Résumés
Résumé
Au sein de la vaste périphérie nordique du Québec, les immobilisations annuelles ont presque doublé au fil de la décennie 2000. Cette impulsion d’un nouveau cycle de croissance s’inscrit en parallèle avec un ralentissement de la création d’emplois. De tels effets contradictoires en matière de développement semblent correspondre à un mouvement transitoire multidimensionnel au sein des périphéries mondiales sollicitées pour alimenter, de leurs matières premières, la forte urbanisation dans les économies émergentes. À cet effet au Québec, les secteurs économiques nordiques de la construction, de l’extraction, de la transformation et des services réagissent différemment au cours de la période observée. Selon notre analyse, quatre causes s’ajoutent aux difficultés de l’industrie forestière pour expliquer les changements structurels en cours, soit l’intensification technologique, l’importation des équipements et de matériaux, la migration alternante des travailleurs (fly in – fly out) et la faible attractivité du secteur manufacturier. Notre lecture nous conduit à proposer deux pistes de réflexion en matière de véritable développement territorial.
Abstract
Within the vast northern periphery of Quebec, the annual capital almost doubled over the 2000s. This impulse of a new cycle of growth coincides with a slowdown in job creation. Such effects on the mode of development is part of a multi-dimensional and transitional movement within global peripheries requested to supply, of their raw materials, high urbanization in emerging economies. For this purpose in Quebec, the Nordic economic sectors of construction, extraction, processing, and services react differently during the observed period. According to our analysis, four elements are added to the difficulties of the forest industry to explain the actual structural changes in northern periphery, namely: the technological intensification, the importation of equipment and materials, the commuting workers (fly in – fly out), and the low attractiveness of the manufacturing sector. Our reading leads us to propose two avenues for reflection on real territorial development.
Corps de l’article
Introduction
La métropolisation accrue de la population et des activités se conjugue de plus en plus avec la formation de « mégapoles » et de « métapoles ». Cette urbanisation diffusée en faible densité, qui est largement évoquée dans la littérature scientifique, ne représente pas le seul phénomène territorial qui marque la mondialisation contemporaine. En effet, aux traditionnelles forces centripètes qui concourent actuellement à l’urbanisation croissante de la population mondiale qui atteint désormais le ratio de 50 %, s’opposent des forces géoéconomiques tout aussi classiques de nature centrifuge. Mis à part l’étalement urbain par couronnes successives en périphéries immédiates et limitrophes des centres urbains, ces forces centrifuges favorisent aussi la localisation d’activités économiques au sein des périphéries intermédiaires, éloignées et très éloignées. En outre, la plupart des grandes périphéries de la planète telles que la Sibérie, l’Amazonie, l’Outback et la Patagonie subissent actuellement des pressions considérables en matière de prélèvements de ressources naturelles afin d’alimenter l’expansion économique des zones centrales de la planète (Auty, 2001; Carroué, 2002; Claval, 2003).
Au Québec, la périphérie Nord n’échappe pas à ce mouvement centrifuge. Pendant la décennie 2000, la valeur des expéditions minières s’est accrue de 123 % en dollars courants, sous le double effet du volume livré et des prix à la hausse. Ceci a suscité une vague d’investissements miniers qui s’est ajoutée aux immobilisations consenties dans les projets hydroélectriques. En réalité, pour les quatre régions nordiques[1], les statistiques illustrent un bond dans les immobilisations annuelles privées et publiques qui sont passées de 4 G$ en 2001 pour atteindre 7,5 G$ en 2010 ce qui représente un ajout total de 17 G$ ou de 38 % des sommes injectées qui ont atteint la somme de 61 G$ pour la période observée. Cette hausse illustrée au graphique 1 semble lancer la trajectoire périphérique vers un nouveau cycle pour lequel il devient pertinent de cibler quelques projecteurs. L’éclairage adéquat du phénomène permettra de déterminer s’il s’agit d’un nouveau grand cycle structurel avec ses changements technologiques, sociaux, environnementaux, économiques, voire politiques, ou plus simplement d’un rebondissement conjoncturel sans modification de la structure du territoire considéré. Certes, nous assistons à un ralentissement de la tendance cyclique depuis 2012, conséquemment à la crise financière de 2008. Mais les planificateurs du gouvernement du Québec prévoient la poursuite des investissements privés et publics de l’ordre de 80 milliards de dollars d’ici 2035 (Québec, 2011). Ce qui s’inscrit parfaitement dans la tendance actuelle en périphéries mondiales (Bradshaw, 2010; Sheppard, 2013)
En réalité, les fortes immobilisations nordiques récentes devraient se maintenir pour encore quelques décennies, au fil de la reprise économique mondiale qui semble s’affirmer en 2014-2015. En raison de l’émergence économique (industrialisation / urbanisation) de certains pays tels que le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et désormais, l’Afrique du Sud (BRICA), le marché mondial s’avère caractérisé par une demande considérablement accrue de matières premières. Considérant le niveau général de consommation encore relativement faible dans ces pays populeux, en industrialisation rapide et en forte urbanisation[2], cette demande mondiale devrait, selon les experts, demeurer croissante pendant encore 3 à 4 décennies à un rythme annuel minimal de 4 % à 6 %, ce qui sollicite l’offre. D’autant plus que d’autres économies nationales illustrent un important potentiel d’émergence économique qui aurait des effets supplémentaires sur la demande mondiale, notamment la Thaïlande, l’Indonésie, la Turquie et le Pérou dont l’industrialisation et l’urbanisation s’avèrent déjà fortement enclenchées. Un tel chantier urbain et industriel mondial génère évidemment une importante demande de matières premières, tout en élevant le niveau global de consommation sur une longue période. Ce qui, au total, sollicite considérablement les bassins et gisements de ressources naturelles des périphéries de la planète.
En conséquence, la périphérie nordique du Québec subit des pressions importantes vers une transition à multiples facettes. Pour la politique publique, il devient très pertinent d’en comprendre les conditions spécifiques selon un cadre général (Bradshaw, 2001). Ce qui explique en partie le renouveau d’intérêt dans la littérature scientifique, notamment en contexte canadien (Hayter et Barnes, 2001; Hayter et al., 2003; Howlett and Brownsey, 2008). À travers le constat bien connu à propos de régions périphériques qui se différencient des modèles économiques élaborés dans les régions centrales, sont proposées à l’analyse des attributs distinctifs de la périphérie telles que l’écologie, l’autochtonie, l’acceptabilité sociale, l’accessibilité aux lieux et l’organisation du territoire. Lorsque pris en compte, ils permettent d’enrichir l’analyse globale grâce aux diverses expériences périphériques. Sous l’inspiration d’abord de Baldwin (1956) et ensuite de Stöhr et Taylor (1981), il est de plus en plus proposé que des critères de graduation puissent permettre le positionnement sur un continuum entre deux extrêmes. D’un côté, on retrouve à certains degrés l’impérialiste d’extraction de ressources par des intérêts extérieurs (exogènes). De l’autre côté, se positionne l’appropriation territoriale relative aux divers enjeux par un pouvoir intérieur (endogène) au territoire périphérique.
1. Modélisation économique de la périphérie
La dotation en ressources naturelles (terres, forêts, mines, maritimes, énergie, et al.) représente la première cause universelle bien reconnue qui attire les activités économiques dans des lieux et des milieux dispersés en périphérie afin d’alimenter, en matières premières, les économies du vaste monde. En reprenant des mercantilistes, les économistes classiques ont fort bien analysé ce facteur de base. Dès 1923, une modélisation économique en contexte canadien fut proposée par Mackintosh, inspirée par la montée en importance de la théorie macroéconomique. Selon sa lecture, les activités économiques en périphérie commencent par l’attraction d’industries extractives qui effectuent le démarrage du processus cumulatif de croissance.
Sur cette base, les travaux de Minville (1934, 1938, 1943) ont permis d’effectuer des inventaires systématiques des réserves de ressources naturelles du Québec afin d’asseoir une politique publique de prospection d’activités économiques. Les effets structurants générés en périphérie du Québec comme ailleurs au Canada, ont alimenté les théoriciens dans l’élaboration du modèle staple-led-growth, soit la « croissance conduite par les matières premières » (Innis, 1930, 1957). Un modèle qui fut ensuite repris par Watkins (1977) afin d’en isoler davantage le fonctionnement tout en illustrant le mieux possible les effets réels en périphérie bien dotée en ressources naturelles. En continuité, les récentes analyses de Hayter et al. (2003) et de Argent (2013) s’avèrent particulièrement intéressantes sous l’angle de critères bien tranchés.
Dans des contextes périphériques variés, trois composantes économiques ressortent distinctement de notre lecture de ce modèle de croissance et de développement :
Bond de la demande mondiale de ressources par grands cycles structurels au sein desquels s’inscrivent des cycles conjoncturels;
Immobilisations massives à la fine pointe de la technologie par de grandes corporations sur des sites bien dotés et attrayants;
Fuites financières hors des circuits économiques locaux et faible diversification économique, conservant un niveau élevé de dépendance.
Sous l’angle de l’analyse spatiale, la théorie de la localisation industrielle, initialement proposée par Weber (1929) et reprise par Isard (1956), a conduit à bien comprendre qu’en périphérie, les diverses activités affiliées dans la production de biens finaux, notamment les équipementiers, les fournisseurs d’intrants, les transformateurs, les services aux entreprises ou aux travailleurs, les financiers, les marchands, etc. s’établissent en fonction de critères d’efficacité qui favorisent leur dispersion entre plusieurs points principaux, notamment :
des sites d’extraction dispersés en fonction des réserves de ressources;
des lieux autochtones et non autochtones, localisés à proximité des sites;
des lieux de transbordement des marchandises;
des grands marchés consommateurs de produits finaux;
des places financières internationales avec leurs sièges sociaux.
En nuançant ce qui est illustré par la théorie de la polarisation (Boudeville, 1962), il apparaît qu’en milieux périphériques la centralité ne joue pas beaucoup en faveur de la concentration des activités. Le vaste espace est plutôt structuré grâce à l’accessibilité aux bassins et gisements de ressources qui conditionnent la formation de corridors de pénétration à partir des avant-postes de transbordement de marchandises (Vance, 1970).
En conséquence de ces modalités économiques et spatiales, les filières de production dans les ressources naturelles ne forment pas de grappes d’activités territorialisées comme il en existe dans certaines industries localisées en régions centrales (Proulx, 2002). Il y a peu d’effets d’agglomération qui puissent entraîner le cumul économique (Polèse, 2009). Seuls les extracteurs, les fournisseurs réguliers, quelques services et certaines opérations d’affinage des matières premières s’avèrent confinés à une localisation près des bassins et gisements de ressources naturelles. Cette production territoriale limitée alimente néanmoins l’emploi, les revenus, la consommation et ainsi de suite. Les autres activités qui structurent les filières se localisent plus librement ailleurs à travers l’espace mondial.
Ainsi en périphéries, des avant-postes, dont l’économie s’avère plus diversifiée, profitent de leur position privilégiée dans l’espace pour obtenir des retombées générées par l’extraction de ressources naturelles. Ils captent une partie des fuites économiques hors des petits établissements humains dispersés et peu diversifiés, d’une part, en leur offrant des intrants pour les activités d’extraction et/ou, d’autre part, en affinant les matières premières avant livraison. Au Québec, il s’agit des cas de Sept-Îles, de Havre-Saint-Pierre, de Baie-Comeau, de Val d’Or, d’Amos et du Saguenay, qui, par leur localisation stratégique, polarisent d’autres activités telles que des grossistes, manufactures, services spécialisés, usines, éducation supérieure, grandes surfaces commerciales, résidences spécialisées, etc. en devenant des pôles de développement de la périphérie nordique. Leur multifonctionnalité initiale et leur capacité d’innovation alimentent en réalité leur diversification économique à un certain degré par la création de nouveaux foyers générateurs de développement.
Si cette mécanique de croissance et de développement correspond au fameux modèle général de Harrod-Domar (Solow, 1956, 1994), des spécificités lui sont offertes dans son déploiement en périphéries, notamment des fuites très importantes hors des circuits locaux. Ceci limite les effets entraînants ou multiplicateurs sur les lieux d’extraction en rendant les établissements économiquement dépendants de la poursuite ponctuelle des immobilisations exogènes (Frank, 1968).
Pour réduire cette dépendance bien modélisée des périphéries (Holland, 1978; Stöhr et Taylor, 1981), trois conditions essentielles endogènes furent isolées. Associés au modèle classique de l’organisation communautaire, Friedmann et Weaver (1979) ont proposé de miser sur l’appropriation collective de leviers de développement pour le territoire. Selon eux, cela devient possible par la coordination territoriale des diverses fonctions exercées dans les divers secteurs (agriculture, manufacturier, éducation, commerce, transport, etc.) afin de créer des effets de proximité (synergies). Ils ont, en outre, avancé les vertus de la fermeture territoriale sélective, en misant notamment sur la rétention des fuites monétaires.
Il fut aussi illustré que l’entrepreneuriat pouvait faire la différence dans le degré de diversification économique sur un territoire périphérique (Coffey et Polèse,1984; Julien, 2005) déjà en démarrage. Plus récemment, un autre facteur important fut tiré de la théorie pour pointer les conditions favorables à la croissance et au développement dans les lieux périphériques. Il s’agit de l’apprentissage et de la créativité dans les initiatives innovatrices (Florida, 1995, 2005), notamment celles concernant les institutions pouvant soutenir les deux premières conditions endogènes évoquées, soit l’appropriation et l’entrepreneuriat. À cet effet, l’interaction de qualité cognitive entre les parties prenantes de la périphérie serait essentielle.
Si ces conditions illustrées du développement endogène ont permis de soutenir et d’orienter la politique publique des dernières décennies au Québec, on en a souvent trop anticipé les effets structurants dans les économies territoriales de la périphérie. En réalité, les faits illustrent que les immobilisations majeures consenties ponctuellement en périphérie nordique du Québec engendrent un certain décollage (et redécollage) économique sur les lieux hôtes. Toutefois, la structure économique territoriale n’évolue pas beaucoup en matière de diversification, selon le modèle linéaire de Rostow (1960).
Cette immaturation économique territoriale attribuable à la difficulté de fabriquer localement des biens et services (substitution des importations et transformation des matières premières) représente la principale dimension qui distingue les régions périphériques des régions centrales. Au Québec, à l’exception de Saguenay et de Rouyn-Noranda, mais aussi de Sept-Îles, de Baie-Comeau et de Val-d’Or dans une moindre mesure où la masse critique d’activités diversifiées s’avère plus importante, la structure des économies territoriales de la périphérie Nord demeure largement composée d’activités primaires et tertiaires (Proulx, 2011), sans beaucoup de diversification économique associée aux activités secondaires. Le nouveau grand cycle amorcé pendant la décennie 2000 en périphérie nordique va-t-il modifier cet ordre économique ou plutôt l’accentuer?
2. Les trois zones du territoire québécois
Au nord-est du continent américain, structuré par ses deux principales mégapoles (New York – Philadelphie – Washington ainsi que Buffalo – Chicago – Pittsburgh), le Québec s’inscrit tel un espace périphérique, lui-même découpé en différents territoires, notamment des centres urbains plus ou moins importants dont Montréal s’avère de loin le pôle le plus imposant. Selon une lecture géoéconomique contemporaine de cette périphérie, se positionnent progressivement et clairement trois zones spécifiques, distinctes, interdépendantes et complémentaires, soit métapolitaine, périphérique Nord et intermédiaire.
Il existe d’abord une zone centrale, économiquement diversifiée, qui couvre la vallée du Saint-Laurent en renfermant près de 90 % de la population du Québec et plus de 80 % de ses emplois manufacturiers. Cette aire manufacturière polycentrique, dont la forme ressemble à un croissant (Proulx, 2006), à un arc (Polèse, 2009) ou à un archipel (Beaudet, 2009), peut être désignée à la suite de Ascher (1995) par le concept de métapole; forme métapolitaine québécoise bien différente des immenses ensembles urbains de l’Europe, de l’Asie et même du sud de l’Ontario (Alvergne et Latouche, 2009). La territorialité de la métapole laurentienne, désormais mieux saisie, mais encore peu modélisée, est ancrée sur les trois principaux pôles (Montréal – Québec – Gatineau) dont les activités se concentrent actuellement bien au-delà de leurs satellites immédiats (Longueuil – Laval – Boucherville – Lévis) dans des lieux qui attirent les entreprises désirant bénéficier des économies d’agglomération sans trop en subir les effets négatifs tels que la congestion routière, le prix élevé du sol, les pressions salariales, etc.
L’ancrage territorial de cette zone économique multipolaire bien reliée aux États-Unis et à l’Ontario s’appuie aussi sur des pôles intermédiaires en croissance relativement élevée (Trois-Rivières – Saint-Jean – Saint-Joseph – Granby – Sherbrooke – Magog – Lac-Mégantic – Joliette – Rawdon – Saint-Sauveur – Waterloo – Mont-Tremblant) et même très élevée (Drummondville – Victoriaville – Saint-Georges – Saint-Jérôme – Windsor – Rivière-du-Loup). Outre ces puissants points d’appui à la forme métapolitaine, notons aussi l’affirmation de corridors de mobilité qui structurent cette zone centrale multipolaire du Québec, notamment ceux de la Beauce, des Laurentides, de la Basse-Mauricie, de l’Estrie, sans oublier les deux axes routiers de chaque côté du fleuve (Proulx, 2012).
Selon le modèle géoéconomique classique dit « centre – périphérie », cette zone métapolitaine, qui concentre des activités et la population au Québec, rayonne dans la vaste périphérie avec ses effets centripètes (drainage) et centrifuges (irrigation). Ainsi, une bonne partie de la richesse qui sera créée en périphérie nordique au cours des prochaines décennies d’immobilisations anticipées sera en partie drainée vers la zone métapolitaine incluant, évidemment, la métropole de Montréal qui héberge d’importantes institutions financières, des services supérieurs spécialisés dans le génie, le transport, les équipements, l’architecture, etc. ainsi que des sièges sociaux des extracteurs de ressources naturelles incluant Hydro-Québec. Malgré cette polarisation des fonctions supérieures dans la zone centrale québécoise en constituant une importante masse critique de facteurs pour accompagner (ou irriguer) le développement en périphérie, plusieurs retombées de l’effervescence économique seront acheminées vers les capitales financières de la planète qui logent des éléments moteurs de l’impulsion nordique, notamment des clients, des équipementiers, des centres de recherche et de R&D, des donneurs d’ordre et des financiers.
La périphérie de cette zone centrale en densification est généralement présentée telle une grande réserve de ressources naturelles, ne serait-ce que par sa forte pluviosité qui alimente plusieurs bassins versants de rivières à forts dénivelés. Le Québec possède 3 % des réserves mondiales d’eau douce. Selon Dorion et Lacasse (2011), les frontières du vaste territoire nordique sont incertaines[3]. Ce flou est notamment illustré par la variation des frontières en fonction des importantes marées dans les baies d’Ungava, d’Hudson et James et aussi dans le golfe du Saint-Laurent. Il est causé, en outre, par le litige des frontières officielles et contesté avec le Labrador.
De plus, selon notre lecture de ce territoire, les limites sud du Nord, arbitrairement fixées au 49e parallèle par les planificateurs gouvernementaux, ajoutent de la confusion aux frontières de cette aire de gestion découpée dans une vaste périphérie nordique qui commence beaucoup plus au sud selon les géographes[4]. Pour certains analystes, le double écoulement des eaux vers le nord et vers le sud représente une démarcation territoriale traditionnelle très valable. Pour des raisons statistiques et en respect des découpages régionaux du Québec, notre analyse dans ce texte considère quatre régions qui composent le Nord québécois, soit l’Abitibi-Témiscamingue, le Nord-du-Québec, la Côte-Nord et le Saguenay-Lac-Saint-Jean.
Dans cette vaste zone nordique, soulignons la présence de réservoirs hydrauliques exploités et d’autres éventuellement exploitables, dont la rivière Grande-Baleine, le vaste complexe hydrique de la Baie d’Ungava et les rivières de la Basse-Côte-Nord qui se jettent dans le golfe du Saint-Laurent. Cette périphérie contient une forêt boréale qui se démarque par sa fibre d’excellente qualité.
La périphérie du Québec contient plusieurs gisements éoliens imposants, notamment dans le golfe du Saint-Laurent, dans le réservoir de Caniapiscau et au sud de la Baie-James. Il existe aussi plusieurs zones de grand intérêt touristique tels que la rivière Georges, les monts Torngat, le rocher Percé, le cratère Pingualuit, le fjord du Saguenay, les monts Otish et l’archipel Mingan. Signalons aussi que Red Bay dans le golfe du Saint-Laurent fut jadis le tout premier site industriel de l’Amérique du Nord nouvellement occupé, ancré sur la filière de la chasse à la baleine. Ce golfe possède aujourd’hui des réserves pétrolières considérables ainsi qu’un potentiel important pour la mariculture.
La carte 1 illustre que cette périphérie du Québec contient aussi d’autres grandes zones truffées de ressources minérales, notamment la fosse du Labrador regorgeant de fer et la faille de Cadillac qui représente la grande richesse de l’Abitibi. On y recèle aussi d’importants bassins de nickel, de phosphate, de diamants, d’uranium, etc. Certains de ceux-ci sont déjà épuisés comme le fer à la Ville de Gagnon. D’autres bassins s’avèrent en exploitation intensive tels que la mine de Raglan ou celle de Wabush, alors que les bassins de certains lieux tels que le Lac Bloom seront bientôt en exploitation.
Au sein de cette immense périphérie au nord des Laurentides, le découpage planificateur effectué au 49e parallèle dessine désormais une zone intermédiaire (carte 2). Celle-ci se positionne entre la zone polycentrique centrale de nature métapolitaine et le territoire Nord découpé par le plan. Cette zone intermédiaire inclut les limites atteintes par l’écoumène québécois en rétrécissement depuis quelques décennies. Elle possède aussi la majeure partie de la vaste forêt boréale dont les activités économiques sont actuellement en mutation profonde reliée à une nouvelle poussée technologique, à la rupture des stocks et à des marchés en transformation. Le graphique 2 illustre les difficultés de la situation du travail dans ce secteur au cours de la dernière décennie, soit des diminutions de 7 000 emplois en foresterie (-50 %), 10 100 dans le papier (-29 %) et 13 500 dans les produits du bois (-35 %). Aussi, notons dans cette zone périphérique intermédiaire l’important abandon de terres insuffisamment fertiles[5] ainsi que le déclin des activités maritimes sur les côtes du Saint-Laurent.
En réalité, le vaste territoire périphérique intermédiaire s’avère en érosion de ses activités, de ses emplois et de sa population. Cette érosion est bien connue et est fort bien illustrée par l’indice de développement des municipalités québécoises rendu disponible par le gouvernement du Québec (Québec, 2006). Sur les 185 collectivités locales qui composent les 4 régions administratives de la périphérie nordique, un minimum[6] de 72 % d’entre elles sont dévitalisées ou en dévitalisation. Elles s’ajoutent à celle de la Gaspésie dont plus de 90 % des municipalités de cette région s’inscrivent selon cette tendance, soit un mal de développement.
La cartographie de cet indice québécois de dévitalisation dessine clairement une zone spécifique, certes un peu floue dans ses frontières, mais néanmoins réelle d’est en ouest sur l’espace de la province de Québec (carte 2). S’appuyant sur la frontière ontarienne au sud, ensuite sur la frange de la métapole et finalement sur la frontière américaine plus à l’est, tout en incluant la Gaspésie, cette zone dévitalisée s’étend vers le nord jusqu’à la Basse-Côte-Nord. Elle contient la majorité des municipalités qui détiennent le plus faible indice de développement précité. Mises à part les villes importantes qui polarisent les activités et la population, seulement quelques rares petits milieux se démarquent positivement au sein de cette zone intermédiaire qui s’inscrit telle une large bande de transition vers le nord de la périphérie Nord.
Pour cette zone spécifique en dévitalisation, se posent deux questions géoéconomiques principales. La première concerne la possibilité du captage des effets de diffusion de la croissance générée au sein de la zone centrale métapolitaine en expansion territoriale. Déjà, certains milieux bien dotés en activités tertiaires, comme La Pocatière, Rivière-du-Loup, Baie-Saint-Paul et Mont-Tremblant, semblent bénéficier de ces effets centrifuges alors que Saguenay, Mont-Laurier et Shawinigan les espèrent fortement en misant sur leurs infrastructures de transport pour réduire l’effet de la distance. Actuellement, on peut se demander comment cette périphérie de transition peut capter les effets positifs des impulsions économiques engendrées au sein des territoires localisés plus au nord qui reçoivent des immobilisations imposantes, consomment des biens et des services et livrent des matières premières extraites des divers bassins et gisements. Nul doute que le secteur manufacturier représente une voie explorée. Les réponses à ces deux questions intéressent vivement la politique publique qui doit soutenir à la fois les zones centrales et le Nord dans leur développement, tout en combattant la dévitalisation de la zone intermédiaire.
3. Les emplois du cycle actuel
Au sein de la périphérie nordique, statistiquement composée de quatre régions administratives (Abitibi-Témiscaminque, Nord-du-Québec, Côte-Nord, Saguenay-Lac-Saint-Jean), le nombre nouveau d’emplois générés au total n’est aucunement équivalent au doublement des immobilisations pendant la période considérée.
En effet, pour cette zone, le graphique 3 illustre une évolution positive de 1,2 % du volume d’emplois pour la décennie 2000. Il s’agit d’une croissance non seulement modeste, mais aussi moindre que pendant la décennie précédente (4,3 %) au cours de laquelle les immobilisations furent plutôt modérées. Bref, nous assistons à un ralentissement de la création nette d’emplois malgré l’accélération considérable des immobilisations.
Selon une lecture de la situation par rubriques statistiques au sein des quatre régions nordiques du Québec, le graphique 4 nous permet de nuancer notre analyse de l’évolution de l’emploi. La bonne nouvelle réside dans la création de 6 700 emplois au sein des activités de la construction, soit un gain de 62 % pendant la décennie 2000. Ceci représente un apport positif certes intéressant. Les activités de la construction s’avèrent dynamisées considérablement par les immobilisations nordiques, mais il semble que cette périphérie échappe de nombreux emplois reliés aux infrastructures, aux équipements et aux bâtiments mis en place.
Du côté des emplois générés dans le secteur primaire de l’extraction des ressources, le graphique indique un gain de quelques milliers d’emplois en 2006. Ces emplois furent perdus par la suite malgré les importantes immobilisations. On peut ainsi supposer que les nouvelles immobilisations nordiques, qui font progresser le niveau technologique de tout le secteur nordique de l’extraction, ne génèrent au total que très peu d’emplois pour le moment.
En matière de la transformation des ressources naturelles, le même graphique illustre que le nombre d’emplois au total a chuté de plus de 25 % au cours de la décennie 2000, soit une perte nette de plus de 9 000 emplois. Ceci signifie qu’au sein des divers champs de ressources naturelles, la structuration en aval dans les filières de production n’illustre certainement pas une progression dans la périphérie Nord.
Par contre, dans le secteur des services, le graphique 5 illustre un gain significatif de 9 700 travailleurs au sein des 4 régions de la périphérie Nord pendant la période observée. Il s’agit des services aux entreprises et à la population. Sous l’angle du nombre d’emplois générés au total, signalons que cette rubrique obtient davantage de retombées que celles de la construction et de l’extraction, réussissant même à participer à la compensation des emplois perdus à la rubrique de la transformation des matières extraites pendant la décennie 2000. Néanmoins, dans cette zone, l’ajout d’emplois supplémentaires à cette rubrique des services ne correspond qu’à un ratio de 6 % et n’illustre, à l’analyse, que les services localisés au nord bénéficient peu, sous l’angle de l’emploi, des récentes immobilisations nordiques.
Selon les statistiques, nous constatons que seulement 18 700 emplois furent créés dans les secteurs de la construction et des services, alors que les activités d’extraction de ressources, principal objectif des immobilisations, n’ont effectué qu’un simple gain de 1 000 emplois. De ces quelque 20 000 emplois créés, il faut soustraire les 9 000 emplois perdus dans la transformation pendant la période considérée. Ces emplois créés s’avèrent certes bienvenus et appréciés dans cette périphérie.
Par ailleurs, ces données, relativement modestes, correspondent aux prévisions récentes qui étaient réalistement sobres (Québec, 2010). Néanmoins, le constat général s’avère préoccupant. Il est révélateur d’un changement structurel important vis-à-vis la situation passée au sein des secteurs économiques présents dans cette zone. En réalité, dans la périphérie nordique, le nombre d’emplois générés pendant la décennie 2000 n’est pas du tout à la hauteur de l’envergure du rebondissement des immobilisations. Il apparaît évident que la contrainte bien connue qui limite le développement des périphéries, soit les importantes fuites financières hors des circuits économiques, devienne plus importante.
4. Cinq causes convergentes
Comment expliquer cette faible performance de l’emploi nordique malgré la force de l’impulsion en matière d’immobilisations pendant la décennie 2000? Notre analyse soulève cinq raisons qui concourent à de si faibles retombées nordiques.
La première cause est reliée à la contre-performance de certains secteurs. Selon le graphique 2, l’industrie de la forêt a perdu un minimum de 30 000 emplois au Québec pendant la période considérée. Comme la forêt boréale s’avère largement concentrée au sein de la périphérie considérée, notamment dans la zone intermédiaire, nul doute que cet important déclin sectoriel affecte directement la performance globale aux rubriques de la transformation et de l’extraction. En réalité, les emplois bruts créés dans les mines et dans l’hydroélectricité furent statistiquement neutralisés par les emplois perdus dans la forêt. Signalons, à cet effet, que sans l’apport des importantes immobilisations en périphéries pendant cette période, le déclin de l’industrie forestière et la faible performance de l’emploi dans la métallurgie (aluminium notamment) auraient été à l’évidence encore plus dramatiques dans les quatre régions nordiques considérées pour notre observation. En outre, il faut considérer que certaines immobilisations observées en fin de période ne se traduisent pas encore sous la forme d’emplois à l’extraction en 2010.
La deuxième cause est d’ordre technologique. Il faut considérer que la production d’hydroélectricité par les nouvelles infrastructures nordiques informatisées ne génère que peu d’emplois permanents sur les lieux d’exploitation. Les nouveaux projets d’extraction minière utilisent des équipements technologiques qui nécessitent beaucoup moins de postes de travail qu’auparavant. Nos compilations à partir des archives (graphique 6) nous a permis de constater que, depuis le précédent front nordique de l’après-guerre 1939-1945, les gains de productivité étaient qu’en 2010 il fallait entre deux et cinq fois moins de travailleurs pour extraire une même quantité donnée de minerais (Proulx, 2011). À titre d’exemple, on utilisait 459 travailleurs pour extraire un million de tonnes de fer en 1950, alors que ce nombre est tombé à 153 en 2010, soit près de trois fois moins. Pour les projets déjà annoncés pour la décennie 2010, dans cette filière minière la plus présente dans la périphérie Nord, 51 travailleurs seront utilisés pour chaque million de tonnes de fer extraites. Bref, l’intensification technologique dans les opérations minières, et aussi forestières, explique cette absence de gains d’emplois peu compensés par les nouvelles activités de transformation souhaitées et souhaitables.
Aussi, ces nécessaires apports technologiques sont généralement induits par l’implantation d’équipements conçus et fabriqués ailleurs que sur les lieux nordiques d’immobilisations. Ils sont livrés « clés en main » dans des bâtiments, infrastructures et usines construits généralement sur place, mais avec des matériaux largement importés. La machinerie nécessaire aux activités de la construction et de l’extraction est généralement acheminée sur les lieux miniers et hydroélectriques à partir du sud. En outre, plusieurs contrats d’équipements miniers sont accordés à des firmes externes du Québec en générant des emplois aux États-Unis, en Ontario, en Australie, en Inde, en Afrique du Sud, etc. On assiste à un phénomène, désigné par Barnes (1996), de dislocation entre les lieux hôtes des immobilisations et les lieux de fabrication des équipements. En réalité, dans les divers projets d’immobilisations en périphérie nordique, l’injection réelle sur les sites exploités ne représente qu’un faible pourcentage de la somme comptabilisée par les statistiques. Même pour les projets qui se situent à proximité des villes nordiques comme Chibougamau, Fermont et Havre-Saint-Pierre, l’achat local demeure limité alors que les investisseurs bienveillants tentent de les maximiser pour satisfaire les élites économiques. Bref, l’intensification technologique réduit le ratio local de l’injection monétaire associée à l’immobilisation telle qu’illustrée par les statistiques.
On constate que malgré le discours positif et les espoirs bien exprimés, la transformation des matières premières en produits intermédiaires usinés n’est pas au rendez-vous. Il n’est pas simple de modifier une logique classique de localisation des entreprises associées dans une filière de production (Barton et al. 2008). À cet effet, au Québec, la périphérie nordique perd actuellement des emplois à cette rubrique de la transformation. Il semble que non seulement les transformateurs de produits finaux, mais aussi leurs fournisseurs en amont, préfèrent se localiser près des grands marchés. En ces lieux s’inscrivent la brochette optimale des facteurs attrayants pour les désormais immenses unités de production, notamment les coûts de transport, l’accès aux services spécialisés, etc.
Finalement, la dernière cause du peu d’emplois nordiques est reliée au nouveau nomadisme nordique. Il s’explique par le recrutement de travailleurs mobiles qui migrent par alternance entre le site nordique d’extraction et leurs résidences familiales localisées plus au sud. Ce phénomène de migration alternante est connu sous l’expression de Fly in – Fly out. Il représente désormais la nouvelle modalité d’opérations pour les lieux éloignés d’extraction de ressources naturelles. Des entreprises de Montréal, de Québec et de la Vallée du Saint-Laurent obtiennent avec bonheur des contrats qu’elles honorent avec leurs travailleurs mobiles qui migrent vers les chantiers. Déjà bien expérimentés dans les opérations de la foresterie, de l’hydroélectricité et de la pêche, ces travailleurs mobiles occasionnent souvent une inscription comptable au sud des emplois exercés au nord. De plus, lorsque les emplois sont comptabilisés au nord, les revenus des travailleurs mobiles, étant largement dépensés au sud, font en sorte que les effets en matière d’emplois induits s’inscrivent au sud.
Grâce à l’amélioration considérable des moyens de transport et de communication, les travailleurs effectuent désormais les déplacements réguliers entre les lieux de travail et les lieux de résidence généralement localisés plus au sud, soit à Rouyn, Val-d’Or, Sept-Îles, Saguenay, Québec et Montréal. Bref, mis à part les nouveaux lotissements dans les villes nordiques bien situées comme Fermont, Chibougamau, Malartic et Sept-Îles, il n’y aura pas de nouveaux établissements humains fixes avec le nouveau cycle nordique très actuel, si ce n’est éventuellement, un carrefour central localisé près de l’immense gisement de fer du lac Otelnuk, entre Brisbay près du réservoir de Caniapiscau et Kuujjuaq à la Baie d’Ungava. Bref, il n’y aura plus ou si peu d’économie locale autour des sites d’extraction des ressources naturelles.
5. Des pôles de développement nordique
Or, le phénomène géoéconomique majeur qui marque la structure de peuplement en périphérie québécoise s’avère concerné par la présence d’avant-postes établis tels des points de rupture de charges. Ce sont des lieux appropriés pour le transbordement de marchandises entre modes de transport tels que des embouchures de rivières, des baies profondes du fleuve Saint-Laurent ou des établissements historiques bien positionnés. Les avant-postes agissent comme des tremplins pour pénétrer le territoire. Lorsqu’il y a convergence de plusieurs modes de transport, ils deviennent de véritables carrefours ou de petits « hubs » nordiques. Les principaux spécimens de ces avant-postes en périphérie nordique du Québec sont en réalité Sept-Îles, Baie-Comeau, Saguenay, Chibougamau, Rouyn, Val-d’Or, Amos, Havre-Saint-Pierre et Kuujjuaq.
De ces avant-postes pointent des «corridors de pénétration territoriale» (carte 3). Il s’agit d’un phénomène géoéconomique classique bien connu pour d’une part accéder et prélever des intrants dans la vaste périphérie et, d’autre part, d’y livrer des biens et des services. Ces formes territoriales linéaires épousent actuellement au Québec six axes spécifiques, soit :
Rouyn – Amos – Matagami – Radisson;
Saguenay – Saint-Félicien – Chibougamau – Nemiscau;
Baie-Comeau – Manic – Fermont;
Sept-Îles – Havre-Saint-Pierre – Natashquan;
Sept-Îles – Schefferville;
Port-Cartier – Fermont.
Distincts dans leur forme réciproque, ces corridors partagent une nature périphérique commune et des contenus similaires.
Pour les avant-postes, le rôle de pénétration territoriale s’effectue grâce à la présence de différentes activités reliées au négoce, au transit et au transbordement de marchandises, mais aussi à la desserte territoriale de services supérieurs en génie, en santé, en finance, en architecture, en arpentage, en comptabilité et autres spécialités motrices de développement territorial. Ces pôles nordiques hébergent aussi des usines de transformation de ressources, des commerces de gros et de détails, des institutions d’éducation supérieure, des centres de recherche appliquée, des administrations publiques et privées, etc. À partir de ces avant-postes, qui concentrent les activités, les expertises, les travailleurs et la population en périphérie québécoise, s’effectue l’occupation territoriale pour l’exploitation des ressources naturelles. Aussi, par ses forces centrifuges, ces pôles diffusent tout autour le développement économique, social, culturel, écologique et politique, incluant plusieurs collectivités dévitalisées limitrophes.
Ces pôles, secondaires par rapport à Montréal, Québec et Gatineau, forment ensemble un arc nordique qui s’inscrit comme une forme territoriale originale; arc dont la spécificité géoéconomique d’ensemble concerne davantage la vocation nordique commune de ses principales composantes urbaines plutôt que leurs interactions économiques déjà existantes, mais encore peu développées systématiquement. Ces relations et échanges horizontaux demeurent à intensifier entre les avant-postes de l’arc, dans un esprit d’interdépendance face à l’enjeu principal de l’appropriation collective réciproque de leur destin nordique commun. À cet effet, nul doute que le concept de « ceinture du Nord » s’avère pertinent à opérationnaliser en concertation, selon une vision commune de la nordicité, dans un esprit de complémentarité face aux objectifs, équipements, infrastructures et services spécialisés nécessaires pour cette vaste périphérie. Plusieurs enjeux collectifs apparaissent clairement, notamment la cohabitation avec les populations autochtones, la protection de l’environnement, l’innovation technologique, la transformation des ressources, les nouvelles niches nordiques, la qualité de vie, etc.
Conclusion
La périphérie nordique du Québec évolue actuellement dans une phase transitoire impulsée par un nouveau cycle économique caractérisable par ses effets structurels sur l’environnement, la technologie, l’emploi et l’habitat. Nul doute que le PIB du Québec obtient des effets bénéfiques conséquents aux immobilisations importantes. Mais l’emploi n’est que très peu au rendez-vous dans le Nord. Un nouveau modèle périphérique se dessine. Il est bien différent du modèle de l’après-guerre 1939-45 qui avait permis l’émergence de plusieurs villes et villages en périphérie intermédiaire et éloignée. Ici, comme ailleurs en périphéries, les conditions d’équilibre, qui généraient jadis un certain développement territorial sur les sites d’extraction de ressources naturelles, s’avèrent modifiées par des opérations intenses en technologies ne nécessitant désormais plus réellement d’ancrages durables (Coe et Hass, 2011; Mackinnon, 2013). Avec le cycle structurel actuel en périphérie nordique québécoise, il n’y aura pas de nouveaux établissements humains tels que Chibougamau, Fermont, Labrador City et Shefferville, si ce n’est une petite ville qui s’établira peut-être au lac Otelnuk. Les campements confortables au Nord logeront des travailleurs migrants. Ils viendront du sud du Québec, en partie des avant-postes de la périphérie intermédiaire qui sauront bien se positionner face aux enjeux par des infrastructures, des équipements et des services spécialisés. Aussi, des lieux bien positionnés comme Chibougamau, Fermont, Havre-Saint-Pierre, Issipit, Matagami tireront des bénéfices.
Pour les collectivités locales périphériques déjà en difficulté selon l’indice de développement des municipalités québécoises du gouvernement du Québec, peu seront positivement touchées par le nouveau front nordique. À moins de mesures publiques spécifiques et très vigoureuses, la dévitalisation se poursuivra inéluctablement pour la majorité d’entre elles. Par contre, certaines localités bien positionnées pourront profiter de l’extraction des ressources naturelles y compris l’exotisme nordique. Déjà des villages Inuits tels que Salluit et Kangiqsujuaq fournissent 16 % des 600 travailleurs de la mine Raglan. Chibougamau et Fermont deviennent aussi des cas intéressants en raison de leur position centrale. Notons qu’à Malartic, la nouvelle mine d’or s’avère située en pleine ville, de sorte que le bon positionnement devient aussi un problème de trop grande proximité.
En considérant ces modalités bien illustrées en regard du cycle nordique actuel qui possède son équivalent ailleurs en périphéries (Sheppard, 2013), on constate que le drainage vers l’extérieur de la richesse créée au Nord s’accentue considérablement au Québec. Pour modifier ce déséquilibre accru qui caractérise la transition périphérique actuelle en contraignant davantage le développement, deux solutions non concurrentes et même complémentaires s’offrent à la réflexion collective à propos du Nord.
Grâce à la très bonne dotation en ressources naturelles de cette zone (carte 2), il est d’abord possible d’envisager l’attraction de nouvelles impulsions exogènes réellement majeures. Le pétrole du golfe Saint-Laurent, les très importants bassins de fer de la fosse du Labrador et les immenses gisements éoliens de Caniapiscau pourraient attirer des mégaprojets. À cet effet, l’exploitation de ces réserves de ressources pourrait chacune occasionner des immobilisations importantes, voire de 12 à 15 milliards $ dans le cas du fer localisé au lac Otelnuk pour lequel un projet réel s’avère actuellement en étude de faisabilité. Dans un cas éventuel comme dans l’autre, les emplois créés par la réalisation d’un tel mégaprojet d’extraction de ressources seraient certes nombreux. Ils nécessiteraient un établissement humain beaucoup plus imposant qu’un simple camp minier ou un ajout de lotissements à un lieu déjà établi. En conséquence, des activités économiques territoriales seraient au rendez-vous de la périphérie Nord comme jadis à Fermont, Chibougamau ou Matagami.
L’autre option réside ensuite dans le soutien gouvernemental à une dynamique d’appropriation de leviers novateurs en matière de développement endogène. L’objectif serait de retenir davantage au nord la richesse créée dans cette périphérie par les diverses activités d’extraction de ressources naturelles. Pendant la phase de construction des équipements et ensuite lors de l’extraction et le transport de la ressource, Québec pourrait fixer un % obligatoire d’approvisionnement des activités en ressources humaines, en matériaux, en fournitures et en services, directement sur les lieux. Nul doute, à cet effet, que le concept opératoire de « ceinture du nord » pourrait être utile afin de cibler la zone périphérique en question d’où fuit de plus en plus massivement la richesse créée. Des outils de rétention pourraient être mis en oeuvre, notamment pour attirer des travailleurs et leur famille. Signalons aussi qu’une société en portefeuille concernée par la diversification économique pourrait être créée par une alliance des avant-postes intérieurs à cette ceinture du nord, en utilisant une partie de redevances versées par les extracteurs de ressources. Des partenariats et même des prises en main pourraient ainsi être envisagés pour saisir des occasions économiques en périphérie Nord.
Parties annexes
Notes
-
[*]
Les propos tenus dans ce texte n’engagent que l’auteur.
-
[1]
Abitibi-Témiscamingue (AT), Saguenay-Lac-Saint-Jean (SLSJ), Côte-Nord (CN) et Nord-du-Québec (NdQ).
-
[2]
Selon les prévisions de l’OCDE (2008) et de l’ONU (2011), les taux d’urbanisation de 40 % en Asie et de 41 % en Afrique devraient chacun atteindre au-delà de 50 % avant 2030 en se rapprochant de la moyenne mondiale qui passera globalement de 50 % à 60 % pendant la période. Signalons qu’à cet horizon, les taux d’urbanisation atteindront 80 % en Europe, 83 % en Amérique du Sud, 87 % aux États-Unis et 84 % au Canada.
-
[3]
À cette définition incertaine des frontières externes, notons aussi la présence interne de nombreux découpages autochtones (collectivités; nations) et allochtones (régions; MRC; municipalités; unités administratives) qui multiplient les références territoriales et les instances décisionnelles.
-
[4]
Pour plusieurs d’entre eux, le Nord divisé en Moyen et Grand Nord, commence au-delà des montagnes Laurentides qui déterminent les limites sud du Nord. Pour d’autres, les Laurentides font déjà partie du Nord.
-
[5]
Au Québec, après l’ouverture de quelque 25. nouvelles paroisses agro-forestières dans les années 1930, la superficie agricole qui couvrait 20 millions d’acres (136 000 fermes) s’est rétrécie constamment pour atteindre 8,3 millions d’acres actuellement, soit 29 500 fermes. Ne reste actuellement en 2012 que 10 % du nombre de personnes qui étaient actives dans l’agriculture en 1940, soit autour de 89 000 individus.
-
[6]
Pour des raisons statistiques, ce pourcentage n’inclut pas totalement toutes les collectivités de la région administrative du Nord-du-Québec.
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