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Introduction

Le Budget fédéral de 1971 initia la dernière grande réforme fiscale canadienne. Comme l’ont fait remarquer Boadway (2014) et Milligan (2014), le design des grandes composantes du système fiscal canadien repose encore aujourd’hui sur le rapport Carter de 1966 qui inspira cette réforme. À l’époque, le gouvernement fédéral jugeait la fiscalité opaque, trop complexe et mal adaptée aux réalités économiques. Le concept de la « capacité de payer » était au coeur des recommandations. On y proposait de recentrer la fiscalité autour de la taxation du revenu global : tout dollar gagné devait être traité indistinctement par les gouvernements, peu importe sa provenance. Cette approche globale comprenait le recouvrement de l’impôt des sociétés, traité comme une retenue à la source sur le dividende des actionnaires. De plus, le ministre fédéral des Finances soulignait que la fiscalité devait offrir un traitement similaire aux contribuables avec un profil similaire. Il précisait également le principe normatif de progressivité du système fiscal, en vertu duquel les contribuables ayant un revenu plus élevé devaient être imposés à un taux moyen plus élevé.

La fiscalité fédérale et des provinces a bien évidemment changé depuis, mais plus souvent au gré de réformes à la pièce. Prises dans leur ensemble, ces modifications sont même parfois devenues incompatibles avec les propriétés recherchées en regard de la fiscalité : l’efficacité (entendue par une volonté de minimiser les pertes sèches résultant des taxes distortives), l’équité verticale (souvent exprimée en termes de progressivité du système fiscal), l’équité horizontale (cherchant à ce que des contribuables similaires soient traités de façon similaire par l’État), ainsi que les principes de transparence et de simplicité.

Parmi les changements à la pièce, on a assisté à l’introduction et la modification de crédits d’impôt remboursables et non remboursables, à la création d’exonérations fiscales, à des changements dans le nombre de seuils d’imposition et dans les fourchettes d’imposition elles-mêmes, à la création des comptes d’épargne libres d’impôt ainsi qu’à diverses altérations à l’impôt des sociétés et aux déductions admissibles. Dans la plupart des cas, ces changements ont été fragmentaires, mis en place sans réelle vision d’ensemble, et parfois avec un manque de coordination entre le gouvernement fédéral et les provinces. Ce fut le cas du fractionnement partiel du revenu des couples avec enfants en 2015 (Johal, 2014) ou de l’introduction de la TPS fédérale. Dans ce dernier cas, sauf au Québec pour l’essentiel dès 1991, il aura fallu deux décennies pour que la TPS soit harmonisée avec les taxes de vente de pratiquement l’ensemble des provinces, à l’exception de la Colombie-Britannique qui maintient un régime distinct et de l’Alberta qui ne prélève pas de taxe de vente provinciale. Par ailleurs, il faut noter que l’environnement économique dans lequel évolue l’économie canadienne a beaucoup changé. L’expansion drastique du commerce mondial, l’accord de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique, la mobilité accrue du capital, l’intensification de la concurrence fiscale entre les États et leur impact sur la taille des assiettes fiscales n’en sont que quelques exemples.

La pertinence de repenser dans son ensemble le système fiscal ne fait aucun doute. Dans ce contexte, le gouvernement du Québec a mandaté, en 2014, une commission indépendante pour réexaminer la fiscalité du Québec. Notre objectif est de discuter certaines propositions faites par la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise (CEFQ) et de proposer certaines avenues alternatives. Notre texte touche quelques questions liées à l’équité, mais, dans la même veine que le rapport de la CEFQ, il met l’accent sur les questions d’efficience. Bien qu’elle comprenne certains éléments normatifs, notre discussion est éclairée par les enseignements théoriques, empiriques et numériques en microéconomie et macroéconomie de la taxation.

Nous passons en revue certaines réformes proposées à l’étranger, qui sont d’intérêt pour le Canada et le Québec. Nous discutons ensuite des grands principes économiques qui devraient guider d’éventuelles réformes fiscales, puis leurs implications, en soulignant notamment l’importance de penser le système fiscal dans sa globalité et le rôle crucial des taux effectifs marginaux d’imposition (TEMI). Par la suite, nous revisitons les propositions principales de la CEFQ et des enjeux clés relatifs à la restructuration des taxes indirectes.

1. Principes et propositions de réformes globales

Le rapport de Meade et al. (1978) figure parmi les propositions de réformes fiscales les plus ambitieuses proposées par un comité indépendant. Son mandat était de passer en revue le système fiscal britannique et de proposer une réforme globale pour corriger ses lacunes. Avec un système fiscal non optimal, des gains simultanés peuvent être faits en termes d’équité et d’efficience (améliorations parétiennes compensatoires). Fait assez intéressant, le mandat conféré au comité soulignait que la réforme devait être pratique et applicable. On précisait d’ailleurs que des réformes globales et importantes risquent d’être plus facilement acceptées par les agents économiques et, par conséquent, appliquées dans les faits si elles peuvent l’être sur un horizon temporel suffisamment long.

Plusieurs idées importantes émergent de Meade et al. (1978). Les ponctions fiscales devraient cibler les individus qui consomment davantage, plutôt que ceux dont le revenu sert à épargner et investir. Ce principe est compatible avec l’idée de ne pas taxer les intrants, pour rapprocher l’économie de sa frontière des possibilités de production. D’autre part, le rapport Meade se concentre presque exclusivement sur les impôts directs. En toute cohérence avec ce principe, le comité considère une taxe sur la valeur ajoutée (TVA), dont le taux est uniforme, comme un impôt direct sur la consommation. À cet effet, le comité avait préconisé une taxation sur le revenu dépensé (le revenu brut moins l’épargne) cohérente avec le principe du respect de la capacité de payer, ne requérant pas qu’elle soit nécessairement linéaire. Un tel système est simple à comprendre et facile à administrer. De plus, il évite la double taxation du revenu dépensé et permet un meilleur lissage de la consommation au cours du cycle de vie, en diminuant les charges fiscales appliquées à l’épargne.

Plusieurs améliorations au système fiscal britannique et plusieurs propositions ayant eu une influence durable sont redevables au rapport Meade. On y proposait de diminuer les taux de taxation statutaires tout en refermant le plus grand nombre possible d’échappatoires fiscaux. Au fil des années, des taux de taxation plus faibles ont été appliqués à des assiettes fiscales plus larges, notamment quant à l’impôt des sociétés. L’abolition d’exemptions et d’échappatoires fiscales simplifie l’administration de la fiscalité et la gestion des entreprises, rendant aussi le système fiscal du pays en question plus concurrentiel lorsque le capital est mobile[1]. Enfin, le rapport Meade a souligné l’importance de revoir la taxation des héritages pour s’assurer d’une dispersion plus égalitaire de la propriété.

En 2011, un nouveau comité au Royaume-Uni élabora une seconde proposition majeure de réforme fiscale, soit le rapport de Mirrlees et al. (2011). Son approche s’apparente à celle du rapport Meade, mais avec un objectif plus précis. À terme, la nouvelle structure fiscale permettra au gouvernement de collecter un montant de fonds publics inchangé, en utilisant des moyens de taxation moins distortifs, tout en affectant le moins possible la distribution existante des revenus nets.

Pour plusieurs raisons, le rapport Mirrlees est plus ambitieux. Le comité a disposé de plus de temps. Plusieurs développements mathématiques et technologiques depuis 1978 ont pu être employés, dont les modèles numériques d’évaluation des taux effectifs marginaux d’imposition (TEMI). S’inspirant de la littérature en taxation optimale, le comité Mirrlees reconnaissait l’importance d’évaluer l’effet de toutes les composantes du système fiscal sur les réactions comportementales des agents économiques. Finalement, un éventail plus large d’outils fiscaux devait être considéré, dont un recours accru à la taxation environnementale.

Les progrès en théorie de la taxation des 40 dernières années ont contribué à questionner et à guider l’évolution des politiques fiscales. Qui plus est, ils ont poussé l’analyse normative au-delà des concepts plus traditionnels de « capacité de payer » des contribuables ou de leur « sacrifice équivalent » à supporter. Comme en discute Kaplow (2011), plusieurs de ces avancées s’inscrivent dans l’approche welfariste qui est non seulement répandue dans la littérature, mais qui est aussi la mieux justifiée sur le plan éthique. Pour un niveau donné de recettes fiscales à collecter, l’objectif normatif est de maximiser une fonction de bien-être collectif agrégeant le niveau d’utilité de tous les individus tels qu’eux-mêmes la perçoivent. Les politiques optimales qui en ressortent dépendent donc de la forme des fonctions d’utilité individuelles et des préférences collectives, notamment par rapport à la façon dont le système fiscal devrait considérer les inégalités. Sur cette base, l’architecture du système fiscal ferait en sorte que les recettes fiscales prélevées auprès des individus doivent être fonction de leur niveau de bien-être. Ce dernier dépend du niveau de consommation, mais aussi de celui d’autres variables souvent propres à chaque individu.

L’approche dite « par design », adoptée par Mirrlees et al. (2011), s’inscrit dans ce paradigme. Par choix, le comité Mirrlees ne s’est pas aventuré sur le terrain normatif qui devrait être réservé aux élus ou au débat citoyen. Il demeure agnostique sur les questions du montant total de recettes fiscales à percevoir (nettes de transferts), ainsi que sur le niveau de redistribution que le système fiscal devrait induire. Il se concentre plutôt à imaginer une réforme fiscale sans effet sur les recettes de l’État, ayant des conséquences minimales sur la distribution des revenus nets et permettant de réduire les coûts économiques associés à la taxation. L’objectif implicite normatif repose donc approximativement sur l’état du régime fiscal initialement en place et antérieur à une réforme[2].

Mirrlees et al. (2011) proposent d’appliquer un impôt progressif sur le revenu des particuliers selon une structure transparente et cohérente. De par son approche globale de la fiscalité, ils suggèrent d’intégrer divers transferts aux particuliers à un programme unique de prestations pour les personnes à faible revenu. À cela s’ajoute la proposition d’imposer une taxe sur la valeur ajoutée à taux unique sur une assiette élargie (c’est-à-dire purgée d’une majorité d’exemptions). Un tel exercice souligne l’importance de calculer les taux effectifs marginaux d’imposition pour tenir compte de l’ensemble des ponctions fiscales nettes. De plus, l’imposition de la consommation selon une structure plutôt uniforme y confère plus de transparence.

La taxation des rendements du capital est traitée de façon extensive par le comité Mirrlees. Celui-ci souligne les bienfaits d’un système fiscal qui est neutre à deux égards. D’abord, la fiscalité ne devrait pas influencer le moment où les ménages décident de consommer plutôt que d’épargner. Ensuite, elle ne doit pas influencer les types d’actifs sélectionnés, notamment en ce qui concerne la prise de risque. Un système fiscal traitant indistinctement les rendements du capital et les autres sources de revenus n’est pas neutre quant à la planification temporelle des décisions d’épargne. Taxer un rendement « normal » pénalise les ménages qui désirent reporter leur consommation, incluant ceux qui désirent la lisser tout au long de leur cycle de vie[3]. Le deuxième type de neutralité consiste à traiter tous les véhicules d’épargne de la même façon, y compris les gains en capital ou les revenus de pension. Cela dit, la taxation des rendements du capital s’avère être une politique redistributive, ce plus spécifiquement lorsqu’elle s’applique à l’excédent du rendement normal du capital. Tous ces éléments pris ensemble justifient une politique où les rendements du capital (indépendamment de leur source) pourraient être taxés au même taux que les autres revenus, mais avec une exemption accordée pour un rendement normal, qui serait à déterminer.

Comme l’avait déjà montré Diamond et Mirrlees (1971), un autre élément important à prendre en compte concerne la taxation des rentes économiques. Celles-ci résultent du seul fait de posséder un attribut ou une ressource particulière dans un marché avec une offre inélastique. À plusieurs égards, les politiques proposées par Mirrlees et al. (2011) suggèrent que la fiscalité permette de taxer ces rentes. Ceci a des implications pour l’impôt sur le profit des sociétés, surtout dans les secteurs où la concurrence est moins sévère et où existe une rente ricardienne, comme celui des ressources naturelles. En particulier, le rapport Henry et al. (2010) documente une leçon tirée de l’expérience australienne où les rentes tirées des ressources naturelles non renouvelables sont assujetties à une ponction fiscale spécifique. Ceci s’apparente à un impôt sur les flux de trésorerie compatible avec une fiscalité efficiente.

2. Considérations et implications de la fiscalité : de la théorie à la pratique

En vertu des principes théoriques discutés précédemment, la politique publique en matière de fiscalité favoriserait idéalement l’utilisation des formes de taxation les plus efficaces de financement de l’État, tout en remplissant des objectifs d’équité. Ainsi, l’établissement d’un système fiscal requiert un choix judicieux en regard des sources, des assiettes et des taux d’imposition.

La taxation modifie les décisions des agents économiques, notamment celles : d’épargner, de consommer, d’investir, de travailler, de migrer ou de dédier des ressources à l’évitement fiscal. Ces distorsions causent ainsi des pertes d’efficacité. Bien qu’elles permettent toutes de collecter des recettes fiscales, toutes les taxes ne s’équivalent pas quant à leurs effets économiques, certaines causant davantage de distorsions. Également, différents outils de taxation ne touchent pas les individus de la même façon, soulevant d’importantes questions d’équité, dont certaines doivent être abordées de front lors de tout réexamen de la fiscalité. Par exemple, dans les systèmes d’imposition à la scandinave, les revenus du capital sont taxés à un taux fixe, souvent inférieur aux taux d’imposition du revenu des particuliers. L’équité horizontale est aussi en jeu lorsqu’il est question de la fiscalité des petites entreprises individuelles ou des travailleurs autonomes. Des changements de taux d’imposition transitoires ou trop fréquents peuvent affecter différemment des individus dont le revenu imposable est similaire, occasionnant aussi un effet non négligeable sur la performance macroéconomique.

Pour bien mettre en perspective les tenants et aboutissants de la fiscalité et d’une réforme de ses modalités, il faut considérer ses effets microéconomiques sur les agents économiques individuels, mais aussi pondérer ses implications macroéconomiques en termes de bien-être et en termes d’impacts dynamiques sur l’évolution de l’économie. Plusieurs développements dans la littérature font ressortir d’ailleurs des enjeux pertinents dans l’élaboration d’une réforme fiscale.

2.1 Le modèle néoclassique de base et les effets de la fiscalité sur l’efficience

L’impact des taxes sur l’efficience découle fondamentalement des changements dans le comportement et dans les décisions des agents économiques dûs à l’existence et aux variations des taux d’imposition.

Depuis Ramsey (1927), la littérature sur la taxation optimale a démontré un certain nombre de choses. Des biens qui sont de proches substituts devraient être taxés à des taux similaires. Des taux d’imposition proportionnels produisent moins de pertes sèches lorsqu’ils sont perçus sur les quantités demandées ou offertes qui sont relativement moins élastiques ou moins sensibles à des variations de prix ou de rendements après impôts. Enfin, les coûts liés aux distorsions économiques tendent à augmenter lorsque les taux marginaux d’imposition sont variables et élevés, avec un impact négatif qui croît proportionnellement avec le carré du taux marginal de taxation.

Dans un contexte dynamique, on peut facilement illustrer comment des taux proportionnels de taxation génèrent des distorsions dans les décisions des agents économiques à l’aide d’un modèle simple (qui fait toutefois abstraction ici des enjeux d’équité)[4].

Considérons une économie habitée par un continuum d’agents privés rationnels dont les préférences sur un horizon infini sont identiques, depuis la période courante datée t. Pour un ménage représentatif, celles-ci sont représentées par une fonction d’utilité séparable dans le temps, pour ∈ [0,∞], qui dépend de son sentier de consommation Ct+s et de travail Nt+s, avec un facteur subjectif d’escompte 0<β<1 reflétant son taux de préférence intertemporelle :

En vertu des conditions d’Inada assurant l’existence d’un équilibre unique et stable, l’utilité marginale de la consommation, uct, est positive et décroissante, alors que le travail procure une désutilité marginale du travail, unt, croissante.

Pour financer un niveau donné de dépenses publiques, les recettes de l’État sont obtenues en appliquant des taux proportionnels de taxation sur la consommation, τCt , sur le revenu du travail τNt et sur le revenu du capital τKt , ainsi qu’une source fiscale non spécifiée de revenus, nets de transferts, que l’on traite comme forfaitaire, ℑt[5]. Nous faisons l’hypothèse que la taxation du revenu de capital est appliquée sur le rendement brut du capital après dépréciation δ.

Conséquemment, à chaque période t + s pour ≥ 0, le ménage représentatif fait face à une suite de contraintes budgétaires, exprimées ici en termes réels. Le salaire réel brut par heure-personne travaillée, wt+s et la rémunération brute après dépréciation par unité de capital physique sous propriété du ménage, qt+s–  δ, sont traités comme donnés de son point de vue. La rémunération des facteurs travail et capital est versée par des firmes concurrentielles, dont la fonction de production exhibe des rendements constants d’échelle, alors que le progrès technique accroît l’efficacité du facteur travail. Les productivités marginales des facteurs de production sont supposées positives, mais décroissantes. Par la maximisation des profits, les quantités d’équilibre de travail et de capital employées par les firmes sont telles que les productivités marginales du travail, FNt+s, et du capital, FKt+s, sont respectivement égales au salaire réel et au coût d’usage du capital qu’elles doivent débourser, soit

Ainsi, à la période t, par exemple, un ménage représentatif dispose, après impôt, de ses revenus de travail forme: 2087265n.jpg, des revenus découlant de la propriété de capital physique forme: 2087266n.jpg et du principal et des intérêts sur ses placements (ou emprunts) contractés à la période précédente forme: 2087267n.jpg. Ses dépenses totales sont associées à la consommation incluant la taxe correspondante, forme: 2087268n.jpg, à l’achat de capital physique ou investissement brut, Kt+1– Kt, et à l’achat (ou la vente) d’obligations, Bt+s. Ainsi, la contrainte budgétaire d’une période t + s est donnée par

En solutionnant son problème d’optimisation de bien-être sous contraintes, le ménage choisit son sentier de consommation réelle, de travail, de stock réel de capital physique (autrement dit, ses investissements réels correspondants) et de quantité réelle d’obligations. Par conséquent, on peut retrouver les conditions d’Euler pour les périodes t et t + 1, correspondant au choix optimal intratemporel courant entre la consommation et le travail

au choix intertemporel entre la consommation courante et future :

au choix intertemporel entre le travail courant et futur :

et au choix entre détenir des obligations ou du capital physique :

L’équation (5) illustre comment les taux de taxation sur le revenu de travail, τNt, et sur la consommation, τCt, altèrent les décisions de travail et de consommation, en créant un incitatif à réduire le travail et la consommation. L’équation (6) indique comment des taux différents de taxation sur la consommation d’une période à l’autre engendrent un effet de substitution intertemporelle qui affecte l’épargne. De même, comme le montre l’équation (7), des taux de taxation différents sur le revenu de travail en t et t + 1 induisent un effet de substitution intertemporelle sur l’offre de travail. Par ailleurs, le taux de taxation sur le revenu de capital, τKt+1, a des incidences à deux niveaux. Premièrement, par l’équation (8), un différentiel de taxation entre le rendement sur les obligations et le revenu de capital distord le choix entre les placements en obligations et l’investissement dans la propriété du capital, car la condition de non-arbitrage requiert que le rendement marginal net d’impôt soit le même pour les deux. Deuxièmement, conformément aux équations (6) et (7), l’effet de τKt+1 sur le taux d’intérêt réel motive des effets de substitution intertemporelle sur la consommation et le travail, et incidemment sur l’épargne.

Par ailleurs, des impôts proportionnels ont des conséquences importantes, potentiellement adverses, sur la réponse dynamique des variables macroéconomiques à des chocs technologiques ou fiscaux. Par exemple, McGrattan (1994) et Ambler et Paquet (1996) ont montré que les distorsions inhérentes à des taux proportionnels de taxation altèrent la réponse optimale des agents privés à des perturbations économiques, comme des chocs de productivité.

2.1.1 Efficience et stabilité des taux marginaux de taxation

Du point de vue de l’efficience, il est préférable que les taux marginaux de taxation varient peu au cours du temps. En effet, à l’examen des équations (6) à (8), avec τNt = τNt+1 et τCt = τCt+1, ainsi que τKt+1 constant, du moins à partir de t + 1, une source significative de distorsion intertemporelle est neutralisée. Ce résultat est conforme aux simulations de Chari et al. (1995). Autrement, des variations trop grandes des taux de taxation d’une période à l’autre augmentent les pertes sèches résultant des effets de substitution intertemporelle sur la consommation et le travail.

C’est ce qui explique aussi pourquoi la théorie économique n’appuie pas l’idée de budgets gouvernementaux équilibrés chaque année. Barro (1974, 1989) a démontré que la politique fiscale optimale en régime de règle doit minimiser le fardeau excédentaire des taxes par un lissage approprié au cours du temps du fardeau fiscal. Dans le cas le plus simple, ceci revient à minimiser les variations des taux proportionnels de taxation d’une période à l’autre afin de prévenir des effets de substitution intertemporelle nuisibles au fonctionnement efficace de l’économie.

D’ailleurs, les fluctuations dans l’activité économique ont leurs effets propres sur les équilibres financiers du gouvernement, car les entrées fiscales sont fonction à la fois des taux d’imposition et du niveau d’activité économique (par le biais des revenus d’emploi, des revenus des entreprises et du montant de consommation agrégée). Ainsi, dans les périodes où, relativement à leurs valeurs tendancielles respectives, soit que les dépenses gouvernementales sont temporairement supérieures ou soit que les recettes de l’État sont temporairement inférieures, notamment en récession, une hausse du déficit budgétaire est préférable à une augmentation temporaire des taux marginaux de taxation. La volatilité des taux proportionnels de taxation contrecarrerait la planification optimale des ménages qui vise à réduire les fluctuations indues de la consommation et du loisir à travers le temps (conformément aux modèles du revenu permanent et du cycle de vie)[6].

2.1.2 Efficience et taxation du revenu du capital

Une première façon d’aborder la taxation du revenu du capital découle de la prise en considération du temps de gestation entre la date où un investissement est consenti et la date à laquelle l’ajout de nouveau capital physique est productif. De fait, le capital existant et productif à la période courante t résulte des investissements des périodes passées. Puisqu’il est offert inélastiquement du point de vue de la période courante, il peut sembler optimal que le gouvernement confisque tout le revenu courant du capital, c’est-à-dire qu’il applique alors un taux de taxation τKt = 100 %. Ainsi, une telle taxe confiscatoire une fois pour toutes ne crée pas de distorsion… aux conditions que les agents économiques n’avaient pas prévu le coup et que le gouvernement ait renié ces engagements, perçus ou annoncés préalablement, pour τKt .

Puisque le gouvernement serait alors intertemporellement incohérent, une telle politique fiscale n’est pas désirable. En se faisant faire le coup une fois, les agents économiques seraient incités à investir moins pour l’avenir puisque la crédibilité du gouvernement en matière de fiscalité du capital serait entachée. Des contraintes politiques ou de réputation sur les décideurs publics ou certains mécanismes peuvent théoriquement assurer dans ce cas que la politique retenue soit dynamiquement cohérente[7]. (Voir Alesina, 1988, par exemple.) En pratique, Eichengreen (1990) a d’ailleurs trouvé qu’historiquement, les cas de confiscation une fois pour toutes du revenu de capital sont très rares et associés à des épisodes et circonstances vraiment singuliers.

Une deuxième question concerne la valeur optimale à long terme du taux de taxation sur le revenu du capital, τKt+1, tout en excluant la possibilité d’une taxe confiscatoire sur le revenu du capital. Chari et al. (2016) ont reconfirmé et élargi la portée d’un résultat théorique obtenu initialement par Judd (1985) et Chamley (1986), qui avaient montré qu’à long terme, le taux optimal de taxation sur le revenu du capital τKt+1 devrait être nul[8]. Avec des élasticités constantes de la consommation et du travail à l’état stationnaire et trois instruments fiscaux (τCt, τNt et τKt+1) accessibles au gouvernement, une valeur à long terme de τKt+1 > 0 revient à taxer la consommation future à un taux plus élevé que la consommation courante. En effet, le capital est la façon de transformer la consommation courante en consommation future. Cela correspond intuitivement à l’argument de Diamond et Mirrlees (1971) qui ont montré qu’il est sous-optimal de taxer des biens intermédiaires produits par des entreprises concurrentielles. Autrement dit, en établissant une valeur nulle de τKt+1, l’épargne, l’accumulation du capital et les niveaux futurs du PIB ne seraient pas impactés défavorablement, car il n’y aurait pas de distorsion intertemporelle affectant les choix courants et futurs pour la consommation et le travail. Dans l’intérim précédant un état stationnaire, Judd (1999) et Chari et al. (1995) ont montré par ailleurs que le taux de taxation sur le revenu du capital est en moyenne près de zéro, ce qui accommode aussi des valeurs non nulles de τKt+1 lorsque les élasticités de la consommation et du travail peuvent varier à court terme.

Troisièmement, alors que les travaux discutés ci-dessus faisaient état d’économies concurrentielles, Judd (2001, 2002) a montré que les effets adverses de la taxation du revenu de capital sont encore plus importants dans une économie où prévaut de la concurrence imparfaite dans la production de biens intermédiaires. En effet, dans ce cas, le mark-up inhérent au pouvoir de marché qui s’ajoute au coût marginal est déjà assimilable à une taxe. L’incidence d’une taxe sur le revenu du capital dans le secteur intermédiaire désincite alors davantage à investir en capital physique.

Quatrièmement, certaines considérations pertinentes pour la taxation du revenu du capital physique sont applicables à la taxation du revenu du capital humain. Lucas (1990) a trouvé qu’une taxe sur le revenu du travail est sous-optimale dans un modèle de croissance endogène avec capital humain, car en induisant une réduction du taux d’intérêt réel, il en résulte des baisses du taux de croissance réelle de l’économie et du niveau de bien-être. Si on conçoit le capital humain comme un bien intermédiaire intervenant dans la production d’un bien final, on aurait une autre raison de ne pas taxer en moyenne le revenu du capital physique (Judd, 1999). De plus, le taux de taxation sur le revenu du travail échoit sur le rendement tiré du capital humain. Sans impliquer un taux nul de taxation sur le revenu du travail, Milesi-Ferretti et Roubini (1998) et Judd (1999) suggèrent par contre de subventionner l’accumulation du capital humain.

Finalement, d’autres considérations peuvent justifier le recours à un taux de taxation positif sur le revenu du capital, en particulier en considérant l’hétérogénéité des agents économiques. Par exemple, Aiyagari (1995) a montré que, assujettis à des chocs idiosyncrasiques non assurables et des contraintes de liquidité avec des marchés incomplets, des agents économiques hétérogènes surépargneraient, d’où l’optimalité d’un taux positif de taxation du revenu du capital. Dans un modèle à générations imbriquées, sans considérer de réforme quant à la taxation de la consommation, Conesa et al. (2009) montrent que les considérations du cycle de vie peuvent justifier une taxation optimale significative du revenu du capital, alors que des chocs idiosyncrasiques et des écarts permanents de productivités peuvent conférer un rôle d’assurance et de redistribution à la progressivité de la taxation du revenu du travail. Diamond et Spinnewijn (2011) suggèrent aussi que des qualifications ou compétences hétérogènes, de même que des différences dans le taux de préférence intertemporelle des agents économiques selon leurs niveaux de revenus peuvent justifier une taxation positive de l’épargne[9]. Par ailleurs, si les dépenses publiques représentent strictement une proportion de la production, ou s’il existe des externalités négatives de production, Batina et Ihori (2000) discutent d’autres justifications pour une taxation positive du revenu du capital.

Bien que certaines questions subsistent sur la taxation du revenu du capital, lorsqu’on prend aussi en compte le contexte de concurrence internationale dans lequel le capital est mobile, le consensus qui se dégage milite pour des valeurs tout au plus modérées de taxation du revenu du capital.

2.1.3 Efficience et taxation de la consommation

Une deuxième catégorie d’enjeux s’applique à la taxation de la consommation. En particulier, est-il préférable d’avoir davantage recours à la taxation de la consommation et moins à la taxation du capital physique, de même que préférablement moins à la taxation du revenu du travail ?

En considérant seulement l’équation (5), on constate que tant une taxe sur le revenu de travail qu’une taxe sur la consommation sont sources de distorsion sur l’offre de travail[10]. Néanmoins, pour lever un niveau identique de recettes fiscales, il est envisageable de modifier le menu de taxation en réduisant les impôts sur le revenu des entreprises et les revenus des particuliers en leur substituant une forme de la fiscalité davantage fondée sur la taxation de la consommation. En principe, ceci peut générer des coûts économiques plus faibles, tout en incorporant des améliorations aux mécanismes de compensation envers les ménages et les particuliers à faibles revenus. Des gains en termes d’efficience résultent d’une part de la taxation réduite des intrants dans la production, en transférant le fardeau fiscal sur la valeur ajoutée. D’autre part, ils découlent de la recherche d’une taxation à des taux marginaux plus faibles appliqués à une assiette fiscale plus large.

Judd (2001) montre que les gains potentiels d’efficience tenant d’un usage plus grand de la taxe à la consommation peuvent être aussi fondés sur d’autres éléments. Premièrement, en situation de concurrence imparfaite dans la production de biens intermédiaires, le remplacement même partiel de la taxe sur le revenu du capital par une taxe sur la consommation reviendrait à détaxer des intrants, encourageant ainsi l’investissement en capital. Deuxièmement, le régime fiscal en vigueur tend souvent à favoriser les investissements dans les titres sans risque au détriment des titres risqués. Une taxe sur la consommation ne favorisant pas spécialement un véhicule d’épargne, tout en encourageant plus d’épargne et une accumulation accrue du capital physique, serait plus efficace et augmenterait le niveau de bien-être. Troisièmement, ceteris paribus, la taxe sur la consommation est aussi plus favorable à l’accumulation du capital humain que les modes de taxation sur les revenus du capital et du travail. Par ailleurs, étant moins volatile que le revenu, en reflétant davantage la valeur actualisée des revenus courants et futurs conformément à la théorie du revenu permanent, la consommation pourrait mieux représenter la capacité de payer d’un contribuable, ce qui confère un autre avantage à taxer la consommation.

Dans un modèle de cycle réel calibré pour les États-Unis, Cooley et Hansen (1992) ont évalué le coût en bien-être associé à différents menus praticables de taxation proportionnelle pour financer un sentier donné de dépenses publiques de base. En remplaçant la taxe sur le revenu de capital par toute autre taxe proportionnelle, les gains en bien-être sont plus élevés que ceux obtenus par une élimination de la taxe sur le revenu de travail en faveur d’un changement des autres taxes[11].

2.2 L’objectif d’efficience et le coût marginal des fonds publics

Du point de vue de l’efficience, les modes de taxation engendrant le moins de distorsions sur les décisions individuelles et sur les transactions sont préférables. Les analyses théoriques et empiriques classent les différentes formes de taxation en fonction des dommages qu’elles peuvent causer au fonctionnement efficace de l’économie. Il est généralement établi que les taxes sur le stock de capital, suivies par les impôts sur les revenus du capital sont les plus dommageables en termes d’efficacité et de bien-être, suivies des impôts sur le revenu du travail et, finalement, les taxes sur la consommation[12].

Empiriquement, ce classement peut être établi soit en utilisant un modèle d’équilibre général calculable, soit en évaluant le coût marginal des fonds publics (CMFP) – qui estime la perte sèche en consommation équivalente due aux distorsions, dans l’allocation des ressources découlant du prélèvement d’un dollar additionnel de recettes fiscales par le gouvernement. Toutes les études indiquent que les taxes à la consommation sont associées à des pertes plus faibles. Selon les structures fiscales et les niveaux initiaux de taux d’imposition à un moment donné sur un territoire géographique donné, l’impôt sur le revenu des particuliers peut parfois être un peu plus dommageable qu’un impôt sur le revenu des sociétés, mais ce n’est généralement pas le cas. Par exemple, en utilisant une méthode d’équilibre général calculable, Baylor et Beauséjour (2004) du ministère des Finances Canada et un travail analogue du ministère des Finances du Québec rapportent un classement assez similaire des formes de taxation. Cependant, en comparaison avec les calculs effectués autour de 2010, les derniers calculs rapportés par Godbout et al. (2015) suggèrent que l’impôt sur le revenu des particuliers est actuellement un peu plus nocif que l’impôt sur le revenu des sociétés au Québec en termes de l’effet à long terme sur le niveau du PIB. Par ailleurs, Wen et al. (2014) constatent, que dans toutes les provinces (lorsqu’applicable) en 2013-2014, le CMFP de l’impôt sur le revenu des sociétés est supérieur à celui de l’impôt sur le revenu des particuliers, mais les deux affichent une perte d’efficacité beaucoup plus élevée qu’une taxe de vente. Au Québec, même si le CMFP associé à l’impôt sur le revenu des sociétés était inférieur à celui de l’impôt sur le revenu des particuliers avant 2009, la taxe sur la consommation affichait le plus faible coût d’efficience.

2.3 Sensibilité des agents économiques aux taux de taxation sur le revenu du travail

En réduisant le salaire réel après impôts, une hausse du taux marginal de taxation sur le revenu du travail incite les individus et les ménages à réduire la quantité offerte de travail. En pratique, celle-ci peut se manifester de deux façons, soit à travers la participation au marché du travail (étendue de la marge), soit par le biais du nombre d’heures travaillées (marge intensive).

Sur la base des éléments de preuve empirique pour les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, Blundell et al. (2013) trouvent que les changements à plus long terme dans les heures travaillées résultent d’effets sur les deux marges, avec une importance relative qui varie selon le sexe et l’âge. La mécanique et l’interaction de la fiscalité et des programmes de transferts (caractérisés conjointement par des taux, des seuils, des crédits, etc.) sont donc susceptibles de modifier les incitatifs au travail.

De plus, des taux marginaux d’imposition plus élevés sur les revenus du travail peuvent également mener les individus à se livrer à d’autres façons de réduire leurs factures d’impôt. Pour certaines personnes, cela peut les pousser à travailler dans l’économie clandestine pour gagner des revenus non déclarés. D’autres peuvent adopter des stratagèmes alternatifs d’évasion fiscale. Enfin, pour éviter légalement de payer de l’impôt, on peut préférer des modes différents de rémunération plus avantageux fiscalement (des congés payés, certains avantages sociaux, des formes de rémunérations versées à titre de gains en capital ou sous forme d’options, etc.). Toutes ces distorsions conduisent à des allocations inefficaces des ressources de l’économie et à des pertes sèches.

Traditionnellement, on a principalement utilisé des données microéconomiques pour estimer l’élasticité de l’offre de travail à un changement dans le taux marginal d’imposition du revenu du travail. Saez et al. (2012) rapportent que ces études trouvent souvent des valeurs d’élasticité plutôt faibles. Or, à la lumière des travaux récents, ce consensus apparent est fortement remis en question. Des biais importants ont pu sous-estimer les élasticités de l’offre du travail estimées avec des microdonnées, car les spécifications empiriques considérées faisaient abstraction, pour les travailleurs, des rendements tirés de l’accumulation du capital humain découlant de l’expérience acquise en emploi.

Comme le montrent Keane (2010, 2011) et Keane et Rogerson (2012), les estimations traditionnelles sont peu fiables parce qu’elles ne prennent pas en compte comment les impôts modifient les incitatifs à accumuler du capital humain. Dans une perspective de cycle de vie, l’accroissement du capital humain se traduit pourtant par des gains futurs plus élevés. Par conséquent, la mesure appropriée de coût de renonciation du temps qui détermine le choix intratemporel entre la consommation et le loisir est plus large que le salaire réel net de la période. Le salaire effectif après impôt pertinent est plutôt la somme du salaire courant après impôt et du rendement après impôt sur le capital humain acquis avec l’expérience de travail. Ce dernier correspond à la valeur actualisée des salaires futurs nets d’impôt. Ainsi, une hausse persistante de l’impôt sur le revenu des particuliers entraîne un effet cumulatif sur le salaire effectif après impôt qui n’est pas capté en considérant uniquement le changement dans le salaire horaire courant net d’impôt. En fait, des salaires bruts futurs inférieurs causés par l’expérience réduite de travail et des impôts plus élevés contribuent tous deux à réduire la valeur actualisée des salaires futurs après impôt. Les calculs de Keane montrent que la réponse négative de l’offre de travail et les coûts d’inefficacité peuvent être conformément plus importants.

En outre, Rogerson et Wallenius (2009) et Keane et Rogerson (2012) expliquent que, même si les élasticités de l’offre de main-d’oeuvre à la marge intensive (relativement au nombre d’heures travaillées) étaient faibles, puisqu’une grande partie de l’impact des impôts est à la marge extensive (relativement à la décision de travailler ou non), les élasticités agrégées peuvent être plus fortes. Ainsi, de petites hausses dans les taux marginaux d’imposition pourraient sous-tendre des pertes appréciables en bien-être, de même que des effets agrégés plus importants sur l’emploi.

Ces résultats ont aussi des implications pour les estimations obtenues avec des données microéconomiques quant à la réponse des heures totales travaillées, en tenant compte des différences possibles selon l’âge et le sexe. Par exemple, Blundell et al. (2013) constatent que les élasticités de l’offre de travail (particulièrement à la marge extensive) sont plus élevées pour les jeunes travailleurs ayant un faible niveau d’éducation, pour les parents avec de jeunes enfants, et pour les travailleurs âgés. En effet, la sensibilité de l’offre de travail a aussi tendance à être plus forte pour les jeunes travailleurs ayant un bas salaire et les travailleurs s’approchant de leur date probable de retraite. Cependant, cette élasticité est plus faible pour les travailleurs âgés de moins de 55 ans en milieu de carrière.

Finalement, d’autres marges que celles du travail peuvent être affectées par la fiscalité. L’élasticité du revenu imposable combine à la fois l’impact d’un changement économique réel quant aux décisions sur le travail, ainsi que des modifications au type de rémunération versée (par exemple, en congés additionnels accordés, en options). Cette mesure composite est définie comme l’augmentation du montant du revenu imposable déclaré aux agences gouvernementales du revenu suite à une hausse d’un pour cent de la valeur après impôt du dernier dollar de revenu imposable. Conformément, la littérature a trouvé que cette élasticité peut être assez importante, particulièrement pour les personnes à revenu plus élevé (Finances Canada, 2010; Milligan et Smart, 2015). Voilà donc un autre canal significatif par lequel les impôts ont un impact sur l’activité économique de long terme.

2.4 Le taux effectif marginal d’imposition sur le revenu du travail

Pour la population en général et dans les médias, il est coutumier de penser aux taux d’imposition sur le revenu des particuliers tels que définis par les tables d’imposition progressive en fonction de tranches de revenu. Cependant, une fois franchis certains seuils, un accroissement même modeste de la rémunération des personnes à revenus faibles ou moyennement faibles les rend souvent inéligibles à plusieurs crédits, partiellement ou en totalité. Les taux de récupération élevés des crédits et l’entrecroisement des impôts et des programmes d’aide sociale (transferts ou crédits d’impôt) génèrent implicitement des taux effectifs marginaux d’imposition (TEMI) beaucoup plus élevés que les taux d’imposition officiel[13]. D’ailleurs, en recherchant la visibilité de leurs actions ou pour cibler une partie de l’électorat, les gouvernements ont notamment développé l’habitude de concevoir des crédits d’impôt spécifiques qui tendent à aggraver le problème.

Plusieurs caractéristiques des programmes fédéraux et provinciaux contribuent à accroître le TEMI. (Voir OECD, 2011, 2014; Godbout et Robert-Angers, 2012; Laferrière, 2014; Laurin et Poschmann, 2013, 2014.) Au niveau fédéral, l’interaction de la prestation fiscale canadienne pour enfants, la prestation universelle pour services de garde et la prestation fiscale pour le revenu, ainsi que le calcul du crédit d’impôt pour la TPS, de même que les avantages sur le revenu fédéral, y compris la Sécurité de la vieillesse et le Supplément de revenu garanti, impactent le taux effectif marginal d’imposition. Le TEMI d’un particulier dépend de la province de résidence, de la composition du ménage (y compris le nombre d’enfants, également s’il a un ou deux revenus), de même que du niveau de rémunération. Au niveau provincial, on doit considérer ce genre d’interactions qui affectent le calcul du crédit de solidarité, la contribution santé, le coût effectif des services de garde, etc.

En particulier, pour le Québec, Blancquaert et al. (2014) ont estimé que, pour 2014, les taux marginaux d’imposition implicites pour les familles varient passablement, mais qu’ils demeurent souvent très élevés. Par exemple, une famille de deux parents avec deux enfants dont le revenu est d’environ 20 000 $ est effectivement taxée à la marge à 125 %. Pour des revenus passant progressivement de 20 000 $ et 30 000 $, le TEMI tombe brusquement à 40 %. Pour la tranche de revenus de 30 000 $ à 50 000 $, le TEMI est supérieur à 60 % (atteignant même la marque de 75 %). Laurin, et Poschmann (2014) montrent que les TEMI sont également très élevés pour les personnes âgées à faible revenu.

Vu la sensibilité importante de l’offre de travail aux marges intensive et extensive, documentée récemment dans la littérature, des TEMIs élevés sont susceptibles d’induire des pertes d’efficience et de bien-être. De plus, puisque leurs niveaux peuvent augmenter, comme diminuer avec les revenus, les objectifs de redistribution sont poursuivis d’une façon inefficiente et incohérente. Voilà donc une autre raison pour mieux intégrer le régime fiscal et les programmes de transferts. En outre, étant donné le vieillissement de la population, on ne devrait pas décourager indûment les personnes plus âgées, donc d’expérience, qui préféreraient demeurer sur le marché du travail (même à temps partiel).

Il est étonnant que les décideurs publics accordent généralement peu d’attention à l’impact des TEMIs élevés. Une correction, même partielle, du problème sensibiliserait les citoyens à la nécessité d’une réforme fiscale (partielle ou globale). À défaut d’une réforme plus substantielle, les améliorations nécessaires au régime fiscal peuvent viser à respecter certaines balises. Par exemple, les effets combinés des impôts sur le revenu et des taux de récupération associés aux programmes de transfert et autres crédits ne devraient jamais dépasser une proportion « raisonnable » d’un dollar supplémentaire de revenu gagné (telle 50 %).

Suite au rapport Godbout et al. (2015), le budget 2015-2016 du gouvernement du Québec a fait une avancée intéressante pour mitiger les impacts des TEMIs élevés, à la fois en termes d’efficacité et d’équité verticale. À partir de 2016, pour encourager davantage le travail, un « bouclier fiscal » a été instauré pour compenser, dans une certaine mesure, la perte des transferts aux personnes, subie avec une augmentation du revenu, découlant de l’application du programme de prime au travail et du crédit d’impôt pour frais de garde d’enfants.

Uniquement pour établir spécifiquement la récupération fiscale autorisée dans leurs déclarations de revenus, le revenu net applicable pour une famille est réduit d’une somme équivalente à 75 % du montant suivant le plus faible : soit (i) l’accroissement du revenu de travail, (ii) la hausse du revenu net du ménage ou (iii) un maximum de 2500 $ par conjoint, totalisant 5000 $ pour le couple. Par exemple, d’après une estimation du ministère des Finances du Québec, grâce au bouclier fiscal, une famille avec un enfant unique et deux salariés voit son TEMI réduit de 56 % à 45 % si le revenu du ménage passe de 40 000 $ à 45 000 $. Par contre, dans une moindre mesure à l’exception des travailleurs expérimentés qui sont éligibles à la prime au travail, le bouclier fiscal proposé a peu d’impact pour les travailleurs plus âgés, et rien pour les retraités assujettis à un TEMI élevé. Par contre, pour les travailleurs expérimentés, le gouvernement du Québec a l’intention d’améliorer un crédit d’impôt non remboursable visant à compenser pour une partie de l’impôt du Québec sur le revenu excédant 5 000 $, gagné au cours d’une année. Ce crédit d’impôt est fonction à la fois de l’âge du travailleur (63, 64 ou plus de 65 ans) et de son revenu de travail.

Ces exemples intéressants méritent d’être examinés, adaptés et améliorés dans les régimes fiscaux provinciaux et fédéral pour prendre en compte les interactions entre les programmes de transferts et les crédits. Il serait également utile d’envisager une version plus large du bouclier fiscal initié au Québec. Par exemple, il pourrait être souhaitable d’exempter d’impôt une partie (peut-être plafonnée) d’une hausse de revenu des particuliers ou d’appliquer un taux marginal d’imposition plus bas sur l’accroissement des revenus dans une année donnée. Puis, dans les années suivantes, seules de nouvelles augmentations marginales des revenus bénéficieraient d’un taux marginal plus faible. En réduisant le TEMI, ce genre d’approche pourrait être incitatif au travail.

2.5 Les impôts sur les revenus des sociétés

La taxation du revenu de capital est appliquée en pratique en imposant les revenus des sociétés à la source, en combinaison avec l’imposition auprès des ménages des dividendes versés et des gains en capital réalisés. De plus, de nombreuses dispositions fiscales particulières relatives au traitement de l’amortissement, ainsi que des exemptions ou des crédits spécifiques relatifs à la taille des entreprises, à leur secteur d’opération, etc. complexifient son analyse.

Comme l’explique Auerbach (2013), bien que les impôts sur les revenus des sociétés sont apparentés à une forme de taxation sur le revenu du capital, les détails de leur formulation introduisent plusieurs éléments additionnels en comparaison avec le modèle simple présenté précédemment. Le traitement différencié de l’ancien et du nouveau capital physique, les diverses composantes du revenu du capital[14], les différentes sources de financement (dette vs équité, bénéfices non répartis vs émissions de nouvelles actions), l’importance grandissante des multinationales et la mobilité accrue du capital amènent nombre de considérations associées à des marges additionnelles devant être considérées dans le design d’un système fiscal. Boadway et Tremblay (2014) traitent de plusieurs questions pertinentes à cet égard et mettent de l’avant une fiscalité des sociétés davantage fondée sur la rente économique. Une discussion exhaustive de tous ces aspects va au-delà de la portée de cet article, mais quelques éléments se dégagent de certains travaux et de l’expérience vécue au Canada.

Au Canada comme ailleurs, suite à la crise économique et financière de 2008 et aux préoccupations exprimées par certains économistes et leaders d’opinion quant à la distribution des revenus, il est populaire de prêcher pour une hausse des impôts sur les entreprises. Sans minimiser la nécessité de combler les lacunes liées à l’évitement fiscal indu ainsi qu’à l’évasion illégale, il existe un assez large consensus dans la littérature que la plupart des taxes levées sur les entreprises, incluant les taxes sur la masse salariale, échoient ultimement sur les travailleurs qui reçoivent des revenus bruts inférieurs. (Voir Ebrahimi et al., 2014). Le reste du fardeau fiscal se traduit en baisse de revenus pour les propriétaires d’entreprises (incluant les fonds institutionnels de retraite, qui gèrent les régimes de retraite publics ou privés des particuliers), ou en prix plus élevés pour les consommateurs.

Sur le front des impôts sur le revenu des sociétés, le rapport de Mintz et al. (1997) a proposé de nombreuses recommandations, qui ont amené un élargissement de l’assiette fiscale correspondante, de même que certaines réductions des distorsions découlant de traitements différenciés des actifs financiers et des secteurs économiques. En outre, le taux effectif marginal d’imposition sur le capital a été réduit. De plus, le travail sur la fiscalité des entreprises n’est pas terminé. La compétitivité relative du Canada a récemment commencé à s’éroder (ce, avant même la réforme fiscale mise de l’avant par le Congrès américain et l’administration Trump) et des améliorations sont toujours justifiées pour accroître la neutralité du régime fiscal[15].

3. Restructuration de la taxation indirecte et les travaux de la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise

La plupart des systèmes fiscaux reposent sur une taxation mixte, soit une combinaison d’impôts directs et indirects. La recherche en économique s’est longuement penchée sur le poids relatif que chacun devrait prendre dans les recettes totales de l’État. La Commission d’examen de la fiscalité du Québec (CEFQ) a notamment recommandé un rééquilibrage entre les modes de taxation. Nous procédons à une revue des principales recommandations en cette matière et discutons de leur concordance avec certains principes théoriques généralement acceptés en théorie de la taxation.

On considère comme indirectes les taxes qui sont appliquées sans égard aux caractéristiques personnelles des parties prenantes dans une transaction et qui sont collectées par le biais d’un intermédiaire. Leur incidence peut être facilement transférée d’un agent à un autre. En conséquence, l’objectif de l’État n’est pas d’en faire supporter le fardeau économique à celui qui la collecte en son nom. Pour le gouvernement du Québec, les principales taxes indirectes sont la TVQ (une taxe à la valeur ajoutée), les taxes d’accise (entre autres sur le tabac et l’alcool), ainsi que divers tarifs aux usagers qui ne sont pas conditionnés par les caractéristiques personnelles (permis de conduire, de pêche, etc.).

En principe, différents taux de taxation peuvent s’appliquer à différents biens ou services. Taxer tous les biens uniformément reviendrait à imposer un impôt proportionnel sur la part du revenu qui n’est pas épargnée (si on fait abstraction de l’évasion fiscale et des achats hors Québec). Ainsi, Atkinson (1977) qualifie une taxation indirecte uniforme d’outil transitionnel à mi-chemin entre un impôt direct assujetti à une contrainte de proportionnalité et un impôt indirect à proprement parler.

À l’opposé, les impôts directs ont comme objectif d’être prélevés et payés directement par les agents qui sont sujets à la ponction fiscale[16]. Leur modulation possible en fonction des caractéristiques personnelles vérifiables des ménages confère un avantage à la taxation directe aux fins de la redistribution, quoique des contraintes institutionnelles ou d’information peuvent interférer.

Tout en maintenant un système de taxation mixte, la CEFQ favorise une augmentation du poids relatif des taxes indirectes, en diminuant celui de l’impôt sur le revenu des particuliers. Pour ce faire, elle recommande diverses augmentations des taux de taxation ou l’abolition de quelques exemptions. Les taxes d’accise sur l’essence, le tabac et l’alcool seraient particulièrement sollicitées. La réduction des impôts sur le revenu serait financée par une hausse du taux général de la TVQ, dont l’assiette, bien qu’étendue, demeure toujours assujettie à d’importantes exemptions.

Ces mesures auraient présumément rapporté 4,4 milliards $ supplémentaires de recettes fiscales en 2016 au gouvernement québécois. Pourtant, la réforme est moins ambitieuse qu’il n’y paraît, alors qu’une certaine confusion prévaut quant à la définition même du terme « indirect ». Le rapport de la CEFQ proposait aussi un recours plus intensif à la tarification des usagers des services publics, dont la fiscalisation et l’ajustement des tarifs des garderies qui généreraient environ le quart des nouvelles recettes en « taxes indirectes ». Or, l’ajustement des tarifs serait par le fait même conditionné sur des caractéristiques personnelles des ménages, en l’occurrence le revenu imposable. Il ne s’agit donc pas de taxation indirecte. De fait, la CEFQ vient plutôt reconnaître le rôle hautement complémentaire de la tarification à l’utilisateur et de la redistribution par le biais de l’impôt direct.

Soulignons que la réforme proposée, conceptuellement sans effet notable sur les recettes du gouvernement, n’inclut pas d’analyse approfondie quant à une révision de la provision de biens et de services publics. Or, en principe, la composition du système fiscal et la provision de biens publics peuvent difficilement être analysées séparément puisqu’ils remplissent tous deux des fonctions redistributives. Edwards et al. (1994) démontrent explicitement que les règles de Samuelson standards caractérisant la provision optimale de biens publics doivent être altérées en fonction de la structure du système fiscal. D’autres, comme Boadway et Pestieau (1995), montrent que la provision de services publics augmente le potentiel de redistribution au moyen de l’impôt direct, à la condition que la provision de services publics soit assez généreuse pour que les plus riches ne veuillent pas la complémenter avec une provision privée partielle. On peut notamment penser aux cas des services de santé ou d’éducation.

3.1 Améliorer l’efficacité en taxant la consommation

L’objectif avoué de la réforme proposée au Québec est de réduire le poids des distorsions économiques occasionnées par le système fiscal. Ayant discuté de bénéfices liés à un recours plus intensif à la taxation de la consommation, certains enjeux demeurent. La méthode proposée par la CEFQ est de taxer davantage la consommation en haussant la taxe à la valeur ajoutée (TVQ) et des tarifs, et en réduisant la taxation d’intrants comme le travail.

Bien que la CEFQ cite la notion d’équité, l’essentiel de ses propositions vise à augmenter la croissance économique au Québec, en réduisant les sources d’inefficacité du régime fiscal. Certaines recommandations auraient tout de même des effets régressifs sur des ménages à faibles revenus, notamment ceux qui consomment de grandes quantités d’alcool et des produits du tabac, qui seraient atténués en partie par une bonification du crédit à la solidarité.

À certains égards, la CEFQ laisse l’impression que la TVQ constitue le principal moyen de taxer la consommation. Il y a plus d’une façon de taxer la consommation. Il ne faut pas confondre la taxation de la consommation, les taxes de vente (comme la taxe d’accise sur l’essence) et les taxes à la valeur ajoutée (comme la TVQ). Considérons un individu dont le revenu brut est donné par Yt ≡ wtNt, où wt et Nt sont respectivement le salaire horaire et le nombre d’heures travaillées. Le revenu peut financer la consommation de Xit unités de biens i aux prix pit (disons avec i = 1, 2) ou servir à épargner un montant St. La consommation est donc donnée par Ct = p1t X1t + p2t X2t = Y– St. Pour taxer sa consommation, on peut simplement taxer la portion non épargnée (donc dépensée) de son revenu et appliquer un impôt sur le montant Y– St. Par conséquent, en observant l’épargne on pourrait taxer la consommation directement à la source, ce qui laisserait à l’individu (YSt)(1–τCt ). Si le gouvernement décide plutôt de taxer le revenu à un taux spécifique, un impôt sur le revenu des particuliers laisse un revenu net de (1–τYt )wt Nt aux individus et agit comme une taxe implicite sur l’épargne. Par contre, une taxe à la consommation peut être implémentée en octroyant des déductions fiscales complètes sur les montants totaux épargnés. Puisque YSt = p1tX1t + p2tX2t un impôt direct sur la consommation équivaut exactement à une taxe à la valeur ajoutée (TVQ) uniforme, si tant est que les taux ne soient pas progressifs.

Par ailleurs, on prête parfois aux taxes indirectes et aux taxes sur les biens de consommation la vertu d’être davantage propice à la croissance, que d’autres formes de taxation. Cette assertion doit être qualifiée en pratique selon la taxe qu’elle remplace et en fonction de l’ensemble du régime fiscal préalablement en place (surtout lorsqu’on prend en compte diverses dispositions qui exemptent de facto une bonne portion de l’épargne)[17]. En particulier, un taux accru de taxation sur la consommation en lieu d’un taux plus faible de taxation sur les salaires, réduirait le pouvoir d’achat de la rémunération et découragerait aussi le travail intratemporellement. Aussi, étant donné ces exemptions, la TVQ assujettit les ménages, dans une certaine mesure, à une double taxation sur la consommation.

De plus, une avancée appréciable en taxation aura surtout découlé de l’introduction des taxes à la valeur ajoutée, en permettant de taxer les biens finaux consommés, tout en détaxant les intrants utilisés dans la production. Ceci a pu rapprocher les firmes plus près de leur frontière de production et diminuer sensiblement le coût marginal des fonds publics (Lockwood et Keen, 2010). Les taxes sur la valeur ajoutée peuvent aussi être efficaces pour taxer indirectement le revenu des travailleurs autonomes, ou pour inciter des entreprises à quitter l’économie souterraine pour bénéficier de crédits sur leurs intrants (Bird et Gendron, 2007). D’ailleurs, la révolution de la valeur ajoutée a été entamée depuis longtemps au niveau fédéral canadien et au Québec. En janvier 1991, le gouvernement fédéral progressiste-conservateur remplaçait la vieille et mal conçue taxe de vente fédérale sur les produits manufacturés (instaurée en 1924) par la TPS[18]. Cette dernière est de fait une taxe sur la valeur ajoutée, qui est de surcroît assortie d’un crédit remboursable pour les ménages et les personnes à faibles revenus pour corriger son caractère régressif. L’harmonisation de la TPS et des taxes de vente provinciales, une amélioration notable, a récemment été complétée (sauf en Colombie-Britannique).

Enfin, les bénéfices associés aux méthodes de taxation de la consommation dépendent largement de leur mode d’application. Leurs avantages respectifs reposent souvent sur des considérations pratiques et logistiques, comme la facilité avec lesquelles elles peuvent être évitées (Atkinson, 1977; Bird et Gendron, 2007; Crawford et al., 2010). La taxation directe de la consommation permet de la rendre progressive. Le recours à la taxe sur la valeur ajoutée incite les entreprises à intégrer les marchés formels pour bénéficier des remboursements de taxes sur leurs intrants. Les taxes de vente qui ne sont pas sur la valeur ajoutée permettent de réduire diverses externalités, notamment de congestion et environnementales. Les taxes indirectes sur la consommation, qu’elles soient ou non sur la valeur ajoutée, permettent aux gouvernements d’imposer divers biens à des taux différents. Si tel est le cas, on doit être en mesure de déterminer la meilleure façon de différencier les taux de taxation.

3.2 Faut-il différencier les taux de TVQ ?

Supposons qu’un gouvernement doit décider s’il fait usage d’un impôt direct sur la consommation ou de taxes sur la valeur ajoutée à des taux différents pour divers biens. On doit alors se demander si ces deux instruments fiscaux remplissent le même rôle, ou si chacun remplit un objectif distinct justifiant la présence d’une cohabitation des deux types de taxation.

Un des résultats les plus cités comme étendard de comparaison dans la littérature en taxation optimale, le théorème de Atkinson et Stiglitz (1976) implique que, dans un environnement en second-best, les taxes indirectes sont redondantes lorsqu’un gouvernement peut utiliser la taxation non linéaire sur le revenu à la Mirrlees (1971). Toutefois, la démonstration repose sur des hypothèses fort restrictives, à savoir que tous les individus ont des préférences identiques et que l’utilité doit être séparable entre le loisir et la consommation[19]. Intuitivement, si le loisir et la consommation sont séparables, la taxation des biens ne peut être utilisée pour diminuer le coût économique de faire révéler leur talent aux individus les plus productifs, ou, autrement dit, de rendre moins intéressant le panier de consommation des individus peu productifs pour les plus productifs. Dans ce cas, on peut simplement se contenter de taxer le revenu net d’épargne à un taux unique.

Or, dans la réalité, on observe que, dans les pays développés, les taxations directe et indirecte cohabitent. D’abord, l’impôt non linéaire à la Mirrlees n’est pas un outil fiscal à la portée des gouvernements : l’impôt progressif est généralement appliqué par paliers. Ensuite, certains biens et types de transactions sont plus vulnérables à l’évasion fiscale. De plus, les hypothèses du théorème de Atkinson et Stiglitz sont souvent violées. Boadway et Pestieau (2003) énumèrent des situations où il est optimal de différencier les taux de taxation sur les biens, même en présence d’un impôt direct linéaire – notamment avec des dotations hétérogènes en biens de consommation, des besoins fondamentaux, des formes multiples de travail, de la production à domicile et de l’hétérogénéité des préférences pour le loisir. Néanmoins, plusieurs économistes, dont Mirrlees et al. (2011), proposent d’appliquer un taux unique de taxation à tous les biens de consommation. Des taux différenciés de TVA rendent le système fiscal susceptible aux manipulations politiques et plus onéreux à opérer.

3.3 Comment différencier les taux ?

La CEFQ propose un rééquilibrage en faveur de la taxe à la valeur ajoutée et l’ajustement de plusieurs taxes indirectes spécifiques. La Commission recommande d’augmenter le prix à ce qu’elle appelle la surconsommation d’électricité subventionnée. La taxe spécifique sur les produits d’assurance serait intégrée au système régulier de TVQ, ce qui faciliterait son remboursement en tant qu’intrant. Les taxes d’accise sur les cartons de cigarettes augmenteraient de 5 dollars sur un horizon de cinq ans. Présentement, plusieurs biens de consommation bénéficient d’un taux préférentiel, comme les bières de microbrasseries ou les habitations neuves. Nombre d’entre eux sont complètement exemptés de TVQ. C’est le cas des fournitures pour personnes handicapées, les couches et d’autres items pour nourrissons et les livres. Ces biens perdraient leur statut particulier et seraient maintenant taxés au taux régulier.

Cependant, la CEFQ maintiendrait un certain nombre d’exemptions de TVQ. C’est le cas présentement pour plusieurs produits alimentaires de base qui sont détaxés, lorsque vendus dans les épiceries et dépanneurs, parce qu’ils ont été jugés comme « nécessaires ». Ces exemptions sont et demeureront relativement arbitraires. Elles dépendent souvent du format d’emballage, du fait que la nourriture soit préparée ou non, ou de ses qualités nutritionnelles.

On peut aisément comprendre l’attrait politique pour ces exemptions, notamment en termes d’acceptabilité sociale. Mais si elles ne sont pas remises en question sur une base scientifique, les propositions de réformes peuvent manquer leur cible – particulièrement en regard du taux de taxation. Du point de vue de l’efficacité, il n’est pas clair que les mesures proposées par la CEFQ soient appropriées, comme le montre un modèle de taxation indirecte de base à la Ramsey.

Soit une économie, sans externalité de production ou de consommation, avec des individus identiques (ce qui permet de faire abstraction des considérations d’équité), où les biens sont indexés par j avec des prix versés aux producteurs correspondants dénotés par pj. Le prix payé par les consommateurs, qui supportent le poids économique de la taxe, est dénoté par qj = pj + tj où tj est une taxe à l’unité. Ainsi, le taux de taxation en pourcentage (ad valorem) peut être facilement exprimé comme τj = tj / qj. Nous supposons aussi que les firmes opèrent dans un environnement concurrentiel de long terme, sans profit économique pur, ou, alternativement, que les rentes (ou profits économiques) sont initialement taxées à l’aide d’un outil de taxation qui ne cause pas de distorsion.

Une analyse standard d’équilibre partiel permet d’illustrer l’impact de petits changements de taxe, applicable aussi pour des biens auxquels est consacrée une faible fraction du budget des consommateurs. Si les élasticités croisées sont négligeables, la demande d’un bien ne dépend alors que de son propre prix. En considérant le loisir comme un bien dont le prix est le salaire horaire auquel on renonce, des variations de taux de taxation sur les biens n’auraient pas d’impact sur l’offre de travail. C’est pourquoi pour que des taux de taxation soient optimaux, une augmentation marginale de tous les taux engendre une diminution proportionnelle identique de la consommation agrégée pour chacun des biens. C’est d’ailleurs ce qui est exprimé par la règle de l’élasticité inverse :

njj est l’élasticité de la demande marshallienne du bien j par rapport à son propre prix qj, λ est la valeur optimale du multiplicateur de Lagrange associé à la contrainte budgétaire du gouvernement pour le dernier dollar collecté de recettes fiscales, et α représente l’utilité marginale d’un dollar additionnel de revenu pour les consommateurs. Selon l’équation (9), vu les pertes sèches dues aux taxes distortives, puisque λ > α > 0, les biens dont la demande est la moins élastique doivent être assujettis à un taux de taxation plus élevé. Le coût marginal des fonds publics (CMFP) peut donc être réduit en ajustant les taux de TVA en fonction des élasticités prix de la demande.

Cette première analyse implique que divers biens devraient être taxés à des taux de TVA différents. La CEFQ a produit des estimations générales du coût des fonds publics associé à divers instruments de taxation (TVQ, impôt sur le revenu des particuliers, etc.), mais non pour des biens spécifiques ou encore pour des catégories spécifiques de biens (nourriture, transport, etc.). Pour certains biens comme l’alcool et le tabac, potentiellement générateurs de dépendance, l’intuition peut se substituer au manque de données empiriques. On peut raisonnablement penser que l’élasticité prix de la demande pour ces biens, spécialement à court terme et à la marge intensive, sera faible. La même intuition est facilement applicable aux items pour bébés (dont les couches), ou encore avec les produits d’hygiène féminine, qui comptent peu de substituts. Dans tous ces cas, des augmentations de taux de TVQ sont justifiables, ce qui est aussi demandé par la CEFQ.

Évidemment, de simples arguments d’équité peuvent être évoqués à l’encontre de telles hausses de taux de taxation. Clairement, ces prescriptions reposent sur un argument d’efficience, alors qu’une plus grande équité sera obtenue par le biais de l’impôt progressif sur le revenu des particuliers et par la provision de biens et de services publics. Dans ce contexte, il peut sembler étrange que la CEFQ n’ait pas suggéré d’éliminer les exemptions de TVQ sur l’alimentation de base dont la demande est présumément inélastique. Une telle modification au système actuel aurait élargi l’assiette fiscale de la TVQ tout en en facilitant l’administration. En contrepartie, une bonification du crédit d’impôt pour solidarité pour les ménages à plus faibles revenus aurait été possible par souci d’équité.

Par ailleurs, la règle de l’élasticité inverse, bien qu’enseignée et souvent utilisée par les économistes, peut mener à de mauvaises prescriptions politiques. Pour nombre de biens, des considérations d’équilibre général doivent aussi être considérées puisqu’un changement dans la taxation sur un marché affecte le comportement des consommateurs sur d’autres marchés.

À titre d’exemple, les distorsions causées par une augmentation de taux de taxe sur un bien risque de causer des distorsions sur le marché des biens qui lui sont complémentaires. Ensuite, la taxation des biens réduit le pouvoir d’achat associé au salaire des travailleurs, créant ainsi une incitation à réduire leur offre de travail. Dans un contexte où les individus n’épargneraient pas, une taxation uniforme de tous les biens aurait le même impact économique qu’une taxation proportionnelle du revenu du travail au même taux. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on considère la taxation sur de grandes catégories de biens, comme l’alimentation, le logement ou le transport, qui occupent une part importante dans le budget des ménages.

Or, en interprétant le salaire horaire, w, comme le coût de renonciation ou prix du loisir, il est pertinent d’évaluer si les autres biens de consommation dans l’économie sont des substituts ou des compléments au loisir. On sait depuis Corlett et Hague (1953-54) qu’une taxation uniforme de tous les biens de consommation ne doit être prescrite que si tous les biens sont également substituables avec le loisir. Dans un modèle simple où on ne retrouve que deux biens de consommation, j = 1, 2 et du loisir 1, ce résultat est exprimé par la formule :

où εjj est l’élasticité compensée du bien j par rapport à son propre prix et εjl est l’élasticité compensée croisée par rapport au prix du loisir. L’équation (10) indique clairement que les biens les moins complémentaires avec les heures de loisir devraient recevoir un traitement fiscal préférentiel.

Au Québec on dispose de peu de résultats empiriques quant aux élasticités croisées des demandes de biens de consommation. Cependant, selon les estimés de diverses élasticités croisées avec le loisir obtenus par Crawford et al. (2008) et cités par Mirrlees et al. (2011), l’alimentation de base, les vêtements pour enfants, les livres, les journaux, les magazines et le transport en commun sont complémentaires au loisir. Cela suggère qu’ils devraient être taxés à un taux plus élevé que les substituts au loisir (dont l’essence, les carburants, les dîners au restaurant ou les mets préparés). Si ces résultats s’étendaient au Québec, la structure actuelle de la TVQ serait questionnable, en plus d’aller à l’encontre de l’exemption de TVQ sur l’alimentation de base.

D’autres considérations, qui peuvent influer sur les prescriptions politiques, sont liées à la prise en compte de l’incertitude. Les décisions d’achat sont prises dans un contexte d’incertitude. Pour certains biens requérant des déboursés importants ou financés sur une longue période, comme l’achat d’une propriété ou un véhicule automobile, les individus devront vivre avec cette décision sur une longue période, pendant laquelle ils peuvent, par exemple, perdre leur emploi. Dans ce cas, des individus riscophobes pourraient sous-consommer des biens de consommation de long terme. Ceci peut être évoquer pour justifier un rabais de taxes indirectes sur certains biens, comme l’achat d’une propriété, ou pour des subventions au logement, sans même invoquer d’argument d’équité.

3.4 La taxation des produits bancaires

La taxation des produits bancaires, principalement ceux reliés à l’intermédiation financière, a attiré l’attention des gouvernements et d’institutions comme le FMI ces dernières années. Alors que le secteur financier participe à la création de valeur ajoutée, aucun pays développé n’applique de TVA (ou, plus généralement, de taxe indirecte) aux services d’intermédiation financière. De plus, même les services tarifés par les banques sont généralement exemptés, les institutions financières financent les services financiers offerts à leurs clients à partir d’un écart de crédit, résultant d’un taux de rendement sur les dépôts inférieurs aux taux d’intérêt chargés sur les prêts. Puisque les institutions bancaires paient de la TVA sur leurs intrants, sans obtenir de crédit en contrepartie, elles peuvent en faire supporter indirectement l’incidence à leurs clients.

Cette taxe implicite n’atterrit que partiellement dans le Trésor public par le biais de l’impôt sur le profit des sociétés. Les conséquences d’un tel mécanisme méritent réflexion. Les entreprises et les particuliers faisant appel à ces services sont ainsi surtaxés. Les institutions financières sont incitées à déplacer leurs activités vers des juridictions avec une TVA plus faible ou avec des règles d’exemptions sur les intrants plus favorables. Finalement, il faut ajouter les distorsions usuelles associées à un système de taxes indirectes mal optimisé et la possible concurrence fiscale pour attirer les activités bancaires.

Le défi technique est ici d’améliorer la cohérence du système de taxation indirecte, tout en collectant une TVA sur des services qui ne sont pas financés par des prix. Plusieurs propositions ont été faites en cette matière. Les économistes du FMI ont proposé une famille de taxes sur les activités financières aux leaders du G-20 (Keen et al., 2010). De son côté, Mirrlees et al. (2011) favorisent la mise en place d’une taxe sur les flux de trésorerie–un cash-flow tax–applicable sur la rente économique des banques avant même que l’impôt des sociétés ne soit perçu. Plusieurs méthodes d’implémentation sont discutées, de même que la notion plus pratique de rente économique[20].

3.5 Rôle et structure des taxes environnementales

Les implications des politiques fiscales visant la protection de l’environnement méritent aussi qu’on leur porte attention. Ce thème prend une importance certaine alors que les gouvernements ont de plus en plus recours à des dispositifs fiscaux ou à un marché réglementé qui déterminent un prix du carbone. Le Québec, conjointement avec la Californie, a mis en place un marché d’échange de permis d’émission de gaz carbonique. Récemment, d’autres provinces canadiennes et États américains ont annoncé ou envisagent sérieusement se joindre à ce marché. Par ailleurs, d’autres taxes, telles les taxes d’accise sur les carburants, sont parfois justifiées sur une base environnementale, ce que fait notamment valoir le rapport de la CEFQ.

Les taxes environnementales n’ont pas pour objectif premier de collecter des recettes fiscales. Elles visent plutôt à décourager certaines activités polluantes. Puisque la pollution engendre le même dommage qu’elle soit générée par des producteurs ou par des consommateurs, les taxes environnementales ne doivent généralement pas être intégrées au système de TVA. D’ailleurs, le principe d’efficacité en production de Diamond et Mirrlees (1971) justifiant les exemptions de taxes sur les intrants présuppose l’absence de défaillances de marché[21].

Les économistes ont souvent, comme premier réflexe, d’avoir recours aux principes énoncés initialement par Pigou (1920). Lorsqu’une activité engendre un dommage à l’environnement (ou une externalité en général), les pollueurs n’intègrent pas ce dommage externe dans leur prise de décision et polluent davantage que ce qui est socialement optimal. Dans ces cas, on suggère souvent d’imposer une taxe dite « pigouvienne » pour réduire l’intensité de l’activité polluante. Si la valeur de la taxe correspond précisément au dommage marginal (calculé en dollars) causé par l’activité à l’optimum social, le volume de pollution atteindra l’optimum social.

Ainsi, les recettes fiscales recueillies sont un bénéfice collatéral à la base du débat sur l’existence d’un double dividende associé à la taxation environnementale. En vertu de cette hypothèse, les taxes environnementales engendreraient un coût marginal des fonds publics inférieur à 1 si les recettes fiscales qu’on en tire sont utilisées pour réduire d’autres taxes qui, elles, créent des distorsions. Cependant, la réalité est plus complexe et la littérature trouve que l’hypothèse du double dividende n’est généralement pas vérifiée dans un cadre d’équilibre général en présence d’autres taxes.

Plusieurs auteurs ont étudié l’effet, sur le bien-être collectif, de réformes fiscales environnementales dites « à revenu neutre ». De telles réformes consistent à taxer une activité polluante et à utiliser les recettes fiscales collectées pour réduire des taxes plus dommageables d’un montant identique. (Voir Bovenberg et Goulder, 1996; Bovenberg, 1999; Fullerton et al., 2010). L’hypothèse ne s’est pas avérée soutenue dans des modèles d’équilibre général relativement simples. De fait, puisqu’elles ne sont pas forfaitaires, les taxes environnementales créent aussi leurs propres distorsions et réduisent la taille d’assiettes fiscales déjà existantes. Par exemple, une taxe plus élevée sur un bien polluant réduit le pouvoir d’achat du salaire des travailleurs et leur offre de travail. Une taxe environnementale peut donc occasionner une réduction des rentrées fiscales de l’impôt sur le revenu des particuliers.

Ces effets d’interaction fiscale sont d’autant plus importants que les taxes non environnementales sont élevées. D’où la structure du système fiscal avant réforme environnementale affecte le coût d’abattement de la pollution. Des auteurs, dont Bovenberg et de Mooij (1994), étudient la taxation jointe d’un intrant polluant et du revenu de travail. Lorsque le travail et l’intrant polluant sont complémentaires en production, la taxe environnementale réduit le produit marginal du travail, les salaires, et donc l’assiette fiscale de l’impôt sur le revenu des particuliers. Aussi, Parry (1995) et Bovenberg et Goulder (1996) concluent à l’absence d’un double dividende, respectivement dans les cas où un bien polluant peut être utilisé ou non comme bien intermédiaire dans la production. Goulder et al. (1999) élargissent l’analyse des coûts d’abattement à un ensemble élargi d’instruments fiscaux. Pour des calibrations plausibles des systèmes fiscaux avant réforme, ils réfutent l’idée d’un double dividende fort (donc d’un CMFP inférieur à 1). D’autre part, Parry et Bento (2000) concluent que le coût d’abattement de la pollution est plus faible lorsque certains biens de consommation sont exemptés de taxes de vente. Premièrement, de telles exemptions étant rarement optimales, le système fiscal préréforme environnementale est plus dommageable qu’il devrait l’être à l’optimum. Deuxièmement, les biens non taxés n’engendrent pas d’effet d’interaction fiscale.

Par contre, le coût d’abattement de la pollution peut être significativement réduit en présence de frictions dans le marché du travail. Un double dividende pourrait exister dans le cas d’une petite économie avec du chômage pour un facteur fixe substituable au travail dans la production (Bovenberg et van der Ploeg, 1998), ou lorsqu’un facteur fixe est utilisé dans la production de biens de consommation polluants, même pour de faibles niveaux d’abattement de pollution. En taxant indirectement les rentes associées à la ressource fixe, la taxation environnementale peut être alors bénéfique (Bento et Jacobsen, 2007). Garon et Séguin (2016) montrent également que les coûts d’abattement peuvent être réduits dans un contexte fédéral, car une taxation environnementale fédérale réduit la migration inefficace fondée sur la recherche de rente, ce qui augmente le produit marginal du travail dans la fédération.

En somme, une riche littérature nous apprend que l’hypothèse du double dividende est fragile et n’est pas robuste à la prise en compte des mécanismes d’équilibre général, même simples. Par conséquent, les taxes environnementales doivent être appliquées pour leur potentiel de réduction de la pollution et possiblement sans autres considérations. C’est notamment la recommandation de Fullerton et al. (2010). Il faut aussi garder en tête que ces outils fiscaux sont eux-mêmes générateurs de distorsions, qui rendent la règle de Pigou difficilement applicable.

D’autres facteurs importants méritent aussi qu’ont leur porte attention. Dans un monde pigouvien sans incertitude, choisir un taux de taxation environnementale revient à décider dans quelles proportions on souhaite augmenter le prix relatif des biens (ou des intrants) polluants pour en décourager la consommation (ou l’usage). Or, les enjeux liés au changement climatique ont aussi engendré un intérêt pour les marchés d’échanges de permis d’émission ces dernières années. Dans le passé, cette méthode s’était avérée efficace pour réduire – sinon éliminer – certaines sources de polluants, dont la production de dioxyde de soufre aux États-Unis dans les années 1990.

Dans le cas des gaz à effets de serre (GES), face à l’incertitude entourant le bon niveau de la taxe, alors qu’il s’est donné des objectifs précis en matière de volume d’émissions, le Québec a choisi de se doter d’un marché de permis d’émissions. Lorsque l’incertitude est plus grande sur le prix qui devrait être chargé pour un polluant que sur la quantité optimale (ou cible) qui devrait être émise, les taxes environnementales et les marchés d’émissions ne sont plus équivalents (Weitzman, 1974).

Dans ce contexte, le gouvernement doit demeurer prudent en justifiant des hausses de taxes sur l’essence par des arguments environnementaux. L’accumulation de taxes environnementales peut rapidement mener à confusion. Si on appliquait les recommandations de la CEFQ, telles quelles, la taxe d’accise par litre d’essence augmenterait de 5 cents sur une période de transition de 5 ans. L’objectif de la mesure est environnemental, bien que le comité lui-même souligne que cette hausse s’ajouterait à une augmentation vraisemblable des prix à la pompe résultant de la mise en place de la bourse du carbone. En principe, la somme des taxes imposées sur un polluant et des hausses de prix suite à l’introduction de marchés d’émission devrait égaler le taux de taxe pigouvienne recherché. Si on prenait pour acquis que le marché du carbone permettra au Québec d’atteindre ses cibles d’émissions de CO2, la hausse de la taxe sur l’essence ne serait plus justifiée par des arguments environnementaux, mais pourrait simplement reposer sur le fait que la demande de carburants est relativement inélastique, du moins à court terme.

Dans les faits, la conduite d’une bonne politique peut être encore plus complexe. Tel que montré par le modèle de Ramsey, taxer un bien peut être équivalent à taxer ses compléments (ou subventionner ses substituts). Ce principe s’étend aux biens polluants (Sandmo, 1975). L’existence de taxes sur l’essence, de subventions sur le transport en commun, et d’autres mesures semblables font en sorte qu’il est présentement difficile d’évaluer si des polluants sont réellement taxés au niveau recherché.

Finalement, les gouvernements doivent se garder d’utiliser trop arbitrairement les recettes tirées de la vente de permis d’émission ou des taxes environnementales. Étant donné les effets d’interactions fiscales clairement mis en évidence dans la littérature sur le double dividende, les nouvelles recettes fiscales devraient servir à diminuer d’autres taxes distortives pour réduire le plus possible le coût d’abattement de la pollution. Présentement, le gouvernement du Québec accumule des recettes fiscales tirées des leviers environnementaux dans un « Fonds Vert », qui, en principe, financerait des projets pour diminuer les émissions de GES. Une littérature émergente sur le directed technological change, dont Acemoglu et al. (2014), montre que la combinaison des taxes sur le carbone et des subventions de recherche pour stimuler l’innovation et le développement de technologies propres peut être socialement optimale, lorsque des technologies propres et polluantes sont en concurrence. Toutefois, la portée de telles prescriptions et son applicabilité à une économie où existent des marchés d’échanges de permis d’émission ne sont pas encore établies.

Conclusion

La taxation modifie les incitatifs auxquels les agents économiques font face et leurs décisions. Ainsi, les taxes induisent généralement des distorsions fiscales. Différentes taxes peuvent avoir des effets différents sur les comportements qui dépendent de l’environnement économique dans lequel les agents prennent des décisions. Puisque cet environnement change au cours du temps, il apparaît justifié de revoir globalement le régime fiscal. Premièrement, des avancées théoriques et empiriques améliorent l’éclairage de la science économique sur la fiscalité. Deuxièmement, au cours des ans, diverses expériences en fiscalité observées ailleurs dans le monde sont instructives. Troisièmement, des développements technologiques et toutes sortes d’innovations modifient les marchés, redéfinissant le locus, le cadre et la forme des échanges. Enfin, des réformes fiscales peuvent corriger des lacunes du système existant tout en l’adaptant aux nouvelles réalités.

Il nous apparaît opportun de réformer la fiscalité québécoise et canadienne. Peu de changements majeurs ont été apportés depuis les années 1970, excepté pour l’introduction (et l’harmonisation) de la TVA et l’abolition de la taxe sur le capital. Pourtant, l’environnement économique a beaucoup évolué. La plupart des économies sont de plus en plus ouvertes, les technologies de paiement électronique se sont améliorées et leur utilisation est croissante. De plus, de multiples changements à la pièce apportés au régime fiscal ont introduit des incohérences. Il est plus que souhaitable d’envisager sérieusement une réforme d’envergure praticable dans une perspective globale. Elle doit reposer sur les principes économiques et les meilleures pratiques ou expériences observées.

Cette recension de la littérature théorique et empirique visait à dégager des points d’ancrage de la science économique en matière de fiscalité. Elle n’a pas la prétention d’épuiser toute l’étendue de la recherche dans le domaine[22], [23]. Néanmoins, elle suggère des pistes de réflexion pour alimenter, encourager et justifier une réforme du système fiscal.

Nous avons souligné l’importance de s’inspirer des expériences étrangères. Il semble indiqué que le système fiscal soit orienté davantage vers la consommation et plus incitatif à l’épargne. Cependant, une hausse significative de la TVQ n’est possiblement pas le bon outil pour accomplir cet objectif, d’autant plus avec le maintien d’un grand nombre d’exemptions de TVQ et la proximité géographique d’autres juridictions. Par contre, une alternative envisageable serait de calculer les prélèvements fiscaux sur la base du revenu net de l’épargne. Notons toutefois que plusieurs dispositions fiscales, dont les REER et le CÉLI, existent et contribuent déjà à détaxer l’épargne. Par ailleurs, il apparaît justifié de taxer d’abord les rentes économiques et de considérer des taxes sur les flux de trésoreries au niveau des sociétés, tout en exemptant un rendement « normal ». Une attention particulière doit aussi être accordée au niveau des taux effectifs marginaux d’imposition et à leurs effets à la fois sur les heures travaillées et sur la participation au marché du travail. Enfin, en considérant le rôle des taxes environnementales, il importe que le gouvernement du Québec utilise les revenus de ces taxes pour réduire d’autres taxes distortives.

Les travaux de la CEFQ ont abordé certaines de ces questions et ont proposé quelques avenues qui ont le mérite de lancer une réflexion. Certaines questions requerraient un traitement plus approfondi, ce qui était difficile étant donné le temps imparti. Aussi, des sujets importants ont été omis. Par exemple, la CEFQ semble avoir soigneusement évité de réévaluer dans un cadre intégré la taxation des produits bancaires et financiers. De plus, en donnant l’impression que sa réforme était pratiquement une amélioration au sens de Pareto (sans que personne ne perde quelque chose par rapport au maintien du régime fiscal actuel), il est plus difficile d’orienter le débat public sur les choix qui sont faits et proposés en faveur de l’économie dans son ensemble. À cet égard, il aurait été utile de fournir au public des prévisions claires et transparentes quant à l’effet de l’ensemble des propositions sur la situation financière de diverses catégories de contribuables.

Bien que le gouvernement du Québec ait retenu quelques propositions, dont une forme de bouclier fiscal, il semble présentement peu enclin à aller bien loin. La recommandation de la CEFQ visant à ce que le gouvernement applique une réforme dans son entier sur un horizon aussi court que trois ans pouvait s’avérer erronée. La mise en place des recommandations de la CEFQ ou d’un ensemble plus large de propositions peut demander plus de temps, pourvu que des étapes bien identifiées avec des jalons correspondants soient connues. Malheureusement, une tentative de réforme qui n’aboutit pas risque de reporter pour longtemps une prochaine occasion de réforme fiscale.

Réformer la fiscalité est une tâche de grande ampleur. De telles réformes affectent le quotidien des citoyens. Il n’est pas étonnant que certains s’opposent à une telle démarche. Pour augmenter les chances de succès d’une telle entreprise, et notamment sa faisabilité politique, le Québec aurait avantage à s’inspirer de la Grande-Bretagne. La proposition de réforme fiscale doit se fonder sur la science et sur les bonnes pratiques suggérées à la fois par les enseignements microéconomiques et macroéconomiques de la théorie de la taxation, ainsi que ceux tirés de la recherche empirique. Sans atteindre la perfection, tout en tenant compte des impondérables et des exigences démocratiques, avec du leadership et de la pédagogie, il est possible de faire mieux. Pour véritablement réussir à mener à terme une réforme fiscale efficace, équitable et porteuse, un gouvernement doit faire preuve de vision, de profondeur, de transparence et de volonté.