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Si le milieu de la bande dessinée québécoise (BDQ) témoigne actuellement d’une belle vigueur, cela tient d’une part à l’émergence de nouveaux auteurs, d’autre part à la consolidation de leur oeuvre — et tout autant de celle de leurs prédécesseurs — à la faveur de nouveaux formats éditoriaux. Les bandes de ces talents neufs côtoient ainsi en librairie celles de nos auteurs consacrés, finalement rééditées ou récemment parues. Dans un article de 2005 sur l’effervescence de la BDQ en ce début de millénaire, Francine Bordeleau identifiait déjà « [t]rois signes qui ne trompent pas : la professionnalisation de la structure éditoriale, l’apparition de nouveaux auteurs solides et une reconnaissance à l’étranger[1] ». Ces signes de santé constituent toutefois moins une rupture, comme l’envisageait Bordeleau, qu’une continuité et même un résultat conséquent d’une longue suite d’initiatives. Jacques Samson résume d’ailleurs avec soin ce parcours de quelques décennies dans son texte « Bande dessinée québécoise : sempiternels recommencements ? », réédité récemment[2].

Un apport crucial à l’essor de ce milieu réside dans le renouveau éditorial qui y règne depuis une vingtaine d’années. Samson affirmait d’ailleurs en ce sens, au seuil des années 1990, que pour poursuivre ou accroître notre production de BD, « les assises structurelles (édition, diffusion, promotion et mise en marché) et financières » (LBD, 148) de celle-ci auraient à se raffermir, et l’aide étatique à ce secteur culturel se devrait de contribuer à pareil essor. Il appert toutefois que ce type d’aide continue de n’assurer qu’un rôle plutôt indirect (néanmoins bienvenu) dans le raffermissement advenu. Comme ce fut souvent le cas jadis, l’initiative provient d’abord de réactions collectives d’auteurs aux réalités de leur milieu, ce qui suit une tendance déjà bien établie du côté de la BD internationale, et qui peut se résumer par « plus de pouvoir aux créateurs ».

Ainsi en va-t-il du paysage éditorial européen francophone partiellement dévasté des années 1990 (crise de surproduction ; « bataille de positions » entre groupes éditoriaux, comme le relate Thierry Groensteen[3]), lequel a suscité la création de structures d’édition alternatives (L’Association[4], etc.) qui ont rénové chemin faisant les modèles éditoriaux. Le modèle combatif de l’éditeur-auteur ou de l’édition de bandes dites « d’auteur », avec une flexibilité de présentation matérielle (noir et blanc ou bichromie, formats intimistes, pagination maigre ou au contraire surabondante) et éditoriale (autobiographie, expérimentation, audace thématique et/ou formelle), a eu une forte résonance au Québec, en tandem avec des développements parallèles récents de portée globale (adoption de la microédition, réseautage par voie électronique, impression sur mesure).

Cette prise de conscience par les auteurs de l’importance des contraintes qui pèsent sur l’édition BD participe d’une réflexion sur ce métier, véritable métadiscours qui interroge notamment les formes d’une communication efficace sous lesdites contraintes. Par exemple, des planches plus petites se dessinent et se cumulent plus vite pour une possible édition en album, ce qui constitue une voie pragmatique pour assurer une visibilité rapide aux auteurs émergents. Comme ce métadiscours emprunte aussi bien la forme orale (entretien) que la forme écrite, voire dessinée (comme dans notre exemple des planches réduites), il permet aux auteurs de commenter, de façon implicite ou explicite, leur propre maniement de la BD par rapport aux normes qui prévalent pour cet art. On peut y percevoir un prolongement de la veine autobiographique adoptée en BD depuis les années 1970, dans laquelle des planches qui portent sur la pratique de cet art trouvent naturellement place, parfois sous forme prononcée et ludique (Crumb, Gotlib).

Les traces de ce renouveau affleurent dans les propos d’acteurs québécois du domaine cités dans l’article de Bordeleau. Ainsi en est-il pour Frédéric Gauthier, cofondateur — en 1998, avec Martin Brault — des éditions de La Pastèque : « Plein de jeunes auteurs avec une nouvelle vision de la BD sont apparus [après la mort du magazine Croc], et il n’y avait pas vraiment de support éditorial pour eux. Nous voulions combler un vide[5]. » Jimmy Beaulieu, paradoxalement l’un des premiers « refusés » de La Pastèque, remédie à ce refus en devenant en l’an 2000 son propre éditeur[6], avant de fédérer autour de lui le collectif Mécanique générale, qui se retrouve rapidement dans l’escarcelle de la maison Les 400 coups. Beaulieu y applique les vertus des supposées « limites » d’un format prisé aujourd’hui, celui du « roman graphique[7] » :

[Ce format] a pris un certain essor pour des raisons économiques : on était obligés de faire du noir et blanc à couverture souple […]. Cela étant, le noir et blanc a des qualités intrinsèques : il est beaucoup plus suggestif que la couleur, il permet au dessin et à l’écriture de se confondre davantage, et a plus de portée[8].

De jeunes auteurs qui ne maîtrisent pas encore les difficultés techniques et esthétiques notoires de la couleur, par exemple, peuvent ainsi faire leurs premières armes avec plus de sérénité.

Cependant, en dépit d’une telle brèche éditoriale — exploitée également par les éditeurs L’Oie de Cravan (maison fondée en 1992) et plus récemment Pow Pow (fondée en 2010) —, des embûches professionnelles subsistent lorsqu’il s’agit de poursuivre une carrière axée sur la seule production BD, surtout lorsque cette dernière s’écarte des sentiers battus. L’emprunt d’une voie alternative au modèle traditionnel (album de 44 planches en couleurs) et l’intégration en parallèle du « roman graphique » aux circuits commerciaux du livre incitent donc les auteurs à confectionner leurs planches selon divers paramètres formels qui en soutiennent le propos, tout comme la charge narrative et expressive d’ensemble. L’éventail de ces paramètres — parmi lesquels le découpage graphique, les choix stylistiques (types de dessin, de phylactères, de cases, etc.), les procédés rhétoriques — se trouve déployé selon des équilibres variables, en fonction du projet en cours et d’une position esthétique sous-jacente, en formation mais qui se fait jour davantage de projet en projet, se perfectionnant au fil des planches.

À l’aide d’oeuvres de maturité, d’entretiens et de prises de position de quatre auteurs situés depuis un bon moment sur cette voie alternative — Michel Rabagliati, Obom, Zviane et Jimmy Beaulieu —, nous retraçons certaines des grandes lignes de ce métadiscours (sur et par la BD, qu’il soit alors explicite ou implicite), pour faire émerger quelques-uns des enjeux esthétiques pressentis comme pertinents par ces acteurs remarqués de la BDQ actuelle.

PAUL À MICHELBOURG

L’oeuvre de Michel Rabagliati est celle qui a le plus retenu l’attention du public et de la critique, avec plus de mille planches réunies en neuf albums, soit la série des Paul chez l’éditeur montréalais La Pastèque. L’auditoire restreint de ses débuts et le choix d’un format alors peu commun au Québec pour sa série, conservé depuis, expliquent ici sa position dite « alternative ». En général modeste au fil des entretiens qu’il accorde aux critiques et journalistes, l’auteur se montre sensible quant aux ressorts principaux de son travail qui séduisent désormais si largement ; « [c]e que je fais est assez gentil et convivial[9] », admet-il volontiers.

L’univers de son protagoniste Paul, étoffé d’album en album et peuplé de multiples acteurs et contextes inspirés du réel, décuple par sa continuité l’engouement pour la série. Les justes rapports entre image et texte dans ce travail sont examinés avec perspicacité par deux chercheurs, Sylvie Dardaillon et Christophe Meunier, selon l’angle original de la « spatiogenèse », qu’ils définissent comme un « processus de génération d’espaces[10] » dans leur article de 2013. L’espace peut en effet être traduit efficacement par la BD, avec ses cases de tailles variables affichant des angles de vue divers. De plus, qui dit « espace » dit implicitement « temps », la distance ne s’éprouvant que dans la durée ; or, le monde de Paul repose sur la (re)présentation du vécu, ce dernier, qu’il soit avéré ou fictif, étant enraciné en des temps et des lieux. Les coauteurs de l’article notent donc à juste titre que « l’émergence du souvenir crée dans la série des Paul un feuilletage temporel complexe[11] ». Cette complexité s’articule grâce à des transitions temporelles et spatiales flexibles, brassant les époques et les décors ; « la narration de Rabagliati […] s’appuie aussi sur des mises en espaces multiformes qui permettent d’ancrer plus solidement le personnage dans une certaine nostalgie d’un Montréal disparu[12] ».

Ce maniement expressif de l’espace par la BD est de fait le fruit d’un effort conscient de l’auteur : « J’utilise rarement des effets cinéma purs car ça serait trop laborieux et trop éloigné de mon univers graphique. Mon système graphique est assez plat. Je travaille sur deux dimensions. Je fais rarement des contre-plongées, des perspectives complexes[13]. » Cet aveu est moins celui d’une limite quant aux moyens qu’une orientation esthétique assumée, une façon de concevoir la BD. Un survol succinct de Paul dans le Nord[14] permet d’apprécier la manière dont cette conception se déploie, en phase avec les grands objectifs de l’auteur ; car, « de son propre aveu, Michel Rabagliati préfère travailler sur des projets longs et cherche à déclencher, chez ses lecteurs, un sourire, une émotion[15] ».

Alors que la majorité des planches de cet album ont l’aspect de dispositifs multicases, celles qui ne recèlent qu’une vignette (case-planche ou planche-case) ouvrent sur un champ de vision — ou d’affect — maximal, et forment des invitations à une pause devant l’image, qui lui restitue un plus ample pouvoir de représentation, voire de signification[16]. Ces passages voués à une contemplation visuelle peuvent aussi coïncider avec des ellipses (spatiales ou temporelles) fortes, en contraste avec les ellipses contingentes dont Rabagliati fait ample usage. Ce dernier type d’ellipse, dans lequel la succession des cases affiche souvent un point de vue identique, avec saut temporel minime, permet à l’auteur de coller davantage aux personnages, de prolonger une scène afin que s’y déroule un dialogue (ou a contrario un silence) et que s’y manifeste une réaction, un état psychique visible dans le comportement[17].

Paul dans le Nord contient aussi des planches que l’on peut percevoir comme présentant des « effets spéciaux », tant elles se démarquent de l’approche graphique privilégiée dans le reste de cet opus. Ces planches d’exception s’insèrent en trois temps forts de l’album et dévoilent l’ambition énoncée de Rabagliati d’interpeller l’affect, dans ces cas de façon plus appuyée qu’il ne le fait, de manière progressive, parallèlement au déroulement de son récit.

Une première occurrence d’un tel « effet spécial » survient lorsque Paul et ti-Marc se perdent à leur arrivée à Mont-Laurier, se retrouvant balayés par les vents d’une tempête de neige non anticipée, qui occupe la troisième case (en PN, 46, 66), jusque-là la plus grande vignette de l’ouvrage (elle occupe les deux tiers d’une planche). Paul et ti-Marc se mesurent ensuite — dans un plat de deux planches en vis-à-vis (PN, 50-51, 70-71) — à une brutalité éolienne qui prend la forme d’amas floconneux en filés, comme on en retrouve en photographie (les filés étant les témoins d’une trajectoire dans la durée). Le parcours ultrarapide des masses blanchâtres y contraste avec les noirs et grisés des éléments iconiques d’arrière-plan (dont Paul, visiblement exténué), jusqu’au quasi-effacement de ces derniers sous la tourmente.

Les deux autres segments à « effets spéciaux » introduisent des touches visuelles plus inhabituelles encore dans le « système graphique » usuel de Rabagliati. Le délire rêvé du Paul fourbu, sauvé des rigueurs hivernales grâce à l’hébergement providentiel offert par Madame Jodoin, se décline en coloris bariolés dans des cases incurvées, en un plat de deux planches (PN, 58-59, 78-79). La saturation chromatique de ces planches, qui détonne dans cet album par ailleurs monochrome, renvoie à une esthétique néo-psychédélique, où se mélangent visuellement les thèmes introduits auparavant dans le récit (préceptes raëliens, chirurgie plastique maternelle, etc.) pour former un bad trip mémorable.

Le dernier segment à « effet » est plus audacieux encore sur le plan formel ; sur deux plats, l’auteur impose le désarroi de son alter ego par l’entremise de quatre cases-planches en ellipses contingentes (PN, 131-134, 160-163), selon un même point de vue surplombant un carrefour montréalais. Cette perspective axonométrique montre d’abord un Paul en proie à sa peine d’amour et fuyant les lieux sur sa mobylette. Puis, bien que Paul ne figure plus sur les trois cases-planches suivantes, un encerclement progressif de la périphérie jusqu’au milieu de la planche, amorcé en case-planche initiale et composé de fins tracés noirs parfois décentrés pour suggérer de la confusion, cerne de plus en plus chaque planche. Sorte d’équivalent d’un fondu au noir qui vise à traduire par l’image la sensation de vertige ressentie par le personnage, le procédé effectue un efficace télescopage des dimensions sociales et privées, externes et internes, du vécu de Paul à ce stade de son existence[18]. Bien que Rabagliati se dérobe habituellement à l’évocation d’« effets cinéma purs », il n’hésite pas à surprendre par la facture de ses bandes afin d’enrichir son propos et sa manière.

REGARDER — PUIS DESSINER — AUTREMENT

Alors que l’auteur des Paul propose des planches d’un format qui confère à sa série un cachet distinctif, entre l’album à la Astérix et le roman graphique habituel, voyons l’utilisation que fait l’une de ses consoeurs d’un format encore un peu plus réduit. Diane Obomsawin — qui signe aussi « Obom » — mène depuis une vingtaine d’années un parcours bicéphale d’auteure de BD et de cinéaste d’animation ; c’est toutefois avec la BD qu’elle fourbit ses crayons au début des années 1980, dans le giron de la scène artistique alternative montréalaise. Elle impose vite son graphisme personnel, minimal autant que mémorable ; un art faussement naïf qui allie l’absurde à l’observation, portant un regard aussi émerveillé qu’amusé sur la conduite humaine.

En réponse à Alexandre Fontaine Rousseau, qui souligne que « [s]es personnages ont une apparence particulière, [et qu’elle] cherch[e] à réduire les choses à l’essentiel », l’auteure raconte :

Ça, ça me fait tellement rire… parce que moi, quand je dessine, j’ai toujours l’impression de me forcer beaucoup. J’ai l’impression de faire des dessins très réalistes. Une fois que je vois le livre ou le film, je me rends bien compte que c’est très minimaliste. Mais pendant que je le fais, je suis hyperconcentrée et j’ai l’impression de réaliser des trucs extrêmement détaillés ! [Rires.] C’est une illusion. C’est que je n’ai qu’un style[19].

Cette candeur est à l’avantage des projets auxquels s’attelle Obom, projets qui se situent à la lisière de l’étrange et du familier. La familiarité provient pour une part de l’usage plutôt orthodoxe qu’elle fait des codes de la BD. Les bandes en gaufrier, c’est-à-dire composées d’une grille à cases isomorphiques, reviennent souvent dans les albums d’Obom. De même pour les classiques bandeaux narratifs en haut de vignette, pour les courts traits — souvent doublés ou plus — qui signifient le mouvement ou certaines réactions des personnages, pour les tracés de dialogue conventionnels (courbés pour la parole énoncée, « nuageux » pour la pensée, etc.).

Or, ce respect d’un dispositif canonique de la BD agit comme un leurre qui, par contraste formel à l’intérieur d’un même album — comme chez Rabagliati —, pave la voie aux réels émois et surprises du propos, dont le dessin se charge d’emblée d’enrichir la progression. La réduction des faciès des personnages à de petits traits relativement gras, avec des poses (de face, de profil, etc.) et, surtout, des yeux dont la réitération se veut presque mécanique, force le regard à embrasser l’ensemble de la gestuelle et de la situation. Chaque variation graphique acquiert forcément, dans ce système minimal, une charge sémantique.

Cette application à rendre fluide le dispositif, tout en lui conférant une touche singulière, facilite la lecture des bandes. Dès lors, leur charme particulier — qui se révèle à la lecture — opère pleinement. Ainsi en est-il dans Kaspar[20], qui pourtant affiche une facture légèrement atypique pour Obom, en contradiction avec son affirmation de ne disposer que d’un style. Le dessin d’Obom, si distinctif, possède néanmoins des affinités avec celui d’autres illustrateurs (on peut songer à Copi, qu’elle identifie d’ailleurs comme son « idole[21] ») : dans Kaspar se laisse percevoir une parenté graphique avec Paul Driessen, lui aussi cinéaste d’animation lié à l’Office national du film du Canada (ONF). Car le dépouillement iconique et le rendu des personnages atteignent dans cet album, inspiré du cas authentique de Kaspar Hauser (1812-1833), la même qualité d’éloquence et d’ingénuité dans les menus mouvements que celle des dessins animés de Driessen. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’auteure adapte subséquemment le sujet pour un film d’animation, alors que, dans son album, c’est la fréquente réitération iconique des cases qui, à quelques modifications près de dessins à l’identique, lui permet de suggérer la faible motricité d’un Kaspar aux muscles peu développés[22].

La sobriété du traitement visuel de Kaspar amplifie certaines méprises et découvertes du personnage, en leur conférant le vertige de subites révélations, car le personnage a été cloîtré depuis l’enfance (d’où son atrophie musculaire). Kaspar interprète ainsi des illusions d’optique au pied de la lettre : accompagné devant un miroir, il remarque sans s’y reconnaître que « [d]es gens nous regardent » (K, 26, c. 6) ; l’éloignement d’un bâtiment lui soutire un « [c]omme cette maison est petite ! » (K, 52, c. 6) ; et ainsi de suite[23].

L’expression la plus radicale de la perception, voire de l’affect altéré de Kaspar, survient lorsqu’un document photographique tramé restitue sa sensation à la vue de pommes rouges (K, 41, c. 5). Cet emprunt au réel est rejoué dans la large case qui reproduit (en tons de gris) une aquarelle réalisée par le véritable Kaspar Hauser. La valeur testimoniale de ces images prépare le lecteur aux deux dernières planches du livre (non numérotées), qui suivent un mot en BD de l’auteure sur ses sources et références. Ces planches ne présentent que des images étrangères au style d’Obom, et reprennent en un gaufrier de douze cases le parcours — ici en images d’époque — du Kaspar Hauser réel. Cette suite imagée fait curieusement paraître plus tangible le Kaspar simplifié élaboré dans le cadre des planches précédentes, dès lors plus chaleureux que le Kaspar historique, dont la présence est attestée par ces témoignages visuels disparates et leurs bandeaux narratifs laconiques.

Dans l’album J’aime les filles[24], l’auteure se retrouve sur son terrain de prédilection, soit la réalité contemporaine vue à travers sa lorgnette créative. Le dessin y est affermi, d’une plus grande rigueur. Les tonalités de gris enrichissent l’ensemble ; elles permettent d’introduire diverses masses et formes sans contour noir (comme les étoiles de Wonder Woman [JAF, 5], en négatif). Quant aux petits pointillés noirs irréguliers qui servent parfois de motifs — souvent pour les vêtements —, ils apportent une texture visuelle fidèle à la « patte » Obom.

La souplesse de ce système graphique, dont l’auteure assume l’étendue relativement restreinte[25], s’éprouve au fil des chapitres de l’album, chacun constituant le témoignage d’une de ces « filles » sur l’émergence de son attirance pour d’autres filles. Comme dans Kaspar, Obom démontre sa profonde empathie et son sens aiguisé tant de l’expression graphique que de la synthèse narrative. « L’histoire de Catherine », le sixième chapitre, boucle en cinq planches l’appel désespéré de la protagoniste pour obtenir l’attention de l’être aimé et la reconnaissance d’un statut particulier à ses yeux, quitte à ce que l’émotion suscitée soit de l’hostilité. Plusieurs astuces graphiques sont mobilisées pour cet accéléré : focalisation sélective au sein d’une large image (JAF, 1, c. 2, 5 et 6) ; iris constitué de lignes centrifuges pour signifier l’intensité d’un moment (JAF, 1, c. 3) ; réitération iconique avec légères variantes (JAF, 1, c. 5 et 6 ; 2, c. 3 et 4, puis c. 5 et 6 ; 3, c. 5 et 6 ; 4, c. 5 et 6 ; 5, c. 5 et 6) ; silhouettage de figures importantes à l’image (JAF, 3, c. 3 et 6 [à la fenêtre] ; 4, c. 1 ; 5, c. 1) ; isolement symbolique d’une figure iconique (JAF, 4, c. 4) ; symbole archiconnu de l’ampoule en renvoi à « l’idée géniale » (JAF, 5, c. 1) ; etc.

Le travail d’Obom s’accorde ainsi avec des éléments explicites de son métadiscours, exprimés en entrevue et décelables dans maints aspects de son approche de la BD. L’effort de simplification, plutôt que d’appauvrir son mode d’expression, en assure l’économie formelle et la cohérence. Obom y parvient de façon plus laconique que Rabagliati ; les deux autres auteurs qui retiennent notre attention se font toutefois encore plus nourris et explicites dans leur discours sur leur pratique.

PIANOTER MOLTO ESPRESSIVO DE CASE EN CASE

Zviane — née Sylvie-Anne Ménard — s’investit dans la BD depuis plus de dix ans avec un enthousiasme contagieux et une soif de savoir insatiable, cette dernière intervenant souvent comme moteur même de l’oeuvre en cours d’échafaudage (Ping-pong[26] en est une preuve). Ses aptitudes parallèles dans le champ musical viennent ainsi informer ses travaux, car chacune de ses activités se nourrit des observations et gains effectués dans les autres.

Ses bandes prennent volontiers une forme dialogique et sollicitent une participation active du lecteur. L’album Les deuxièmes[27], plus sobre que la plupart de ses oeuvres, retiendra toutefois ici notre attention. Il marque un sommet provisoire de la réflexion sous forme BD de Zviane, où sont alliés une délibération formelle assumée et un sens aigu de la réplique et des monts et vallons du développement dramatique. Cette chronique d’un huis clos intime entre partenaires inégalement attachés (d’où cette appellation de « deuxièmes », qui évoque les amours, disons, « contingentes ») s’organise sur des planches souvent structurées sur le mode d’un gaufrier, qu’il soit total (planche ou double planche) ou partiel (part d’une planche), ce qui suggère aussitôt une approche très rythmée de la narration. Il s’agit également d’une réponse formelle au fait, significatif, que les deux protagonistes — de sexe opposé — partagent un même enthousiasme pour le piano, dont l’alternance blanco y negro des touches imprime sa trace visuelle en plusieurs points de l’album.

L’architecture moderniste de la retraite isolée où le duo se rapproche ou se distancie en toute intimité, formée de baies vitrées verticales au rez-de-chaussée, impose d’abord ce motif en créant en alternance ombres et stries lumineuses longilignes (LD, 4, c. 2). La jeune femme s’y trouve d’abord cadrée (les fenêtres en LD, 5 [case-planche]), puis son compagnon dans sa zone distincte (LD, 6, c. 2 et 3), avant que s’effectue un recadrage sur le couple réuni dans ce même espace/fenêtre (LD, 7, en gaufrier de cases horizontales). Cette introduction étudiée décline des oppositions qui continueront à s’enrichir de sens en cours d’album (femme/homme, extérieur/intérieur, lumière/ombre, silence/parole). Elle donne le ton pour des passages subséquents où l’absence de texte et l’espace accordé à l’image prennent un tour méditatif, un accent de musicalité optique, comme dans ces cases-planches muettes qui restituent en vision surplombante des espaces communs de la résidence (LD, 42-46) et celles où le couple se déplace silencieusement vers la chambre à coucher (LD, 80-83[28]).

Le modelage des reliefs par les tons de gris ajoute des nuances à ce traitement visuel qui, doublé d’une attention précise accordée aux attitudes non verbales du couple, contribue à dépeindre en demi-teintes les attachements comme les écueils éprouvés par ce dernier. L’impression de farniente néanmoins mouvementé qui impose ainsi sa cadence fait toute la « petite musique » de cette bande, qui mêle plus explicitement encore les passions (BD et musique) de son auteure, grâce à l’emploi d’un procédé inventif qui ne peut que nous faire rire en crescendo des ébats amoureux.

Il s’agit ici d’une « partition de sexe », « composition conjointe » explicite sur laquelle les partenaires-interprètes se livrent à un corps à corps — et sexe à sexe — vigoureux (LD, 97-109). Cette composition se voit dotée de sa propre notation musico-génitale, déployée dans un schéma (fort drôle) qui constitue le rabat de la première de couverture.

L’atteinte — apparemment mutuelle — de l’orgasme a également droit à sa (dé)notation graphique singulière, en une traduction visuelle qui vise à coucher la sensation sur le papier. Cette montée s’amorce sur un plat de deux planches, chacune en gaufrier à neuf cases (LD, 110-111), puis annonce sa culmination par un gaufrier qui s’élargit d’une bande (en haut) à l’autre (en bas) — pour suggérer l’amplitude croissante de l’excitation — jusqu’à la suppression des yeux des personnages à l’aube de l’extase (LD, 112). Une altération de la facture du dessin survient alors, celui-ci se libérant en courbes pour dépeindre les têtes du duo jouissif dans un espace sans cadre de vignette (LD, 113), avant de constituer sur un plat de deux planches une ligne devenue sereine (LD, 114-115). Le retour à la figuration resitue le couple en contexte — avec, de façon implicitement gigogne : lit, chambre, fenêtres, flore extérieure — sur une double planche-case à bords perdus (LD, 116-117). Il devient donc patent que l’auteure cisèle, dans Les deuxièmes, la facture comme le propos.

Ce travail sur les formes de la BD ne constitue cependant pas un point de référence absolu pour la suite de la démarche créatrice de Zviane. Plutôt que de se contenter d’en reprendre la formule pour de nouveaux projets, l’auteure ne cesse, dans ses interrogations métadiscursives, de remettre en question la manière dont elle approche son art. Que ce soit sur le plan de la rhétorique (l’angle autobiographique qui alterne avec des fictions) ou sur le plan formel (remise en question de son habileté en dessin dans Ping-pong), Zviane s’efforce de repousser ses limites créatives. Elle vise vraisemblablement à éprouver le plaisir ludique de se surprendre elle-même, par exemple par la confection en solo de la revue en couleur La jungle, lointaine cousine postmoderne de L’écho des savanes des débuts (celui du triumvirat fondateur Bretécher/Gotlib/Mandryka, alors en quête militante de liberté expressive). Zviane admet également (notamment dans Ping-pong) que « désapprendre » représente un réel défi. Le travail du dernier auteur dont nous allons traiter s’inscrit dans une voie similaire, soit une recherche de l’expressivité non convenue, qui accorde donc droit et place aux essais-erreurs.

MÉTA-AVENTURE = MÉSAVENTURES ?

Tout d’abord, Jimmy Beaulieu se démarque par la surabondance de son discours réflexif, en regard de celui tenu par chacun de ses collègues étudiés ici. Non satisfait de faire l’objet d’un grand nombre d’entretiens depuis quelques années déjà, il soutient aussi sur la place publique un métadiscours prolixe sur sa pratique de la BD. Ce métadiscours vise en profondeur les rouages de cet art, à commencer par l’approche qui fonde la pratique du dessin.

Beaulieu, auteur talentueux enclin à de fréquentes mues esthétiques, cherche souvent à affirmer une chose et son contraire ; des titres d’albums tels que Comédie sentimentale pornographique[29], ou Non-aventures — rebaptisé en Europe Aventures —[30], résument à eux seuls ce trait distinctif. Avant d’en venir à considérer ses oeuvres récentes, il importe donc d’examiner quelques positions chères à l’auteur, qui explicitent ce type de volte-face ainsi que certains aspects saillants de son travail. Car Beaulieu a revendiqué haut et fort un certain purisme à l’égard de la BD ; les difficultés du parcours professionnel de ses praticiens découragent selon lui ceux et celles qui s’y adonnent pour de « mauvaises raisons[31] ». Cette posture sévère, récurrente sous diverses formes, se modifie petit à petit, jusqu’à l’expression d’un regard critique sur ses travaux antérieurs — et, de ce fait, sur leur modus operandi — qui admet de possibles égarements.

Sa lente marche vers un esprit de synthèse, plus conciliant, plutôt que l’opposition d’extrêmes esthétiques parfois artificiels, se fait jour dans un texte programmatique publié en 2014. Longtemps fervent partisan d’un dessin jeté, spontané, voire impatient, rétif au calcul et à la délibération, l’auteur y développe une sorte de réconciliation des opposés :

C’est avec cette technique, le dessin… disons « direct », qu’on aboutit aux dessins les plus incarnés.
À l’opposé, le dessin… disons « construit » est échafaudé d’esquisses plus ou moins nombreuses, empilées pour mener à un trait final. […] Il donne un résultat plus complexe, lisible et soigné, mais qui risque fort d’être froid et rigide, la pulsion initiale de l’inspiration ayant tendance à s’éventer dans la répétitivité du processus[32].

Encore porté au binarisme, Beaulieu n’en envisage pas moins une dialectique :

Le dessin construit est plutôt le produit du savoir et de la technique. Je l’ai longtemps vu comme de la magie noire, mais je ne le considère plus comme une fausse piste, au contraire. […] [E]n bande dessinée, on peut difficilement échapper au dessin construit[33].

Au-delà de cette conception clivée, le dessin de BD offre — de notre point de vue — un continuum d’approches et de solutions selon les besoins d’un projet expressif donné ; pourquoi alors l’envisager comme une aire forcément conflictuelle interne à l’oeuvre ? Ces contorsions conceptuelles amènent Beaulieu à pratiquer une forme d’ascèse au stade de la réalisation, à travers « un petit exercice mental qui consiste à [s]e retenir d’éprouver du plaisir jusqu’au trait final[34] ».

Comment se traduit dans l’oeuvre le passage des anciennes positions de l’auteur à cette posture modérée, ou du moins nuancée ? Les deux albums qui permettent d’entrevoir cette transition sont Comédie sentimentale pornographique et Rôles de composition[35], oeuvres de factures contrastées bien qu’elles partagent des ambitions habituelles à Beaulieu. Le premier ouvrage, pleine couleur, dans un format (14,5 cm x 20,8 cm) qui ne laisse pas de doute sur son appartenance au « roman graphique », frappe d’abord par la rareté de ses cadres de vignettes à ligne de contour : ceux-ci ne figurent que sur un peu plus d’un dixième des planches, pour un livre qui en compte près de trois cents. Pour le reste, l’auteur préfère la suggestion par des cadres virtuels, là où s’achèvent les surfaces pigmentées de chaque vignette. Cette aération graphique convient à l’exubérance du trait et du découpage, Beaulieu n’étant pas le plus grand adepte du gaufrier — bien qu’il sache en user lorsque nécessaire.

La variation des outils de rendu graphique — du feutre aux crayons Faber-Castell — favorise, en surcroît des modulations du découpage et de quelques sous-titres, le partage en épisodes de chapitres fort longs (au nombre de cinq, couronnés d’un épilogue). Le récit, comme souvent chez Beaulieu, se structure d’ailleurs de façon épisodique, au gré de ce qu’on devine être parfois des envies de dessiner autre chose qu’un passage qui ne serait que partie envisagée d’un plan devenu trop contraignant dans l’intervalle. La vitalité qu’insuffle l’artiste à ses personnages, d’abord au couple formé par Corrine et Louis, au coeur d’une ribambelle d’amies et amis — parfois « avec privilèges » —, devient le véhicule premier pour solliciter l’affect du lecteur. Riches de réactions, incarnées, combatives même, ces « personnes » dessinées en viennent à gagner un tel relief que, malgré un sens du dialogue souvent juste, un certain décalage s’introduit parfois dans leurs propos, lorsque l’auteur s’immisce par trop dans leur parole. C’est là l’un des effets pervers de la prise de parole fréquente de Beaulieu ; sa voix devient si connue qu’elle peut alors s’interposer par-devant celle de ses avatars[36].

La puissance du dessin de l’auteur ne se limite toutefois pas aux seuls personnages ; c’est encore par cette voie que des effets de ponctuation forte, d’émerveillement à l’égal de celui des acteurs de la bande, s’imposent en fonction d’une soudaine mue graphique ou d’un espace conquis par l’image. Ainsi en est-il d’une jolie pause nature (CSP, 91), de la séduction de Louis par Corrine s’improvisant pianiste (CSP, 98-99), des doubles planches à bords perdus qui crèvent l’étroitesse usuelle des cases (CSP, 114-115, 168-169 et 266-267), tout comme quelques planches individuelles à effet voisin (CSP, 80, 153, 174, 208 et 274), enfin, de toute la séquence intitulée « Gamines » (CSP, 213-246), où l’auteur se livre avec verve à l’ivresse de l’image.

Rôles de composition poursuit cette lancée, avec cependant des aménagements esthétiques considérables, qui reflètent l’évolution de la pensée de Beaulieu. « L’auteur dit avoir travaillé “avec grand acharnement” sur [cet album] et même s’être techniquement “beaucoup dépassé” en mettant en branle ce “gros machin de 112 pages en bichromie” », note à ce propos Nicholas Fréret[37]. Ce qui semble être le germe de cette oeuvre, pour une part, figure dans Comédie sentimentale pornographique, alors qu’Annie — amie-amante de Corrine — raconte à Martin sa « première… » avec une belle jeune femme noire (CSP, 151-156). Rôles de composition élargit cette anecdote suggestive, pour démarrer en pleins ébats sexuels le récit de la trajectoire croisée de trois femmes — Colette, Noémie et plus tard Anna — avec ses vicissitudes, notamment amoureuses.

Ce début d’album capte l’oeil par l’amplitude accordée au dessin : ces planches initiales semblent conçues pour le format plus réduit auquel nous avait jusque-là habitués l’auteur, alors qu’ici il s’agit d’un album cartonné de larges dimensions (21,6 cm × 28,5 cm)[38]. Comme pour Comédie sentimentale pornographique, des variations dans la facture visuelle — changement de couleur en soutien aux lignes et surfaces noires, recours ou non à des traits pour délimiter les cases[39] — indiquent les changements de séquences, en plus des titres, qui le font plus explicitement. Par contre, comparativement à Comédie sentimentale pornographique, la patte de Beaulieu gagne en homogénéité, sans perdre en créativité ; la sélection des éléments rendus en couleur — en enrichissement de l’usuelle encre noire — est tout en finesse, ce qui confère une spatialité nouvelle à son dessin, jadis plus plat.

Sous un trait désormais « ligne claire[40] », l’auteur concentre davantage son propos ; il montre bien le parcours psychologique de chacune de ses héroïnes (seule Anna, actrice, demeure à distance, encore nouée à son image médiatique), notamment lors de passages où leurs désirs travaillent leur faciès sans que la partenaire n’assiste directement à ces émois (Noémie qui recherche subrepticement sur le Web des photos d’Anna tandis que dort Colette [RC, 33 ; trois dernières bandes] ; Colette excitée puis émue durant un chat avec Noémie, partie travailler à Berlin [RC, 75]). Ce type de menues observations, nombreuses à rehausser les vignettes, occupent ce terrain où excelle l’artiste. Toutefois, « l’effet spécial » conçu pour cet album — effet graphique qui tente d’éblouir le regard comme son équivalent au cinéma — n’est pas aussi convaincant que ceux déployés dans Comédie sentimentale pornographique. Cet « effet » occupe une double planche-case à bords perdus (RC, 98-99), où l’écran large sur lequel s’achève le film de science-fiction mettant en vedette Noémie affiche un rayon de faisceaux multicolores (clin d’oeil appuyé au célèbre portail stellaire de Kubrick, ou encore au générique de la série télévisée The Time Tunnel[41]). Cet appel à une réaction physiologique culminante, qui restitue la gamme des couleurs présente dans l’album, relève plus d’une indulgence esthétique que d’une nécessité découlant de la structure de l’oeuvre. N’empêche, la démarche esthétique — et métadiscursive — d’ensemble de Beaulieu mérite sérieuse considération malgré cette légère entorse à son ambition.

DES LIMITES AUX POSSIBILITÉS

Au terme de ce bref examen d’oeuvres significatives d’auteurs phares de la BDQ actuelle, voici quelques constats relatifs aux mobiles esthétiques et aux ressorts formels de cette bande dessinée, qui offre des alternatives aux modèles canoniques dominants, ouvrant la voie à l’émergence et à la consolidation de voix nouvelles.

L’incidence de nouveaux formats, que ceux-ci soient le fait d’auteurs ou d’éditeurs, renvoie la réflexion en amont de la création. Laurent-Anthony Charbonneau-Grenier en envisage ainsi l’impact : « En bande dessinée […], la question de la forme est primordiale et demeure une des premières que le bédéiste doit résoudre, les dimensions de la planche dictant d’emblée celles de la page et donc de l’album[42] » ; ce à quoi il ajoute, concernant le rôle de ce travail de fondation sur la planche : « La construction graphique qu[e cette dernière] représente ne peut être modifiée sans que le sens de l’oeuvre […] le soit également[43]. » La composition spatiale d’une planche de BD lui confère donc une dimension rhétorique et expressive particulière, où se conjuguent « forme » (la configuration en étendue d’une bande) et « format » (l’aspect physique d’un album).

C’est ce que nous avons vu à l’oeuvre au sein de chacun des albums examinés, soit la modulation du propos par l’entremise des virtualités du découpage graphique, dont l’articulation devient constitutive pour une bonne part de la composition de la planche[44]. Le format que choisit un auteur contribue ainsi pleinement à l’intelligibilité du projet à mettre en forme. L’angle particulier retenu pour notre démonstration a donc été celui d’une attention au métadiscours auquel se livrent les auteurs retenus, pour tenter de saisir les lignes directrices qui orientent cette mise en forme de leurs bandes, ce métadiscours étant partie intégrante d’une démarche vivante, en devenir d’album en album. Nous avons dégagé en outre que l’emploi des doubles planches spectaculaires devient une stratégie commune, dans certains cas simplement pour former un plat uni sur le plan tant rhétorique que visuel (chez Rabagliati et Obom [Kaspar]). Fréquente dans les formats réduits (comic book, manga), cette stratégie peut ne viser qu’à étendre un espace de représentation confiné ; ici, elle paraît rarement gratuite, plutôt soudée au propos, qui réclame un tel déploiement, et à titre exceptionnel (à usage unique, de préférence, dans une même oeuvre).

Les artistes réunis ici expriment ouvertement les limites ressenties dans leur pratique, ce qui motive leurs efforts — le plus souvent réussis — pour composer avec celles-ci. Rabagliati dit accorder une grande énergie aux détails de son maître plan, ce qui lui permet de rendre vraisemblable son monde en léger décalage avec le nôtre. Obom, en évoquant ses limites en dessin, dévoile simultanément la profonde originalité de son art, en phase avec un regard qui distingue d’autres couches dans le réel. Zviane se révèle davantage dans d’autres travaux, mais Les deuxièmes offre une synthèse de ses acquis en BD indissociable de sa passion musicale, ce qui témoigne de sa quête créative élargie. Jimmy Beaulieu se livre quant à lui sans réserve, dans un discours où se succèdent différentes positions occupées — ou débattues — au gré de son parcours créatif, tout comme son dessin explore les horizons des possibles graphiques.

En terminant, prenons note des influences BD cosmopolites dont se réclament volontiers ces artistes. Si la BDQ actuelle brille à l’étranger, c’est qu’elle se montre à l’écoute de larges mouvements de fond qui l’alimentent, et auxquels elle ajoute sa touche particulière.