Article body

Maintenant, qu’un homme s’élève, suffoquant de dégoût ou de honte ; qu’il se dresse en face de ce dieu des ombres, et, avec la conscience de la vérité, ose la dire au troupeau d’hommes qu’il tient asservis, aussitôt les anathèmes pleuvent ; son nom est livré à l’horreur, à la haine, sa vie entière à la rage du fanatisme, et son foyer, seule retraite où il cherche l’oubli des persécutions, retentit encore du bruit des imprécations qui le suivent partout[1].

Pleuvez sur moi, malédictions, calomnies, infamies, injures./Je souris voluptueusement à l’outrage, et je vous nargue… troupeau[2] !

L’oeuvre éclectique et hétérogène d’Arthur Buies est un incontournable de la littérature du Québec, suffisamment d’ailleurs pour qu’on ose aujourd’hui présenter l’auteur comme étant « le meilleur écrivain du xixe siècle québécois[3] ». Or, il n’en a pas toujours été ainsi, ses textes — en particulier les Lettres sur le Canada et La lanterne — ayant suscité toutes sortes de réactions, souvent très vives et allant parfois jusqu’aux critiques les plus acerbes, et qui auront constitué pour l’écrivain un « purgatoire long et pénible », selon la formulation de Jonathan Livernois[4]. Si les études actuelles accordent à Buies une place plus significative dans le panthéon des lettres québécoises, la hargne qu’on a pu nourrir à son égard — doublée d’une admiration manifeste chez certains contemporains — mérite qu’on réexamine son discours afin de saisir ce qui pourrait en être l’origine et qui n’a pas encore été mis en lumière[5].

Car, dissimulée derrière le personnage de l’anticlérical presque converti à l’époque du curé Labelle, du pamphlétaire « écervelé » et « scélérat » de La lanterne qui n’a pu se « résoudre à être un honnête homme en laissant faire le mal » (LL, 153), se révèle une pensée sur la nature et la condition humaines qui déborde les cadres culturel et contextuel à partir desquels on a le plus souvent lu l’oeuvre[6]. Ainsi, un des rares esprits sulfureux du xixe siècle ayant vécu dans un Canada français où le peuple se retrouve plus que jamais dominé par le clergé depuis la défaite des patriotes, le même qui a tenté sa chance en Europe, fait état d’une réflexion où se dévoilent certaines zones d’ombre de la nature humaine, saisissables sous la forme d’un symptôme révélateur des « maladies sociales » (LC, 63), comme il se plaît à les nommer lui-même. En s’entêtant à circonscrire ce symptôme, sur la scène politique canadienne-française d’abord, Buies en vient à cette réflexion qui l’amène à dialoguer avec d’autres qui se sont interrogés — à travers des époques et des discours souvent fort différents — sur les origines d’un certain malaise dans la culture[7]. C’est cette part encore trop méconnue de l’oeuvre où se révèle un savoir à la fois éclairant et exigeant que nous souhaiterions ici étudier, afin de tenter de saisir le phénomène ayant pu faire de lui ce qu’il convient d’appeler un « maudit[8] ».

ALLER À LA SOURCE DU MAL EN S’ATTAQUANT À L’HÉGÉMONIE CLÉRICALE

Les Lettres sur le Canada, une « étude sociale » que Buies fait paraître avant sa Lanterne, est le lieu privilégié pour saisir la vérité d’un symptôme collectif qui, manifestement, étouffe l’écrivain. Dans ces lettres où l’univers de la fiction littéraire côtoie la pensée à la fois philosophique, sociale et politique, Buies utilise des stratégies d’énonciation qui rappellent les Lumières, et en particulier les Lettres persanes de Montesquieu. En effet, il s’amuse à adopter le point de vue d’un Français en voyage au Canada, M. Langevin, qui découvre la situation sociale et rédige ses observations sous la forme de missives qu’il adresse à un « ami », M. d’Hautefeuille. Ce cadre imaginaire devient ainsi la voie privilégiée pour désigner sans relâche et par l’hyperbole typique du pamphlétaire un « mal […] trop grand et trop profond » qui afflige le Canada et oblige celui qui souhaiterait soulager le peuple de sa souffrance à « aller jusqu’aux racines de la plaie[9] » (LC, 58). C’est le même « mal » qui sera dénoncé dans les publications qui vont suivre, et en particulier dans La lanterne.

Dans la « deuxième lettre[10] » (1864), le discours révèle l’origine de ce « mal », par l’entremise de M. d’Estremont (l’interlocuteur canadien du Français, personnage passant pour « sombre et misanthrope » [LC, 27]). L’auteur dévoile pas à pas ce qu’il dépeint au Français comme un « pouvoir occulte que personne ne peut définir, mais que l’on sent partout, et qui pèse sur toutes les têtes, comme ces despotes de l’Asie qui font courber tous les fronts dans la poussière » (LC, 30). D’ailleurs, il ne prend pas de détours lorsqu’il laisse entendre la nature insidieuse de ce qu’il finira par nommer le « despotisme clérical » (LC, 34) :

[C]e pouvoir, qui est pour vous [Français] une énigme, est pour nous une épouvantable réalité. Vous le cherchez, et il est devant vous, il est derrière vous, il est à côté de vous ; il a comme une oreille dans tous les murs, il ne craint pas même d’envahir votre maison… hélas ! souvent nous n’avons même pas le bonheur de nous réfugier dans le sein de notre famille contre la haine et le fanatisme dont il poursuit partout ceux qui, comme moi, veulent penser et agir librement.

LC, 31

De manière fort imagée et forçant le trait jusqu’au sarcasme, Buies décrit une attitude jugée détestable, exposant là son caractère profondément anticlérical pour lequel on l’a reconnu, encensé ou haï. Ainsi, le premier responsable de la maladie sociale qui ronge le Canada français serait le clergé, « qui absorbe tout, politique, éducation, presse, gouffre immense et si profond que le désespoir s’empare des penseurs patriotiques » (LC, 56-57), tels Jean-Baptiste-Éric Dorion, « un des premiers membres de l’Institut canadien » et « fondateur du journal L’Avenir » (LC, 66-67), « brisé [aux dires de Buies] par les fatigues de la vie, par les émotions d’une lutte sans trêve qu’il soutenait seul » (LC, 65). Sous les traits de son épistolier fictif, il nous révèle que c’est ce même clergé qui fait régner une sournoise « inquisition » en exerçant « une pression ténébreuse qui étouffe le germe de la pensée comme la liberté d’écrire ce qu’on pense » (LC, 53) et qui possède « [l]’occulte puissance » de « [répandre] toujours une terreur indomptable » (LC, 63), ce qui l’amène à faire le parallèle entre son époque et le Moyen Âge (LC, 29, 58-59).

Les propos particulièrement abrasifs et souvent irrévérencieux de l’hebdomadaire publié de 1868 à 1869 ne laissent d’ailleurs aucun répit aux membres de l’Église, que Buies désignait comme responsable d’une situation qualifiée de « profonde abjection » (LC, 59) dans les Lettres. Un des passages les plus virulents est sans aucun doute celui où il reproduit pour le commenter un procès se déroulant au tribunal correctionnel de Bordeaux. Il y est question des violences commises par des jésuites à l’égard de jeunes pensionnaires, violences qui permettent au journaliste de faire le parallèle avec l’éducation donnée au Canada. Il résume ainsi cette éducation :

On vous fait mettre à genoux, on vous fait baiser la terre, on vous soumet à toutes sortes de pratiques humiliantes, on vous fouette, afin que vous deveniez une docile créature, pâte malléable à discrétion, et c’est ainsi qu’on jette sur l’arène du monde des générations désossées, une jeunesse tellement habituée à suivre l’oeil du maître qu’elle est incapable de rien faire par elle-même et rampe aux pieds du clergé pour avoir un appui.

LL, 216 ; je souligne

En peignant ce tableau du comportement des jésuites, qui apparaissent comme de véritables sadiques, Buies illustre de manière caricaturale l’attitude du clergé au pouvoir, pouvoir qui passe d’abord par l’éducation, afin de transmettre son indignation face à ce qui expliquerait la soumission du peuple canadien-français. Un peu plus tôt, il fait état des effets de cette éducation :

Notre peuple est profondément abaissé et humilié, parce que ce sont ces hommes-là qui ont fait son éducation. Ils lui apprennent à être faux, craintif, oblique, à employer toute espèce de petits moyens, de sorte qu’il ne peut employer les grands, quand il le faut, et qu’il se voit d’un grand bout dominé par les autres races.
[L’éducation cléricale est le poison des peuples[11].]
Nous sommes des moutons et, qui le veut, peut nous tondre.
On ne nous prêche que deux choses, l’obéissance et l’humilité, l’obéissance surtout, dont on fait la première des vertus.
Mais l’obéissance n’est que l’école du commandement et non pas une vertu en soi.
Et l’humilité, telle qu’on nous l’enseigne, n’est autre chose que l’humiliation.

LL, 227-228

LES MANIFESTATIONS DU SYMPTÔME ET SON ORIGINE

En dénonçant la situation à la fois dans les Lettres et La lanterne, et donc en évoquant le sort de la jeunesse éduquée par les Jésuites, Buies se trouve d’un même souffle à dresser un portrait affligeant du peuple canadien-français, pris dans une grande fatigue, non loin du trépas[12] :

Je regarde autour de moi, je vois des visages froids qui s’observent, qui s’épient, qui se masquent, physionomies déprimées où règne l’empreinte d’une lassitude précoce, où se lisent les convulsions de la pensée qui cherche à se faire jour et qui meurt dans l’impuissance.

LC, 58 ; je souligne

Nos jeunes gens ont perdu l’ambition de l’aplatissement ; il en est qui sont restés avec vous ; ceux-là n’ont plus la force de se relever ; captifs, endormis, ils regardent leurs chaînes d’un air hébété, ne sachant même plus qu’ils sont esclaves. D’autres s’agitent, mais ils retombent, vaincus par le poison que vous avez versé dans leur intelligence.

LL, 267-268 ; je souligne

Cependant, si cet état déplorable s’explique en partie par l’éducation cléricale, il semblerait que l’écrivain ne se satisfasse pas de ce simple constat, cherchant plutôt à mettre en lumière une vérité sous-jacente qui ne peut qu’agacer, voire indisposer — ou encore contenter et même ravir, chez ses contempteurs — ses lecteurs. À l’origine de ces soubresauts qui finissent toujours par s’évanouir, il y aurait selon Buies une forme de résistance à ce que le peuple canadien-français sorte d’un état léthargique et d’un aveuglement qui apparaissent tous deux réconfortants pour le peuple et alarmant pour l’écrivain :

Les hommes naissent, vivent, meurent, inconscients de ce qui les entoure, heureux de leur repos, incrédules ou rebelles à toute idée nouvelle qui vient frapper leur somnolence. […] Ce calme est plus effrayant que les échafauds où ruisselle le sang des patriotes, car il n’est pas d’état plus affreux que d’ignorer le mal dont on est atteint, et, par suite, de n’en pas chercher le remède.

LC, 55

Cette abstraction de nous-mêmes a été poussée si loin qu’aujourd’hui elle est devenue notre nature d’être, que nous n’en concevons pas d’autre, que nos yeux sont fermés à l’évidence, que nous n’apercevons même pas le niveau d’abaissement où nous sommes descendus, et que nous considérons comme une bonne fortune unique de n’avoir plus la charge de nos destinées.

LL, 803

Dans certains passages-clés de La lanterne auxquels appartient le dernier extrait, Buies cherche à briser ce confortable repos et à ouvrir les yeux de la nation sur ce qui agit sur elle, mais surtout en elle comme une véritable force obscure, ne serait-ce que par une ironie mordante qui frôle encore ici le sarcasme, ce qu’induit « la bonne fortune unique ». Il en va de même lorsqu’il souligne que si « une occasion se présente, les Canadiens n’oseront se faire valoir, mais […] brailleront pendant un mois si on le leur reproche » (LL, 732), ce qui l’amène d’ailleurs à considérer que la nation canadienne-française « n’est guère qu’une dérision » (LL, 733)[13]. Dans cette perspective, la responsabilité semble reposer tout autant — sinon davantage — sur la nation que sur le clergé, ce que révèlent le verbe éloquent et le choix de la première personne du pluriel dont il se sert plus loin dans le même ordre d’idées : « Nous ne sommes plus un peuple, parce que depuis un quart de siècle nous avons abdiqué entre les mains des prêtres toute volonté, toute conduite de nos affaires, toute idée personnelle, toute impulsion collective. » (LL, 803 ; je souligne)

JOUIR DE LA DOMINATION DE L’AUTRE… EN SOI

Ainsi, Buies n’y va pas de main morte pour nommer avec consternation ce qu’il considère ailleurs comme dégoûtant et honteux (LC, 53) jusqu’au dernier degré, c’est-à-dire cette posture où le peuple est certes dominé par « une petite minorité d’hommes venus de l’extérieur » (LL, 731), anglaise, et par le pouvoir ecclésiastique, mais aussi déterminé par cette tendance viscérale à se condamner lui-même « à l’absorption et à une déchéance qui équivaut à l’anéantissement » (LL, 732), sans pour autant faire partie de ces « nations opprimées et décimées par une poignée de conquérants, réduites au dernier degré d’abjection » (LL, 731) sur la scène de l’Histoire. À lire son discours, on en vient à conclure qu’il y aurait dans cette situation un gain à tirer prenant la forme d’un certain confort, mais pointant vers quelque chose de plus insidieux à l’oeuvre qui expliquerait l’aveuglement aussi bien que « les chutes », les « abaissements successifs », les « déchéances de plus en plus profondes » qui font que le « nous » désignant les Canadiens français en est venu « à ne plus compter sur [son] propre sol, à n’être plus rien, même à [ses] propres yeux » (LL, 802). Dans cette optique, on comprend que le « gain » en question consiste en une jouissance provenant de l’abnégation et de la soumission face à la violence de la domination de l’Autre, ce dont Buies cherche à tout prix (au sens fort du terme) à se faire le porte-voix ; c’est ce que le passage sur le comportement sadique des jésuites cité plus haut illustrait, tout comme celui-ci, où l’écrivain commente encore une fois la situation déplorable des Canadiens français : « Quand je descends dans cet abîme, je reste épouvanté. Mais je ne craindrai pas d’y descendre encore davantage, parce que je veux vous le montrer dans sa nudité béante, je veux te le faire voir, à toi, jeunesse endormie du Canada, à toi, peuple, qui jouis de ta servitude. » (LL, 393-394 ; je souligne)

Ce que nous apprennent les textes de manière métaphorique, hyperbolique et parfois scabreuse, c’est cette vérité selon laquelle, même si — et peut-être parce que — elle suppose une violence, la jouissance de l’aliénation au pouvoir de l’Autre suppose un bénéfice auquel il n’est pas aisé de renoncer. Façon de dire que c’est dans et par ce rapport à l’Autre que le peuple québécois qui indispose Buies jouit, dirait-on, un peu trop de sa domination sur la scène de l’Histoire, ce qui est sans aucun doute le lieu le plus irrécupérable de son discours, ayant le pouvoir d’indisposer bien davantage que certains travers qu’on a pu lui reprocher. Cette passivité poussée jusqu’au confort de l’irresponsabilité devenue une « nature d’être » comporte une dimension masochiste qui révolte au plus haut point l’écrivain, ce qui l’amène à s’écrier, après en avoir tiré certaines conclusions dans les Lettres : « Homme ! il vous faut des jougs à bénir, et des oppressions que votre aveuglement consacre. Vous aimez l’autorité qu’on appelle sainte ; et quand la liberté vient à vous, c’est toujours avec des bras ensanglantés, et comme une furie plutôt qu’une libératrice[14]. » (LC, 52) Plus qu’une simple peur de s’opposer à l’oppression, c’est cette jouissance souveraine de la « servitude » (LL, 394) qui éclairerait alors l’impossibilité d’en finir avec le symptôme de la fatigue culturelle. Devant son peuple qu’il découvre galvanisé par son rapport déréalisant à l’Autre, le journaliste se sent dans la nécessité, dirait-on, de dénoncer haut et fort, à travers l’image du servage allant jusqu’à l’anéantissement, un état grave dont il faudrait collectivement sortir, incarnant « la conscience humaine chargée d’infamies » qui les « vomi[t] avec horreur » (LC, 34) qu’annonçait à son interlocuteur le personnage de la « deuxième lettre », M. d’Estremont.

Ajoutons à ce propos que si l’Autre, ce « dieu des ombres » (LC, 53), a un tel pouvoir sur le peuple aux yeux de Buies, c’est qu’il ne se présente pas simplement comme une instance antérieure et extérieure, mais bien comme une partie constituante de la collectivité à laquelle il appartient. Cette idée émerge lorsque l’écrivain précise, par l’entremise du même personnage s’adressant au Français, où loge, selon lui, le pouvoir occulte de l’Autre :

[V]ous chercheriez en vain de quelles forces [ce pouvoir] dispose ; il n’a aucune action directe ou apparente, il conduit tout par l’ascendant secret d’une pression morale irrésistible. Voulez-vous savoir où est le siège de cette puissance souveraine ? Ouvrez le coeur et le cerveau de tous les Canadiens, et vous l’y verrez établie comme un culte, servie comme une divinité.

LC, 32

L’ennemi à abattre sur la scène de l’Histoire (l’Anglais, mais en premier lieu le clergé, les deux éternelles figures du discours historique et politique) pourrait donc être une représentation de ce qui, en fin de compte, définit en partie le peuple canadien-français et l’entraîne à s’assujettir, lui qui est nourri par ce « poison », comme le dit Buies dans La lanterne (LL, 271). Cela montre que l’Autre est en quelque sorte introjecté d’une manière qui fait violence et qui entraîne le Canadien français à jouir de sa position passive, ce qui apparaît comme le principal problème à l’origine du symptôme.

PENSER LE MALAISE DANS LA CULTURE

De cette façon, on pourrait aller jusqu’à dire que, ce que Buies dénonce à une époque où son discours ne peut qu’être marginalisé — sans qu’il soit pour autant plus facile à recevoir aujourd’hui, dans ses effets de vérité et sa contemporanéité —, c’est l’emprise de la jouissance et d’une certaine violence qui en résulte, ce que Freud a reconnu comme le résultat de la pulsion d’auto-anéantissement, dont il tente de comprendre l’origine dans Le malaise dans la culture[15]. Le peuple canadien-français, qui est à la fois le sujet et le destinataire des oeuvres de Buies, devient le représentant exemplaire de ce destin possible des pulsions à l’échelle collective et des complications qui peuvent s’ensuivre. L’écrivain met cette réalité en lumière dans des passages où il s’écarte de sa critique strictement anticléricale et nationale pour devenir ce penseur qui cherche les origines profondes du problème de la violence qu’il perçoit sur la scène de l’Histoire :

L’histoire ne donne pas de détail des moeurs intimes ; elle raconte à grands traits la vie des peuples ; elle raconte leurs luttes, leurs souffrances, leurs triomphes : elle déroule leur histoire politique, leurs phases successives de gouvernement et de condition sociale. Mais entraînée par ce vaste tableau des choses extérieures et frappantes, elle oublie souvent ce qui éclaire et ce qui touche vraiment les aspirations et les pensées secrètes du peuple. […] Tous les peuples naissent, puis s’éteignent d’après les mêmes lois, et presque toujours d’après le même ordre de faits ; et jusqu’à ce que la guerre ait disparu du code des nations, que la politique soit devenue l’art de rendre les hommes heureux et unis, au lieu de les asservir à l’ambition de leurs chefs, nous aurons éternellement le même spectacle de calamités, de haines fratricides, de nations détruites les unes par les autres, et de préjugés étouffant les plus simples notions d’humanité et de justice. Les hommes n’ont pas encore appris à s’aimer malgré la grande parole du Christ. Toutes les mauvaises passions ont continué d’être les idoles auxquelles la raison et le sentiment viennent tour à tour sacrifier : l’égoïsme a poussé à la fausse gloire, et il n’est presque pas de héros d’un peuple qui ne soient en même temps les bourreaux d’un autre. C’est ainsi que tous les grands noms de rois, de conquérants, ont reçu le baptême du sang, c’est-à-dire qu’ils ont été les persécuteurs de l’humanité qui leur élève des autels. (LC, 13-14)
C’est un fait reconnu partout que la tyrannie morale engendre tous les vices. On ne peut comprimer les intelligences et les coeurs sans les rendre propres à recevoir les plus fatales empreintes. Quand les hommes éclairés acceptent un pareil joug, c’est qu’ils ont perdu toute vertu ; quant à ceux qui s’y soumettent par ignorance et par incapacité de s’élever jusqu’à la conception de la destinée humaine, il n’y a pas à compter avec eux. Ils ne représentent qu’une force passive et inerte, jusqu’au jour où cette force se traduit en un déchaînement aveugle et violent de toutes les aspirations trop longtemps étouffées[16].

La part sombre de l’homme qui se profile derrière les propos du Canadien français ici rappelle « [l]a question décisive pour le destin de l’espèce humaine » que posait Freud, « à savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement[17] ». Buies s’interroge en effet de façon semblable lorsqu’il parle des « violences qui s’agitent en lui-même » de l’être humain ignorant, et de ce fait dominé par ses pulsions :

Exister sans se rendre compte, c’est comme le néant. Voilà pourquoi la pensée est divine ; voilà pourquoi l’intelligence est le souffle de Dieu./Mais quelles horribles profanations l’homme ne fait-il sans cesse de cet attribut divin ? Il n’y a pas une chose, quoi ! il n’y a pas un seul aspect des choses qu’il ne défigure, qu’il ne rende méconnaissable, auquel il ne prête, pour le dénaturer, toutes les violences qui s’agitent en lui-même […]./L’homme est son pire ennemi parce qu’il veut constamment être celui de son semblable. Cette vérité, éclatante s’il en est, simple et nette, est la plus difficile à faire comprendre. De l’envie viennent tous les maux, toutes animosités ; les luttes pour le droit et pour le progrès elles-mêmes gardent à peine leur caractère transcendant au sein des rivalités et des ambitions de ceux qui s’en font les défenseurs, et c’est ainsi que même les plus grandes conquêtes de l’esprit sont souvent abaissées par l’égoïsme des mobiles[18].

Ainsi, la « vérité » ici désignée se présente comme un savoir qui traverse l’oeuvre et qui prend — en particulier dans sa Lanterne et ses Lettres sur le Canada — des voies discursives par moments empreintes d’une colère certaine, laquelle a pu contribuer à nourrir les détracteurs de Buies, à la fois en tant qu’homme et écrivain[19]. En ce sens, si ce dernier s’est attaqué aux causes concrètes à l’origine du symptôme qui accable le peuple canadien-français de son époque afin de contribuer à son possible éveil, on pourrait penser que c’est également dans une visée plus large qui cherche à embrasser la connaissance qu’il a de l’homme et qu’on pourrait qualifier d’« anthropologique », mais qui est aussi celle-là même que met au jour la psychanalyse. Les textes de « jeunesse » de celui qui se tournera finalement vers la chronique sont en effet révélateurs d’un désir de s’élever contre une violence insidieuse (en tentant de la comprendre et en la dénonçant) avec laquelle certains — sujets ou collectivités — peuvent être aux prises. La teneur du lexique, les images fortes et le ton qui peut aisément devenir incendiaire révèlent aussi que le discours de Buies porte les stigmates de la jouissance mortifère dont il se fait à la fois le témoin lucide et le porte-voix, peut-être en sachant qu’il en est malgré lui dépositaire, cherchant à faire avec, ce que semblent indiquer les passages plus « sages » (sans les interjections, exclamations et autres stratégies rhétoriques transmettant son indignation). Ce sont ces stigmates qui deviennent le moteur et la raison d’être de cette réplique où l’art du discours attaque et contre-attaque parfois, devenant en même temps la courroie de transmission d’une pensée qui est rarement tranquille dans les textes étudiés. C’est aussi précisément là où on peut lire chez lui une forme de nécessité de dire le mal — mal qui concerne certes le peuple québécois, mais qui, comme on l’a proposé au départ, éclaire les constats de bien d’autres penseurs et écrivains sur la nature et la condition humaines[20], notamment dans le sillage de la réflexion freudienne du Malaise qui fut « aussi, en un sens, une réinvention de la psychanalyse, qui s’ouvre sur la vérité du collectif, autour de laquelle tournent les sciences du social, sans en affronter “l’unique point obscur” que le savoir de l’inconscient [et de la jouissance] localise[21] ».

ASSUMER LA MALÉDICTION DE SA PAROLE

Pour l’écrivain de La lanterne, dire ce que l’on pense envers et contre tous, et surtout hors des discours préétablis, semble avoir été une incontournable nécessité, qui ne relève pas seulement d’un « droit », mais aussi d’un « devoir », ce qui explique qu’il s’y soit soumis malgré les conséquences tout aussi inévitables qu’amène ce choix :

J’accepte d’être un scélérat, ne pouvant me résoudre à être un honnête homme en laissant faire le mal./Toute vérité n’est pas bonne à dire. C’est là une maxime de poltrons. Dès qu’une chose est vraie, elle est bonne à dire, et doit être dite. C’est l’avantage qu’elle a sur le mensonge, qui n’est jamais bon à dire, même pour la plus grande gloire de Dieu.

LL, 153 ; Buies souligne

Or, choisir de révéler la souveraineté de la jouissance et la violence qui lui est associée par une parole forte implique forcément d’embrasser une forme de malédiction, malédiction qui ne peut se résumer à une posture où certains écrivains font du malheur une fonctionnalité « dans les processus de légitimation culturelle[22] ». Il ne s’agit pas non plus de l’expression d’une souffrance, d’un mal de vivre qui serait à la source inconsciente de l’écriture, voire du génie comme le reconnaît toute une tradition depuis Aristote, ni de ce qui pourrait faire du rejet, de la marginalité le signe d’une élection, les « maudits » suscitant bien souvent autant l’adulation que la détestation. La malédiction au sens où on l’entend pourrait correspondre davantage à une manière viscérale et donc nécessaire d’endosser la posture du « personnage liminaire », tel que le définit l’ethnocritique :

L’individu en position liminale — l’analyse concerne aussi bien les sociétés contemporaines — se trouve dans une situation d’entre-deux et c’est l’ambivalence qui le caractérise d’une certaine manière le mieux […]. La construction de l’identité se fait dans l’exploration des limites, des frontières (toujours labiles, en fonction des contextes et des moments de la vie, mais toujours aussi culturellement réglées) sur lesquelles se fonde la cosmologie d’un groupe social, d’une communauté […]. Dans la mesure où notre personnage liminaire, faisant le détour par l’autre comme tout un chacun, ne parvient pas à revenir de cette altérité ; qu’il est, selon les circonstances et les contextes, un non-initié, un mal-initié ou un sur-initié (voire le tout en même temps), il est placé souvent, dans le système des normes culturelles, du côté le moins positif ou le plus problématique[23].

Ainsi apparaît Buies sur la scène culturelle et sociale, non pas comme un non — ou un mal-initié, mais plutôt comme un « sur-initié » par une lucidité accrue qui le place de ce côté « le plus problématique ». Remettant en cause les fondements de la culture dominante, Buies dialogue avec elle de manière conflictuelle, « transgresse les règles et les frontières, viole les interdits[24] », et sa parole se présente par le fait même comme une véritable manifestation de l’« inquiétant familier » au « double caractère d’une expérience — horreur et fascination, attrait et répulsion — qui nous la fait appréhender simultanément comme familière et comme étrangère, comme désirable et repoussante, et qui conjugue, telle Méduse, la laideur et la beauté[25] ». Figure intenable, le penseur de La lanterne, comme tout maudit, se place ainsi dans une position difficile parce qu’animé par un besoin pressant de dire le « mal » qui ronge les collectivités — en commençant par la sienne — où la violence finit par être montrée comme inéluctable[26] :

Si c’est une condition fatale pour l’humanité de ne pouvoir atteindre à ses destins que par des crises, eh bien, acceptons-en la salutaire horreur, les barbaries nécessaires, moins odieuses que ces despotismes prolongés d’âge en âge qui font bien plus de victimes, quoique dans l’ombre, et qui ne servent qu’à perpétuer le règne de toutes les impostures.

LC, 52

On comprend dès lors que, selon cette logique, dire le « mal » pensé jusqu’à l’obsession n’est pas sans risque pour l’écrivain qui sent qu’« [i]l faut y descendre, [qu’]il faut plonger la main dans l’abîme, et non pas s’arrêter sur ses bords » (LC, 57), situation qui peut se retourner contre lui, tel un serpent qui se mord la queue, ce que Buies a bien connu.

Après lui, sur la scène québécoise, ce destin « maudit » sera notamment partagé par Paul-Émile Borduas, qui reconnaît à juste titre l’importance de

ces hommes qui, sans être des monstres, osent exprimer haut et net ce que les plus malheureux d’entre nous étouffent tout bas dans la honte de soi et de la terreur d’être engloutis vivants. Un peu de lumière se fait à l’exemple de ces hommes qui acceptent les premiers les inquiétudes présentes, si douloureuses, si filles perdues. Les réponses qu’ils apportent ont une autre valeur de trouble, de précision, de fraîcheur que les sempiternelles rengaines proposées au pays du Québec et dans tous les séminaires du globe[27].

Ce sera aussi tout particulièrement le cas d’Hubert Aquin, qui décrit l’écrivain maudit comme étant celui qui « manque de courtoisie, celui que toute bénédiction hérisse » et qui incarne la « vocation ambiguë du peuple québécois — lui aussi maudit et bienvenu à la fois, maléfique et bienfaisant, dangereux et récompensant, terrible et accepté[28] ». Que ce soit Aquin, Borduas ou d’autres penseurs phares du xxe siècle au Québec, ceux-ci semblent hériter — que ce soit voulu ou non — de ce qu’Arthur Buies annonçait déjà, c’est-à-dire de l’importance des écrivains maudits, qui contribuent toujours en marge à éveiller les consciences, à bousculer la vision commune et rassurante de la collectivité, et qui font ainsi partie, un peu à rebrousse-poil, d’une culture, sinon de la culture. En tant que « mémorialiste lucide de la scène politique » qui a fini par devenir un « philosophe méditant sur la condition humaine[29] », mais d’abord et avant tout en tant qu’écrivain, celui que l’on a cherché à réduire au silence a fait de son oeuvre un objet de transmission conviant son lecteur à une réflexion qui mérite d’être réévaluée précisément à partir de cet angle. Les réactions que l’oeuvre de Buies a suscitées, particulièrement celles où on lit le mépris et la condescendance, constituent les points d’ancrage qui permettent de lire les effets d’un discours empreint du désir de faire la lumière sur une vérité dérangeante, « [l]a recherche de la vérité [étant d’ailleurs] le fondement » de son « esthétique[30] ».