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Voilà trois livres bien mal assortis. Les grands espaces, d’Annie Perreault (Alto), Tout est Ori, de Paul Serge Forest (VLB) et Femme forêt, d’Anaïs Barbeau-Lavalette (Marchand de feuilles) ne partagent peut-être que leur appellation générique. Disposés en recueil, ils formeraient un excellent point de départ pour un panorama des différents possibles romanesques de la littérature québécoise contemporaine. Faut-il absolument leur trouver des points communs ? Établir entre eux des recoupements qui ne pourraient qu’être superficiels ? Comme le laisse entendre le titre décousu de cette chronique, je ne m’y risquerai pas et plongerai plutôt dans le vif du sujet. Qui sait, quelque chose surgira peut-être en cours de route.

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Les grands espaces[1] combine différents fils narratifs lâchement reliés entre eux. Le texte s’ouvre sur le récit d’une rencontre entre une femme nommée Anna et un ermite, surnommé l’Ours. Anna veut traverser le lac Baïkal, mais semble mal équipée pour le faire. L’Ours se remet pour sa part d’un chagrin d’amitié, isolé dans sa cabane. On découvre ensuite une narratrice-écrivaine qui réfléchit à sa vie et à sa pratique, notamment à travers le prisme de sa relation avec la Russie. Un peu plus loin, on retrouve Anna, plus jeune, qui fait la rencontre de Gaby, une jeune femme au charisme irrésistible qui partage sa cabine à bord du Transsibérien. Leur relation est passionnée, mais se dégrade brutalement après un incident. Vient ensuite Eleonore, la tante de Gaby, amoureuse du cosmonaute russe Youri Gagarine et lobotomisée au début des années 1960. Le récit de sa vie constitue un voyage dans le temps et l’espace vers cet âge d’or mythique de la Californie, mais est aussi prétexte à un portrait de Walter Freeman, l’inventeur de cette horrible opération consistant à insérer un pic à glace dans le cerveau des patients en passant à travers leur globe oculaire. À un certain point, on trouve, intercalés entre ces différentes trames narratives, des témoignages dans lesquels des individus relatent le plus grand froid qu’ils aient vécu. Le récit se termine alors que la narratrice s’apprête à courir un marathon d’hiver sur le lac Baïkal, créant un effet de miroir avec l’entreprise désespérée d’Anna qui, dès le début du livre, entreprenait justement de traverser le lac en pleine tempête.

La quatrième de couverture parle d’un « roman polyphonique », mais il faut avouer que le genre romanesque est poussé ici à son extrême limite, dans la mesure où la cohérence entre les différents récits repose presque uniquement sur les thématiques abordées (l’amitié et les relations interpersonnelles, le froid) et sur les effets d’écho (la Russie revient partout, un peu comme le lac Baïkal, tandis que le personnage d’Anna apparaît à diverses époques de sa vie). L’ensemble est divisé en grandes sections nommées selon les points cardinaux, elles-mêmes divisées en plus petites sections adoptant le point de vue des différents personnages.

Perreault ne cherche pas à tout expliquer ni à tout dire et c’est là une force du texte. Il en découle une esthétique minimaliste reposant sur l’évocation et la retenue, où l’esquisse vaut plus que le résultat final. En témoigne ce passage dans lequel la narratrice s’interroge sur l’attitude à adopter quant à l’arme à feu qu’elle a décidé d’inclure dans le décor d’une scène :

Je tourne autour de cette carabine fixée au mur d’une cabane sibérienne. Je ne sais pas encore ce que je vais en faire, mais je la plante dans le décor. Une obsession parmi d’autres. Elle est là à cause d’un drame familial, une histoire qui plane sur ma famille.

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Puis, citant Tchekhov (« Si dans le premier acte vous indiquez qu’un fusil est accroché au mur, alors il doit absolument être utilisé quelque part »), la narratrice va plus loin :

Je pense au fusil de Tchekhov. Je pense à la carabine dans la cabane de l’Ours. Je pense à mon impudeur pudique. On me reprochera peut-être d’écrire des livres où j’ouvre plein de portes et n’en ferme aucune, où des fusils de chasse accrochés aux murs plombent l’ambiance. […] S’enfermer dans des impératifs, un réel où tout s’explique, où les fils se croisent en une trame lisse reliée point par point comme ces images connect-the-dots qu’on devine d’avance : pas chez moi.

62-63

Est-il besoin de préciser que l’auteure s’accorde une grande liberté dans la construction de son récit, écrivant, selon ses propres termes, « à l’instinct » (63) ? Il n’est pas surprenant qu’un roman contemporain se libère des contraintes liées à la cohérence de l’intrigue, mais la démarche de Perreault n’est pas militante. Pas question ici de déconstruire le genre romanesque ni d’en faire le procès. Pas question non plus de proposer une réflexion théorique sur l’écriture ou sur la place de la fiction dans notre rapport au monde. Ceux qui veulent lire une oeuvre engagée devront aller voir ailleurs. Perreault ne livre pas les résultats d’une recherche, pas plus qu’elle n’argumente pour défendre une vision de la littérature. Les personnages monologuent sans justification. Ils poursuivent des quêtes impossibles. C’est comme ça, tout simplement. Rien ne justifie que le lac Baïkal s’exprime en son propre nom (« J’englobe tout. Je suis les algues et les poissons, je suis les douces ridules sous le vent d’été, la violence de la débâcle au printemps » [16]), si ce n’est cette liberté que s’accorde la romancière. Rien d’autre ne permet non plus d’expliquer que des voix étrangères à l’intrigue se mêlent au propos pour raconter leur expérience du froid.

À certains égards, la lecture des Grands espaces peut déconcerter, décevoir même. On aimerait parfois avoir quelque chose de plus à se mettre sous la dent. Mais en s’autorisant une écriture libre et instinctive, Perreault se donne les moyens de créer de l’extraordinaire, voire du merveilleux, non pas au sens de surnaturel – encore que l’imaginaire russe aurait offert de belles perspectives à cet égard, et je suis presque déçu qu’il n’ait pas été davantage exploité, maintenant que j’y pense –, mais dans une perspective artistique, c’est-à-dire en créant des scènes qui n’auraient pas de sens dans le monde ordinaire, des scènes qui ne peuvent exister qu’à l’intérieur d’oeuvres d’art. Traverser de son plein gré le lac Baïkal à pied en plein hiver au péril de sa vie est invraisemblable, ou du moins le serait dans le monde réel, tout comme dans un texte plus prompt à justifier les actions de ses personnages. Ici, aucune importance. Une fois la situation posée, il ne reste plus qu’à en apprécier… la poésie ? L’étrangeté ? Honnêtement, je ne sais pas, mais tout cela ne mine pas le propos du texte qui vaut certainement plus pour les thématiques qu’il explore – lesquelles n’ont rien de fantastique ou d’extraordinaire, bien au contraire – que pour les faits qu’il raconte. J’en prends à témoin cette déclaration d’amour que le personnage d’Eleonore, adolescente, adresse à Youri Gagarine à la veille de sa lobotomie, alors qu’elle ne l’a jamais rencontré :

Me voilà sur une chaise dure et froide, Youri. Je voudrais te parler, te dire tout ce que j’ai voulu pour nous deux. Je comprends aujourd’hui que rien ne se passera comme je l’avais planifié. Tes lèvres me demeureront à jamais étrangères, je ne t’offrirai pas ma nudité, tu n’applaudiras pas ta belle Californienne qui fend les vagues, tu ne m’appelleras pas ta sirène, ta tornade. […] Quand il avancera son instrument vers ma tête, je franchirai en pensée des kilomètres et des océans pour me blottir contre toi, tu me verras forte et droite, digne de ton amour, prête au sacrifice. Je regrette seulement de ne pas avoir eu l’audace de m’enfuir.

138-139

Parler du réel sans s’encombrer du réel. L’aborder en oblique, sans préambule et sans lieux communs, en allant (presque) droit au but. C’est peut-être ce que Les grands espaces arrive à faire de mieux. Mais de tels passages sont peu nombreux et le texte en souffre par moments. À l’image des vastes étendues blanches, glacées et désertes qu’il évoque, le roman est parfois insaturé.

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Tout est ori[2] tient la promesse maximaliste énoncée par son titre : tout, tout, tout y est décrit, expliqué, justifié. Sur le spectre de l’écriture romanesque, Paul Serge Forest se tient à l’extrême opposé de Perreault, au pôle de la surenchère et de la truculence. En refermant le livre, on pourra, selon notre sensibilité, s’émerveiller de l’imagination et de la minutie dont fait preuve l’auteur en détaillant les différentes facettes de son récit ou encore se demander si tout cela en valait vraiment la peine.

Le texte se déroule principalement sur la Côte-Nord, au village de Baie-Trinité, et met en scène les membres de la famille Lelarge, propriétaires des pêcheries du même nom. Le patriarche, Rogatien, meurt, laissant ses trois enfants, Robert, l’aîné, Suzanne, portée vers l’ésotérisme et la philosophie new age, et Réginald, dit Saturne, adulescent toxicomane, à la tête de l’entreprise, laquelle vaut plusieurs millions de dollars. La dysfonction de ce trio est sans tarder mise en évidence lorsqu’un mystérieux conglomérat japonais approche les pêcheries Lelarge afin de nouer une relation d’affaires et, ultimement, acheter la compagnie. Robert accepte de faire affaire avec les Japonais, ce qui constitue l’élément déclencheur d’une intrigue louvoyante et touffue, à mi-chemin entre le polar et le roman régionaliste. Il appert en effet rapidement que les activités du conglomérat sont louches. Robert et Saturne sont par exemple témoins de la disparition d’une masseuse lors d’un voyage d’affaires à Tokyo. Des disparitions similaires surviendront à Baie-Trinité peu après l’arrivée du représentant du conglomérat venu superviser les opérations, Mori. Réservé et évasif, ce dernier se révèle au moins aussi louche que la compagnie qu’il est censé représenter, notamment lorsqu’il effectue des prélèvements dans l’eau du fleuve ou qu’il déambule avec une petite mallette noire qui intrigue tous ceux qui l’aperçoivent.

La présence de cet étranger s’avère difficile à tolérer pour les habitants de Baie-Trinité, et surtout pour Robert, puisque l’une de ses filles, Laurie, développe une relation ambiguë avec le nouveau venu. Cette relation est l’une des trames principales du récit et soulève quelques questions, dans la mesure où elle est prétexte à la représentation de la sexualité troublante du personnage de Laurie, âgée de 17 ans. Entre autres choses, cette dernière se masturbe régulièrement sur la plage en lisant John Irving ou Kundera, et fait preuve d’un enthousiasme surprenant pour le sperme que Mori lui offre régulièrement dans des coquillages non sollicités. Certes, tout cela est lié à l’intrigue, mais dans le contexte de cette oeuvre plutôt réaliste, les fantasmes de ce personnage, par ailleurs tout à fait équilibré dans les autres aspects de sa vie, détonnent.

Peu après l’arrivée de Mori, une large part de la population de Baie-Trinité ainsi que des visiteurs de marque sont intoxiqués au cours d’une soirée dans un restaurant ouvert par Saturne. Goyette, un inspecteur du gouvernement qui connaît bien la région, est alors chargé d’enquêter sur les causes de cet empoisonnement collectif. Outrepassant largement le mandat qui lui est confié, Goyette finit surtout par s’intéresser aux activités de Mori et découvre que ce dernier utilise des fruits de mer afin de créer une nouvelle couleur, l’ori. Le processus est toutefois particulier : il s’agit de faire passer la conscience humaine à travers des bivalves, ce qui comporte des effets secondaires importants expliquant les intoxications et les disparitions au village. Après cette découverte, au terme du récit, on apprendra avec Goyette que les moindres détails de l’intrigue avaient un sens qui n’attendait que d’être révélé. Connect-the-dots, comme on dit.

Ce résumé est imparfait et le texte s’avère beaucoup plus foisonnant que ne le laissent croire les quelques lignes ci-dessus. Ce sont avant tout les personnages qui donnent au texte son relief. Dans la plus pure tradition du roman réaliste, leurs histoires personnelles sont détaillées et contribuent à représenter des types contrastants – les patrons d’entreprise, les pêcheurs, les fonctionnaires –, sur lesquels l’auteur ne porte pas toujours un regard tendre. On peut noter également que la langue colorée des protagonistes est le moyen privilégié pour représenter la région de la Côte-Nord. La prononciation particulière des habitants de Baie-Trinité est à l’honneur – Serge devient « Sar’h » et J-P devient « Djipi » –, tandis que les dialogues font la belle part aux expressions locales :

— Tu me croiras jamais, Sar’h. Ton frère. Il est arsoudu.
— Arsoudu !?
Un long silence a fait craindre la syncope redoutée.
— Oui, oui, arsoudu, a-t-il fallu répéter.
— Quand ça ?
— C’te nuitte.
— Le tabarnac !

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J’ai écrit que le style de Forest est truculent, et cela s’avère particulièrement dans les descriptions du corps humain. Une bonne part des quelque trois cent vingt pages du roman est en effet dédiée aux différents fluides, aux sécrétions et aux déjections que notre organisme est en mesure de produire, volontairement ou non. On peut penser à la scène de diarrhée collective sur la plage après une intoxication aux fruits de mer – « La baie de la rivière Trinité devenait une fosse d’aisances à ciel ouvert où le sous-vêtement griffé se portait de préférence autour des chevilles » (115) –, à l’habitude malaisante de Mori qui éjacule dans des coquillages avant de les offrir à Laurie – « l’intérieur [de la coquille] était plein de sperme. Elle l’a fait rouler entre ses doigts, longuement, pour en explorer la texture […] » (168) –, à la découverte de deux cadavres en putréfaction dans l’une des maisons du village – « On voyait […] la graisse en bulles jaunes de son abdomen. Plus épaisse que le sang rouge, une substance brun noir […] devait être des selles pas encore formées » (386) –, ou encore à de petites digressions qui ne semblent avoir d’autre raison d’être que de ponctuer le récit ou de créer un effet de réel, comme dirait Barthes – « Elle restait réelle et le mouvement des étrons dans l’eau de toilette ne manquait jamais de lui rappeler la réalité » (308). Certaines de ces descriptions semblent gratuites, mais d’autres finissent par jouer un rôle important dans l’intrigue. Un filon qui traverse l’ensemble du récit est celui du sperme irregardable de certains personnages drogués à l’ontotoxine, un sous-produit de la fabrication de l’ori créant une forte dépendance et absorbé par les glandes sexuelles. Tout comme l’épisode de diarrhée collective, il s’agit d’un élément qui permet plus tard au personnage de Goyette de résoudre le mystère de l’ori et qui explique aussi, puisqu’il le faut, les nombreuses scènes d’éjaculation en public.

La présence de l’ori au coeur de ce roman riche en descriptions et en digressions est antithétique, puisque cette couleur s’avère impossible à décrire : « La couleur était inédite et aussi primaire que le rouge, le bleu et le jaune. Et comme de fait, on s’y faisait rapidement. Une fois le choc initial passé, la couleur s’imposait comme une évidence. » (188) C’est une heureuse trouvaille, du genre qui fait un peu mal à la tête, comme réfléchir au fait que l’Univers est infini. Essayer de se représenter en pensée une couleur complètement inédite confine aux limites du cerveau, mais illustre tout à fait la capacité du littéraire à faire exister l’impossible. Il est dès lors d’autant plus surprenant que l’auteur s’affaire, dans la dernière partie du texte, à expliquer avec précision les tenants et les aboutissants de la création de l’ori, et les raisons de son existence. Pourquoi célébrer ainsi le pouvoir de l’imagination et les possibilités du littéraire, si ce n’est que pour tenter de les rationaliser par la suite ?

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Femme forêt[3] d’Anaïs Barbeau-Lavalette est à la fois une oeuvre personnelle et un témoignage des premiers mois de la pandémie. La prémisse est simple : fuyant la ville, Barbeau-Lavalette et son « clan », composé de sa famille, mais aussi d’un couple d’amis, partent s’isoler dans une maison de campagne surnommée la Maison Bleue. En réalité toutefois, bien peu de scènes se déroulent à l’intérieur. La nature est le décor, mais aussi la vedette du texte : sa beauté, sa brutalité et son pouvoir guérisseur sont évoqués presque à chaque page. Loin d’une chronique quotidienne ou d’un huis clos, le texte se compose de petites scènes qui relatent les promenades de la narratrice, ses rencontres avec les voisins, les jeux des enfants dans la forêt, ou qui vont parfois puiser dans les souvenirs d’enfance et d’adolescence de l’auteure. Il n’y a donc pas de récit à proprement parler, mais plutôt des récits qui se déploient simultanément.

À plusieurs égards, Femme forêt se lit comme l’envers de La femme qui fuit[4]. Paru en 2015, ce roman s’intéressait à la grand-mère maternelle de l’auteure, Suzanne Meloche, une peintre et une poète proche des automatistes ayant abandonné ses deux enfants. Dans Femme forêt, Barbeau-Lavalette explore plutôt sa relation avec ses grands-parents paternels, Boubou et Jacquot, qui vivent dans un HLM du grand Paris. Loin de l’image déprimante que ce terme de HLM peut évoquer, le logement de Boubou et Jacquot représente pour l’auteure un lieu de mémoire réconfortant qu’elle évoque avec tendresse :

Mais pour moi, la France, la vraie, c’est au sixième étage du HLM d’Ivry-sur-Seine qu’elle se trouve. De l’autre côté du cimetière, assise en jaquette Mickey Mouse, blottie entre mes grands-parents.

Boubou et Jacquot sont la plus belle escale du monde, l’alcôve parisienne de mon adolescence où je fume des cigarettes roulées Amsterdamer par la fenêtre en regardant la lune, subjuguée par toute la vie qui me reste.

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Le regard posé sur les grands-parents paternels est bienveillant, mais on sent bien que tout n’est pas rose à Ivry-sur-Seine : Boubou boit et Jacquot finira par se suicider. Il ne faut pas s’en surprendre, puisque Femme forêt peut se lire comme un recueil de portraits en miniature dans lesquels le drame n’est jamais bien loin. C’est par exemple Jeanne d’Arc Morency, dont la pierre tombale est trouvée par hasard par les enfants jouant dans la forêt, Petit B, qui aide son frère à se suicider, Clark Kent (c’est son vrai nom), le déneigeur qui est tombé dans sa fendeuse à bois, et ainsi de suite. Ces histoires servent de prismes à travers lesquels sont diffractés les thèmes abordés dans le roman – le rapport à la nature, à la mort, au deuil, à l’enfance.

L’enquête menée par Barbeau-Lavalette dans La femme qui fuit laissait voir une femme ne pouvant pas tenir en place : on retrouvait ainsi Meloche à Montréal, à New York, en Europe et en Gaspésie. Femme forêt, au contraire, est un roman du confinement et de l’immobilité :

Je ne peux pas me plaindre. Mais j’étouffe.
Et la honte d’étouffer m’étouffe davantage.
Trop-plein d’humains sur le même plancher.
Notre temps est calculé, nos vivres sont calculés, nos jours sont calculés, nos paroles sont calculées, nos mouvements sont calculés.
Je ne peux même pas me le dire à moi, que j’étouffe.

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C’est aussi un roman plus méditatif invitant à l’émerveillement. Ne pouvant aller nulle part, la narratrice du texte porte son regard vers son environnement immédiat qu’elle décrit sans emphase, dans des phrases courtes et déclaratives. Il en découle un rythme et une poésie qui insufflent un surcroît de sens aux objets décrits. Comme Francis Ponge, dont l’oeuvre est évoquée dans le roman, Barbeau-Lavalette prend le parti des choses : sous sa plume, les brindilles, les aiguilles, les brins d’herbe ramassés par les enfants apparaissent comme autant de petits jardins zen, et les fleurs poussent tels des miracles à travers les trottoirs. Les animaux – souris, truites, serpents, écureuils – sont si charmants qu’ils semblent presque sortis d’un des films de Disney que regarde le clan isolé dans sa maison de campagne, sauf lorsqu’ils meurent, décapités comme Gourmande la poule, dont les ailes ont été arrachées par un animal sauvage, ou pris dans des trappes comme les souris qui infestent la Maison Bleue.

À bien y penser, le regard cru posé sur la nature est sans doute le point sur lequel les romans de Perreault, de Forest et de Barbeau-Lavalette sont le plus proches. Le froid violent chez la première, les fruits de mer toxiques chez le second, et la mort omniprésente chez la troisième sont loin d’offrir une vision romantique ou idéalisée du monde naturel. Il s’agit d’une tendance marquée dans la littérature contemporaine, et en ce sens, les trois oeuvres sont bien de leur temps. Mais le parallèle s’arrête là.