Corps de l’article

Introduction

Les phénomènes migratoires du 21e siècle soulèvent des enjeux locaux et mondiaux à un degré inédit en matière de densité et d’intensité des interrelations des facteurs qui les composent (en particulier la pauvreté, les conflits, les catastrophes environnementales, le travail et la quête de développement humain) et d’interdépendance des enjeux sociétaux des populations locales et des nations, tant sur les plans sociaux et économiques que politiques (Le Bras, 2017; Wihtol de Wenden, 2010, 2017, 2018). Au-delà de ce que certains nomment une « super-diversité » (Doytcheva, 2018; Vertovec, 2007), une approche de la complexité (Morin, 2005, 2012) s’impose pour mieux articuler les événements nationaux aux sensibilités et aux comportements interculturels dans les différentes sphères d’activités du quotidien, qui s’inscrivent dans les cultures locales dessinées au cours de l’évolution des migrations.

Depuis l’entrée en vigueur du système canadien de sélection des immigrants par pointage et la création par la province de son ministère de l’Immigration en 1968, la population du Québec connaît une diversification croissante et rapide de sa population sur le plan des origines (Dirks, 2006). Ces dernières années, plusieurs débats publics sont survenus dans la province, comme ceux portant sur le dispositif juridique des accommodements raisonnables cherchant à contrer différentes formes de discrimination (2007-2008), sur une proposition de Charte des valeurs québécoises (2013) et sur la Loi sur la laïcité de l’État finalement adoptée en 2019. Ces débats ont tous porté de manière prédominante sur la place du religieux dans l’espace public et en particulier dans les services publics. Cette double situation invite à travailler à la reconnaissance mutuelle dans une société d’immigration comme celle du Québec. Le besoin de créer des espaces de dialogue et de médiation est constant et ces espaces doivent être adaptés à des contextes politiques et sociaux changeants. À partir du milieu des années 1990, des activités de médiation ont été organisées dans le contexte de l’accueil de réfugiés dans la région de Québec. Elles incluaient une diversité d’acteurs sociaux de domaines variés, dont des ateliers interculturels de l’imaginaire (AII) et le modèle interculturel coopératif d’accompagnement mutuel (MICAM) (Guilbert, 2004a, 2005, 2007, 2009; Guilbert et collab., 2013) que nous avons repris dans cette étude. Dans ces dispositifs, il s’agit de porter attention au processus de médiation, compris à la fois comme distanciation et comme reliance. La « distanciation » requiert, selon Jacques Demorgon, « que chacun apprenne à prendre une certaine distance à l’égard de ses automatismes de conduite qui lui viennent de son identité à la fois personnelle, sociale, régionale, nationale, etc. » (2002, p. 14). La « reliance » est, quant à elle, définie par Marcel Bolle de Bal comme « la création de liens entre des acteurs sociaux séparés » (1996, p. 69).

L’AII et le MICAM mettent l’accent sur l’apprentissage par les pairs dans la diversité et sur le rapport d’égalité entre tous. Il nous a semblé pertinent d’élargir la portée du MICAM et de l’utiliser comme dispositif central pour une recherche sur la construction et la déconstruction des incompréhensions culturelles en contexte migratoire et la construction d'attitudes positives dans les relations interculturelles par le biais de groupes de pairs intergénérationnels en se fondant sur le MICAM (Arsenault, Gallant, Guilbert et Lechaume, projet CRSH 2016-2018, « La construction et la déconstruction des incompréhensions culturelles en contexte migratoire et la construction d’attitudes positives dans les relations interculturelles par le biais de groupes de pairs intergénérationnels »).  

Cet article vise à présenter certains éléments de compréhension concernant la construction et la déconstruction des incompréhensions culturelles chez les Québécois natifs et chez les Québécois immigrants dans une démarche groupale. Dans ce but, nous présentons successivement la problématique entourant la question des malentendus culturels et de leurs conséquences possibles, les objectifs généraux de la recherche et ceux de cet article ainsi que la revue de littérature incluant une réflexion autour des notions polysémiques de racisme et de malentendu culturel. Nous revenons ensuite sur une présentation du MICAM, utilisé ici comme outil de collecte des données et creuset des interactions au sein de deux groupes interculturels et intergénérationnels, et nous présentons le cadre d’analyse, inspiré des enjeux de la communication (Mucchielli, 1995) et de l’analyse de la conversation (Grinschpoun, 2017; Traverso, 2013). Nous terminons par la présentation de quelques interprétations émergentes, qui sont discutées à la lumière des témoignages des participants.

Problématique et revue de littérature

Même si des préjugés et des stéréotypes ont toujours existé en contexte de migration et de diversification d’une population, l’effervescence des discours politisés actuels, sur le plan local comme mondial, qui tendent à resserrer les politiques d’immigration et à cibler les immigrants comme « un problème », est susceptible de renforcer les préjugés et les stéréotypes et d’induire des répercussions concrètes sur la réalité des individus à travers des pratiques discriminatoires (Bourhis et Gagnon, 2006). De telles pratiques discriminatoires ont d’ailleurs été documentées au Québec ces dernières années, notamment dans les domaines de l’emploi (Béji et Pellerin, 2010; Cardu et Sanschagrin, 2002; Chicha, 2012; Cousineau et Boudarbat, 2009; Eid, 2012; Eid, Magloire et Turenne, 2011; Forcier et Handal, 2012), du logement (Anucha, Lovell et Jeyapal, 2010) et auprès des jeunes (Brossard et Pedneault, 2012; Eid, Magloire et Turenne, 2011).

Nous nous intéressons aux incompréhensions culturelles qui réfèrent directement au paradigme interactionniste selon lequel « l’influence réciproque que les participants exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » (Goffman, 1973, p. 23) est incontournable dans la construction des identités et des rapports humains. Ces incompréhensions culturelles peuvent être causées par l’indifférence, l’égocentrisme, l’ethnocentrisme, le sociocentrisme ou le racisme, tous ayant pour trait commun que l’individu se situe au centre du monde et considère comme secondaire, insignifiant ou hostile tout ce qui lui est étranger ou est éloigné de lui (Vatz Laaroussi, 2005). Les préjugés et les stéréotypes sont les deux formes d’incompréhension culturelle le plus souvent étudiées. Le préjugé est ici compris comme « un jugement porté sur une personne, une opinion préconçue qu’on s’est fait, parfois sans même la connaître » (Bourque, 2008, p. 75) alors que le stéréotype est défini comme « un ensemble de traits censés caractériser un groupe ou un ensemble de personnes; ces traits peuvent concerner l’aspect physique, psychologique ou comportemental » (p. 69).

Dans son livre Sommes-nous tous racistes ? Psychologie des racismes ordinaires, Leyens nuance le discrédit qui plombe les stéréotypes en rappelant que « [l]es stéréotypes ne sont pas racistes en soi, mais leur emploi le sera quand il s’agira de faire passer ces croyances pour des réalités afin de nuire à des personnes d’un groupe donné » (Leyens et Azzi, 2018, p. 28).

Que nous parlions de racisme, d’ethnocentrisme ou d’incompréhension, le dénominateur commun est que l’on regarde le monde à travers ses filtres subjectifs et ses intérêts singuliers ou groupaux, qui conduisent à « mal-entendre » le point de vue de l’autre. Sur cette toile de fond, nous avons choisi de travailler avec la notion polysémique de « malentendu culturel ». D’une manière générale, on peut définir le malentendu culturel comme l’ensemble des réalités qui prennent forme lorsque des individus ou des groupes de cultures différentes se comprennent ou se connaissent mal ou insuffisamment. On peut le voir aussi comme le plus petit dénominateur commun des stéréotypes, des préjugés, de l’ethnocentrisme et du racisme. Comme le dit La Cecla, « Le malentendu entre les cultures ne signifie pas que les cultures ne peuvent pas cohabiter, se mêler, se transformer par contiguïté et par influences. Il signifie même exactement le contraire : l’identité est un jeu de malentendus, les malentendus entre cultures sont la base de l’échange et du voisinage. » (2002, p. 142). Paradoxalement, comme le dit Lévinas, « le malentendu, en révélant les conditions de la rencontre, ouvre la voie à la tolérance et à la solidarité » (1971, p. 71). Grinschpoun (2017) relie malentendu et représentation dans un mouvement dialectique et établit un rapport entre malentendu et ambigüité. Feyerabend (1989) parle à son tour de tolérance face aux contradictions, de tolérance face à l’ambigüité et de capacité à développer une personnalité à multiples facettes et un agir pluraliste. Cette tolérance à l’ambigüité, ou mieux encore cette aptitude à l’ambigüité, trouve son appui dans le MICAM, justement grâce au recours au symbolisme et aux imaginaires culturels dans une enceinte protégée et respectueuse des différences.

Objectifs

La recherche menée visait deux objectifs : 1) comprendre de quelle manière se construisent et se déconstruisent les incompréhensions culturelles chez les Québécois natifs et chez les Québécois immigrants et 2) identifier les éléments du MICAM les plus appropriés pour la construction d’une représentation positive des relations interculturelles chez les Québécois natifs et immigrants. Dans le cadre de cet article, nous nous en tiendrons à cerner la manière dont se coconstruit le sens à travers les filtres culturels, nationaux, idéologiques ou religieux qui émergent de l’identité personnelle des participants.

Méthodologie

La méthodologie repose sur la mise en oeuvre de neuf rencontres avec les participants, soit deux entrevues individuelles sous la forme d’entretiens semi-dirigés (l’une avant le début de la démarche de groupe, l’autre après sa conclusion) et sept rencontres de groupe selon le dispositif du MICAM. Cependant, dans les limites de cet article, nous procéderons uniquement à l’analyse des ateliers du MICAM.

Le MICAM repose pour l’essentiel sur une série de sept ateliers interculturels de l’imaginaire (AII). L’AII est un dispositif de médiation culturelle et interculturelle qui a été développé par Guilbert depuis 1995 au cours de formations et d’interventions réalisées dans différents contextes et auprès d’acteurs sociaux provenant de diverses sphères d’action (Guilbert, 2004b, 2007, 2009) au Québec et ailleurs dans le monde. Sa double caractéristique de cadre structurant et de flexibilité fait de l’AII un outil privilégié pour créer une dynamique de groupe favorisant la reconnaissance mutuelle et la coopération pour un partage des savoirs et des expériences. Sa posture épistémologique s’inscrit dans une posture d’ethnologie qualitative collaborative et rejoint en ce sens les travaux de Lassiter (2005; Guilbert, 2007).

Le MICAM vise la création de liens par le recours à des formes expressives de la culture tout en mobilisant les ressources de chacun. Il crée un espace imaginaire commun où peuvent être exprimés les pratiques culturelles, les savoirs, les expériences, les sensibilités ou les aspirations sociales propres à chacun. Afin d’établir un rapport horizontal des statuts de chacun, les personnes-ressources sont des participantes à part entière, c’est-à-dire qu’elles s’expriment et se révèlent d’une manière équivalente aux autres participants.

L’AII comprend quatre étapes, dont l’application demeure flexible :

  1. Au départ, les participants, réunis autour d’une table sur laquelle se trouvent des objets symboliques, procèdent au rituel d’ouverture, de présentation de soi, à l’aide de ces objets. Chaque participant se présente en choisissant quelques objets illustrant un trait qui le caractérise, une expérience qu’il a faite, une situation qu’il vit ou un projet qui lui tient à coeur, en lien avec la thématique de l’atelier. Ce rituel de présentation contribue à construire un espace imaginaire commun que les membres du groupe investissent de leurs symboles, des récits provenant de leur culture et de leurs expériences de vie. Ce rituel de présentation par la médiation rassure en situant les participants les uns par rapport aux autres à travers le dévoilement de soi.

  2. On enchaîne avec l’étape de la performance orale au cours de laquelle sont racontés ou lus à haute voix des contes populaires, des dits de vie, des récits de vie ou de croyances, ou encore des extraits de textes littéraires, un moment misant sur des formes expressives de la culture.

  3. La troisième étape s’ouvre sur des associations libres et autres récits. Les participants émettent des commentaires sur la présentation avec les objets et sur le récit raconté et partagent leurs savoirs, leurs expériences, leurs émotions, leur compréhension des situations. C’est un moment où les participants apprennent à mieux se connaître.

  4. La quatrième et dernière étape, le rituel de clôture, invite les participants à un travail de réflexivité, alors qu’ils doivent dire ce qui les a marqués durant le temps d’échange. Cette étape exige de revenir à ce qui est essentiel pour chacun.

Le MICAM comprend ainsi sept séances, tenues à quelques semaines d’intervalle. La première séance amorce la dynamique du groupe, rappelle les objectifs généraux de cette rencontre interculturelle et le mode de fonctionnement. Elle accorde la plus grande place à la présentation de soi. La deuxième séance inclut le plus souvent une activité abordant la manière d’habiter la ville par chacun. Il est alors suggéré aux participants de produire une « carte mentale » personnelle, c’est-à-dire une représentation imagée de l’ensemble des lieux fréquentés dans une semaine ordinaire, pour ensuite en faire la narration durant la séance de groupe. La septième et dernière séance s’inscrit presque tout entière dans l’esprit de la 4e étape de l’AII, puisqu’elle est consacrée au bilan que chacun fait de l’ensemble des rencontres. Les séances 2 à 6 portent quant à elles sur des thématiques choisies par les participants.

Préoccupations éthiques : recrutement des participants et confidentialité

La réussite des rencontres interculturelles proposées par le MICAM repose sur la diversité des trajectoires de vie rassemblées ainsi que sur la confiance qui s’établit dans le groupe. Nous aspirions à une diversité ethnoculturelle et intergénérationnelle pour constituer deux groupes de 10 personnes (incluant deux co-animatrices par groupe) sélectionnées selon des critères de parité de genre, de diversité ethnoculturelle et de groupe d’âge. Les participants ont été recrutés par l’intermédiaire de la liste d’envoi électronique de l’Université Laval (11), la plateforme Kijiji (4) et des affiches dans des lieux publics (2). Au terme du recrutement, les groupes étaient composés en parts égales d’hommes et de femmes, d’immigrants et de Québécois natifs, et les membres avaient entre 20 ans et 80 ans. Les personnes issues de l’immigration provenaient d’Amérique latine, d’Europe, d’Afrique subsaharienne et d’Afrique du Nord. Après les deux premières rencontres, trois participants non immigrants (une femme et deux hommes) ont quitté l’un des groupes, qui a évolué à sept personnes pour la suite de la démarche. Des 17 participants, 6 étaient aux études universitaires, 6 étaient en emploi, 1 était sans emploi et 4 étaient à la retraite.

La confiance se construit par l’assurance de la confidentialité, d’une part lors des entretiens semi-dirigés et d’autre part au fil des ateliers du MICAM. Les participants s’engageaient donc à ne pas parler des propos entendus lors du MICAM à l’extérieur de celui-ci. Rappelons que les ateliers du MICAM sont des lieux de conversation, dans un cadre structurant certes, mais où les statuts des personnes sont horizontaux, y compris ceux des chercheures et des étudiantes-assistantes qui participent à la conversation, ce qui agit positivement sur la confiance. Le devis de recherche et l’ensemble de la démarche méthodologique ainsi que les documents de consentement éclairé, d’engagement à la confidentialité et des schémas d’entretien semi-dirigés ont été soumis et approuvés par le comité d’éthique de l’Université Laval.

Chaque groupe MICAM a choisi, au moment qui lui convenait, des thématiques l’interpellant. Quatre thématiques ont été communes aux deux groupes (présentation de soi, carte mentale, rapport à la religion et à la spiritualité et bilan). Pour les trois autres séances, les groupes ont choisi des thématiques différentes :

  • groupe 1 : l’humour dans les relations interculturelles; l’alimentation et les tabous alimentaires; les cultures (ethniques ou générationnelles) qui nous traversent;

  • groupe 2 : l’intégration idéale des immigrants; la perception de l’âge et du genre; le rapport à la famille et au travail.

L’analyse des ateliers du MICAM

Le MICAM ne relève ni de l’entretien semi-dirigé ni de la discussion de groupe (focus group), mais s’apparente aux « conversations ordinaires » où l’essentiel qui se produit se cache autant dans les interactions non verbales et comportementales que dans les énoncés prononcés. Par conséquent, une analyse de contenu ordinaire ne livrerait pas l’essentiel dans ce dispositif, à savoir ce qui change, ce qui « bouge» dans les attitudes et les représentations de soi et de l’autre, dans la construction et la déconstruction des malentendus culturels. Pour cela, il importe de cerner les enjeux de la communication (Mucchielli, 1995) en analysant les renforcements et les menaces à l’identité et à « la face » des participants qui surviennent au cours de la conversation (Traverso, 1996, 2003, 2013).

Pour Mucchielli, « toute communication cherche à atteindre, à des degrés divers, l’information d’autrui, le positionnement, la mobilisation de l’autre, la qualification de la relation avec cet autre et à spécifier les normes de référence de la situation d’échange » (1995, p. 89). Afin d’analyser la communication entre personnes, il est primordial de la penser comme un échange social entre acteurs qui se trouvent dans une situation où ils partagent une même représentation. Mucchielli (1995) mentionne l’enjeu de positionnement (je m’affirme à partir de certaines facettes de mon identité, je me positionne par rapport à l’autre); l’enjeu relationnel (j’écoute l’autre ou je lui refuse cette écoute, je bloque la relation, je l’inclus ou je l’exclus); l’enjeu de mobilisation (je m’efforce de convaincre l’autre à penser ou à agir dans un certain sens); l’enjeu informatif (je transmets à l’autre une information, une connaissance); l’enjeu normatif (je présente ou rappelle les règles de fonctionnement des rencontres et des échanges). Ces enjeux traversent toutes les interactions qui ont cours dans les ateliers du MICAM et ont des conséquences sur la manière dont elles se développent au fil de la conversation.

Porter attention non seulement à ce qui est dit mais à comment cela est dit et aux effets de ce qui est dit constitue la tâche de l’analyse de la conversation. Dans une interaction, je peux avoir le sentiment que mon identité est menacée ou renforcée. Traverso parle alors de « menace à la face » et d’« anti-menace à la face » (ou « renforcement de la face »), d’accord, de désaccord, de réparation, de routines de présentation, de politesse, de compliment. La « face » est la représentation psychosociale de l’individu en interaction. Tout individu protège sa « face » des menaces pouvant peser sur lui durant l’interaction, tout en préservant ou en menaçant la « face » d’autrui. L’analyse des tours de parole permet l’observation de désaccords, d’accords, de représentations, amenant le chercheur à cerner les divergences d’opinions au travers des interactions tout en examinant les processus de réconciliation et de médiation qui s’y produisent. L’analyse se fait également par l’observation des actes rituels laissant paraître la manière dont se produit le glissement entre les thèmes, les démonstrations d’évitement, d’amadouage ou de compliments (Traverso, 1996). En orientant l’analyse interactionnelle du malentendu sur la notion de divergence ou de décalage entre les interprétations des interlocuteurs, plusieurs sources potentielles du malentendu apparaissent : le texte conversationnel, le ton d’un échange, le thème de l’échange, les actions accomplis, la structure de l’interaction, les cadres participatifs et la situation elle-même (Traverso, 2003, p. 95-117).

Présentation des résultats et interprétations

Le cadre d’analyse qui est construit à partir des enjeux de la communication et de l’analyse de conversation dévoile certains comportements et la manière dont les perceptions se modifient au cours des interactions du MICAM. Les comportements les plus marquants sont : la tendance à la généralisation, la tendance à voir le binôme rationnel/irrationnel comme irréductible, les prises de positions apparemment irréductibles, suivies de propos nuancés lors de certains thèmes diviseurs ou d’autres plus rassembleurs, ainsi que l’expression d’une vulnérabilité engendrant un capital de sympathie et d’écoute de qualité. 

La tendance à la généralisation

Dans la vie courante, nous utilisons souvent, sans nous en rendre compte, des généralisations, appelées parfois stéréotypes ou préjugés. La généralisation peut s’exprimer avec une grande force de conviction, comme une vérité. Dans la dynamique du groupe MICAM, la plupart du temps, la généralisation s’atténue facilement par la médiation du groupe : on reconnaît qu’« ils ne sont pas tous comme ça », comme l’illustre cet extrait d’une interaction lors d’une séance portant sur la thématique du rapport à la religion et à la spiritualité :

Q. En fait, chacun de nous, il a une image de l’Islam. Vous pouvez me dire c’est quoi pour vous lslam ?

Homme immigrant, vingtaine

R1. Une religion comme les autres pour moi. Il y a pas de différences comme telles. C’est une religion avec ses dogmes, puis ses règles, et puis ses obligations. Pour moi, c’est ça.

Homme immigrant, quatre-vingtaine

R2. Ben moi, j’aurais tendance à répondre comme [R1]. C’est une religion comme une autre, elle a ses bons et ses moins bons côtés, comme la religion catholique, tout dépend comment on l’interprète.

Femme immigrante, cinquantaine

La généralisation de la réponse R1 pourrait être une « menace contre la face » du jeune musulman[1] et contre tout croyant. La réponse R2 exprime un accord avec la réponse R1 et peut être interprétée comme une « protection de la face » tout en marquant une distanciation, voire un désaccord avec la généralisation de R1 pour apporter une nuance (« tout dépend »). Cette routine de politesse permet un désamorçage de la généralisation, d’un conflit possible, et ouvre sur une médiation du sens.

Le binôme rationnel/irrationnel perçu comme une opposition irréductible

Les généralisations s’appuyant sur une argumentation opposant le « rationnel » à l’« irrationnel » sont apparues très tenaces lors de nos rencontres. Elles concernent des thématiques telles que la religion, la langue ou l’identité. Des tenants du rationnel ont associé celui-ci et éducation d’un côté et croyances religieuses, irrationnel et manque d’éducation de l’autre. Ils ont évoqué aussi « un mur entre croyants et non-croyants ». Des participants, croyants ou non croyants, ont refusé cette opposition et cette hiérarchisation entre rationnel et irrationnel, accordant plutôt la même légitimité à ce qui relève du rationnel et de l’irrationnel, et surtout ont refusé l’équation associant irrationnel et manque d’éducation.

Oui, parce qu’il y a des populations aussi très scolarisées qui conservent la dimension de foi et d’irrationnel. Je n’ai pas non plus la science infuse là-dessus, mais je ne suis pas prête à dire que l’on peut trancher nécessairement manque d’éducation et croyance religieuse ou spirituelle ou le contraire.

Femme native, quarantaine

Lors des discussions articulées autour du binôme rationnel versus irrationnel, les positions se campaient et le ton devenait celui du débat. Le sujet touche à l’identité profonde des participants. Le positionnement identitaire devient alors un enjeu et conduit à la mobilisation, à la tendance à vouloir convaincre.

Des thèmes diviseurs ou rassembleurs?

Certains thèmes touchant l’identité ont semblé porteurs tant d’appartenance que de polémiques et de divisions. Une séance sur l’intégration a été largement politisée et pris une tournure marquée par le débat sur certaines valeurs touchant la langue, les relations homme-femme et l’identité nationale. Dans la séquence de l’AII portant sur la présentation de son propre rapport à la thématique, les participants ont parlé de leurs expériences personnelles, de leur vécu familial et social, de ce qui favorisait l’écoute respectueuse (le relationnel). Les propos émis au cours des périodes de discussion subséquentes ont plutôt davantage véhiculé des opinions, avec un certain degré d’abstraction et de généralisation propre au débat.

Des thèmes peuvent ainsi s’avérer diviseurs ou rassembleurs et évoluer dans un sens ou dans l’autre au cours des interactions dans la dynamique de groupe. On pourrait facilement penser que les thématiques sur les groupes d’âge et sur les rapports entre les genres auraient conduit à des oppositions et au débat. Pourtant, lorsque ces thématiques ont été abordées dans un groupe plutôt porté à débattre, on a observé le contraire. La discussion était fluide, la médiation du sens opérait. Ce qui ressortait des échanges, c’est le constat que, par exemple, malgré les stéréotypes voulant que des cultures soient plus machistes que d’autres, on observait des écarts de comportements au sein de toutes les cultures et des similarités d’une culture à l’autre. Il a été exprimé que ce qui faisait une différence n’était pas tant l’origine nationale ou ethnoculturelle que d’autres facteurs tels que l’éducation ou la trajectoire de vie de chacun. Cette prise de conscience était manifeste et majoritaire dans le groupe, bien que non unanime. Un participant considérait par exemple qu’il fallait trouver des tendances générales au sein d’un même pays au lieu de s’attarder aux expériences individuelles qui ne seraient que des anecdotes :

On a chacun notre vécu et on raconte ça ici, mais c’est un rassemblement d’anecdotes. […] C’est un rassemblement d’anecdotes, pis j’ai de la misère à faire une synthèse de tout. [...] Ce serait bien de généraliser de notre pays.

Homme natif, cinquantaine

Alors que d’autres participants ont exprimé :

L’interculturel est plutôt au sein même d’un pays qu’entre pays différents dans ce cas-là. […] Moi, je ne suis pas d’accord avec vous. Je pense que le pays est fait d’individus et qu’en fait, généraliser, c’est faux!

Femme immigrante, trentaine

On constate dans certaines séances que le désaccord touchant une dimension identitaire est ponctué de remarques parfois ironiques qui pourraient représenter des « menaces à la face ». Le désaccord ne sera pas résolu dans la séance. Ce qui n’empêche pas pour autant les participants d’affirmer leur sympathie mutuelle et l’acceptation les uns des autres. Même si le débat et la mobilisation dominent dans la discussion, la confiance dans le groupe MICAM libère le processus de médiation par l’importance accordée à la personne, au relationnel, ce qu’on pourrait traduire par « on n’a pas les mêmes idées, on garde nos idées, mais on se respecte ».

Des thèmes rassembleurs

Certains thèmes plus que d’autres sont apparus comme rassembleurs, intégrateurs et constructeurs de représentations positives : la famille, l’humour et l’alimentation sont ceux qui ont été observés dans nos groupes. La thématique de l’une des séances a porté sur les rapports entre famille et travail. Les discussions ont fait ressortir des préoccupations similaires ainsi qu’une diversité de réalités vécues, indépendamment de l’origine culturelle ou nationale des participants. La discussion sur cette thématique a suscité un fort constat de points communs entre les individus, indépendamment de leur provenance et des spécificités des familles présentées.

J’ai aussi observé, on se l’est dit assez souvent, même en parlant de nos familles qui sont si tant pas pareilles, incluant la mienne, que l’on a ici beaucoup plus de points communs qu’autre chose.

Femme native, quatre-vingtaine

De plus, la présentation de chacun a conduit un participant à nuancer sa propre opinion préalable :

Moi dans ma tête, la famille est un concept assez strict. C’est les liens du sang. […] Effectivement, tu élargis beaucoup le concept de famille. J’entre dans votre gang. D’une certaine façon par l’intermédiaire de mon travail, moi je suis enseignant au secondaire, ben d’une certaine façon j’ai une famille adoptive. […] Alors oui, vous m’aidez à compléter un petit peu ma conception de ça. Alors, merci!

Homme natif, cinquantaine

Une autre thématique rassembleuse a été l’humour. Plusieurs participants ont exprimé le fait que leur réflexion préparatoire à cette séance les avait laissés hésitants quant à leur rapport à l’humour. C’est finalement avec un certain étonnement qu’ils expriment, à la fin de la séance, la grande place qu’occupe l’humour sous toutes ses formes dans leur vie et à quel point il permet d’entrer en résonance les uns avec les autres. L’humour a même été présenté comme salvateur. Une femme réfugiée en témoigne :

On endurait, moi, personnellement, j'ai passé trois ans dans la guerre. [Pause]. Pis c'était pas drôle. Mais même pendant la guerre, on a fait des blagues. Il fallait rester vivant. Il fallait garder le moral.

Femme immigrante, soixantaine

Comme nous l’avancions plus haut, des thématiques qui peuvent sembler plus rassembleuses ou plus diviseuses contiennent aussi leur potentiel contraire. Il ne faut jamais occulter la polysémie des thèmes et des termes. Ainsi, l’humour a aussi été mentionné dans son potentiel diviseur. L’humour peut être dangereux selon certains. Lorsqu’il prend la forme de blagues ethniques, ou concernant une religion, on verse également dans les stéréotypes et la stigmatisation de l’autre.

Une autre thématique rassembleuse a été l’alimentation et les tabous alimentaires. La séance portant sur ce thème s’est déroulée « à bâtons rompus » avec un plaisir délectable en associant « tous les sens », la sensualité, la musique, la fête. La joie était à l’exploration des goûts et des dégoûts, des mets traditionnels, des habitudes alimentaires et des expériences exotiques, en passant par les légendes urbaines.

Pour moi, la notion d'alimentation, c'est drôle ce que je vais vous dire, mais ça a les mêmes substances à peu de chose près de la sexualité. Quand on entre en relation avec l'alimentation, c'est comme de rentrer en relation avec une autre personne. C'est un peu le même chemin, la même sensualité qui va s'exprimer à mes yeux à travers la bouffe.

Homme immigrant, quatre-vingtaine

Le jeune homme musulman a apporté quelques douceurs envoyées par sa mère pour partager avec tous, tout en retardant à la tombée de l’obscurité le moment où lui-même pouvait y goûter : c’était ramadan et il était pratiquant. Le côté relationnel de la nourriture, les codes de politesse, la menace d’exclusion lorsque les habitudes alimentaires sont incompatibles, sont autant de signes que « se nourrir, c’est entrer en relation avec l’autre ».

Une vulnérabilité engendrant empathie et écoute de grande qualité

Dans un groupe, il y avait, parmi les participants, un étudiant étranger de religion musulmane, un seul, donc en position minoritaire. Par son français balbutiant, son ouverture d’esprit et sa façon à la fois affirmée et respectueuse de présenter ses croyances, il a conquis le groupe. On peut penser que la présence d’un musulman dans le groupe a orienté les propos sur l’écoute et l’acceptation de cette personne au lieu d’émettre seulement des opinions courantes « contre » les musulmans comme il est facile de le faire lorsqu’on n’est pas en présence d’une personne réelle. Il y avait aussi une femme immigrante, arrivée au Québec avec ses enfants en tant que famille réfugiée. L’évocation de certains aspects de la vie quotidienne familiale en temps de guerre a généré un fort sentiment de respect. Ce fut pour les membres du groupe l’occasion d’en apprendre davantage sur la vie des réfugiés de guerre, bien au-delà des propos des médias.

Ces deux situations reflètent qu’une certaine vulnérabilité, une fragilité d’un membre d’un groupe, peut susciter une solidarité et engendrer un capital de sympathie, d’empathie et une écoute attentive de grande qualité.

Finalement, lors des séquences de discussion et à la fin de chaque atelier du MICAM, les participants exprimaient en quelques mots ce qu’ils retenaient d’important pour eux. L’expression de la constatation d’une prise de conscience du commun est sans cesse revenue. Des formulations comme celles qui suivent en sont des exemples.

Je crois que dans toutes les autres rencontres on s’est rendu compte qu’on avait beaucoup, beaucoup de points communs.

Homme immigrant, trentaine

Ensemble, on se rend compte qu’on a beaucoup plus de choses en commun qu’on a de choses différentes.

Femme immigrante, trentaine

À vous écouter, chacun, on a tous raconté notre histoire, je trouve qu’on est moins différent que ce que je pensais au début, de ce que je pensais la semaine dernière au début de la rencontre.

Femme native, soixantaine

D’une certaine manière, cette prise de conscience du commun semble contribuer à la déconstruction de la différence, d’un certain mal entendu.

Discussion

L’approche novatrice du MICAM révèle un phénomène réel mais souvent relégué dans l’ombre et peu discuté dans les recherches : le racisme et la discrimination ne sont pas portés seulement par les mots et ils ne sont pas non plus immuables. Nous avons constaté que les stéréotypes peuvent se transformer positivement dans des conversations où les conditions dans lesquelles se déroulent les interactions verbales et comportementales facilitent le respect et l’ouverture envers ce qui est à la fois singulier et commun en soi et en l’autre. Ainsi, notre analyse des ateliers du MICAM apporte un éclairage plus juste sur des rencontres interculturelles où la mise en relation des différences et des ressemblances, de ce qui est singulier et de ce qui est commun, des ambiguïtés et des malentendus ouvre « la voie à la tolérance et à la solidarité », pour reprendre les termes de Lévinas (1971, p. 71) et faire écho à Grinschpoun et Feyerabend (1989). La pratique du MICAM apporte donc une compréhension plus fine des enjeux entourant la construction et la déconstruction des incompréhensions culturelles : c’est ce que découvrent les participants eux-mêmes dans une coconstruction du sens à travers leurs filtres culturels, nationaux, idéologiques ou religieux, qui émergent de leur identité personnelle et qui orientent le vouloir et le pouvoir entendre ce qui se dit, ce qui agit et ce qui se crée dans un groupe interculturel. 

Le processus de médiation se développe particulièrement dans la posture relationnelle, lorsque l’énergie groupale s’oriente sur la personne qui est présente devant nous, avec son histoire et ses caractéristiques propres, plutôt que de débattre d’idées, d’opinions ou de convictions qui appartiennent à la sphère des croyances. C’est la tension créatrice que nous pouvons observer entre la posture du relationnel et celle de la mobilisation du débat. Une dynamique de groupe peut être plus portée par l’une ou l’autre de ces attitudes, dans un groupe ou dans un autre, ou à des séances spécifiques, mais le plus souvent elles coexistent dans une tension créatrice.

Cela nous conduit à rappeler que la médiation opère à partir de la différenciation et de la reliance. Le processus de médiation s’incarne dans la coexistence des contraires, les laissant intacts dans une réalité plurielle, et prend vie dans le relationnel, dans l’acceptation inconditionnelle d’autrui. En ce sens, pour Saint-Arnaud, pour vivre ensemble, il faut accepter de Vivre sans savoir, d’entrer dans le dialogue en étant « ouvert à la divergence » (2012, p. 31).

En conclusion

Cette recherche sur la construction des malentendus culturels et leur déconstruction à travers les ateliers du MICAM apporte une contribution scientifique significative sur les enjeux des relations interculturelles et sur leur potentialité de transformation positive lorsque des conditions favorables sont créées. Le MICAM s’avère un modèle d’accompagnement efficace pour les personnes désireuses de contribuer à des relations positives dans la diversité; par son cadre structurant et la flexibilité qui peut lui être insufflée en fonction du groupe réel constitué, le MICAM interpelle l’identité du sujet dans son rapport aux thèmes discutés et la richesse de cette identité dans la formation du groupe, l’expérience d’écoute collective de la performance d’un récit, le partage des savoirs et des expériences, enfin, un acte de réflexivité et de prise de conscience de ce que chaque personne considère comme important de ce qui s’est dit et fait dans le groupe.

Tant dans la nature même du langage que dans toutes les sphères de la vie de relation en société, le sens se crée dans la différence. Le fait d’accepter, dans la confiance envers l’autre, que l’ambigüité et le malentendu tissent inévitablement toutes nos relations interpersonnelles et interculturelles ne serait-il pas l’antidote aux préjugés et aux racismes, en nous aiguillant vers une vigilance constante contre toute généralisation? Le MICAM se révèle un terrain fécond pour cette pratique.