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Aborder la question des langues signées, et les débats identitaires qu’elles présupposent, renvoie immédiatement aux possibilités de reconnaissance de la différence sourde en tant que spécificité ethnolinguistique. Comprendre cette différence en dehors des cadres réductionnistes que proposent les lectures médicales ou essentialistes de la surdité, implique avant tout remettre en contexte, de situer la différence sourde, dans le milieu premier où prend forme l’appartenance linguistique et identitaire des enfants sourds, c’est-à-dire la famille.

Depuis au moins les années 1980, nombre d’acteurs réclament que soient reconnues les langues signées, la langue d’usage de ceux qui se nomment eux-mêmes les Sourds. Pour résumer abruptement les nombreux débats et discussions qui ont eu lieux à ce sujet, on pourrait dire que l’identité source passe avant tout par la reconnaissance de ces langues qui sont leur point de convergence communautaire tout en étant un vecteur central de leur participation sociale[1]. Mais cette reconnaissance ne va pas de soi; elle a été, et elle est toujours, l’objet de nombreuses luttes juridiques et politiques. Nombre d’auteurs se sont afférés à décrire ces langues[2], expliquer en quoi elles sont bénéfiques pour les enfants sourds et quoi elles aident à prévenir les carences langagières (Niederberger, N. et Prinz, P., 2005) ou encore expliquer comment elles agissent en tant que liants forts de communautés qui ont existé de tout temps (Delaporte, 2002), des fers de lance de luttes anti-oppressives transnationales qui doivent unir tous les Sourds du monde (Lane, 1996). Ces écrits et ces débats se sont généralement attardés avec insistance à critiquer les savoirs experts qui ont fait de la surdité une tare à gommer ou un défaut à réparer. Spécialisés, ces débats s’attaquent la plupart du temps aux acteurs ou aux institutions du domaine médicosocial qui sont encore aujourd’hui assez fortement campés sur leur cadre idéologique rationalo-centré, armés de l’implant cochléaire comme instrument privilégié, voire unique, de réparation de la surdité. À armes inégales, les défenseurs des langues signées, ceux qui veulent leur reconnaissance comme biens identitaires des Sourds, tentent de démonter cette perspective médicale, de faire changer les lois ou encore de transformer les pratiques des établissements socio-sanitaires. Toutefois, peu d’entre eux se sont attarder aux parents entendants qui, dans la vie concrète des Sourds, sont leurs premiers interlocuteurs, leur premier lien au monde. Dans tous les débats et les réflexions qui ont eu lieu depuis maintenant plus de 40 ans sur la reconnaissance des langues signées, il y a un grand absent pourtant bien connu des sociologues: l’identité linguistique n’est pas d’abord l’objet d’un débat politique, elle se fait dans le registre de l’intimité familiale. Or, la prémisse de beaucoup de ces réflexions, ces critiques ou de ces combats est que la confiance en soi des enfants sourds ainsi que leur développement psychosocial, peut être solidifiée par l’exposition aux langues signées dès la naissance puisqu’elle leur permet des premières interactions réussies avec leur proches : elle leur donne le sentiment d’être compétents, de communiquer avec aisance, de ne pas faire d’efforts pour entrer en relation avec les gens qui les entoure. Cette présupposition est toutefois en porte-à-faux avec certains faits sociologiques concernant l’usage des langues signées au sein des familles entendante où évolue un enfant sourd : très peu d’entre elles adoptent une langue signée pour communiquer avec cet enfant. L’expérience de ces parents, qui est dans une large proportion étrangère à la surdité (Hintermair, 2000), sera ici abordée en deux temps. Tout d’abord, en tenant de déconstruire l’idée que les parents ne choisissent pas les langues signées parce qu’ils sont les victimes d’une idéologie audiste (Lane 1996), puis en présentant quelques conceptions des parents entendant qui font obstacles à l’inclusion des langues signées dans les dynamiques familiales (Kirsch et Gaucher, 2018). Ces quelques éléments de réflexion permettront de voir en quoi les parents pourraient jouer un rôle un rôle de catalyseur des langues signées qui soit plus adéquation avec leur vécu en évitant de les considérer comme des « victimes » passive des logiques sociosanitaires audiocentriques.

Comment se fait le choix des parents : quelques remarques préliminaires

Depuis plusieurs générations, on s’inquiète dans les milieux sourds de la fin des langues signées et des communautés qui les font vivre. Depuis les techniques de démutisation « révolutionnaires » du XIXe siècle jusqu’à la généralisation de l’implantation cochléaire et du dépistage précoce aujourd’hui, ces inquiétudes sont bien entendu fondées et expriment des souffrances historiques bien réelles. Il existe un point de vue assez commun chez les chercheurs en sciences sociales qui s’intéressent à la surdité qui consiste à mettre en évidence tout ce qui est en train de déstructurer les logiques ethnolinguistiques sourdes et qui met en péril la vigueur des communautés sourdes. Il y a de cela une quinzaine d’années, un parent d’enfant sourd m’a interpellé pour me dire que c’était bien beau tout ce que je disais à propos de l’oppression et du dénigrement des langues signées, mais il se demandait si ce type de discours n’enfonçait pas en quelque sorte des portes ouvertes. La remarque, choquant sur le coup, m’a stimulé à réfléchir à ce que ce parent avait bien voulu dire pour me rendre compte que sa préoccupation renvoyait à un monde complexe d’expérience que j’ai tenté de documenter par l’intermédiaire de mes recherches au cours des dix dernières années.

Beaucoup d’encre a coulé dans le champ des études sur la surdité concernant le pouvoir et les logiques de dominations qui traversent l’expérience sourde en mettant les mondes entendants et sourd dans un rapport dichotomique[3]. Il y a historiquement un indubitable mépris de la part de certains acteurs collectifs responsables de l’éducation ou des soins offert dans le champ de la surdité à l’égard des langues signées et de leurs promoteurs, mais le lien entre le monde des sourds et celui des entendants ne peut pas être réduit à l’attitude de ces acteurs. Difficile de passer sous silence les sévices et la maltraitance qu’ont dû subir les Sourds dans leur vie et il est impossible de justifier certains des actes qui ont été commis au nom du bien commun ou du bien-être des Sourds. Toutefois, il faut quand même dire que les Sourds, dès leur naissance, n’appartenaient pas à une communauté identitaire spécifique : les Sourds appartiennent d’abord à leur famille qui est, dans 95% des cas, composée de parents qui ne sont pas Sourds. Corolairement, les Sourds naissent dans une famille qui les aime et, même si pour pratiquement tous les parents la surdité est un événement extraordinaire qui les ébranle fortement[4], d’autant plus que le diagnostic se fait dans beaucoup de pays de plus en plus tôt (Dagron, 2011; Young et Tattersall, 2007), ils témoignent à peu près tous d’un désir très fort de tout faire pour leur enfant (Kirsch, Piérart et Gaucher, 2021). Les Sourds arrivent donc dans un monde bienveillant, mais leur présence bouleverse profondément la trajectoire de leur famille. Ainsi, avec un minimum de recul, force est de constater que le rapport d’oppression ne peut et ne saurait résumer les liens que les Sourds entretiennent avec leur milieu immédiat et encore moins avec les acteurs de socialisation primaire. Premier constat, les Sourds ne naissent pas dans un monde hostile, mais dans un monde qui est surpris par leur arrivée. Lorsque le diagnostic de la surdité est annoncé, les parents reçoivent cette information comme un choc, les précipitant subitement dans un monde qui leur est étranger (Jackson et al., 2004). D’ailleurs, Hintermair (2000) a fait ressortir dans son étude effectuée en Allemagne qu’uniquement 9,5 % des parents ont eu des contacts avec des adultes sourds avant la naissance de leur enfant sourd. Inutile de rappeler que cette situation fait en sorte qu’une grande partie des parents se sentent désorientés par l’annonce de la surdité (Flaherty, 2015). Sans repères au regard de cette nouvelle, si ce n’est les perceptions, les stéréotypes et les préjugés communs dans la société[5], ces parents se trouvent devant une série de prises de décisions, dont la première touche le mode de communication de leur enfant. Les familles où naît un enfant sourd vont avoir tendance à s’engager dans une voie qui répond ce qu’elles connaissent : la langue orale comme unique mode de communication (Dalle-Nazébi, 2014). Non pas par malveillance, mais parce que l’idée même qu’il existe deux registres – oral et signée – ne fait pas partie de leur monde.

Deuxième constat, après avoir annoncé la surdité de l’enfant, les professionnels jouent un rôle prépondérant dans l’accompagnement des parents ainsi que dans la présentation des possibilités qui s’offrent à l’enfant sourd et ses parents. Dans le cas d’une surdité profonde et sévère de l’enfant, il ne faut pas se cacher que l’implant est généralement la solution unique proposée par les professionnels (Lhéricel, 2006), mais que de plus en plus d’entre eux fournissent de l’information aux parents concernant les langues signées. Devant la généralisation de l’implant cochléaire et du dépistage précoce, les réactions des chercheurs et des intellectuels des Deaf Studies ont souvent été réductrices : les parents seraient subjugués par les professionnels de la santé et les médecins ORL qui leur transmettaient le dégoût des langues signées, leur interdisant même de les apprendre. Or, si on y pense un peu, cette conception implique que les parents soient des agents très passifs au regard des discours et des pratiques des professionnels de la surdité – ce qui est totalement faux, puisqu’il a été démontré que les parents ont tendance à prendre rapidement un rôle très actif par rapport aux mesures d’accompagnement qui sont offertes à leur enfant (Kirsch, Piérart et Gaucher, 2021). Les choix des parents concernant leur enfant sont bien sûr souvent limités à ce qui leur est offert en termes de service, et bien que beaucoup de parents ont témoigné n’avoir pas vraiment eu le choix de prendre la voix oralisante, ceci ne signifie pas qu’ils acceptent passivement et sans remise en question les services qu’ils reçoivent ainsi que les idéologies qui viennent avec.

Ces deux constats invitent à remettre en question le parcours des parents comme celui de victimes de l’appareil biomédical qui, soumis aux discours et aux pratiques de professionnels, feraient des choix linguistiques et éducatifs pour leur enfant à l’aveuglette. Cette façon de voir une des phases primordiales du développement identitaire des Sourds et de la présence des langues signées dans leur vie part sur une fausse note. Apprendre qu’on est maintenant un parent d’enfant sourd implique un changement de cap, parce qu’on ne s’attendait pas à la surdité. Il faut s’approprier un nouveau rôle à partir des informations et des formes de soutien disponibles. Comme toutes les recompositions identitaires, celles de ces parents s’effectuent à partir d’un horizon de sens qui est déjà là, de représentations qui les précèdent et de façons de comprendre la différence sourde qui ne sont pas neutres. Il va sans dire que cet horizon est fortement influencé par les conceptions « réparatrices » de la surdité. Ce qui m’amène à mon premier point d’arrivée : l’attitude négative à l’égard des dynamiques identitaires sourdes et des langues signées véhiculée par certains professionnels des systèmes experts concernés par la surdité ne peuvent pas expliquer en totalité les choix des parents à l’égard de leur enfant sourd. Les parents ne sont pas que des réceptacles de ces discours et de ces pratiques concernant la surdité, même s’ils travaillent la recomposition de leur rôle de parent. La reconnaissance première des parents de la différence de leur enfant n’est donc pas essentiellement tributaire d’enjeux idéologiques ou même politiques qui feraient de la famille un milieu hostile aux langues signées. Même s’ils ne connaissaient rien de la surdité avant la naissance de leur enfant, les parents sont des agents actifs qui raisonnent et justifient les choix qu’ils font pour leur enfant à l’aide d’une multitude de discours et de pratiques qu’ils puisent à différentes sources.

Les choix des parents sont orientés par les représentations communes de la surdité

Force est de constater que les langues signées ne sont que très partiellement, voire pas du tout utilisées par la plupart des systèmes d’aide étatiques occidentaux qui interviennent dans la vie des enfants sourds (Lhéricel, 2006). Ainsi, pas étonnant que les parents ne soient pas spontanément enclins à inclure une langue signée dans leurs dynamiques familiales. Le peu de soutien que recevront la plupart des parents pour apprendre ces langues, l’information relativement restreinte et plus ou moins consistante à laquelle ils auront accès et l’espoir de « guérison » qui miroite toujours dans les yeux de la biomédecine vont créer un contexte très défavorable à l’appropriation familiale des langues signées. Toutefois, en abordant le problème encore ici uniquement sous l’angle d’un rapport de force entre les savoirs experts concernant la surdité et les parents, on risque de faire l’impasse sur les raisons profondes qui font en sorte que les parents n’incluent pas les langues signées dans les dynamiques familiales. Cette vision réductrice de l’expérience des parents comme quelque chose de passif qui débouche sur une tendance à ne pas choisir les langues signées pour communiquer avec leur enfant évacue ainsi un problème anthropologique fondamental : les parents d’enfant sourds devraient apprendre la langue de leur enfant pour pouvoir leur enseigner la leur. Cette inversion linguistique n'est pas banale et constitue un blocage important pour la reconnaissance des langues signées au sein de la famille.

En étudiant les perceptions des parents, nous avons souligné ailleurs que les parents ont des conceptions des langues signées qui renvoient à des représentations communes qui n’ont pas été remises en question et qui nuisent à leur appropriation par ceux-ci (Kirsch et Gaucher, 2018)[6].

Quand nous avons rencontré les parents et que nous les avons questionnés directement sur le choix de s’orienter ou non vers une langue signée, plusieurs ont témoigné de leurs résistances à utiliser les langues signées puisqu’elles seraient « simples » et qu’il est inutile de les enseigner, puisqu’elles « viendront d’elles-mêmes » à l’enfant sourd. D’autre part, les parents ont le sentiment que les langues signées sont des obstacles à l’inclusion de leur enfant et donc, les leur transmettre serait aller contre le « gros bon sens» (Kirsch et Gaucher, 2018).

Les langues signées viennent « naturellement » aux personnes sourdes

Pour certains parents interrogés, les langues signées sont intrinsèques aux personnes sourdes et, si elles peuvent être envisagées dans les premiers temps suivant la naissance de l’enfant, il demeure inutile de se préoccuper de leur transmission :

« On avait commencé avec mon mari au début, puis ce n’est pas très compliqué, donc si elle le fait régulièrement ça va se faire tout seul. »

Pour beaucoup de parents rencontrés dans le cadre de nos recherches, les langues signées doivent venir après coup, une fois que l’enfant a acquis la langue de ses parents et que, finalement, les langues des signes peuvent devenir pour les parents une « langue pour plus tard » :

« Un jour elle va peut-être décider de devenir juste LSQ et d’enlever ses implants. C’est elle qui va décider
Mais on veut qu’elle se concentre d’abord sur la parole et bien acquérir ce qui est parole, langage, etc. pour ensuite quand elle sera plus grande elle pourra apprendre la langue des signes.
On s’est dit que s’il voulait aller se plonger dans la culture sourde un peu plus tard il pourra le faire.
Moi je laisse libre, elle pourra faire son choix. Je ne l’obligerai pas à y aller, si elle veut y aller elle y va. Si elle ne veut pas, c’est son choix aussi. »

Cet apprentissage a posteriori serait possible, car, pour plusieurs parents rencontrés, les langues signées sont simples et faciles à apprendre. On sent bien que pour plusieurs parents entendants, les langues signées ne sont pas un objet de préoccupation pour eux ; ce sont des langues qui s’acquièrent sans effort pour les Sourds.

« On veut qu’elle se concentre sur la parole et bien acquérir ce qui est parole, langage, etc. pour ensuite, quand elle sera plus grande, elle pourra apprendre la langue des signes (…), ce n’est pas très compliqué donc si elle le fait régulièrement, ça va se faire tout seul. C’est plus dur d’apprendre à parler que d’apprendre à signer.
Malheureusement, on a abandonné les signes parce que c’était plus facile que la parole.
Je me disais voyons, s’il est capable d’apprendre la langue des signes qu’ils ne viennent pas me dire qu’il n’est pas capable d’apprendre à parler. C’est beaucoup plus complexe que d’apprendre des signes. »

La perception que les langues signées sont « simples » joue un rôle prépondérant à notre avis dans la décision des parents de les transmettre à leur enfant sourd. Ajouté à cette simplicité des langues signées, ce qui est à remarquer, est l’idée, d’ailleurs souvent véhiculée par les intellectuels des Deaf Studies et par les militants des communautés sourdes, de la naturalité des langues signées pour les Sourds. Deux conceptions qui seraient important de déconstruire afin de rendre justice aux langues signées et à leur potentiel de développement identitaire chez les Sourds. Surtout, deux idées qui nuisent fortement à l’appropriation par les parents des langues signées comme moyen de communication et de socialisation de leur enfant sourd.

Les langues signées isolent les enfants sourds

Selon plusieurs parents, les langues signées sont synonymes d’exclusion sociale. Pour nombre d’entre eux, l’acquisition de la parole, par tous les moyens possibles, demeure garante d’une intégration réussie pour l’enfant au sein de sa famille et aussi, plus généralement, au sein de la société. C’est la voie qui semble aller de soi, celle qui rapproche l’enfant de son milieu « naturel ». En choisissant la parole pour leur enfant, les parents tentent de l’inscrire dans une trajectoire familiale « normale » qui les obligera à entrer dans une logique de réparation de l’enfant (Virole, 2006). Différentes raisons sont données pour expliquer l’isolement imaginé par les parents qu’aurait pu créer une orientation vers une langue signée.

« On a abandonné les signes parce que c’était plus facile la parole. C’est plus normal, donc on veut le plus normal. Le langage des signes versus une enfance plus ou moins normale avec de l’audition, on a opté pour l’audition. »

D’une part, dans leur discours, ces parents entendants expriment leur inquiétude de socialiser leur enfant à l’aide d’une langue signée dès lors que cette langue risque de renforcer l’isolement du jeune sourd. Plusieurs facteurs sont évoqués pouvant expliquer l’inquiétude de ces parents de voir leur enfant ayant une surdité, isolé de par son mode de communication :

« Quand on nous présente la surdité, on pense tout de suite : ‘oh mon Dieu ! Langage des signes, isolement.
Le monde ne signe pas en général, c’est ça la réalité fait que pourquoi le pousser dans un premier temps dans les signes si le monde ne signe pas. »

D’autre part, quelques parents s’inquiètent de l’usage des signes au sein même de la famille, puisqu’ils craignent que la langue des signes utilisée par l’enfant ne soit pas partagée par tous les membres de la famille. Le choix de l’oralisme est donc fait par les parents pour préserver « la cohésion familiale » (Lhéricel, 2006).

« Cette enfant-là, elle n’avait pas de communication avec les parents de mon conjoint et une communication so so avec son père parce que son père ne connaît pas les signes. Quand même qu’il aurait voulu l’apprendre il n’aurait probablement pas été si fluide que je ne l’aurais été. »

Un autre facteur abordé est la situation géographique des familles. En effet, dans certaines régions du Canada, les possibilités de s’exprimer en langue signée sont très limitées :

Si j’avais choisi de ne pas appareiller mon enfant au [région éloignée] il aurait été la culture sourde à lui tout seul… l’implant est un outil qui permet que mon enfant il peut entrer en contact avec qui il veut. Donc pour moi de ne pas lui offrir ça, c’est l’isoler donc je ne peux pas accepter ça. (12-502-1)

Ce sentiment d’isolement peut être augmenté par le manque de contacts réguliers entre parents entendants et adultes sourds. L’inexistence de modèles dans leur environnement influence indubitablement le fait de ne pas apprendre les langues signées et encore plus leur désir de les transmettre.

Les parents ont une représentation conforme aux conceptions communes relatives aux langues signées et de leur potentiel qui alimente l’idée que d’inclure ces langues dans les dynamiques familiales serait un effort « inutile » (elle viendra naturellement de toute façon) et « contre-productif » (elle nuira à l’inclusion sociale de l’enfant). Pour les parents rencontrés, nul doute que d’opter pour une langue signée est un problème fondamental qui n’est pas réductible à une pression des institutions ou des experts. On voit clairement que l’option langue des signes renvoient à des peurs et des inquiétudes beaucoup plus antérieures à l’appropriation des discours des professionnels qui seraient « contre les langues signées ».

L’avènement de la surdité implique que le parent prenne un rôle qu’il n’avait pas prévu de jouer; elle remet en question le parentage intuitif[7]. Ce rôle exige une réévaluation de plusieurs pans de sa vie et, par le fait même, une transition identitaire importante. Nous avons constaté dans nos recherche (Kirsch et Gaucher, 2018) que d’inclure une langue signée dans le portrait familial peut sembler, pour certains parents, une lourde tâche. Considérer une langue signée comme moyen de communication avec son enfant implique que le parent se sente outillé et informé quant aux possibilités qu’offrent les langues signées. Ces enjeux reliés à la transmission linguistique sont accompagnés d’autres préoccupations de nature identitaire. Tout d’abord, les parents que nous avons rencontrés sont souvent inquiets de la pérennité de leur choix éducationnel s’ils vont vers une langue signée. De plus, plusieurs ont avoué se sentir loin des locuteurs de langues des signes et ne pas se sentir à l’aise au sein de la communauté sourde qui leur paraît déconnectée de leur réalité.

Les langues signées sont vouées à disparaître

Pour plusieurs parents, les langues signées sont en « voie d’extinction ». Étant donné le poids que représente le choix d’un mode de communication déterminant l’avenir de leur enfant, il semble irréaliste pour des parents de choisir une langue dont l’utilisation sera, d’après eux, de plus en plus rare.

« Avec les implants, le LSQ va être une langue morte d’ici un siècle. Je ne lis pas dans l’avenir, mais les implants sont de plus en plus populaires. Le pourcentage de gens non opérables est tellement minime, que ça va faire comme le latin.
La culture sourde telle qu’elle est en ce moment est vouée à disparaître parce qu’on a des outils tellement performants.
Mais c’est ça, la langue tantôt il n’y en aura plus, puis ça va être rare ceux qui vont avoir la langue des signes. »

Les parents ne voient ainsi pas l’intérêt d’enseigner une langue à leur enfant considérant qui serait en train de disparaître. Choisir une langue signée constitue pour certains une source d’inquiétudes inutiles. Ce choix représenterait, en quelque sorte, une impasse dans le développement de leur enfant.

L’accès aux locuteurs d’une langue signée est difficile

Pour nombre de parents entendants, l’intérêt d’enseigner une langue signée à leur enfant est moindre, car dans leur esprit, elles impliquent un mouvement de fermeture au monde commun. Les enfants ayant une surdité seront à même de pouvoir la maîtriser et s’affilier à la communauté sourde, mais, pour les parents, cela semble plus difficile, voire impossible, de faire partie du monde des Sourds.

« Première des choses elle ne parle pas le langage des sourds donc oublie ça, elle ne serait pas la bienvenue dans cette communauté-là. Et moi ce que je perçois là-dedans, c’est que tu es le bienvenu ou tu n’es pas le bienvenu. La communauté sourde c’est une communauté familiale tu sais c’est … et les étrangers qui rentrent doivent savoir signer sinon ils ne sont pas les bienvenus. C’est comme ça que je le perçois. Oui ils sont bien contents tu as un enfant qui est sourd ils vont te parler mais ça ne va pas durer bien longtemps, ils vont te rejeter du revers de la main et prendre quelqu’un qu’ils savent avec qui ils vont parler.
La culture sourde, ils sont très fermés, on n’est pas invités nous les entendants. Tu les vois dans une cabane à sucre toute la gagne puis ils nous ignorent totalement. Ce n’est pas des gens qui vont faire, veux-tu l’apprendre ? Ils ne viennent pas nous chercher. »

Le sentiment d’éloignement qu’expriment ces parents au regard de la communauté sourde renforce l’idée qu’ils ne sont pas des agents de socialisation compétents en langue signée. De plus, l’idée d’inclure une langue signée dans la trajectoire de la famille augmente les incertitudes du parent quant à sa capacité à inscrire son enfant « dans la continuité des générations » (Dagenais, 2000) dont il est le représentant. Il serait donc illogique pour eux d’éduquer leur enfant dans une langue qu’ils ne pourront apprendre que superficiellement et, qui plus est, mènera leur enfant à s’affilier à une communauté qui n’est pas la leur.

Conclusion

En guise de conclusion, j’aimerais revenir sur le rapport entre reconnaissance des langues signées et reconnaissance de l’expérience des parents qui ont un enfant sourd. Reconnaître les langues signées implique une lutte sur plusieurs front, politique et académiques certes, mais aussi sur la prise en compte de l’expérience des parents qui sont les premiers autrui significatifs de leur enfant sourd. Cette prise en compte doit être faite d’abord et avant tout sur le constat que les parents désirent ce qu’il y a de mieux pour leur enfant et qu’ils sont des acteurs proactifs et bienveillants dans la socialisation primaire de leur enfant : ils sont les premiers à susciter chez les enfants sourds la confiance en eux-mêmes qui leur sera nécessaire pour devenir à leur tour des individus qui participent pleinement à la société. Ainsi, les premiers développements de l’identité sourde se font pour ainsi dire toujours à l’extérieur de la communauté sourde, puisque que les enfants sourds appartiennent d’abord et avant tout à leur famille d’origine qui est généralement étrangère à la surdité avant la naissance de leur enfant. Ceci étant dit, ce qu’il faut se demander maintenant, c’est comment favoriser l’inclusion des langues signées dans les dynamiques familiales en recomposition qui accueillent les enfants sourds en dépassant les perceptions communes du potentiel socioéducatif des langues signées. Ou, pour le mettre plus simplement, comment les parents pourraient-ils être des vecteurs d’une identité linguistique pour leur enfant qui rende fier les personnes qui en sont locutrices au sein de la famille ? Pour l’heure, beaucoup se sont attardés à critiquer, avec raison, le manque d’information aux parents et leur soumission aux discours audistes, mais peu de réflexions ont été faites sur les perceptions des parents, sur les conditions objectives et subjectives qui leur permettraient d’inclure les langues signées dans leur trajectoire parentale. Beaucoup de travail est fait, surtout dans les centres urbains par certaines associations de parents ou de Sourds afin d’aider ces derniers à inclure les langues signées dans leurs dynamiques familiales, mais reste que les parents choisissent rarement ces langues qui sont un moteur central du développement identitaire sourd. Pour susciter le désir d’inclure les langues signées dans ces dynamiques, il faut d’abord et avant tout munir les parents des outils qui leur permettront de déconstruire leurs conceptions erronées, leurs peurs et leurs inquiétudes au regard des langues signées et leur donner, de façons plus systématiques et peu importe leur milieu de vie, les moyens concrets de se voir comme des agents actifs de la transmission de ces langues.