernière journée de tous les étés.
p. 94
Est-ce possible que, dans cette parodie de procès où semble régner le malentendu, où la justice sert la bonne conscience du pouvoir, Denise Boucher ait voulu faire écho, à l’avance, à la controverse qu’allait provoquer sa propre pièce ? Cette hypothèse n’a rien d’étonnant quand on pense à la séquence des événements qui ont mené à la création de cette oeuvre en novembre 1978, et dont la citation précédente n’ignore pas le détail, d’ailleurs. Cela, évidemment, si l’on veut bien lire, dans l’allusion à cet été qui s’achève, une référence implicite au tollé qui suivit le refus du CARMM d’accorder une subvention au TNM. Rappelons brièvement qu’au moment du dépôt du texte au CARMM, l’auteure en était encore à l’étape de l’ébauche de son oeuvre. On sait par ailleurs que, dans le travail collectif qui a mené à la création, l’écriture s’est poursuivie tout au long des répétitions, y compris pendant l’automne alors que l’affaire faisait rage partout dans les médias montréalais et québécois. L’on ne peut exclure, dans ces conditions, que Boucher ait délibérément mis en scène cette « mascarade » (p. 93). Dans ce cas, l’intérêt, pour nous, ne réside pas seulement dans le regard qu’elle porte sur l’opinion publique, mais aussi dans le fait même qu’elle incorpore, dans la trame de son texte, le théâtre de sa réception. C’est au moyen de ce procédé que l’oeuvre confirme sa fonction manifestaire. Ce genre s’inscrit dans un rapport dialectique avec le Pouvoir ; il réagit de façon ponctuelle à une situation donnée ; enfin, il donne à voir, en l’exacerbant, la dynamique des luttes qui produit le monde social. Il y a toujours, dans le manifeste, une anticipation de ce qui l’attend. Dans le cas de Boucher, on peut dire que cet horizon d’attente est ce qui produit l’oeuvre elle-même.
Conclusion : transformation du discours culturel commun
La polémique entourant les Fées ont soif révèle qu’au Québec la modernité a bel et bien triomphé du conservatisme en imposant ses valeurs de liberté et d’affirmation de soi – valeurs qui avaient déjà été au coeur des luttes de la Révolution tranquille. Il est essentiel de souligner que l’on ne saurait parler de polémique qu’au niveau du discours critique des élites, si l’on comprend, par ce terme, toute discussion qui met aux prises des interlocuteurs conscients des enjeux profonds qu’ils débattent et qui « les mettent eux-mêmes en cause » (Maingueneau, 2002 : 438). Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de malentendu possible, bien au contraire. La théorie du discours distingue, à ce titre, deux types de polémique selon que les interlocuteurs se recrutent (ou non) au sein d’un même champ discursif. Le premier type définit tout débat se déroulant à l’intérieur d’un espace disciplinaire ou institutionnel précis et, par conséquent, selon les règles explicites que celui-ci impose à ses participants, notamment dans le cadre d’une publication ou de tout autre lieu d’échange officiel. L’autre type de débat engage, pour sa part, des énonciateurs hétéronomes qui n’appartiennent pas à un même espace d’échange et qui, pourtant, décident de débattre d’un même sujet, au risque de ne pas s’entendre dès le départ sur les faits comme sur les règles à respecter au cours de la discussion. Dans ce cas précis, le malentendu résulte à la fois de la distance qui sépare les interlocuteurs du lieu emprunté – Maingueneau parle d’un espace « tiers », – où se développe le débat, et qui coïncide, le plus souvent, avec les médias, dont les règles en vigueur servent des intérêts étrangers à ceux des acteurs en présence.
Ce dernier scénario décrit bien ce qui se passe dans le cas du débat entourant la pièce de Denise Boucher où un désaccord entre gens cultivés, mais n’appartenant pas à la même sphère, était exacerbé par son traitement médiatique. Dans cet espace « tiers », circulaient toutefois des énoncés échappant à la polémique, puisqu’imperméables aux enjeux des interlocuteurs précédents, c’est-à-dire ceux qui, notamment, ne mettent pas en cause leur statut ou leur position dans un champ déterminé, pour reprendre une terminologie bourdieusienne. Dans l’affaire des Fées, cette catégorie se compose de témoignages de personnes ordinaires et d’une large part de la production journalistique. Notons que ces deux types de discours ne s’adressaient pas à un adversaire pour le faire fléchir, pas plus qu’ils n’empruntaient les moyens de la polémique (que sont l’attaque, l’invective et l’insulte). À qui, alors, étaient destinés ces discours ? À Denise Boucher elle-même, à sa personne publique, certes, mais aussi à sa personne privée, avec qui plusieurs spectateurs et spectatrices semblaient vouloir entrer en dialogue pour partager une expérience de vie.
Quant au rôle de la pièce dans cette polémique, on retient surtout que son discours fonctionne en intégrant la scène de sa propre réception. Et, là encore, notre lecture fait apercevoir deux espaces de représentation, deux théâtres distincts, modulant le dispositif d’énonciation partagé entre un espace neutre et un espace spécifique à chaque personnage. À un premier niveau, il apparaît clairement que le discours des Fées ont soif prend part, sur le mode de l’anticipation, à la polémique qu’il contribue lui-même à générer, mais qui, dans les faits, ne fait que prolonger celui qui agite, depuis plus d’une décennie, les anciennes et les nouvelles élites, et dont l’enjeu, à travers les thèmes de la censure et du féminisme, recouvre celui de la modernité. La pièce emprunte, à cette fin, les armes du discours polémique que sont la satire, la caricature et le pamphlet. À cela, il faudrait ajouter une stratégie énonciative globale qui cible précisément l’adversaire. Du reste, ce dernier n’aura certainement pas pris de temps à se reconnaître…
Mais le texte des Fées ont soif existe aussi en dehors de cet espace polémique – et, disons-le, public –, en développant un autre lieu d’échange – cette fois plus intime – qui n’use pas des mêmes ressorts discursifs (essentiellement l’énoncé argumentatif), et qui semble, par ailleurs, vouloir mettre à distance la fonction idéologique du discours. La notion de mise à distance ramène ainsi nos observations finales sur le terrain du discours social commun dont parle Micheline Cambron (1989). Celle-là note, en effet, que tout discours singulier, bien qu’il se conforme aux normes et aux règles du discours hégémonique (condition de son acceptabilité et de sa dicibilité), fait appel à des mécanismes de mise à distance (nostalgie, ironie, hétéroglossie et lyrisme) qui illustrent, d’une part, le caractère dynamique du discours commun et, d’autre part, le fait que le sens de l’histoire (au double sens de fable et d’expérience historique) qui s’en dégage n’apparaît jamais univoque mais plutôt empreint d’ambiguïtés et de contradictions. La contradiction la plus apparente dans le discours de la pièce, que répercute une large part de sa réception, tient en définitive à l’affirmation d’une réserve d’intimité qui était demeurée largement impensée dans le discours culturel dominant de la Révolution tranquille. Peut-on parler, dans ce cas, d’un retour du refoulé ? Si oui, l’expression servirait à prendre le contre-pied de l’interprétation contemporaine de l’affaire des Fées, et selon laquelle cette pièce révélait la persistance, au Québec, de la ferveur religieuse en dépit du déclin de l’institution ecclésiastique. Le phénomène dont il est question ici, et qui n’invalide pas entièrement l’hypothèse précédente, s’apparente davantage à une modification du discours identitaire des années 1970 correspondant généralement à une période de désenchantement. Cette étude aura démontré qu’au-delà de tout diagnostic relatif à la psychologie collective, l’événement des Fées ont soif signale l’émergence d’un nouveau paradigme discursif, fondé cette fois sur la subjectivité, qui ne tardera pas à constituer, à la faveur d’autres facteurs historiques, l’horizon commun des pratiques sociales et artistiques.
Parties annexes
Note biographique
Professeur à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et responsable du Centre de recherches théâtrales (CERT) de la même institution, Yves Jubinville se spécialise dans les domaines de la dramaturgie contemporaine et de l’histoire du théâtre au Québec. Ses recherches portent principalement sur des questions liées à la mémoire des oeuvres théâtrales aussi bien dans le cadre de travaux en histoire (Le répertoire international au Québec entre 1975 et 2000, FQRSC, 2005-2008) que dans une visée interprétative des textes et de leur inscription dans la mémoire collective. Dans cet esprit, il prépare une édition critique et génétique des Belles-Soeurs de Michel Tremblay pour les Presses de l’Université de Montréal (CRSH, 2006-2010). En 2009, il amorçait, en outre, un programme de recherche au sein d’une équipe dirigée par Jacinthe Martel (UQAM) portant sur les archives d’écrivains québécois (Traces et tracés de l’invention : archives d’écrivains québécois, CRSH, 2009-2012). Yves Jubinville est également membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise (Antenne UQAM) et de la Société québécoise d’études théâtrales (SQET). Auteur de plusieurs articles de revue et d’ouvrages collectifs, dont le plus récent doit paraître, en 2010, aux presses de l’Université de Rennes (Le théâtre de répertoire : lieu de mémoire, lieu de création, en collaboration avec Jeanne Bovet et Brigitte Prost), il est aussi directeur de la revue québécoise d’études théâtrales L’Annuaire théâtral depuis 2008.
Notes
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[1]
Pour une enquête publiée en 1988, Gilbert David (1988a) invitait dix critiques et observateurs du théâtre québécois à faire une sélection de dix « pièces à rejouer d’ici l’an 2000 ». Un seul d’entre eux, le critique du Devoir Jacques Larue-Langlois, cite Les fées ont soif. On lira, en complément à ce document, l’étude de Jean Cléo Godin (1997) portant sur « La dramaturgie nationale au Théâtre du Nouveau Monde » qui replace la pièce dans l’histoire de cette institution.
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[2]
La théorie de la sociologie considère que la littérature au sens large s’inscrit dans le monde social en se faisant l’interprète de ce qui est lisible et narrable dans un lieu et dans un temps donnés. La notion de texte social réfère à cet ensemble qui demande à penser la réalité sociale en termes de stratégies textuelles.
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[3]
Sur l’ambivalence du TNM, lire le texte décapant de Michel Beaulieu, en réaction à la production des Fées ont soif, publié dans les Cahiers de théâtre Jeu. Dans cet écrit, l’auteur pose ouvertement la question suivante : « Comment pourrait-on croire en effet que d’entre les murs du TNM puisse jaillir quelque forme de subversion, quelque remise en question des institutions qui contribuent dans leurs applications à entretenir l’acculturation » (1979 : 185).
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[4]
Dans la perspective postmoderne de Jean-François Lyotard, on parlera également de la fin des « Grands Récits » (1979).
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[5]
Devenu le Conseil des arts de Montréal en 1980.
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[6]
Il n’est pas inutile de rappeler que, de tout temps, la censure a cherché à établir son autorité en imposant le principe du répertoire qui permettait d’exercer, par les textes, le contrôle d’une activité jugée séditieuse.
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[7]
La critique récupère elle-même le thème assez tôt. L’article de Martial Dassylva dans le journal La Presse porte le titre « Un cri féministe en forme de retailles » (1978b : A16) ; et Nicole Campeau coiffe ainsi le sien, dans Le Soleil : « Les fées ont soif, de Denise Boucher : plus un cri d’amour qu’un scandale » (1978).
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[8]
Un autre exemple tiré du Devoir : « J’ai vu Les fées ont soif. J’ai lu la déclaration de Mgr Grégoire. Pour avoir franchi lentement, péniblement toutes les barrières que la religion m’avait imposées en me couronnant des mythes de la Vierge-Mère, il m’apparaît important de cesser la guerre mesquine qui entoure et étouffe le texte poétique des “Fées ont soif”. […] Toute la femme, en moi, vous rejette et m’éloigne de cette église sombre, pointilleuse et retorse » (Hogues-Charlebois, 1978).
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[9]
Voir, aussi, un texte paru dans Le Soleil. Martine Corrivault : « Après l’histoire du Tartuffe de Frontenac aux premières heures de la colonie, celle des condamnations sans procès des artistes de théâtre venant d’Europe ou des États-Unis au siècle dernier […] et la bataille de la murale au Grand Théâtre de Québec, on devra désormais ajouter à la liste Les fées ont soif de Denise Boucher » (1978).
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[10]
Eudoxie-D. Cloutier : « Pour ce qui est des femmes savantes (car il y a chez elles des sociologues, des journalistes, des anthropologues, etc.) elles sont peut-être savantes (ça il faudrait le prouver…) mais elles refusent d’être femmes » (1978).
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[11]
C’est ainsi qu’une lectrice du Devoir envisage la lutte contre le féminisme : « Je le proclame avec une foi profonde étayée sur l’enseignement infaillible de l’Église séculaire et j’ai pour me supporter le témoignage des 700 millions de catholiques qui couvrent l’Univers » (Anonyme, 1978).
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[12]
L’analyse de Micheline Cambron couvre la période de 1967 à 1976. Ses conclusions générales semblent toutefois refléter la situation qui prévaut en 1978 lorsqu’elle écrit : « Le récit commun que nous avons dégagé confirme donc d’une certaine manière le caractère, appréhendé, de pivot de la période étudiée dans la percolation idéologique du Québec. C’est l’ère des choix : choix entre le monolithisme et le pluralisme, entre l’indépendantisme et le fédéralisme, entre l’avant-garde et le folklore » (1989 : 180).
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[13]
Hubert Wallot, de Boston, écrit dans Le Devoir du 19 décembre : « Le premier aspect tient à la surprise de voir attaquer une pièce dont les thèmes et les sous-thèmes n’ont rien de très innovateurs. On retrouve déjà tous ces thèmes, il y a trente ans sous la plume de Simone de Beauvoir dans son livre Le deuxième sexe » (1978).
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[14]
Après y avoir relevé les « facilités » et les « clichés qui appartiennent depuis longtemps au répertoire féministe », Pierre Nepveu, poète et professeur à l’Université de Montréal, tente de replacer la pièce dans le mouvement global et évolutif de la littérature québécoise : « Il faudrait se demander si nous sommes au stade où ce type de discours a encore un dynamisme… » (Nepveu, 1978).
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[15]
Voir Louise Marchand : « Je le proclame bien haut car je n’ai pas le droit de me taire quand on s’attaque à ma Mère » (1978).
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[16]
Référence au texte publié par Boucher en collaboration avec Madeleine Gagnon (1977).
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[17]
France Ling, de Victoriaville, écrit : « Si j’en reviens à l’auteur Denise Boucher, n’est-elle pas une femme à la recherche d’amour, de tendresse, d’authenticité, d’égalité, de respect entre homme et femme ? Quand un écrivain donne un écrit, n’est-ce pas une part de lui-même qu’il donne au public, n’est-ce pas pour lui aussi un moyen de se libérer et d’en conscientiser d’autres ? » (1978)
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[18]
Lire le portrait de l’auteure par Claudette Tougas, au moment où éclate l’affaire. Parlant de son compagnon, la journaliste écrit : « Son CHUM ! C’est André, l’homme avec qui elle vit ses jours et ses nuits depuis quatre ans… Leur petit déjeuner dure trois, quatre heures… Est-il utile de dire que c’est “l’homme de sa vie”. Celui avec lequel elle a fait le tour du Québec, l’été dernier, à bicyclette » (1978).
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[19]
« Ma chère Denise, écrit Yves Lajoie dans Le Devoir, combien ta douleur doit être forte et profonde pour que ton cri soit si viscéral et violent » (1978).
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[20]
Un groupe de femmes chrétiennes et féministes écrit dans Le Devoir du 9 décembre : « La pièce Les fées ont soif nous a rejointes dans notre vécu de femmes » (Dufour-Vaillancourt, Dumais et Roy, 1978).
Bibliographie
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