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Le triage en services d’urgence en temps de pandémie au Québec : L’outil en tant que stratégie micropolitique d’un agencement biopolitique.

Le principe de toute technologie est de montrer qu’un élément technique reste abstrait, tout à fait indéterminé, tant qu’on ne le rapporte pas à un agencement qu’il suppose. Ce qui est premier par rapport à l’élément technique, c’est la machine : non pas la machine technique qui est elle-même un ensemble d’éléments, mais la machine sociale ou collective, l’agencement machinique qui va déterminer ce qui est élément technique à tel moment, quels en sont l’usage, l’extension, la compréhension..., etc. C’est par l’intermédiaire des agencements que le phylum sélectionne, qualifie et même invente les éléments techniques.

Deleuze, G., & Guattari, F. (1980). Capitalisme et schizophrénie : Mille plateaux. Paris : Éditions de minuit. p. 495

Introduction

La pandémie de COVID-19 a été annoncée comme une menace quant à la capacité des systèmes de santé à l’échelle planétaire et a montré la fragilité des infrastructures sur le plan des capacités de surveillance des maladies infectieuses, de leur financement et des limites matérielles et humaines des services d’urgence (Blouin Genest et coll., 2021; Gaffney et coll., 2020; Husain et coll., 2020; Lee, 2020; Maani & Galea, 2020). Depuis mars 2020, il a été donné de constater l’augmentation du nombre de patients en services d’urgence associée à une raréfaction, à l’épuisement et une rationalisation des ressources dans les centres hospitaliers, dont les équipements de protection, les lits disponibles et les ventilateurs. Du côté du personnel, on remarque une diminution des effectifs au vu des contaminations, un surmenage en raison de l’intensification des efforts déployés du fait de la hausse des hospitalisations et de l’intensification des interventions (Dubois, 2020a, 2020b). Dans le monde hospitalier, cette raréfaction des ressources matérielles et humaines a favorisé l’élaboration et l’enclenchement de nouveaux protocoles de triage dans l’accès aux soins. Pour les personnes ayant des incapacités et les personnes aînées, en raison des catégories contenues dans le protocole du triage, le moment de décision peut faire en sorte que les moyens nécessaires à leur survie soient évacués des options qui leur seront offertes. Les protocoles comportent des catégories et des prescriptions de mesures qui prennent la forme d’une stratégie utilitariste de la santé de crise débouchant sur des sélections discriminatoires.

En temps de pandémie, la question du triage en milieu de soins engage une réflexion politique et éthique sur les outils techniques et les stratégies d’administration des ressources de santé et quant aux conséquences de ces décisions sélectives sur les conditions de traitement, de survie ou d’exclusion des personnes qui ont contracté la COVID-19.

Approche théorique et méthodologie d’enquête

Cet article se penche sur l’élaboration du processus de triage au Québec suite à la première vague de COVID-19 et à sa révision en décembre 2020 intitulé Triage pour l’accès aux soins intensifs (adultes et pédiatriques) et l’allocation des ressources telles que les respirateurs en situation extrême de pandémie, de l’effet possible des réarrangements proposés sur l’offre et l’absence de soins, et ce, à l’égard des populations vulnérabilisées par les pratiques de triage, dont les personnes ayant des incapacités. Par-delà la logique comptable, cet article offre une lecture anthropologique et philosophique du triage en temps de pandémie pour en voir les déterminations et les usages et les replacer dans une approche théorique critique du handicap. Dans l’analyse, le triage y est abordé en tant que machine spécifique, bien qu’évolutive, d’un agencement dont il émerge et dans lequel il fonctionne et qui a des effets sur ses strates matérielles, sociaux et sémiotiques (Deleuze & Guattari, 1980). La notion de machine est comprise ici dans le sens donné par Simondon, partiellement hérité de Canguilhem et Leroi-Gourhan, en tant qu’individu technique qui remplace une fonction préalablement jouée par l’humain : « la machine prend la place de l’homme parce que l’homme accomplissait une fonction de machine, de porteur d’outils » (Simondon, 1989 : 15). L’individu technique qu’est la machine joue le rôle de médiateur ou de seuil dans un dispositif ou un paradigme plus large tandis que l’humain y joue le rôle d’opérateur et de coordinateur. L’humain est, parmi ces « machines qui opèrent avec lui […] ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent. Ces structures ont besoin d’être soutenues au cours de leur fonctionnement, et la plus grande perfection coïncide avec la plus grande ouverture, avec la plus grande liberté du fonctionnement » (Simondon, 1989 : 12). Dans cette perspective, la machine doit être comprise dans son milieu et selon les dynamiques de codétermination et de coévolution auxquelles elle est soumise et participe. En tant que machine spécifique d’un dispositif sanitaire, le triage rempli des rôles définis ou à venir dans l’administration des ressources selon des impératifs préexistants et influe leur mise en oeuvre. À la fois, elle accompagne, remplace et accomplit les tâches humaines dans un effort de régulation et de stabilisation (Simondon, 1989 : 15).

Tout en considérant le caractère biopolitique (Foucault, 1997, 2004) de la situation d’ensemble de la pandémie de COVID-19 et la gouvernementalité associée, l’article examine le lien de détermination entre la machine sociale, qu’est le capitalisme biopolitique, et la machine technique locale, qu’est le triage en temps de crise afin de les dénaturaliser et de les historiciser. Ceci implique donc une lecture des modes opératoires à partir desquels l’outil émerge et technicise des décisions relatives aux manières de « faire-vivre » et de « laisser-mourir ». La visée étant une problématisation de la micropolitique du triage en relation avec les nécessités de la machine sociale et de ses impératifs de gouvernementalité (Foucault, 1994). Considérant que la machine « triage » est un indice de l’agencement (Deleuze & Guattari, 1975 : 86), une série de questions oriente la recherche : quels rôles y joue le triage? Quelles dynamiques préserve-t-il dans l’agencement et par quelle sélection?

Une première revue de littérature générale a été réalisée de manière à définir la notion de triage, pour en montrer les conditions d’émergence en tant que technique de gouvernement et d’en comprendre les applications cliniques. À cette étape, ce sont les conditions de son émergence qui sont explorées, son état actuel et le rationnel utilitariste qui le soutient. Le questionnement bioéthique est exploré dans la littérature afin de montrer l’état de la critique et ses insuffisances. Le protocole et les outils préexistants sont abordés de deux manières : à travers des documents gouvernementaux officiels et techniques pour en montrer l’élaboration et le fonctionnement, ce qui permet de contextualiser le milieu machinique auquel vient se greffer en continuité ce nouveau protocole d’urgence, d’en explorer le contenu. Afin d’établir la ligne de temps et d’identifier les tensions vu l’absence de documentation officielle, nous avons procédé par une revue de presse depuis le début de la pandémie et en explorant les positions et les réactions des groupes de personnes en situation de handicap et de groupes experts face au protocole de triage en temps de crise. Ceci a aussi permis de mettre en contexte la seconde mouture du triage en relation avec les réactions sociales et sa publication attendue.

L’évolution du triage selon les écrits : de la stratégie militaire à la stratégie de gestion des flux en milieu hospitalier en temps normal et de crise

La littérature montre que le triage, dans son sens général, se donne à la fois comme pratique institutionnelle et comme une composante essentielle des systèmes de soin, et qu’il relève d’une logique économique en santé visant à déterminer le niveau de priorité de soins et à allouer adéquatement les ressources selon les besoins des patients. Toutefois, Nakao et al. (2017) et Petrini (2010) ont montré que le triage a vu le jour dans les nécessités militaires des guerres napoléoniennes comme stratégie d’administration et d’allocation des soins pour une masse de soldats de bas rangs obéissant à une stratégie impliquant des pertes humaines massives. Cette première compréhension, historicisée, montre déjà que le triage a émergé en tant que technique servant la machine militaire de l’époque dans sa rencontre avec le dispositif médical sa rationalisation de l’état du corps et de l’identification du traitement associé. C’est du couplage de deux machines que le triage émerge :

« In the Battle of Jena in 1806, the French army used the triage system developed by Larrey. The system involved categorization into three grades based on the severity of the wounds irrespective of the soldier’s rank: dangerously wounded, less dangerously wounded, and slightly wounded.  […] Treatment was thus given from a military perspective – not from the point of view of prioritizing the saving of life, as in modern medicine. »

Nakao et coll., 2017 : 382-383

L’adoption de cette stratégie dans l’arsenal militaire de conquête réduisait considérablement la mortalité sur le champ de bataille et permettait donc d’évacuer et de préserver les corps de l’armée pour des opérations subséquentes, et ce, afin d’assurer le fonctionnement de la machine impériale. Précisons que dès sa conception, la stratégie se voulait égalitaire dans la mesure où elle portait sur le besoin du corps blessé et non le rang militaire. Demeurant ancré dans le modèle militaire de la guerre et appliqué à l’industrie médicale, l’évolution du triage médical moderne, de sa technique et de son savoir, entretient des relations de causalité récurrentes avec son milieu associé. Celui-ci est donc considéré comme dispositif polymorphe (Marks, 2020) construit et appris, qui se compose de normes et de pratiques qui comportent des différences locales et juridictionnelles (Antommaria et coll., 2020). Sur le terrain, les professionnels de soins évaluent la condition de la personne, le type et le niveau de soins requis en relation avec des systèmes classificatoires et de cotation (Gavidel & Rickli, 2015; Mallett & Woolwich, 1990; Truog, 1992). Pour ce faire, ils utilisent des échelles, qui automatisent l’évaluation et l’organisation des soins à dispenser et qui invisibilisent le processus de prise de décision. Ces outils résultent et servent à la résolution d’un problème technique localisé, mais qui s’inscrit toujours au sein d’un agencement. Dans la santé moderne, le triage constitue un moment d’opérationnalisation tactique de gestion de flux et de population. Dans le quotidien hospitalier, le triage s’applique à plusieurs moments, soit à l’enregistrement du patient, lors de son évaluation par le personnel médical ayant la formation nécessaire, soit à différents moments pendant l’hospitalisation afin de réviser le type de soins à octroyer et leur intensité (Joebges & Biller-Andorno, 2020; Rueda et coll., 2020; Valiani et coll., 2020). Le triage est donc cette technologie normalisée et localisée, répondant initialement à la machine impériale, à la machine industrielle et finalement au capitalisme néo-libéral, qui permet la gestion des flux et l’allocation de ressources en milieu hospitalier.

La couverture du triage hospitalier dans la littérature médicale

Dans la littérature médicale, les auteurs offrent diverses définitions du triage selon ses usages. Iserson et Moskop (2007) proposent une typologie des différents instruments de triage et de leurs caractéristiques. D’autres auteurs ont abordé la diversité de systèmes en jeu (Bazyar et coll., 2019; Jenkins et coll., 2008; Pollaris & Sabbe, 2016) pour évaluer leur qualité dans l’estimation et la planification des ressources. Christian (2019) s’est penché sur les principes orientant l’éthique et la gouverne du tri, et Kennedy at al. (1996) se sont intéressés à décrire ses techniques et ses applications dans la prise de décision, mais bien peu abordent son caractère politique. Depuis mars 2020, la question du triage est revue à la lumière des nouvelles réalités empiriques de la pandémie de COVID-19. On considère le triage comme moyen de crise visant à réduire les contaminations nosocomiales (Wake et coll., 2020), et comme manière de réduire les risques pour les patients devant subir des chirurgies cardiaques ou pour maximiser l’effectivité des soins au lieu de les distribuer (Babidge et coll., 2020; Kirkpatrick et coll., 2020; Shah et coll., 2020). Giangola et coll. (2020) ont évalué la réallocation de ressources en chirurgie au Jewish hospital de Queens à New York lors de la première vague et ont montré comment le triage de masse transforme les flux à l’intérieur des établissements de soin et comment des chirurgiens peuvent être réalloués à des tâches de soins intensifs, changeant ainsi considérablement la dynamique interne et l’offre de soins. De manière plus générale dans la littérature, on s’intéresse surtout au développement de protocoles de triage dans l’optique de leur mise en place (Antommaria et coll., 2020; Kirkpatrick et coll., 2020; Tolchin et coll., 2020; Valiani et coll., 2020) ou en prévision de se prémunir contre les vagues subséquentes de COVID-19 (Owens, 2020). Encore ici, le triage est abordé comme stratégie immunitaire pour protéger la société et ses infrastructures de la pandémie et les auteurs n’abordent pas plus les micropolitiques des critères de sélection.

Par cette première revue de littérature, on constate que dans l’appareil médical, la pratique du triage a lieu à la fois dans des contextes ordinaires et extraordinaires (Christian, 2019), que chaque application réfère à des procédures spécifiques et qu’elles ont des effets différents. Une explication de ces deux applications nous permet de mieux comprendre l’organisation des flux et les effets du triage dans sa combinaison avec les ressources du milieu hospitalier.

D’une part, la pratique du triage a été institutionnalisée, codifiée et naturalisée dans les protocoles normalisés de gestion de ressources en milieu hospitalier (Mackway-Jones et coll., 2014; Visser & Montejano, 2018). Dans cette acception, le triage procède d’une démarche de priorisation visant à octroyer des services adéquats aux personnes selon leurs besoins. Lors de l’admission d’une personne à l’hôpital, une évaluation est faite de son état : on évalue sa blessure ou sa condition, et on en déduit la priorité de soins. La personne est ainsi dirigée vers les traitements adéquats à travers plusieurs étapes d’évaluation. Le triage s’inscrit par ailleurs à la suite du pronostic et vise à évaluer quel niveau de soins le patient peut supporter. Cette pratique fait appel à la notion de fragilité attribuée par des outils et cherche à évaluer par le biais d’une notation, le risque de mortalité de la personne en soins d’urgence (Gilis et coll., 2020; Joebges & Biller-Andorno, 2020; Kirkpatrick et coll., 2020; Valiani et coll., 2020).

Au quotidien, le tri sert d’outil décisionnel et de pratique pour les professionnels et joue un double rôle d’automatisation : orienter les patients vers les soins adéquats et en exclure ou en déprioriser d’autres en fonction de critères préétablis quant au risque et à la présence de comorbidité (Babidge et coll., 2020; Giangola et coll., 2020; Joebges & Biller-Andorno, 2020; Rueda et coll., 2020; Shah et coll., 2020; Tolchin et coll., 2020; Wake et coll., 2020). C’est dans son passage de la planification calculatrice à la pratique en milieu hospitalier que le triage devient un moment de sélection, de discrimination dans l’accès aux soins dans un contexte de rareté anticipée ou vécue des ressources.

Dans cette première acception, la pratique du tri est propre aux administrations sanitaires modernes et s’inscrit dans les pratiques ordinaires de l’économie de soins qui répondent à des impératifs de gestion.

L’évolution de la machine triage en situation d’urgence et son milieu de référence : le cas du triage en temps de pandémie et sa compréhension en contexte québécois

D’autre part, le triage se fait en situation d’urgence, lors d’un désastre ou d’une crise. Le document québécois intitulé Triage pour l’accès aux soins intensifs (adultes et pédiatriques) et l’allocation des ressources telles que les respirateurs en situation extrême de pandémie (Bouthillier, 2020b) offre une définition :

« Le triage en cas de pandémie est le processus de prise de décision qui non seulement attribue une priorité (rang) aux patients nécessitant des soins, mais qui comprend également l’allocation (rationnement) de ressources limitées afin de faire le plus grand bien pour le plus grand nombre de patients. »

Christian, 2019, cité dans Bouthillier, 2020b : 16

À la fois orientée sur les plans cliniques, psychologiques et statistiques, la pratique utilitariste de triage s’intensifie et remplit une fonction de sélection des patients qui recevront ou non des soins en fonction des ressources disponibles (Merin et coll., 2011; Moskop & Iserson, 2007; Pepper et coll., 2019; Petrini, 2010). Dans ces contextes extraordinaires, le tri prend le rôle d’un outil d’allocation et s’établit comme un moment supplémentaire de la démarche de rationalisation des ressources en sélectionnant les patients qui recevront ou non des traitements sur la base de facteurs préétablis, toujours selon des échelles. La rationalisation s’intensifie selon les limites des ressources et le nombre de patients à traiter. Dans cette acception, le tri joue le rôle d’un mécanisme de gestion de flux hospitalier dans un contexte exceptionnel qui consiste à prioriser certains patients par rapport à d’autres lors d’un moment de raréfaction de ressources afin de maximiser les bénéfices et diminuer les pertes. Giangola et coll. (2020) montrent que la capacité d’adaptation du milieu hospitalier en relation avec l’application du triage de crise dépend de son expérience préalable d’événements dont les écrasements d’avions, les explosions de bombes, les fusillades de masse, etc. Dans son aspect micropolitique, le triage demeure une stratégie procédurale de résolution de problème et de rationalisation de ressources complètement naturalisées dans le processus hospitalier, ce qui en obscurcit le caractère politique de la sélection.

Au tout début de la pandémie de COVID-19, la question du triage a rapidement émergé pour les différents gouvernements nationaux et leurs instances de santé publique en tant que réflexion en lien avec l’octroi de lits, de soins et de ventilateurs advenant le cas d’une saturation du système. Bien que les cliniciens aient l’habitude de l’application quotidienne du triage, bien peu ont eu à composer avec son application en situation d’urgence. Pour la population qui doit avoir accès à des soins de santé, le triage d’urgence peut évidemment avoir des conséquences tragiques au niveau individuel et les conséquences collectives sont encore bien mal comprises ou envisagées.

La lecture bioéthique du triage limitée par l’absence d’un questionnement politique ou l’utilitarisme à l’usage de l’agencement biopolitique

Du côté de la bioéthique, les auteurs établissent des liens entre les intentions de la pratique du triage et ses conséquences. Antommaria et coll. (2020) ont défini les principes du triage (justice, transparence, intendance, devoir d’aide, devoir d’éviter les pertes de vie non nécessaires), et ont identifié les critères spécifiques du triage en temps de pandémie (répondre prioritairement aux besoins des personnes qui risquent de mourir, la nécessité d’une évaluation sur la base des bénéfices et du taux de survivabilité, la conservation des ressources en distribuant au minium, une évaluation de l’allocation de ressources sur la base de l’utilité sociale du récipiendaire, de son âge, ou encore la condition de santé des personnes, etc.). Valiani et coll. (2020) appellent à la révision ou l’évitement de certains principes dans une optique de justice distributive. Dans la littérature bioéthique, très peu d’auteurs remettent en question l’utilitarisme[1] sous-jacent des protocoles de triage (Bell, 1981) et la quantification des vulnérabilités par les outils de triage qui évaluent une fragilité qui est fondamentalement liée à l’âge ou à la déficience : « Frailty is a non specific state of increasing risk, which reflects multisystem physiological change. It is highly age-associated » (Rockwood & Mitnitski, 2007). On interroge toutefois le biais négatif entretenu envers les personnes ayant des incapacités et les personnes âgées dans l’évaluation (Kirkpatrick et coll., 2020) et la discrimination envers les populations marginalisées, dont les groupes racisés et ethniques, et les classes économiques les plus pauvres que les conditions socio-économiques exposent à de plus grands risques (Tolchin et coll., 2020).

À terme et en l’absence de politisation de la question, les auteurs en appellent à plus de transparence, d’ « accountability » (responsabilisation), de proportionnalité et de réactivité du système (Owens, 2020), au maintien de considérations éthiques et du principe de justice dans les processus de triage (Marks, 2020; Reid, 2020; Rueda et coll., 2020). On vise l’élaboration de nouvelles orientations bioéthiques pour éviter les prises de décision solitaires des médecins (Medina-Arellano et coll., 2020) et par l’établissement d’équipes d’évaluation bioéthiques (Antommaria et coll., 2020) ou l’adoption de critères qui favorisent ceux qui en ont le plus besoin, mais aussi de saisir l’opportunité pour augmenter considérablement les ressources en santé pour repousser le moment du triage (Tolchin et coll., 2020). Plus largement, Rueda et coll. (2020) évaluent la qualité individuelle de chacune de ces options et d’autres proposent de procéder à une évaluation comparée de politiques de triage de différentes institutions (Antommaria et coll., 2020) ou des principes organisateurs entre pays (Joebges & Biller-Andorno, 2020). D’autres préoccupations éthiques ont été évoquées quant à l’impact du triage sur d’autres catégories de patients, notamment ceux admis en cardiologie et les impacts du délestage ou de la redirection des ressources pour lutter contre la COVID-19 (Kirkpatrick et coll., 2020; Shah et coll., 2020). Pourtant, les modèles de référence dans la gestion de crise, dont le START[2] et sa prétention universelle ou l’index de fragilité n’ont pas tellement été remis en question[3] (Merin et coll., 2011). Shelley Tremain (2017 : viii), philosophe du handicap, remarque que la bioéthique dépolitise et neutralise le handicap et conséquemment la vieillesse pour en faire des désavantages ou des facteurs de risque plutôt que d’en reconnaitre le caractère construit et politique (Tremain, 2017 : 18). Le triage, qui sélectionne prioritairement le corps sain face au corps ayant des incapacités sur la base de son potentiel de survie, intensifie une fracture déjà présente en relation avec le handicap (Ginsburg et coll., 2020) et celle-ci constitue l’angle mort de la bioéthique qui en accepte de facto le caractère utilitariste. Il est possible d’ajouter la critique voulant que la bioéthique, rassure un déterminisme biologique, plutôt que de poser la question de la fragilité ou des différences populationnelles comme phénomène politique et construit par l’agencement. Ce tour d’horizon montre toute la difficulté de considérer le triage comme machine tactique d’une économie politique plus large et surtout de politiser la question en relation avec le handicap lors d’une pandémie où le mode principal tient plutôt de l’urgence de l’action et que du temps long de la réflexion.

Le contexte du protocole de Triage COVID-19 au Québec

Le Québec s’est préparé dès le début de la pandémie en élaborant un protocole afin d’assurer la pérennité du système médical, déjà fragile, par le biais d’un calcul entre les capacités du système, le nombre de cas de COVID-19 devant recevoir des soins d’urgence et des caractéristiques de sélection individualisées. Au Québec, deux moments constituent la série de triage : le triage ordinaire s’effectue au moment de l’admission en service d’urgence (MSSS, 2020a) et le second est directement en lien avec le diagnostic de COVID-19 (MSSS, 2020c). On a donc à faire à un composite de divers outils, et leurs évaluations, dans le processus du triage. Chaque élément a ses visées et ses effets sur l’offre de soin et sa priorisation.

Le triage ordinaire se fait à partir de l’Échelle canadienne de triage et de gravité pour les départements d’urgence (ETG) (Beveridge et coll., 1999). L’outil établit un lien entre les besoins des patients admis et les délais de la réponse du département d’urgence. Cette échelle est mise en contexte dans chaque milieu hospitalier selon les données locales et a une influence déterminante sur le profil de la clientèle locale, c’est-à-dire le nombre de patients pour chaque niveau de triage sur un territoire donné. La réponse à un profil de clientèle dépend de plusieurs facteurs, dont la disponibilité et l’organisation des ressources matérielles, sociales et de l’information produite, mais aussi l’efficacité de l’organisation, la standardisation des soins ou le degré de congestion de l’établissement (Beveridge et coll., 1999 : 3). L’objectif opérationnel de l’échelle est de « définir le délai souhaitable entre l’arrivée du patient et l’évaluation médicale » (Beveridge et coll., 1999) et se définit par des objectifs de réponse fractile : « La réponse fractile » permet de décrire dans quelle proportion un système donné répond à ses objectifs. Dans le contexte de l’échelle de triage, la réponse fractile est définie comme « la proportion de patients qui sont évalués à l’intérieur du délai prescrit pour le niveau de triage qui leur est assigné ». Ceci permet d’identifier les délais idéaux d’évaluation. Il est mentionné que ces « délais idéaux » ne doivent pas se transformer en « normes de soins acceptées ou validées » (Beveridge et coll., 1999 : 4). L’évaluation des délais doit servir à évaluer la capacité du système et à revoir les ressources pour ajuster l’offre afin de corriger ces mêmes délais. Cette réponse fractile est constamment évaluée et bien qu’elle ne doive jamais servir à justifier le niveau de soin offert, les glissements sont possibles. Elle explique aussi pourquoi les soins sont offerts à géométrie variable, en fonction des moyens qui peuvent y être consacrés. Donc, le triage fonctionne dans une écologie de ressources constamment évaluée selon ses capacités de réponse aux besoins qui se présentent. Dans la mesure où les objectifs de délais ne sont pas atteints, le niveau de triage est rehaussé. Comprenons donc que dans un cas de pandémie, les besoins et l’urgence de soins rehaussent largement le niveau de triage faisant en sorte qu’on assiste à un délestage important des cas requérant une réponse moindre. C’est à travers cette évaluation du triage que les ressources sont réaffectées et que l’offre de soin est drastiquement modifiée dans chaque établissement. L’ETG continue donc d’être utilisée en temps de pandémie et a des effets importants sur l’ajustement des services offerts selon le territoire et la saturation de la demande de soins.

La production d’un triage pandémique d’urgence au Québec : une tension entre le dispositif sanitaire et une réaction citoyenne

Au début de la pandémie, c’est le Protocole de surcapacité du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) qui a fourni des directives quant aux soins de courte durée liées à la COVID-19 en relation avec des projections épidémiologiques.

« L’objectif […] est de permettre de proposer les bases d’une augmentation de capacité d’accueil pour les unités de soins de courte durée québécoises, la cible étant une augmentation de l’offre de services à 200 % ou 300 % de sa capacité de base. Une des bases philosophiques de cette cible est le maintien de l’offre de services de soins de courte durée dans tous ses volets fondamentaux. »

MSSS, 2020b

Il était donc question d’inventorier les ressources locales et d’en maximiser les usages, mais aussi d’en ajouter de nouvelles tant sur le plan des fournitures médicales que des ressources humaines, cette augmentation des ressources devant permettre d’éloigner une révision du triage le plus longtemps possible. Ces ressources comprennent la présence d’un personnel suffisant et stable, le niveau de financement, la qualité des infrastructures, le nombre de lits disponibles, la quantité de matériel de protection et de respirateurs disponibles dans le cas spécifique de la COVID-19. C’est au moment de débordement ou de surcapacité que ce protocole vient influer sur les ressources disponibles. Le temps passé aux urgences et soins intensifs pour les patients atteints de la COVID-19 augmente drastiquement l’utilisation de ressources et le temps d’occupation d’un lit, ce qui augmente considérablement le taux d’occupation. Bien entendu, ceci varie selon les régions et les vagues de la pandémie.

En prévision de situations de saturation même en cas de « crise », le MSSS s’est doté d’un protocole de triage pour gérer la pandémie de COVID-19. Suivant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire le 14 mars 2020, plus d’une quarantaine d’experts, bioéthiciens, médecins et avocats ont été réunis pour élaborer ce qui deviendra la première version du protocole[4]. Le document a été remis le 1er avril aux établissements en prévision d’une crise imminente de saturation des soins d’urgence. En outre, le protocole devait automatiser la prise de décision en fonction de critères préétablis et ainsi éviter aux professionnels de faire des choix déchirants. Comme le font remarquer Ravitsky et Williams-Jones (2020), le protocole n’a toutefois été, ni débattu, ni rendu public au moment de sa création et le gouvernement a été critiqué quant au manque de transparence et d’accessibilité de ses positions, rendues publiques par les médias. Celui-ci n’a pas fait l’objet de débat et encore moins de construction commune avec les populations qui auront à le subir.

C’est à travers une couverture médiatique que le protocole a été connu de la population. Paru le 26 mars dans Le Devoir[5], un premier article expliquait la formation du comité, mais détaillait très peu le contenu à venir du protocole. On y retrouvait les grandes orientations utilitaristes, dont la volonté de sauver le plus grand nombre de vies, la priorisation des professionnels de la santé vu leur utilité dans la lutte contre le virus et l’évaluation de la vie post-ventilation des personnes aînées. Malgré le sérieux d’une telle situation, les autorités ont refusé d’informer une population directement concernée des décisions et des conséquences possibles de la stratégie du dispositif.

La Société québécoise de la déficience intellectuelle (SQDI) a documenté l’historique des démarches subséquentes de l’organisation envers le MSSS[6]. Malgré les demandes de la SQDI dirigée vers le MSSS en avril et le Collège des médecins en mai 2020 d’obtenir un exemplaire du protocole et de le rendre public, celles-ci sont demeurées sans réponse. Le 24 avril, une demande a formellement été faite à la Direction des services en déficience, trouble du spectre de l’autisme et réadaptation physique du MSSS afin de recevoir le protocole. Le service de communication du ministère a refusé prétextant que celui-ci était réservé aux professionnels de la santé. Ce n’est que plus tard en mai que la SQDI recevait une réponse d’une direction interne du MSSS : « Ce protocole n’est pas un document public pour l’instant, nous ne le diffusons pas et nous n’y voyons pas la pertinence », nous invitant à nous « adresser à la commission d’accès à l’information »[7].

D’autres démarches politiques ont été faites vis-à-vis du cabinet du MSSS, et ce, sans succès[8],[9]. Ceci témoigne de l’absence de volonté du gouvernement de rendre publique sa stratégie de lutte face à la pandémie qui passe nécessairement par le sacrifice d’une partie de la population considérée comme coûteuse sur le plan des ressources. La SQDI a obtenu une version d’un protocole par le biais de sources confidentielles[10]. Suivant la réception du protocole, le constat a été établi que les critères d’exclusion auraient un impact disproportionné sur les personnes ayant des incapacités et les personnes âgées. Ce protocole, élaboré sur la base de celui de l’Ontario contient des critères d’exclusion qui se montrent discriminatoires envers les personnes ayant des incapacités ou des comorbidités, ou les personnes âgées (premier protocole, p. 8).

Des groupes de la société civile ont contesté ces deux documents dans les deux provinces et la Commission des droits de la personne ontarienne s’est chargée du dossier. Au Québec, le gouvernement a refusé pendant des mois de diffuser les critères d’exclusion figurant aux annexes B et C du Protocole et qui servent d’outils décisionnels (Bouthillier, 2020a). Toutefois, ceux-ci ont été rendus disponibles, ainsi que les critères d’inclusion et d’exclusion, suite aux démarches du milieu associatif.

Le document du MSSS exclut systématiquement des catégories de personnes ayant des incapacités sur la base d’une évaluation clinique de leurs chances de survie à partir de bio marqueurs[11]. Dans un article de La Presse, Jocelyn Downie et Cal Dewolf, de la Schulich School of Law de l’Université Dalhousie, ont évoqué le capacitisme, le racisme et le classisme « subtil et insidieux » du protocole, qui renforcent des stéréotypes et la discrimination envers des populations surplus[12] :

« Les critères d’éligibilité au stade de triage le plus extrême excluent les patients qui ont une déficience cognitive sévère due à une maladie progressive ou une incapacité fonctionnelle évaluée en fonction du score de fragilité clinique.

Le problème est que bien que ces critères soient corrélés à une espérance de vie réduite, ils ne sont pas nécessairement corrélés avec les taux de mortalité à court terme visés par le protocole. Une espérance de vie réduite ou une perception d’une qualité de vie sont des critères de triage très inappropriés et discriminatoires.

[…] Lorsque deux patients sont « à égalité » (présentent le même risque de mortalité à court terme), le protocole du Québec ne passe pas immédiatement à la loterie aléatoire. Il accorde la préférence aux patients qui ont le plus grand nombre d’années de vie restantes et la deuxième préférence aux travailleurs de la santé et des services sociaux. Ces bris d’égalité sont plus qu’arbitraires, ils sont discriminatoires. »

Les associations se sont prononcées en lien avec les chartes des droits en vigueur dans le respect de l’accès au droit à l’égalité et de la non-discrimination à l’égard des personnes ayant des incapacités[13]. Lorsque questionnée à l’Assemblée nationale par l’opposition, la ministre de la Santé McCann de la Coalition Avenir Québec a expliqué que le Québec ne rencontrait pas une saturation de ses soins de santé, car la première vague « a été bien gérée », que le protocole devait être compris dans son « contexte »[14], que celui-ci n’était pas en application et qu’il a été demandé par les intervenants cliniques[15]. Un autre article du Devoir[16] rapporte les paroles de Marie-Ève Bouthillier, membre exécutif du Bureau de l’éthique clinique à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal et qui a présidé le comité : « Le protocole va demeurer théorique, mais il fallait le faire. Il fallait être responsable. ». Malgré cette affirmation, le protocole n’a pas été préparé pour n’exister que théoriquement. Les mesures de gestion des flux à l’interne, mais aussi le succès des mesures sanitaires externes ont évité la saturation en soins intensifs. L’absence de saturation ne signifie toutefois pas la fin de ce protocole et son application demeure toujours possible.

La révision cosmétique des critères d’un protocole dont les orientations demeurent inchangées

À la suite de la réaction et de la pression des groupes, le protocole a été révisé au cours de l’été 2017[17]. La charge a principalement été menée par la Société québécoise de la déficience intellectuelle. À cet effet, un site web Triage.quebec[18] a été mis sur pied afin de sensibiliser la population et de la tenir au courant des démarches. D’autres groupes nationaux comme la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec y sont allés de recommandations du même ordre que celles de la SQDI.

Toutes ces critiques ont forcé le gouvernement à revoir son plan. La nouvelle version du protocole a été envoyée aux professionnels de la santé au cours de la troisième semaine d’octobre 2020, tout juste avant la seconde vague prévue. Celui-ci a tenu compte des recommandations des groupes de défense des droits. Certaines sections ont été revues sans toutefois remettre en question les fondements utilitaristes du triage dans une économie néolibéralisée, où dans un contexte de rareté produite des ressources, on y décide de manière mécanique qui recevra ou non des soins. En raison de son caractère public, la seconde version contient un volume de justifications plus importantes et est beaucoup plus étayée sur le plan de ses orientations. On assiste à un effort de forme de la part des bioéthiciens et des cliniciens pour rendre acceptable un protocole réaménagé bien que le choix des nouveaux termes obscurcisse les orientations dans une recherche d’acceptabilité sociale, les mécanismes et les conséquences demeurent (Voir Bouthillier, 2020b : 3)

Tableau

Les variations linguistiques entre les deux versions du protocole de triage québécois

Les variations linguistiques entre les deux versions du protocole de triage québécois

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Dans la nouvelle version, l’utilisation des divers outils demeure, sont le SOFA[20], MODS[21], APACHE[22], le score de fragilité clinique, l’indice d’état général ECOG[23]. L’échelle de Reisberg a été ajoutée dans cette écologie d’outils d’évaluation. L’élément lié à la présence d’une déficience cognitive sévère et à « une incapacité totale d’effectuer les activités de la vie quotidienne et domestique de manière indépendante en raison d’une déficience cognitive progressive qui aura un impact sur l’évolution et sur la capacité d’être sevré du respirateur et de quitter les USI » a été supprimé comme demandé par les groupes. Nonobstant, les critères d’exclusion que l’on retrouve dans le protocole sont les suivants :

  • La survie à court terme des patients;

  • La présence de comorbidités qui peut influencer le taux de survie;

  • L’espérance de vie à moyen et long terme des patients (ancien protocole 8).

On y retrouve aussi la liste d’exclusions de l’admission en soins intensifs. Pour être admis, l’usager ne doit répondre à aucun des critères mentionnés. Pour chacun, il existe une gradation selon l’étape de triage qui influe sur la décision.

Dans le protocole, des postulats orientent les choix faits par les milieux de soin dans l’allocation des services, des technologies et des lits[25]. Cette nouvelle version, tout en maintenant la pratique du triage, comporte des mentions explicatives quant au retrait du contenu discriminatoire, et explique que les patients exclus recevront des soins palliatifs et qu’un soutien sera offert aux proches. Or, il est dit que les postulats visent expressément à minimiser la « souffrance morale chez les soignants en raison des choix déchirants auxquels ils seront confrontés quotidiennement en période de crise sociale ». Le lecteur se trouve donc en droit de se demander à qui profite le plus le protocole : au personnel soignant ou aux personnes qui se voient privées de soins? Cette diminution de la souffrance passe par une dépersonnalisation de la décision et donc une déresponsabilisation morale de l’institution de soins et de son personnel.

C’est le protocole qui dicte la décision et qui alloue les ressources. Comme on l’a vu précédemment, on y remplace le jugement du personnel soignant par celui du protocole qui machinise le moment décisionnel pour le favoriser et le faciliter, « libérant » ainsi le temps, l’esprit et la moralité du personnel soignant en le protégeant (Bouthillier, 2020b).

Afin d’assurer l’acceptabilité sociale des choix, l’activation du nouveau protocole devra répondre à cinq principes directeurs qui s’accordent avec le contenu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec; la « théorie et pratique de la bioéthique »; la « Recherche sur le triage et la planification des pandémies »; mais aussi sur les « Réactions des parties prenantes (tant internes qu’externes) » (Bouthillier, 2020b : 2).

Toutefois, malgré l’absence d’une identification de catégories explicites dans le nouveau protocole, il demeure que le triage risque d’avoir un effet d’exclusion similaire sur le plan des populations.

Sur le plan opérationnel, le déclenchement du triage pour l’accès aux soins intensifs en contexte de pandémie dépend de conditions hiérarchiques, mais aussi d’une augmentation observée et quantifiée de la charge du système. En effet, c’est le MSSS qui est responsable du déclenchement en « fonction de la saturation du système, du plan de contingence, des niveaux d’alerte et de la situation locale ». La surcharge devient prévisible « lorsque la capacité de base des soins intensifs risque d’être dépassée de 50 à 100 % du fait du nombre de demandes d’admission en soins intensifs et du nombre de lits occupés ». La préparation des établissements à la mise en place du protocole de triage se fait au seuil de 150 %. C’est à ce moment que les ressources humaines sont réaffectées et que les activités sont délestées afin de pouvoir répondre à la surcharge. Enfin, c’est avec l’accord de la direction de la santé publique que le triage est engagé lorsque le niveau de saturation des soins intensifs atteint les 200 %. Comme machine de gestion de flux, le triage maintient les capacités des infrastructures hospitalières, il externalise et automatise la tâche décisionnelle et coordonne des éléments des différentes strates dans l’agencement biopolitique au Québec.

Discussion

Suivant cette description de l’outil de triage comme stratégie de gestion des flux au sein d’un agencement composé d’éléments physiques, sociaux et discursifs, nous remarquons, comme beaucoup d’autres, les tendances lourdes du protocole de triage comme moment stratégique de l’agencement biopolitique et capitaliste dans la gestion de la crise :

« Mais derrière ces critères cliniques se cachent des critères socio-économiques […] Les personnes désavantagées pendant leurs vies en raison de la pauvreté, de circonstances de vie, parce qu’elles n’ont pas eu accès aux ressources, parce qu’elles sont nées avec une maladie ou un handicap, toutes ces personnes auront moins de chances de survie, une moins bonne espérance de vie et elles auront besoin d’un traitement plus poussé »

Vardit Ravitsky[27]

Malgré leur prétention à la neutralité, les critères reproduisent et naturalisent des catégories populationnelles historiquement et culturellement valorisées du corps jeune sans incapacité et économiquement viable, et dévalorisent des catégories de personnes sur la base de l’âge, de la déficience, de l’incapacité, de la maladie, de la race ou de la classe économique. Les critères prennent la forme d’un justificatif sacrificiel de vies normativement déclassées. Les objectifs collectifs prennent la forme de probabilités de survie, dans un calcul économique entre mortalité et ressources qui passe par le dispositif, mais qui en fait, est l’oeuvre de bureaucrates, d’experts et de spécialistes qui mettent en oeuvre un programme.

Le triage, qui lie des éléments décisionnels et techniques à diverses échelles à l’intérieur d’une économie de soins et qui, de par son système de cotation, assure sa rationalisation, instaure sur le terrain une forme de compétition entre les corps « malades et devant être traités » pour l’accès à des ressources raréfiées. Tout comme le triage militaire, le triage en temps de pandémie se pose comme stratégie micropolitique de subjectivation qui soutient une macropolitique en sélectionnant les corps productifs ayant le plus grand potentiel de survie à moindre coût. La pratique bioéthique participe à l’émergence de ces outils qui rendent possibles le gouvernement des comportements, la reconfiguration des systèmes hospitaliers et la redirection des flux afin de remplir cette nouvelle fonction déterminée par la machine biopolitique capitaliste.

C’est à travers une série d’ordres utilitaristes de la part du gouvernement québécois, qui priorise le sauvetage d’un système de soin qu’il a lui-même fragilisé, que la situation est administrée : « il faut sauver le plus grand nombre », « il faut faire des choix » devant la menace de la COVID-19 et de ses impacts sur la société. Mais on ne fait pas n’importe quels choix, ces choix s’inscrivent dans une logique d’ensemble et sont déterminés par celle-ci. Dans la première version du protocole, le réflexe premier du dispositif sanitaire a été d’écarter des soins vitaux les populations sur la base de la présence de déficiences neurologiques ou cognitives. Cette sélection qui vise à faire l’économie des ressources écarte des populations spécifiquement choisies en raison de leur utilité perçue dans l’agencement. On dévalorise ces vies jusqu’à les rendre sacrifiables pour sauvegarder le fonctionnement des dispositifs. Le protocole trouve ses effets dans sa relation avec son milieu d’émergence, soit les autres machines déjà présentes en assurant leur protection, en orientant et en rationalisant les flux matériels et sociaux, humains et non-humains, stabilisant « le fonctionnement » de l’agencement général « sans ajouter une structure nouvelle » (Simondon, 1989 : 30).

La logique du triage, son horreur procédurale et sa tendance à l’exclusion et au sacrifice des plus vulnérables et des « improductifs » sont déjà inscrites dans la machine, il ne fallait qu’une crise pour les traduire dans le protocole sanitaire. Il est possible de supposer que ce réflexe fasse partie d’un inconscient collectif qui s’est exprimé lors de l’élaboration des critères d’exclusion par l’équipe de bioéthique et que celle-ci a « machinisé » cette tendance dans le protocole. Certains parleraient ici de l’expression d’un capacitisme (Campbell, 2009, 2012; Goodley, 2014; Grenier & Fougeyrollas, 2020; Parent, 2017) dans toute sa violence à peine voilée et très peu contestée de la part du public général. Ce sont les demandes répétées et la lutte des groupes de personnes ayant des incapacités qui ont permis de rendre public un outil dissimulé, de réduire l’impact du triage sur leurs membres, et ce, du moins sur papier.

Comme nous le rappelle Simondon : « L’homme, interprète des machines, est aussi celui qui, à partir de ses schèmes, a fondé les formes rigides qui permettent à la machine defonctionner. La machine est un geste humain déposé, fixé, devenu stéréotypie et pouvoir de recommencement » (Simondon, 1989 : 138). Soyons clairs, l’automatisme du triage est une production sociopolitique qui ne relève pas de la nature de l’outil dans lequel on externalise des fonctions, mais des affordances planifiées des instruments qui posent des solutions en éloignant le personnel des choix, en libérant l’esprit et la conscience de la décision. Les ressources sont redirigées de manière automatique par le protocole afin de soutenir des objectifs de réduction de perte de ressources sur des patients pour qui les chances de survie sont perçues comme plus faibles. La gestion de la crise se fait à travers des évaluations statistiques de risque et de caractéristiques diagnostiques pour maintenir l’efficacité et la rapidité du traitement hospitalier, et ce, afin de libérer les ressources du patient recevant son congé pour ensuite les diriger vers le prochain patient. Les questionnements éthiques émergent rapidement de cette administration industrielle et mécanique des soins, car le tri exclut de facto les patients qui ralentiraient la machine hospitalière. Le dispositif de triage, ayant spécifiquement émergé dans la crise de la COVID-19 et en relation avec une économie politique située, s’insère dans une série d’antécédents historiques et machiniques, en ce qui concerne la sélection de qui recevra ou non des soins selon des paramètres et des protocoles machinisés (Leroi-Gourhan, 1964 : 206; Simondon, 1989; 2014 : 79). Comme au moment de son émergence sur le champ de bataille de la campagne impériale, le triage en temps de pandémie sert à protéger et à maintenir les infrastructures sanitaires et les processus de production en sélectionnant qui recevra des soins ou non perpétuant et intensifiant ainsi un capacitisme thanato-politique en temps de pandémie. À l’issue de la crise, prendrons-nous le temps et consacrerons-nous les efforts nécessaires pour questionner collectivement et démocratiquement avec les personnes directement concernées, l’orientation de l’administration sanitaire et plus largement celle de la machine biopolitique?