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Le message de ce livre est l’utilisation humaine des êtres humains[1].

L’idée d’un réseau de communication ne date pas de la récente époque des premiers micro-ordinateurs. Déjà, au début du xixe siècle, Saint-Simon récupérait l’image symbolique associée à la Révolution française du corps étatique pour en faire un organisme-réseau dans le cadre de sa réflexion sur la société industrielle. Il envisageait les réseaux de communication comme créateurs d’un nouveau lien universel[2]. Un siècle, grosso modo, sépare l’invention du télégraphe de celle de l’ordinateur. Un siècle, en fin de compte, pour créer de la mémoire car, écrit Carolyn Marvin, l’ordinateur personnel représente un « télégraphe instantané » muni d’une mémoire prodigieuse. Malgré la complexification phénoménale des réalisations techniques, le principe reste le même, en effet : transmettre l’information sans que l’être humain soit dans l’obligation d’aller la porter en mains propres ; utiliser des machines pour envoyer des messages[3]. Il n’y a néanmoins pas de commune mesure entre le télégraphe, les premiers réseaux téléphoniques, et ce qui se met en place entre les travaux sur la cybernétique dans les années 1940 et l’apparition de la première application Internet en 1972 grâce au projet ARPANET (Advanced Research Projects Agency Network). Le début des années 1970 apparaît de notre point de vue comme la préhistoire. Aujourd’hui, Internet est composé de millions de réseaux, publics et privés. L’habitude de travailler avec le World Wide Web est telle que nous le confondons souvent avec Internet, alors qu’il ne s’agit que d’une des applications de ce dernier.

On pourra se demander a priori quels liens peuvent exister entre ces réflexions concernant le développement des réseaux de communication et André Belleau, qui n’a guère eu le temps de connaître les ordinateurs personnels et encore moins Internet. Il n’aura pas pu prendre la mesure du développement exponentiel d’un réseau informatique qui commençait à peine à exister, pour le commun des mortels, au moment de sa mort en 1986. Pourtant, cet article veut justement se pencher sur un aspect moins connu de l’oeuvre de l’essayiste qui a tout à voir avec les technologies de la communication. On oublie souvent l’intérêt que Belleau a manifesté très tôt pour la cybernétique et en particulier envers l’oeuvre du mathématicien Norbert Wiener. Il a compris l’importance d’une science qui non seulement transformait notre rapport au monde, mais remettait même en question, à travers les réflexions de Wiener, la manière de définir l’être humain, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Cet intérêt, il l’a manifesté dans une importante série radiophonique, sur laquelle ce texte s’arrêtera avant d’analyser plus en détail un court article trop souvent négligé intitulé « Wiener et McLuhan[4] ». S’il n’est pas le seul au Québec à s’intéresser à la cybernétique (d’autres intellectuels québécois interviendront lors des émissions radiophoniques), nul autre ne marquera un tel enthousiasme, qui le pousse à présenter les tenants et les aboutissants de cette nouvelle discipline. La série sera diffusée l’année même de la publication de l’article ; je me pencherai sur les différences entre le propos du pédagogue vulgarisateur à la radio et celui de l’essayiste à l’écrit.

LA CYBERNÉTIQUE : LE POINT DE VUE DU VULGARISATEUR

Au moment où paraît l’article « Wiener, McLuhan et la montée des automates », Radio-Canada commence la diffusion d’une série de vingt-six émissions intitulée La cybernétique et Nous, préparée par Belleau et réalisée par Fernand Ouellette. Cette série a été présentée à l’antenne de la radio entre le 1er novembre 1967 et le 24 avril 1968[5], donc moins de vingt ans après la publication du premier livre de Norbert Wiener qui allait vulgariser et populariser la cybernétique, soit Cybernetics : Or Control and Communication in the Animal and the Machine, en 1948[6].

L’histoire de la cybernétique, si elle s’avère récente, est cependant fort complexe. Rappelons brièvement sa naissance dans le cadre des conférences Macy, au début des années 1940, auxquelles étaient conviés des chercheurs de différentes disciplines (mathématiques, anthropologie, neurologie, logique, psychologie, économie) dans le but de développer un métadiscours leur permettant de faire des ponts entre des domaines de recherche de plus en plus spécialisés. Le coeur des travaux visait une science générale du fonctionnement de l’esprit. Norbert Wiener y développera la cybernétique, discipline qui se voulait englobante et reposait sur le concept clé de feedback (ou rétroaction) ; celle-ci aura une grande influence sur les théories cognitives, psychologiques (l’école de Palo Alto) ou encore sur les théories biologiques de l’auto-organisation[7]. Elle aura aussi un retentissement certain dans le domaine des arts et de la littérature.

Les recherches de Wiener se situent dans la foulée de la mise sur pied des Laboratoires Bell en 1925, dont l’objectif était d’accroître et de fortifier les technologies de la communication émergentes, ce qui favorisera l’apparition d’une véritable définition scientifique de l’information. Jusqu’aux années 1940 cependant, tous les signaux transitant au moyen d’émetteurs et de récepteurs électriques sont traités et pensés de façon cloisonnée. Frank Jewett, directeur des Laboratoires Bell, exprimait ainsi sa frustration :

Nous sommes contraints de penser, et ce qui est pire, d’agir en termes de télégraphie, de téléphonie, de diffusion radio, de téléphotographie, ou de télévision, comme s’il s’agissait de choses séparées. Elles ne sont pourtant que les parties différentes d’une même science appliquée. En tout et pour tout, elles dépendent, pour leur fonctionnement et leur utilité, de la transmission à distance d’une forme d’énergie électrique qui, au moyen d’une manipulation adéquate, rend possible un transfert quasiment instantané d’information[8].

Apparaît dans ce passage l’ébauche d’une théorie générale de l’information que Wiener cherchera à mettre sur pied et qui s’imposera pour un temps comme la métadiscipline par excellence. C’est dans cette perspective qu’André Belleau présente sa série d’émissions. La cybernétique et Nous s’ouvre comme suit :

Le terme « cybernétique », créé par le mathématicien américain Norbert Wiener en 1948, demeure toujours indispensable pour désigner le vaste domaine théorique et technique que les sciences actuelles occupent simultanément en s’autorisant des concepts modernes d’information et de communication. Ce vaste domaine comprend l’ordinateur, les organismes artificiels, l’automation, la machine à traduire, les modèles logiques et mathématiques du système nerveux, et aussi des vues nouvelles en linguistique, en pédagogie, en administration et dans les sciences de l’homme. Avant tout, peut-être attitude d’esprit mais appuyée sur les mathématiques et les sciences positives, la cybernétique offre une clé incomparable permettant d’avoir accès au monde de l’accélération technologique, d’en comprendre les causes immédiates, l’esprit et l’originalité par rapport aux époques précédentes[9].

Rien ne traite de la littérature ou de l’art dans ce passage, mais cette introduction signale que la cybernétique, et les émissions au cours des mois en feront la démonstration, déborde du domaine des sciences pures (mathématiques, informatique, sciences cognitives) pour englober les rapports entre l’individu et son environnement. C’est une clé, une « attitude d’esprit » pour avoir accès au monde de la technologie, autrement dit au nouveau monde que l’Occident va bientôt devenir.

S’il existe une réelle fascination pour la cybernétique, qui se traduit dans les propos de Belleau autant que dans ceux de plusieurs des experts entendus sur les ondes, on sent aussi poindre des réserves parfois fortes sur le risque de la concentration que permettrait le développement des réseaux. Ces craintes font écho aux critiques qui s’affirment aujourd’hui dans un contexte néolibéral. Le mathématicien voyait dans le développement des réseaux informatiques la possibilité pour tous d’avoir accès à l’information ; il s’agissait d’une transformation sociale qui permettrait un accroissement de la démocratie. Cependant, il n’avait pas vu (ou pas suffisamment) à quel point l’information pourrait être utilisée, manipulée, pour les besoins des pouvoirs en place.

Dans les faits, les thèses de Wiener iront très loin, proposant une nouvelle représentation de l’être humain : transparent (il n’existe plus d’opposition entre extériorité et intériorité) et rationnel, véritable machine à communiquer. Comme l’ordinateur, les membres de l’espèce humaine traitent de l’information. Tous les phénomènes du monde visible, et l’humanité est sur ce plan à l’égal des autres objets du monde, peuvent être étudiés du point de vue des relations, des échanges, de la circulation de l’information. Wiener place au centre de sa méthode scientifique les échanges ou les relations des composantes de l’univers — le terme semble hyperbolique, mais montre en même temps l’amplitude que le mathématicien veut donner à sa théorie. Encore une fois, c’est autour du concept de rétroaction que se cristallisent ses travaux, qui lui font mettre sur un pied d’égalité organismes vivants et artificiels. Georges Boulanger, président de l’Association internationale de cybernétique, définit cette analogie en ces termes, exactement au moment où André Belleau diffuse la série d’émissions sur le sujet à Radio-Canada :

Ce sera à tout jamais la gloire de l’Américain Norbert Wiener d’avoir fait le rapprochement entre les comportements finalisés de la machine et ceux de l’animal, et d’avoir dit clairement, le tout premier : si, dans la nature, on observe des comportements finalisés (c’est-à-dire dirigés vers des buts fixés a priori), et si l’on peut construire des machines capables de faire montre des mêmes comportements, les principes mis en oeuvre dans les deux cas sont identiques. Il s’agit toujours d’un effet qui réagit sur la cause qui le produit, de ce que l’on appelle, en technique, une rétroaction ou un « feed-back ». Cette analogie étant reconnue, il devenait tentant de proposer — et Wiener l’a fait — d’étudier dans un même cadre tous les comportements finalisés, qu’ils soient le fait de la matière vivante, ou de la matière inerte. La cybernétique était née[10].

Même si, d’un point de vue technique, l’organique et l’inorganique, l’être humain et la machine sont considérés comme des équivalents sur le plan de l’information, il va de soi pour Belleau que Norbert Wiener est préoccupé par le rapport existentiel entre l’être humain et la machine ainsi que par les risques de voir certaines valeurs morales disparaître. Les enjeux et les risques sont effectivement nombreux. « Guidé[e] par la science, affirme Belleau, inspiré de la pensée du grand Norbert Wiener, [l’ère de l’information] veut se placer dès le début sous le signe de la lucidité[11]. » Cette dimension subjective prend des couleurs plus directement humanistes quand Belleau parle du mathématicien dans ses cahiers : « Cybernétique et société de Norbert Wiener, malgré son pessimisme foncier, témoigne d’un humanisme scientifique assez émouvant. La pensée cybernétique culmine ici en une sagesse plus globale qui exalte l’humain et, précisément, ne le réduit pas à l’état de machine. J’y reviendrai[12]. »

Penseur humaniste, Wiener conclut que les machines à communiquer et à transmettre l’information vont devenir indispensables à l’humain. Comment alors ce dernier pourra-t-il conserver pleinement son humanité ? Cette question hantera le mathématicien dans les deux dernières décennies de sa vie et fait de lui une figure tragique qui fascinait André Belleau[13], comme on le verra plus loin. Une phrase du mathématicien sert de fil rouge tout au long de la série, rejoint cette interrogation sur le devenir de l’humain et conduit même à la conclusion selon laquelle « [n]ous avons modifié si radicalement notre milieu […] que nous devons nous modifier nous-mêmes pour vivre à l’échelle de ce nouvel environnement[14]. »

Le titre de la série, « La cybernétique et Nous », mérite qu’on s’y arrête. Ce « Nous », écrit avec une majuscule, indique à la fois les liens entre la nouvelle science et l’espèce humaine, les rapports de réciprocité, mais la conjonction peut aussi se lire comme une opposition ou à tout le moins une mise à distance : que sommes-nous, en réalité, face à la cybernétique ? Allons-nous conformer le réel, notre réalité à nos machines ou plutôt proposer l’inverse ? Donald Michael, auteur d’un article sur le futur que nous annonce la nouvelle science, soulève la question. André Belleau la reprend en rappelant qu’à ce stade (au moment du balbutiement des réseaux, en 1967), « les questions importent plus que les réponses et […] pourquoi et comment nous les poserons-nous, ces questions, si par la cybernétique, nous ne devenons pas conscients des radicales transformations du monde actuel[15] ? »

De quelle manière la technologie cybernétique transformera-t-elle notre vie quotidienne ? Mais qu’en sera-t-il également de l’enseignement, de l’art de gouverner, de l’administration, du droit, de « la liberté individuelle et l’idéal démocratique » (c’est le sous-titre d’une des émissions) ? Cette série d’envergure pose donc des questions aussi bien philosophiques et éthiques que techniques, et convie, pour en discuter, des personnalités aussi différentes que Gilbert Simondon et Fernand Dumont, Paul Ricoeur et Jean Lemoyne, Abraham Moles et Benoît Mandelbrot, parmi bien d’autres.

LA CYBERNÉTIQUE : LE POINT DE VUE DE L’ESSAYISTE

Ces vingt-six émissions démontrent la grande expertise d’André Belleau dans le domaine de la cybernétique, exceptionnelle à l’époque pour un chercheur universitaire qui vient des milieux littéraires et artistiques au Québec. Mais son intelligence et sa curiosité ici ne passent pas par l’écriture, par son écriture, sinon à travers des propos vulgarisateurs et pédagogiques — qui démontrent aussi qu’il devait être un très bon professeur. Pourtant, Belleau reste un écrivain et d’abord, plus précisément, un essayiste. Comme écrivait René Lapierre : « André Belleau est essayiste ; rien par conséquent ne lui est si proche, si familier que l’écriture, c’est-à-dire — avec plus de précision — le moteur de l’écriture, l’émotion (au sens premier) qui la déclenche, qui est le texte[16]. »

Or, quand il s’intéresse à la cybernétique en son nom propre, le ton se révèle bien différent. Je citais plus haut le passage qui servait d’ouverture programmatique à la série La cybernétique et Nous. Voici maintenant l’incipit de « Wiener et McLuhan », titre qui implique non plus une discipline mais deux penseurs, donc deux subjectivités :

William James, un jour qu’il se trouvait à la campagne, fit observer que sa villa ne comptait pas moins de quatorze portes et qu’elles ouvraient toutes sur le dehors. Il en éprouvait une vive satisfaction. C’était, j’imagine, des temps heureux. Les mots et les choses n’écrasaient pas l’homme de leur fatalité. Aujourd’hui, dans un monde marqué par l’avènement des automates, la conscience de nos limites surgit très vite. Aiguillonné par les changements de toutes sortes, sollicité et troublé par nos contemporains dont c’est le métier d’en parler et qui nous renvoient des crépuscules apocalyptiques à l’aube d’un nouvel Âge d’or, on cherche confusément à s’orienter afin de comprendre et de prévoir ; on essaie pour son propre compte de profane de faire en sorte que quelques-uns des appels entendus qui paraissent à la fois les plus généreux et les plus contraignants puissent, selon la belle expression de Murilo Mendes, « s’ajuster dans l’unité ». Et évidemment on n’avance guère. C’est notre sort commun.

WM, 20

L’entrée en matière, cette fois, n’a plus rien de didactique ou de programmatique. Le texte commence par l’ouverture des portes, un syntagme commun à l’incipit de la fiction romanesque : on entre dans le texte comme on entre dans la pièce (rappelons l’exemple idoine de Madame Bovary : « Nous étions à l’étude quand le proviseur entra »). Dans le cas présent, il n’y a rien de moins que quatorze portes, qui ouvrent sur l’extérieur. Cette maison appartient à un philosophe, pragmatique, souvent considéré comme le fondateur de la psychologie aux États-Unis. Fondateur d’une science centrale pour la compréhension de la subjectivité humaine, William James fait signe à celui dont il sera surtout question dans ce texte, Norbert Wiener, fondateur lui aussi d’une science, la cybernétique, en apparence plus objective. Née du cerveau d’un mathématicien d’exception — il obtient son doctorat à dix-huit ans —, cette science apparaît pourtant toujours, dans les textes de son auteur, indissociable de sa portée sociale et psychologique. À l’époque de James, écrit Belleau, « [l]es mots et les choses n’écrasaient pas l’homme de leur fatalité » ; et son texte se clôt sur une référence explicite au livre de Foucault, Les mots et les choses. De manière plus implicite, on peut entendre dans cet « appel généreux » mentionné dans la citation le rôle qu’accordait Jean-Paul Sartre à l’écrivain dans Qu’est-ce que la littérature ?, lui qui sera cité quelques lignes plus loin pour son affirmation célèbre : « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait. » Hasard peut-être, ou effet d’écho parvenant à boucler la boucle d’un texte qui, cherchant à comprendre la pensée de Wiener, ne manque pas d’être labyrinthique.

A contrario, on pourra considérer la maison de James présentée dans ce texte comme l’envers d’un labyrinthe. Elle compte quatorze portes, donnant toutes sur l’extérieur. Difficile de ne pas en sortir si on le veut. Difficile même de ne pas avoir la tentation d’en sortir. On s’y retrouve. C’était, écrit Belleau, « j’imagine, des temps heureux ». Par contre, à la fin des années 1960, au moment de la publication de cet article, « on cherche confusément à s’orienter ». Dans le labyrinthe laborieux du savoir contemporain, on se déplace à tâtons, dans un espace opaque, et on imagine mal qui symbolise le Minotaure de cette ère : « Le savoir profus de notre époque ou bien me force à me disperser, témoin éclaté d’un univers de fragments épars, ou bien m’oblige à choisir une seule avenue. » (WM, 20) À la lecture de son texte, à la teneur plutôt mélancolique, on comprend bien que pour Belleau cette deuxième solution semble obsolète. Il s’agit d’une époque déchirée, de fractures importantes, époque de crises qui ne correspond plus à celle « des temps heureux ». Pourtant, il faut tirer parti de cette profusion : « Mais cette impossibilité où je suis d’avoir au travers de la prolifération des faits, des modes, des descriptions, des théories, une vue juste de notre société technicienne est par elle-même riche d’enseignement. Elle me fournit, ab absurdo, certains critères. » (WM, 21) Pour comprendre son monde, il se tourne vers deux hommes auxquels il s’est intéressé en raison de la cybernétique. C’est donc, paradoxalement, à travers l’oeuvre d’un mathématicien créateur d’une science qui se veut universelle, objective et que plusieurs taxeront bientôt de « déshumanisante » qu’André Belleau plonge dans la subjectivité du monde contemporain.

Le rapprochement entre Wiener et McLuhan peut surprendre. Il s’explique d’abord par le fait que la pensée de l’un et de l’autre avait comme objet les problèmes de la communication, au fondement de la cybernétique. Mais il y a davantage : « Leurs oeuvres découlent d’une subjectivité avouée : symbiose de la science et de la mystique, conscience angoissée chez Wiener ; une fréquentation assidue de la littérature et un amour profond de la poésie chez McLuhan. Ils ne sont pas cartésiens. Sur le plan de l’épistémologie, ils auraient raté leur propédeutique. » (WM, 21) Ils ne sont pas cartésiens — on a envie d’ajouter : tout comme William James. En bon pragmaticien, James défend une logique non cartésienne, et une affirmation similaire vaut pour Wiener. Ce dernier, mathématicien et scientifique non cartésien, se retrouve au milieu d’une crise parce que la cybernétique « entend occuper le domaine entier du contrôle et de l’information, lequel intéresse autant les sciences physiques que les sciences de la vie et les sciences humaines » (WM, 21). En ce sens, il ne peut agir en « simple » scientifique. Marshall McLuhan est convoqué presque uniquement en conclusion : il n’a pas la même valeur pour Belleau. Ce dernier écrit d’ailleurs : « Il est difficile à la lecture de McLuhan, de surmonter un premier sentiment d’irritation. Il y a peu de pages où on n’est pas frappé par des glissements de sens, des interprétations abusives. » (WM, 26) Contresens, informations insuffisantes quand il disserte sur Pascal, Bergson, Teilhard de Chardin… Si leurs intérêts et leur méthode (par exemple leur subjectivité, mise de l’avant) les rapprochent, on a aussi l’impression que McLuhan sert de contre-exemple face à Wiener.

Le cas de Norbert Wiener est beaucoup plus complexe et subtil. Une phrase dans le texte de Belleau rend compte des ambiguïtés associées au penseur : « Le terme même “cybernétique” est présentement mal reçu dans plusieurs milieux scientifiques tant à cause des généralisations abusives qui s’en sont réclamées que par l’inclination philosophique de la pensée de Wiener. » (WM, 23) Même s’il n’a pas développé seul la cybernétique, Wiener en devient la métonymie et donne à certains l’impression qu’il promeut, volontairement ou non, ces généralisations. En effet, le terme de « cybernétique » a été servi à toutes les sauces. Si on l’utilise moins aujourd’hui, il suggère cette « société de la communication », expression utilisée à tort et à travers, au point où la « communication » est un terme qui semble dire tout et son contraire. On pourrait croire le terme « information » plus précis, du fait qu’il naît au xxe siècle dans son sens moderne avec la théorie mathématique de l’information de Claude Shannon ayant pour objet la mesure, le codage et le transport des signaux devenus ainsi messages le long d’un circuit de communication[17]. L’information serait un bruit dans le système. Plus il y a de « bruits », donc d’informations neuves, plus le message est complexe et difficile à décoder ; moins il y a de bruits, plus il y a de redondances et plus le message est simple à comprendre mais peu informatif. Pourtant, dans son acception contemporaine, le terme « information » apparaît propice à la confusion. Voilà du moins l’opinion de Philippe Breton, très critique à l’égard de ce qu’il nomme « l’utopie de la communication » :

Son usage, dans la langue française, regroupe des significations très diverses. Il sert notamment à traduire en un même mot trois termes anglais distincts : data, news et knowledge. L’information est en effet aussi bien la “donnée” (data) dont l’informaticien nourrit les machines que les “nouvelles” (news) que le journaliste confectionne en vue de les communiquer au public. De plus en plus, par une extension souvent mal venue, la langue française rend équivalents “information” et “savoir” (knowledge), ce qui relève […] de la confusion la plus totale[18].

André Belleau, homme de langage, ne pouvait pas être insensible à cette confusion qui prend ses racines dans les théories cybernétiques elles-mêmes. Pourtant, il faut revenir aux propos qui ouvrent la série La cybernétique et Nous pour comprendre que la cybernétique est perçue comme une nouvelle conception du monde, un véritable changement de paradigme. Ce sont moins les détails de sa validité scientifique qui intéressent alors André Belleau — comme bien d’autres penseurs à l’époque, captivés par le sujet — que sa valeur heuristique. On pourrait interpréter la phrase écrite par Belleau sur « le terme même de cybernétique » citée précédemment ainsi : s’il peut comprendre l’agacement des scientifiques devant les généralisations abusives, en revanche il pourrait difficilement être en accord avec une critique qui s’en prendrait de facto à « l’inclination philosophique » de la pensée de Wiener. Car Belleau se retrouve dans cette pensée philosophique, souvent d’ailleurs plus proche de l’essai que de la philosophie. Posons même l’hypothèse que les textes du mathématicien le hantent, si on se fie à certaines entrées de ses cahiers : « J’ai lu jadis plusieurs romans d’Ellery Queen. The Tragedy of X m’a emmené fort loin de la cybernétique et de l’autobiographie de Norbert Wiener qui occupent mes vacances depuis près d’un mois[19]. »

Je me rends compte, en parcourant ces notes, que j’ai bien peu lu depuis un an !… Et trop de romans policiers sans doute… Il faut dire cependant que je n’ai pas fait état dans ces pages des nombreux ouvrages qu’il m’a fallu approfondir (ou consulter) pour ma série de vingt-six émissions radiophoniques sur la cybernétique. Ainsi, j’ai passé sous silence les livres du grand Norbert Wiener[20].

Cet intérêt qui fait en sorte que Belleau s’identifie à Wiener pourrait être ramené schématiquement à trois points.

UNE OUVERTURE, UNE ÉCRITURE, UNE TRAGÉDIE

Le premier point porte sur l’interdisciplinarité dont il fait preuve tout au long de sa carrière. Il refuse les barrières entre les disciplines autant que les spécialisations. Difficile, en effet, de trouver un champ d’intérêt qui n’aurait pas intéressé Wiener. Belleau le présente même de manière assez allègre sur ce plan : « Il se promenait avec une liberté royale dans le jardin de la connaissance, jetant des ponts entre “les îles du savoir”, sautant les haies et marchant sur les plates-bandes au passage. » (WM, 23) On ne s’étonne pas qu’il ait activement participé au développement d’une science qui avait pour objectif, ni plus ni moins, de repenser et la définition de l’être humain, et ses rapports avec l’ensemble des disciplines qu’il a créé. Pour lui, écrit Belleau, la cybernétique est moins une science qu’un « champ où des faits, des événements, des hypothèses, des outils dessinent une forme d’esprit, suggèrent une attitude, indiquent le sens d’une recherche dont les résultats concrets, l’avènement progressif des automates, doivent inéluctablement changer le monde » (WM, 22).

Le terme de « champ » dans ce contexte convient parfaitement aux objectifs de la cybernétique. Dans L’oeuvre ouverte, livre largement influencé par cette nouvelle science, Umberto Eco définissait ainsi un « champ de possibilités » :

La notion de « champ », empruntée à la physique, implique une vision renouvelée des rapports classiques (univoques et irréversibles) de cause à effet, que remplacent un système de forces réciproques, une constellation d’événements, un dynamisme des structures ; la notion philosophique de « possibilités » reflète, elle, l’abandon par la culture d’une conception statique et syllogistique de l’ordre, l’attention à ce qu’ont de ductile décisions personnelles et valeurs, remis en situation dans l’histoire[21].

On retrouve là, à travers les propos d’un littéraire, les effets intellectuels du feedback et la manière profondément transformée de penser les rapports sociaux propres à la cybernétique.

Pour Belleau, ce « champ » qu’ouvre Wiener a aussi d’autres modalités qui le touchent de près, et nous en arrivons au deuxième point qui mérite d’être souligné. Ce champ, selon Belleau, « dessin[e] une forme d’esprit, suggèr[e] une attitude ». Si cette affirmation concerne la cybernétique dans le texte, posons l’hypothèse que pour Belleau elle renvoie aussi à l’esprit et aux idées de Wiener, qui produit une écriture proche de l’essai. Paradoxalement, si sa science se voulait totalisante, son écriture montre bien qu’il s’opposait à toute forme de totalisation — et à tout totalitarisme ; il faudra revenir sur cette dernière affirmation. L’écriture de Wiener crée des brèches, ouvre des pistes, s’interroge sans chercher activement de réponses. Créant une science associée à de nouveaux appareils (donc à une technologie) qui vise à rien de moins qu’à repenser notre monde, Wiener rend compte en même temps d’un espace de tension qui interroge les repères de l’humanité. Belleau ne manque pas de souligner qu’à mesure « qu’on avance chronologiquement dans l’oeuvre non mathématique de Wiener, la hantise philosophique, l’angoisse sourde, que ne réussissent pas à masquer l’humour et les exigences d’un rationalisme radical, se font sentir de plus en plus manifestement » (WM, 23). On chercherait en vain l’image stéréotypée du scientifique sûr de sa science et tourné vers le progrès et l’avenir chez ce mathématicien qui écrit dans Cybernétique et société : « l’univers mourra dans l’embrasement et l’incandescence », ou encore « nous sommes des naufragés sur une planète vouée à la mort » (cité dans WM, 23).

J’en arrive enfin au troisième point, le plus important peut-être pour Belleau, qui pourrait se résumer par une phrase de ce dernier : « C’est avec la conscience tragique que la démarche de Wiener commence à prendre tout son sens. » (WM, 23) Il y a en effet des aspects fort tragiques dans la vie de cet homme qui donne l’impression, à tout moment dans son oeuvre, de vouloir sauver l’humanité. On a beaucoup reproché à Wiener d’avoir réduit les êtres humains à de simples machines à communiquer. Pourtant, il faut comprendre que le contexte de l’époque où il pense la cybernétique est celui de la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de la découverte des camps. Pour lui, l’existence des camps résulte de l’absence d’information, celle-ci ayant insuffisamment circulé. Il faut donc se servir des nouvelles machines à communiquer, à rétroaction, en train de se développer, pour permettre de diffuser l’information le plus possible. Les débats entre les deux hommes qui sont sans doute les plus grands mathématiciens de l’époque, Norbert Wiener et John von Neumann, se révèlent d’ailleurs fascinants par ce qu’ils annoncent des tensions qui existent aujourd’hui autour de l’information : Von Neumann, anticommuniste notoire, politiquement très conservateur, voyait dans les nouvelles machines une occasion de concentrer l’information le plus possible pour éviter les erreurs. Mais qui contrôlerait cette information ? Pour Wiener, au contraire, il s’agissait de la mettre à la portée du plus grand nombre, par le biais des ordinateurs, auxquels chacun devait avoir accès. En ce sens, devant notre ordinateur, nous devrions toujours être redevables à Wiener, qui n’avait pas su concevoir, cependant, l’usage que pourraient en faire les pouvoirs en place[22]. Par ailleurs, dans le contexte de l’époque, faire de l’être humain une machine à communiquer signifie insister sur l’égalité des êtres : pas de racisme, d’antisémitisme, de sexisme, de différences de classes, si nous sommes des « machines communicantes ».

Cela étant, dès la fin des années 1940, Wiener a conscience des contradictions dans lesquelles il se trouve coincé. Comme l’écrit Pierre Cassou-Noguès : « Il dénonce le processus de mécanisation de l’humain dans l’usine automatique mais contribue lui-même à le renforcer par ses travaux sur la cybernétique[23]. » Conscience tragique, car il produit d’un côté, indirectement mais tout de même, ce qu’il dénonce de l’autre. Belleau l’écrit à sa manière :

Dans un premier mouvement, il se félicite de voir ses prédictions réalisées ; en matérialiste orthodoxe […], il déclare que la machine, comme l’homme, est douée d’intelligence, d’originalité, d’invention. Mais il y a une étrange dualité en lui. À mesure qu’il hausse la machine vers l’homme, il affirme le primat des valeurs humaines qu’il sent menacées. Wiener n’était pas naïf : le problème ne se réduisait pas au bon ou au mauvais usage de la machine, objet neutre en soi. […] Ce qui le préoccupait, c’était le rapport existentiel entre l’homme et la machine.

WM, 24

Cette conscience déchirée intéresse Belleau avant tout. Il y a là une tension qui rappelle celle, féconde, propre à son écriture d’essayiste. Le travail de Belleau comme pédagogue (la série radiophonique) permet de faire preuve d’une certaine objectivité et de comprendre l’intérêt intellectuel des propositions du mathématicien Wiener ; les conflits vécus par l’homme Wiener rejoignent autrement Belleau et se traduisent dans sa propre écriture, par une sorte d’adhésion mélancolique. Il pourrait là encore reprendre les propos de Cassou-Noguès : « [D]epuis le début de cette enquête, je laisse entièrement de côté la théorie de l’information et l’aspect scientifique de la cybernétique pour m’intéresser uniquement à un domaine en marge, entre science et fiction. Je m’attache aux personnages de Wiener[24]. » On notera le pluriel du mot « personnage » dans la phrase. On pourra en approfondir le sens en rappelant que la tragédie de Wiener se situe aussi sur un plan médical que Belleau ne pouvait connaître, révélé dans les dernières années : il était bipolaire. Déjà, sur le plan mathématique, son intelligence était telle que peu de chercheurs pouvaient comprendre la portée de ses travaux, mais en plus ses crises (dont personne ne connaissait les causes) ont discrédité beaucoup de ses idées progressistes auprès de gens déjà peu enclins à défendre son humanisme. Comme le rappelait une de ses deux filles : « Mon père n’a jamais été une seule personne. Il en était de nombreuses tour à tour, et très contradictoires[25]. »

Belleau connaît très bien la cybernétique depuis ses origines ; en témoigne la série qu’il a préparée. Mais plus précisément dans son cas, on pourrait suggérer que l’intéresse davantage Norbert Wiener comme texte. C’est l’essayiste qui exhibe ses contradictions, les met en scène, tente de résoudre la crise éthique qu’il crée bien malgré lui, ne cesse d’insister sur les vertus humanistes alors qu’il « déshumanise » l’espèce, l’homme à la fine pointe de la science dont le dernier livre pourtant s’intitule God and Golem. Un homme pour qui la science orthodoxe ne peut exister sans imagination et qui d’ailleurs écrira lui-même des nouvelles policières sous un pseudonyme transparent : W. Norbert. Parallèlement à l’examen et à la réflexion sur une science neuve en train de changer notre civilisation, dans la série radiophonique, Belleau se penche, manifestement avec passion, sur la figure qui cristallise les ambiguïtés d’une civilisation profondément technologique chez un homme qui était devenu un essayiste presque malgré lui.