Corps de l’article

“Once a capitalist has hired capital, he is, over a fairly wide latitude, free to use it (or abuse it) as he wishes. (…) the willing cooperation of labor itself must usually be obtained for the firm to make the best use of the labor services.”

George Akerlof (1982), « Labor Contracts as Partial Gift Exchange », The Quarterly Journal of Economics, 97(4) : 543-569

Introduction

L’économie des contrats étudie les mécanismes qui visent à améliorer les échanges en présence d’informations asymétriques. Ces modèles, dont la base a été largement développée pendant les années 1970, sont maintenant le sujet de plusieurs livres; voir, par exemple, Laffont et Tirole (1993), Laffont et Martimort (2002), Bolton et Dewatripont (2004) et Salanié (2005). L’application de ces idées à l’intérieur de l’entreprise met en valeur la relation entre les propriétaires de l’entreprise et les travailleurs, une relation qui est marquée par la présence d’informations asymétriques au niveau de la productivité potentielle des travailleurs. Une attention particulière est portée à comment structurer les contrats salariaux dans le but de maximiser la profitabilité des entreprises dans ces circonstances. Parsons (1986), Hart et Holmström (1987) et Malcomson (1999) présentent des revues de cette littérature.

Nous avons assisté, ces 20 dernières années au développement d’une littérature empirique, appelée l’économétrie des contrats, qui teste ces modèles et mesure l’importance des asymétries d’information et des contrats. Cette littérature s’est développée grâce à la disponibilité de bases de données provenant d’archives de paies de compagnies et de certaines expériences. Dans cet article, je résume ces développements en soulignant les questions empiriques que ces bases de données nous ont permis de considérer. Je mets l’emphase sur les avantages et les inconvénients de différents types de données ainsi que sur les méthodes économétriques utilisées pour analyser ces données. Le fil conducteur de l’article est la complémentarité entre les méthodes économétriques dites structurelles et les méthodes expérimentales.

La main-d’oeuvre est un facteur de production qui contrôle sa propre productivité par l’entremise de son effort. Ce constat, jumelé avec le fait que les intérêts des travailleurs par rapport à leur choix d’effort n’est pas forcément aligné avec celui de l’entreprise, génère un conflit à l’intérieur de l’entreprise, résumé par la citation d’Akerlof qui débute ce texte. Ce conflit est généré par trois éléments. Premièrement, l’effort est coûteux pour les travailleurs; ceteris paribus, ils préfèrent en fournir moins que plus. Deuxièmement, en présence d’asymétrie d’information sur la productivité potentielle du travailleur, ce dernier peut se servir de son avantage informationnel pour extraire des rentes et réduire le coût de son effort (et sa productivité). Troisièmement, l’effort ne peut pas être le sujet d’un contrat explicite direct, il doit être induit par les incitations en place dans l’entreprise. L’étude de ce conflit et les différentes manières (ou politiques contractuelles) disponibles à l’entreprise pour aligner les intérêts des parties est le sujet de l’économie (et de l’économétrie) des contrats, appliquée à la relation entre travailleur et entreprise. Des exemples de différents contrats incluent : l’utilisation des incitations monétaires par le paiement à la pièce (Stiglitz, 1975; Lazear 1986), le partage des profits (Alchian et Demsetz, 1972), l’utilisation des incitations implicites ou sociologiques (Akerlof, 1982; Baker, Gibbons et Murphy, 1994), les contrats de licenciement (Shapiro et Stiglitz, 1984; Macleod et Malcomson, 1989) et les incitations hiérarchiques (Lazear et Rosen, 1981).

L’économétrie des contrats mesure la performance de contrats alternatifs sur le comportement des travailleurs et sur les profits des entreprises. Comme l’économétrie appliquée en général, ce champ est divisé entre l’approche en forme réduite et l’approche structurelle. L’approche en forme réduite favorise l’estimation des effets de causalité; on cherche à tester des théories, en imposant le moins de restrictions possibles sur les données. Angrist et Pischke, (2009) font une présentation générale de cette approche. Dans le contexte de l’économétrie des contrats, le but principal est de mesurer l’effet des contrats sur la productivité des travailleurs. Des exemples incluent Jones et Kato (1995) et Lazear (2000).

L’approche structurelle applique des modèles économiques formels aux données dans le but d’estimer des paramètres (dits structurels) qui déterminent le comportement des agents économiques. Ces paramètres peuvent servir à prédire le comportement des agents, prédire les effets des politiques ex ante, ou encore évaluer les effets des politiques sur le bien-être. L’approche générale est résumée dans les ouvrages récents de Flinn (2010) et Wolpin (2013). Dans le contexte de l’économétrie des contrats, le but est de prédire ex ante les effets des contrats, ainsi que d’évaluer les effets des contrats sur le bien-être des travailleurs et les profits de l’entreprise. Des exemples incluent Ferrall et Shearer (1999), Paarsch et Shearer (1999, 2000) et Copeland et Monet (2009).

La complémentarité des méthodes économétriques structurelles et des données expérimentales est relié à l'identification des paramètres et de la généralisation des résultats. La variabilité expérimentale permet d’identifier les paramètres structurels avec un minimum de restrictions. En revanche, la modélisation structurelle augmente le rendement des expériences en permettant la généralisation des résultats expérimentaux au-delà de l’environnement spécifique de l’expérience.

Le reste de cet article est organisé de la manière suivante. La prochaine section expose les avancées permises par l’introduction de données d’archives de paie en économétrie des contrats. L’emphase est mise sur la possibilité d’observer la productivité des employés lorsqu’ils sont payés selon des contrats différents. Elle souligne également les problèmes d’endogénéité du choix de contrats des entreprises observés dans les archives de paie. La section 2 présente différentes méthodes traditionnellement disponibles pour résoudre le problème d’endogénéité, telles que les données de panel, les variables instrumentales et l’estimation de modèles structurels. La section 3 introduit les expériences comme une avenue possible pour résoudre les problèmes d’endogénéité en mettant l’emphase sur la capacité des expériences à réduire les hypothèses nécessaires pour résoudre les problèmes d’endogénéité. La section 4 présente les bénéfices d’appliquer des modèles structurels aux données expérimentales et donnent des exemples. La dernière section conclut.

1. Le rôle des données d’archives de paie en économétrie des contrats

Avant l’utilisation des archives de paie, les économistes empiriques utilisaient des données en coupe transversale et longitudinale sur les salaires des travailleurs afin d’investiguer les contrats. Ces travaux ont permis aux chercheurs de caractériser les salaires des individus selon qu’ils étaient rémunérés par des contrats comportant ou non des incitations; voir, par exemple, Pencavel (1977), Seiler (1984) et Parent (1999). Cependant, leur interprétation était limitée par le manque d’information sur les contrats et les politiques du personnel des entreprises. L’utilisation des archives de paie comme source de données a permis aux chercheurs de recueillir de l’information sur les contrats des travailleurs, leurs salaires et leur productivité. En observant la productivité des travailleurs sous des contrats différents, on peut mesurer leurs réactions selon les incitations. Par exemple, Asch (1990) a mesuré la manière dont les recruteurs pour les marins ont réagi aux incitations dans leur système de paie. Jones et Kato (1995) ont mesuré l’impact de l’introduction d’un système de partage de profit sur la productivité des travailleurs au Japon. Paarsch et Shearer (1999, 2000) ont considéré comment la productivité des travailleurs est affectée par le contrat dans le secteur de la plantation d’arbres. Lazear (2000) a comparé la productivité des travailleurs lorsqu’ils étaient payés à la pièce plutôt qu’à taux fixe dans une entreprise qui installe des parebrises automobiles.

Le désavantage fondamental des archives de paie est l’endogénéité des contrats. Ce problème est dû au fait que le système de paie est une variable de choix de l’entreprise qui peut être corrélée avec des éléments non observables à l’économètre mais qui pourraient affecter la productivité des travailleurs[1]. Dans ces circonstances, l’estimation des effets incitatifs des contrats sera non convergente. Soit µ, les éléments non observables qui affectent la productivité Y et c (µc) la productivité moyenne sous le contrat c en maintenant les éléments non observables fixe à µc. De la même façon que dans la littérature sur la mesure des effets de traitement (voir Heckman, Lalonde et Smith, 1999), l’effet de causalité d’un changement en contrat de c à sur la productivité se lit comme suit cc) –  (µc), soit la différence en résultats sous deux contrats, en tenant les conditions fixes à µc.

La variabilité des résultats observés entre deux contrats et est alors

En ajoutant et en retranchant  (µc), on obtient

L’estimation de l’effet de causalité est associée à l’effet de sélection. Il existe plusieurs exemples de cet effet dans la littérature. Par exemple, la qualité ou productivité inhérente de la main-d’oeuvre peut être affectée par le contrat et le tri. Lazear (2000) a montré que le taux de roulement des travailleurs a augmenté après qu’une entreprise d’installation de parebrises automobiles a changé son système de paie d’un taux fixe à un taux à la pièce. De manière plus générale, il peut y avoir un appariement entre les préférences des travailleurs et les contrats. Ackerberg et Botticinni (2002) s’intéressent à la mesure de l’effet du risque sur les contrats agricoles en Italie pendant la Renaissance. Le modèle du principal-agent spécifie que les contrats représentent un arbitrage entre le risque et les incitations. Fournir des incitations implique que le salaire est relié à la productivité, ce qui expose le locataire au risque. Pour les locataires qui sont averses au risque, ces incitations ont un prix : la prime de risque qui récompense le locataire d’accepter ce risque. Les augmentations exogènes en risque augmentent la prime et le prix des contrats d’incitations. La théorie prédit alors que les contrats d’incitations seront moins utilisés dans les environnements risqués. L’endogénéité est présente si les locataires qui sont relativement risquophiles sont appariés à des terrains à risque élevé. Comme ces locataires aiment le risque, ils n’ont pas besoin de prime. La corrélation observable entre le niveau de risque et le contrat ne reflète pas la prévision de la théorie de principal-agent. Cependant, ceci n’est pas dû au fait que la théorie soit fausse, mais plutôt au fait que les contrats sont endogènes.

Une autre possibilité est que le contrat est choisi par l’entreprise en fonction des éléments qui affectent la productivité des travailleurs. Paarsch et Shearer (1999, 2000) ont étudié l’effet du contrat sur la productivité des travailleurs en utilisant des données provenant du secteur de plantation d’arbres en Colombie-Britannique. Les travailleurs de ce secteur sont (typiquement) payés à la pièce - leur salaire étant strictement proportionnel au nombre d’arbres plantés. Paarsch et Shearer (1999) ont montré qu’une régression de la productivité des travailleurs sur le taux qui leur est payé produit un coefficient négatif. Ils expliquent ce résultat contre-intuitif par le fait que le taux à la pièce est choisi par l’entreprise en fonction des conditions du terrain sur lequel plante le travailleur.

La productivité des travailleurs qui plantent des arbres est déterminée par leurs efforts et les conditions du terrain. Il est plus facile de planter des arbres sur un terrain qui est plat et couvert d’un sol mou que sur un terrain qui est à pic et plein de roches. Les conditions difficiles ralentissent le travailleur pour un niveau d’effort donné. Pour convaincre les travailleurs de planter dans des conditions difficiles, l’entreprise augmente le taux à la pièce payé par arbre planté. La variabilité dans le taux à la pièce observé dans les données est, alors, due à la variabilité dans les conditions non observables à l’économètre. Dans un modèle de régression, les conditions non observables sont comprises dans le terme d’erreur qui est corrélé avec le taux à la pièce par le comportement de l’entreprise et, par conséquence, le taux à la pièce est une variable endogène.

Paarsch et Shearer (2000) montrent que le comportement de l’entreprise peut rendre endogène le système de rémunération en général. Une comparaison de la productivité sous différents systèmes de paies a montré que des travailleurs sont 60 % plus productifs quand ils sont payés à la pièce que lorsqu’ils reçoivent un taux fixe. Cependant, l’entreprise utilise un taux fixe seulement lorsque les conditions de plantation sont extrêmement mauvaises. Le paiement à la pièce incite à la vitesse, ce qui compromet la qualité des arbres plantés et expose l’entreprise à des amendes. En se tournant vers un système de paie à taux fixe, l’entreprise élimine l’incitation à réduire la qualité, tout en diminuant également l’incitation à la quantité. La différence de productivité observée dans les données brutes n’est pas un effet causal dans ces circonstances car les conditions de terrain changent en même temps que le système de paie.

2. Corriger pour l’endogénéité

Pour mesurer l’effet incitatif, il faut contrôler pour l’endogénéité du système de paie qui est à la base du terme de sélection. Il s’agit d’un problème classique qui s’est mérité beaucoup d’attention de la part des économètres. Plusieurs méthodes ont été proposées pour contrer ce problème, chacune basée sur des hypothèses différentes et déterminées par la source de l’endogénéité. Si la seule source d’endogénéité est la sélection de travailleurs possédant des habiletés différentes à travers les contrats, les données panel peuvent résoudre le problème d’endogénéité. Les données de panel, permettent de suivre les travailleurs à travers le temps et d’observer le même travailleur sous différents contrats afin de contrôler pour la sélection des travailleurs à un contrat. Par exemple, Lazear (2000) a observé les mêmes travailleurs avant et après le changement du système de paie dans une entreprise qui installe des parebrises automobiles, ce qui lui a permis de décomposer le changement total de productivité entre la partie qui est due aux incitations et celle qui est due à la rotation (ou sélection). Il a trouvé qu’approximativement 50 % de l’augmentation de la productivité observée avec l’introduction du système de paie à la pièce était dû à la rotation.

La méthode des variables instrumentales fait l’hypothèse de l’existence d’une variable qui est corrélée avec le contrat mais qui n’affecte pas directement la variable Y. L’utilisation des variables instrumentales est relativement rare en économétrie des contrats étant donnée l’importance de la productivité des travailleurs dans les décisions de l’entreprise. Un exemple issu d’Ackerberg et Botticinni (2002) développe un modèle d’appariement entre les propriétaires des terrains agricoles et leurs locataires. Dans ce modèle, les locataires sont hétérogènes quant à leur aversion au risque et les terrains sont hétérogènes par rapport à leur niveau de risque. Ackerberg et Botticinni utilisent la région d’Italie à titre de variable instrumentale. Ils maintiennent que la région affecte le risque du terrain, sans toutefois être corrélée avec les préférences des locataires. Leur hypothèse de base est que la variabilité dans le risque des terrains à travers les régions n’aura pas d’effet sur les préférences car, à cette époque, la population était peu mobile.

L’estimation de modèles structurels présente une autre alternative pour contrôler l’endogénéité des contrats. Paarsch et Shearer (2000) est un exemple. Ils modélisent le choix du système de paie qui maximise les profits de l’entreprise en fonction des conditions non observables µ ∈ Ω . Leur modèle est basé sur l’arbitrage entre la quantité et la qualité de la production des travailleurs. Il leur permet de décomposer les conditions Ω en µƒw, l’ensemble des conditions pour lesquelles l’entreprise choisit de payer ses travailleurs un salaire fixe, et µpr, l’ensemble des conditions pour lesquelles l’entreprise choisit de payer ses travailleurs à la pièce. Le modèle permet également de calculer la productivité des travailleurs par rapport à µprƒw) si les travailleurs étaient payés un taux fixe (à la pièce). Le calcul de ces productivités contrefactuelles leur permet de décomposer la différence en productivité observée pour calculer la part de cette différence qui est due aux changements d’incitations et la part qui est due aux changements de conditions. Leurs résultats suggèrent qu’en tenant les conditions de terrain fixes, le changement du système de paie d’un taux fixe à un taux à la pièce a augmenté la productivité des travailleurs de 23 %.

3. Le rôle des expériences de terrain dans l’économétrie des contrats

Les méthodes présentées à la section 2 impliquent des hypothèses de la part des chercheurs qui peuvent être discutables. Par exemple, la modélisation structurelle est basée sur la théorie économique et le choix optimal de la part des acteurs économiques. Sa construction nécessite que le chercheur spécifie l’environnement économique complet dans lequel l’entreprise et les travailleurs interagissent, incluant : la technologie, les préférences, la distribution des éléments non observables, le partage de l’information et la séquence des choix entre l’entreprise et les travailleurs. Les expériences naturelles et les études utilisant des variables instrumentales sont également basées sur des hypothèses : que le changement observé dans un contrat soit exogène, ou que l’existence d’une variable instrumentale soit valide.

Les expériences de terrain offrent aux chercheurs une approche pour résoudre le problème d’endogénéité des contrats de manière crédible afin de minimiser le nombre des hypothèses. Elles offrent l’opportunité de varier le système de paie de manière exogène, ce qui élimine la nécessité de modéliser le choix du système de rémunération de la part de l’entreprise. Le design de l’expérience change le système de rémunération de manière exogène. Comme telle, l’expérience tient les éléments non observables fixes et la différence en productivité des travailleurs observée sous des contrats différents identifie directement l’effet causal du système de rémunération.

Shearer (2004) réalise une des premières expériences de terrain en économie dans le domaine de l’économétrie des contrats. D’autres exemples incluent Gneezy et List (2006), Fehr et Goette (2007) et Bandiera, Barankay et Rasul (2007). L’expérience de Shearer était structurée afin de mesurer l’effet incitatif lorsque les travailleurs sont payés à la pièce plutôt qu’à taux fixe. Pendant l’expérience, les travailleurs d’une entreprise de plantation d’arbres étaient rémunérés à taux fixe ou à la pièce de façon aléatoire sous des conditions de terrain identiques. Les résultats montrent que la productivité des travailleurs était 20 % plus élevée lorsqu’ils étaient payés à la pièce. Ce résultat est semblable à ceux de Paarsch et Shearer (l’effet y était de 23 %) et de Lazear, qui a mesuré l’effet à 20 %.

Les expériences ont cependant leurs limites. Chaque expérience est menée à terme dans un environnement spécifique et considère des traitements propres à cet environnement. Ainsi, les résultats qui en découlent peuvent être exclusifs à cet environnement ou à ces traitements. Nous sommes parfois intéressés à prédire la performance des contrats non observés dans l’expérience ou dans un environnement spécifique qui ne se prête pas à l’analyse expérimentale. Par exemple, les expériences représentent forcément des changements de courte durée du contrat. Un changement permanent peut impliquer des incitations et un comportement différents (Orcutt et Orcutt, 1968). Pour prédire l’effet des contrats non observés dans l’expérience, il faut prédire comment l’effort des travailleurs réagira aux contrats, ou à des environnements différents.

4. Le rôle des modèles structurels dans les expériences de terrain : la généralisation des résultats et l’analyse du bien-être

L’estimation des modèles structurels est un outil qui nous permet de prédire le comportement des travailleurs à l’extérieur de l’environnement spécifique de l’expérience, entraînant la généralisation des résultats de l’expérience et bonifiant ainsi la valeur des études expérimentales.

L’estimation de ces modèles implique le choix des valeurs des paramètres structurels qui répliquent le mieux possible les données expérimentales. L’idée générale est de se servir du modèle pour générer un mapping entre les paramètres structurels, Γ, et les moments (ou la distribution) des données expérimentales, Yobs. La résolution du modèle donne un comportement des agents économiques optimal (ou d’équilibre), qui génère à son tour la distribution de Y prédit par le modèle, Ymodel. Pour estimer Γ, on choisit le vecteur de Γ qui mène à Ymodel le plus près possible de Yobs pour une métrique donnée. Étant donné que Γ contient des paramètres de préférences des travailleurs, on peut se servir de son estimé, forme: 1970849n.jpg, pour prédire le comportement des travailleurs sous des contrats alternatifs, non observés pendant l’expérience. De plus, les paramètres Γ , ont une interprétation directe en termes d’utilité et de profits, ce qui facilite l’analyse des changements du bien-être des contrats. Ceci est d’autant plus important lorsque l’on se rappelle que les changements en productivité que nous observons dans les expériences peuvent refléter les changements en effort, mais ne sont pas l’équivalent des changements en bien-être car ils ignorent les changements dans le coût de l’effort.

Par exemple, dans l’expérience de Shearer (2004), le comportement des travailleurs est déterminé par :

  1. les incitations (ou les contrats) :

    r, le taux à la pièce;

    W, le salaire fixe;

  2. l’environnement économique :

    (µ, σ2), les paramètres de la distribution des chocs à la technologie non observables;

    forme: 1970852n.jpg, l’utilité alternative des travailleurs;

    R, la rente future des travailleurs gagnée dans l’entreprise;

  3. Les paramètres de la fonction d’utilité des travailleurs;

    ϒ, l’élasticité de l’effort par rapport à r;

    k , le coût de l’effort des travailleurs.

    Shearer spécifie la fonction d’utilité des travailleurs comme

    U = ω – C (E)

    où ω représente le contrat et equation: 1970844n.jpg, représente le coût de l’effort.

On peut, alors écrire le vecteur des paramètres structurels comme étant Γ  =  (µ, σ2, R, γ, k). La résolution du modèle pour le comportement optimal des travailleurs permet d’écrire la productivité des travailleurs, sous différents contrats, en fonction de Γ :

S représente les chocs aléatoires (les conditions de terrain). Pour compléter le modèle, Shearer fait l’hypothèse que le contrat doit satisfaire la contrainte de participation des travailleurs

V(s; r, µ, σ2) représente l’utilité indirecte de travailler avec les conditions de terrain S. Shearer estime Γ par maximum de vraisemblance, sous l’hypothèse que logS ~ N(µ, σ2).

Exemple 1 : Généralisation de l’effet incitatif à un changement permanent du mode de rémunération

Dans l’expérience de Shearer (2004), l’entreprise a changé le système de rémunération des travailleurs d’un taux à la pièce à un taux fixe pour un période temporaire (le changement expérimental dure trois jours). Pour éviter les effets de Hawthorne[2], ce changement a été présenté aux travailleurs dans un contexte naturel qui rejoint leur expérience quotidienne à l’intérieur de l’entreprise. Les travailleurs étaient informés que la compagnie et le gouvernement (qui était propriétaire des terrains de plantation) ne s’étaient pas entendu sur un prix (ou un taux à la pièce) pour certains terrains et qu’en conséquence les travailleurs seraient payés un taux fixe sur ces terrains[3].

Les résultats confirment que les travailleurs ont changé leur comportement suite au changement de leur système de rémunération; leur productivité quotidienne étant réduite de 20 % pendant l’expérience. Cependant, ces résultats ne sont pas forcément indicatifs de ce que l’on observerait si l’entreprise adoptait un taux fixe de manière permanente. Orcutt et Orcutt (1968) ont soulevé ce point en référence à l’interprétation des résultats des expériences sociales sur le bien-être social aux États-Unis. Dans notre cas, la différence entre les incitations dépend des incitations à fournir de l’effort quand les travailleurs sont payés à taux fixe. Dans plusieurs modèles économiques, les incitations sous taux fixe dépendent de la rente future que le travailleur gagne en demeurant à l’emploi de l’entreprise. Ces contrats, dits contrats de licenciement (traduction de l’anglais termination), ont été développé par Shapiro et Stiglitz (1984) et Macleod et Malcolmson (1989) et forment une partie des classes de modèles appelés les modèles de salaire efficient. Comme son salaire à la période t est par définition indépendant de son effort, le travailleur sera incité à travailler fort seulement si son effort affecte la probabilité qu’il garde son travail et le cas échéant, qu’il gagne des rentes.

Le point clef est que le salaire fixe payé pendant l’expérience n’a aucun effet sur la rente future des travailleurs car l’expérience n’est maintenue qu’à court terme. Cette rente est générée par la politique de rémunération qui reprend lorsque l’expérience prend fin : le paiement à la pièce. De plus, il n’y a rien qui garantit que le niveau de salaire fixe qui était payé pendant l’expérience aurait généré le même niveau de rente et par conséquent le même niveau d’effort, s’il était adopté de manière permanente.

Afin de prévoir l’effet de l’adoption permanente d’un salaire fixe, Shearer (2004) utilise forme: 1970851n.jpg, les paramètres estimés de l’application de son modèle aux données expérimentales. Il utilise un modèle de type salaire efficient de Shapiro et Stiglitz (1984) pour calculer le taux fixe permanent qui donnerait le même surplus que lorsque les travailleurs sont rémunérés à la pièce. Il montre qu’un taux fixe permanent augmenterait les coûts unitaires (le salaire payé par arbre planté) de 2,1 % vis-à-vis le paiement à la pièce. Ceci en dépit du fait que la productivité baisse de 20 %. Le faible effet de la réduction en productivité sur les coûts de l’entreprise s’explique par le fait qu’à effort réduit, les travailleurs n’ont pas besoin de salaires aussi généreux. Ce dernier résultat sert à nous rappeler que les effets de traitement estimés dans les expériences ne conduisent pas directement à une mesure du bien-être.

Exemple 2 : Généralisation de l’effet incitatif : l’effet bien-être des contrats alternatifs

Un élément frappant des contrats dans l’industrie de la plantation d’arbres est leur simplicité. Ils ont une forme linéaire, restreinte :

Comme tel, le contrat inclut un instrument (le taux à la pièce) pour accomplir deux tâches : fournir les incitations et assurer la participation des travailleurs. Ces limites sont exacerbées par le fait que les travailleurs sont hétérogènes quant à leurs habiletés. Bien que le contrat soit ajusté aux conditions de terrain observables pour assurer la participation des travailleurs, cet ajustement laisse des rentes chez certains des travailleurs. Un contrat plus général, incluant un salaire de base (potentiellement spécifique à l’individu) permettrait de fournir des incitations, tout en éliminant les rentes aux travailleurs. Paarsch et Shearer (2009) ont investigué ces idées en utilisant des données expérimentales afin d’identifier la réaction des travailleurs à une augmentation du taux à la pièce qu’ils reçoivent. Leur expérience était menée à terme dans une compagnie de plantation d’arbres qui payaient ses employés à la pièce. Pendant l’expérience, des terrains identiques étaient divisés en deux parties. Sur une partie du terrain, les travailleurs recevaient leur taux à la pièce habituel. Sur l’autre partie du terrain, le taux à la pièce payé aux travailleurs avait été augmenté de l’ordre de 20 %.

Les résultats démontrent que la productivité des travailleurs était plus élevée lorsque le taux à la pièce était augmenté : une augmentation du taux à la pièce d’un pourcent faisant augmenter la productivité des travailleurs de 0,4 %. Paarsch et Shearer utilisent leurs résultats pour calculer l’élasticité de l’effort des travailleurs par rapport au taux à la pièce (la réaction aux incitations) et pour comparer les profits que l’entreprise gagne, sur des terrains de plantation donnés sous différents contrats. Ils comparent le contrat actuel, W = rY, avec les profits que l’entreprise aurait gagnés en ajoutant un salaire de base au contrat, W = B + RY. Paarsch et Shearer montrent que les profits sous les deux contrats dépendent de :

  • l’élasticité de l’effort par rapport au taux à la pièce, γ;

  • la distribution de l’habilité des travailleurs, ki;

  • la distribution des chocs de productivité, S.

Tous ces éléments peuvent être estimés à partir de données expérimentales.

Les résultats de Paarsch et Shearer suggèrent que l’ajout d’un salaire de base indépendant de l’habileté du travailleur aurait très peu d’effet sur les profits de l’entreprise qui seraient augmenté de moins de 1 %. La distribution des habiletés ne donne pas beaucoup de marge à l’entreprise pour récupérer les rentes des travailleurs, tout en respectant les contraintes de participation. L’ajout d’un salaire de base qui dépend de l’habilité des travailleurs aurait un effet plus important, augmentant les profits de 15 %. Ce dernier résultat suggère que d’autres facteurs empêchent l’entreprise de mettre en place un tel contrat. Une possibilité est que l’entreprise s’engage à ne pas utiliser d’information sur l’habilité des travailleurs pour éviter les effets pervers associés avec l’engagement dynamique des contrats (l’effet ratchet). Les travaux récents montrent l’importance de l’engagement dynamique des contrats dans la détermination de la productivité des travailleurs dans ce contexte; voir Bellemare et Shearer (2014).

Conclusion

L’utilisation de données expérimentales devient de plus en plus courante en économie. Dans le domaine de l’économétrie des contrats, les expériences présentent un outil puissant pour analyser empiriquement les prédictions des modèles économiques des contrats. L’environnement expérimental offre aux chercheurs la possibilité d’induire de la variabilité exogène dans les contrats, ce qui permet de mesurer les effets des contrats sur le comportement des travailleurs. Les expériences fournissent également de la variabilité exogène pour identifier des modèles structurels, l’estimation desquels permet la généralisation des résultats expérimentaux au-delà de l’environnement spécifique de l’expérience.

Bien que plusieurs économistes demeurent divisés par l’application des approches forme réduite ou structurelle aux données, cette division semble superficielle en contexte expérimental : Shearer (2004), Paarsch et Shearer (2009) démontrent la complémentarité des deux approches. Ils présentent, dans un premier temps, les résultats en forme réduite pour mesurer l’effet de traitement des contrats impliqués par des données expérimentales. Ensuite, ils présentent des résultats de l’estimation structurelle afin de généraliser les résultats expérimentaux au-delà de l’expérience spécifique.

La réalisation continuelle de ces complémentarités nécessite que les chercheurs colligent davantage de données expérimentales et y appliquent des modèles structurels. L’économétrie des contrats a pour tradition le fait que les chercheurs colligent leurs propres données à partir des archives de paie d’entreprises. Les expériences de terrain représentent une extension naturelle et logique de cette tradition. Le développement et l’application de modèles structurels à ces données avanceront nos connaissances en économie (et économétrie) des contrats.

Convaincre la profession de la valeur ajoutée de cette méthodologie reste encore un défi pour les structuralistes. Bien que le développement de modèles qui peuvent prévoir et généraliser les résultats expérimentaux montre le potentiel de cette approche, la réalisation de ce potentiel nécessite la démonstration que ces modèles font des prédictions précises. Ceci est un défi de taille et ne sera accompli que graduellement. Les situations qui nous intéressent sont parfois inobservables. Il n’est pas probable qu’une entreprise dans laquelle une expérience est complétée décide de changer son système de paie de manière permanente. Cependant, nous pouvons être plus confiants quant à notre capacité à prédire ces effets en comparant les prévisions des politiques observables à leurs propres réalisations. Les expériences ont donc un rôle important à jouer dans cette dimension également : les traitements supplémentaires pouvant être inclus dans une expérience afin de tester les prévisions des modèles estimés.

Bien que la modélisation et l’estimation des modèles structurels impliquent un effort de la part des chercheurs au-delà de l’estimation en forme réduite, les économistes bénéficieront tous des efforts qui contribueront à développer des modèles de qualité qui nous permettront de faire des prédictions justes.