Abstracts
Résumé
The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay (1995), oeuvre marquante de la dramaturgie québécoise des années quatre-vingt-dix, a fait l’objet de nombreuses études visant à dégager les spécificités de ce long monologue « in English ». Cette analyse jette un éclairage inédit sur une question très peu abordée dans les travaux portant sur l’ensemble du corpus dramatique québécois : l’inscription des référents du catholicisme. L’article montre comment cette oeuvre peut se lire comme une confession profondément travaillée par le registre de la culpabilité et comment le récit de rêve au coeur du monologue, par l’inscription des souvenirs renvoyant à l’époque du Canada français et par les intertextes liturgiques et bibliques qu’il déploie, donne à la confession de Gaston Talbot une résonance prophétique. Le passé catholique canadien-français et ses signifiants (refoulés) façonnent ainsi en profondeur l’énonciation au présent.
Abstract
Larry Tremblay’s The Dragonfly of Chicoutimi (1995), a significant work of Québécois dramaturgy in the 1990s, has been the object of many studies seeking to identify the specific characteristics of this long monologue in English. This analysis throws new light on an issue that has drawn very little attention in work on Quebec plays in general as it focuses on how Catholic references are written into the play. The article shows how the work can be read as a confession deeply marked by a system of guilt, and how the dream narrative at the heart of the monologue uses memories of the French Canada period and liturgical and Biblical intertexts to give Gaston Talbot’s confession a prophetic resonance. Thus the French Canadian Catholic past and its (repressed) signifiers shape present utterances at a deep level.
Resumen
The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay (1995), obra notable de la dramaturgia quebequense de los años noventa, ha sido objeto de numerosos estudios destinados a despejar las especificidades de este largo monólogo “in English”. Este análisis representa un enfoque inédito sobre una cuestión muy poco abordada en los trabajos sobre el conjunto del corpus dramático quebequense: la inscripción de los referentes del catolicismo en esta obra. Este artículo muestra de qué manera esta pieza puede leerse como una confesión profundamente elaborada por el registro de la culpabilidad y cómo el relato del ensueño en el centro del monólogo, con la inscripción de los recuerdos que remiten a la época del Canadá francés y con los intertextos litúrgicos y bíblicos que despliega, da a la confesión de Gaston Talbot una resonancia profética. Así pues, el pasado católico canadiense francés y sus significantes (reprimidos), labran en profundidad la enunciación en presente.
Article body
Je suis né à Chicoutimi dans les années 50, j’ai donc vécu le catholicisme de façon intense dans ma famille. Évidemment, on l’a rejeté dans les années 60 et 70, mais il en reste toujours des vestiges, des réflexes. J’ai l’impression qu’avec ce roman, j’ai voulu revisiter cela de façon totalement personnelle, dans un système d’opposition entre le bien et le mal, la maigreur et l’obésité, le féminin et le masculin, l’homme et l’animal, la souffrance et la jouissance. […] J’ai connu qu’il fallait souffrir, qu’il fallait être puni, qu’il fallait demander pardon. […] Moi, je pense que tout ce qu’on a vécu dans l’enfance, c’est notre trésor, c’est là-dedans qu’on va puiser pour imaginer des choses dans le même sens, mais plus souvent contre[2].
C’est dans une entrevue accordée en 2012 à la parution de son roman Le Christ obèse[3] que Larry Tremblay confie son intention de revisiter et d’interpréter l’héritage du catholicisme, mais ce travail est, me semble-t-il, déjà en cours dans son oeuvre The Dragonfly of Chicoutimi[4], pièce marquante du théâtre québécois des années quatre-vingt-dix qui se présente sous la forme d’un long monologue en anglais que Gaston Talbot adresse au public. Or l’interprétation du catholicisme dans cette pièce n’a fait l’objet d’aucune analyse. Pourtant bien présent dans plusieurs oeuvres des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (voir entre autres Les muses orphelines et Les feluettes ou La répétition d’un drame romantique de Michel Marc Bouchard, Le petit Köchel de Normand Chaurette, Celle-là de Daniel Danis, etc.[5]), le catholicisme n’est certes pas un sujet « à la mode », cette question constituant peut-être un tabou aussi important que la question nationale du Québec dans les oeuvres récentes de sa dramaturgie[6]. Mais il faut dire aussi que, bien que le catholicisme soit un moteur important de la parole dans ce monologue, son inscription s’y donne à voir subtilement, par des intertextes bibliques (de la Bible et des évangiles), des allusions aux rites, un certain ancrage spatiotemporel des souvenirs, et le motif de la culpabilité, entre autres. Ce monologue met en jeu les mécanismes du refoulement, de même que des omissions, des inversions, des demi-vérités ou des mensonges[7], et oppose des forces cherchant à dire et à taire un secret qui ne peut se révéler que par un retour fragmenté vers le passé.
Le rôle que tient le Canada français catholique dans ce texte (ancrage spatiotemporel qui se dévoile dans un récit de rêve où surgissent des souvenirs d’enfance issus de cette époque), mais surtout la tonalité et le dispositif énonciatif permettent d’entendre le monologue de Gaston Talbot comme une confession. Il s’agit en effet pour lui de parvenir à dire et à avouer des fautes jamais révélées jusque-là, en l’occurrence un crime et les jeux sexuels ambivalents qui l’ont occasionné. En m’intéressant au fonctionnement de ce texte qui procède par un dévoilement progressif renversant peu à peu les affirmations d’ouverture, je montrerai comment se construit le registre de la confession et les effets que produit celle-ci. Ce faisant, je montrerai comment le travail d’interprétation de l’héritage catholique, dans cette pièce, passe par les registres qui structurent le monologue de Gaston Talbot : la confession et la prière, mais aussi quelques allusions à certains passages de la Bible, où résonnent les exhortations à la pénitence et à la contrition produites par des images du rêve de Gaston.
« Well the Truth Is not Easy to Catch »…
Dans ce long monologue, Gaston Talbot en vient à révéler comment, par un « hot sunny day of July » de l’été de ses seize ans où il jouait avec un camarade aux cowboys et aux indiens sur les rives de la rivière aux Roches derrière sa maison à Chicoutimi, il a tué (en le blessant accidentellement puis en l’achevant) son ami et bourreau Pierre Gagnon-Connally, le « glorious cowboy » qui lui a demandé de devenir son cheval en lui donnant des ordres en anglais, langue que Gaston n’a pourtant jamais apprise, comme il le dévoile en racontant la scène de domination précédant le meurtre :
after a while he gets down from my back/looks at me as he never did before/then he starts giving me orders in English/I don’t know English/but on that hot sunny day of July/every word which comes/from the mouth of Pierre Gagnon-Connally/is clearly understandable/Get rid of your clothes/Yes sir/Faster faster/Pierre Gagnon-Connally/removes from his pocket a cigarette/he lights it smokes it/Get down on your knees/you’re a horse/not a man/Yes sir/He approaches me/puts out his cigarette on my thigh/Now you belong to me/you got my mark/Yes sir/Don’t talk/a horse doesn’t talk
DC, 52-53
Ce n’est que plusieurs années après ces événements que peut advenir le monologue de Gaston Talbot, à la suite d’un rêve fait en anglais, langue par laquelle il retrouve l’usage de la parole après des décennies de mutisme :
Nobody never learned/what really happened/on that hot sunny day of July/it was so easy/to think that Pierre slipped on the wet rocks/but if a boy/dumb but a boy/came in the forest on that day/I don’t know who came out/specialists who examined me after the accident/declared me aphasic/for years and years/no words came from my mouth/I think I was not/as they said/aphasic/I was simply silent/And years and years later/the dream came/that funny dream I described to you[8]
DC, 56
C’est autour du récit du rêve fait « in English » qu’est construite cette pièce ; et c’est pour le raconter que Gaston s’adresse au public. Les images produites par ce rêve et l’acte même de le raconter forcent l’aveu du crime passé et des événements qui y sont associés. On peut voir comment le rêve est un moteur de la confession de Gaston, notamment dans les dernières scènes du rêve où, après s’être transformé en « dragonfly » et avoir dévoré sa mère qui l’avait « fixé » sur le mur de la cuisine, il survole sa ville natale pour atterrir brutalement sur les lieux du crime :
I wake up/totally wet/I open my eyes/I’m not in bed/I’m lying on a body/a cold and wet body/the dead body of Pierre Gagnon/my lips are on his lips/I’m doing a mouth-to-mouth/I’m touching his blond hair/I’m looking his blue and fixed eyes/I’m taking his head with my two hands/and crushing it on the rocks/the blood of Pierre Gagnon/reddens the water of the river rivière aux Roches
DC, 50-51
Ce passage montre aussi comment de nombreux déplacements de souvenirs liés au jour du meurtre mobilisent la confession. Par exemple, le « horse » que serait « devenu » Gaston au moment du jeu est transposé notamment dans les images du rêve, où la mère de Gaston apparaît les cheveux attachés en « horse tail » (DC, 30), et dans la première présentation qu’il fait des effets que son rêve en anglais a produits sur lui : « let’s say that it was/if I was blind and suddenly I recovered the sight/or if I was a horse and suddenly I turned into a dog » (DC, 19). Outre les paroles prononcées par Pierre, ce sont aussi des images liées aux souvenirs du meurtre qui se trouvent déplacées dans le rêve : les « fixed eyes » de Pierre Gagnon-Connally au moment de sa mort sont rappelés par le « dragonfly fixed on a wall by a pin » (DC, 40) que « devient » Gaston lorsque sa mère l’« épingle » au mur de la cuisine avec un couteau.
C’est par un récit de rêve fait dans la langue de sa sujétion que, paradoxalement, peut se signifier pour Gaston ce qui n’aurait pu l’être autrement. En fait, l’ensemble de cette pièce fonctionne comme un récit de rêve, et le rêve raconté expose les réseaux de sa formation, que Freud appelait le « travail du rêve ». Le rêve se fabrique en effet par déplacements et condensations, résultant d’un « compromis » entre deux forces opposées : l’une cherchant à satisfaire un désir et l’autre exerçant une censure pour masquer ce désir. Le travail du rêve condense en unités des fragments de pensées qui peuvent être tirées de différentes périodes d’une vie, sans qu’il existe nécessairement un lien chronologique entre elles, mais dont les matériaux les plus importants tirent leur origine des souvenirs d’enfance. Et si, selon Freud, « en règle générale, un rêve est intraduisible en d’autres langues[9] », c’est que la langue traduit en images les matériaux que le rêve condense en unités. C’est ainsi que le rêve en anglais permet de rendre à Gaston la parole dans cette langue.
Par ce discours en anglais peut donc se révéler l’impuissance qui se dévoile petit à petit dans le récit. Or, dans ce monologue qui fonctionne par omissions et refoulement, on en vient à comprendre que le rapport d’assujettissement qui liait Gaston à Pierre est indissociable d’un contexte politique (national) où sont inscrites les deux filiations familiales respectives qui seront peu à peu mises au jour dans la confession de Gaston : celle de Pierre, que Gaston tait jusqu’au moment du récit des événements qui précèdent l’aveu du meurtre, et la sienne, qu’il ne livre que par des détours et des renversements. C’est dans l’opposition entre ces deux filiations, qui sont aussi deux univers socioculturels, que s’entend ce qu’il en est du « vrai » rapport de Gaston à l’anglais, exposé à la fin de son monologue, où l’on apprend que sa prise de parole dans la langue de l’autre est associée à une perte de la langue française, dont l’unique didascalie qui apparaît à la fin du texte fait entendre le retour : « Gaston Talbot chante, après en avoir cherché les mots dans sa mémoire, la chanson J’attendrai, popularisée par Tino Rossi. » (DC, 57)[10]
Dans un aveu précédant immédiatement le récit de la scène de domination par le « glorious cowboy », Gaston dévoile le nom complet de celui qu’il avait jusque-là nommé « Pierre Gagnon » : « Pierre’s real name/was Pierre Gagnon-Connally/his mother Hughette Gagnon/married Major Tom Connally/he was from Windsor/he came to Saguenay/to work on the military base of Bagotville » (DC, 51-52). L’omission du patronyme anglais et sa révélation tardive dans la confession montrent l’importance de ce nom. Cet aveu permet de constater, à rebours, que Gaston s’est substitué à Pierre au début de son récit (en se déclarant plus jeune que lui et en affirmant avoir joué le rôle du cowboy, alors que Pierre aurait joué celui de l’indien [DC, 15-16]), et révèle qu’il a tenté de dissimuler des renseignements portant sur sa propre famille. On peut ainsi déduire que lorsque Gaston décrit le père de Pierre au début de son récit en disant que « his father was not so bright either/he drank and was always on welfare » (DC, 15), c’est plutôt à son propre père qu’il fait allusion[11].
Ce n’est que par de nombreux détours, des substitutions et des allusions que Gaston parvient à dévoiler sa filiation et le contexte sociohistorique dans lequel sont ancrés ses souvenirs d’enfance. Quelque chose de son rapport aux origines familiales se donne à entendre de manière explicite lorsque Gaston révèle : « my parents rented a house on Sainte-Anne Street/between Saint-Joseph Street and Saint-Dominique Street/there is nothing interesting to say about this area/we are not responsible of the place where we are born » (DC, 20-21). Mais de ses parents locataires et de sa famille nombreuse, constituée de neuf enfants — comme on l’apprend par le récit du rêve où apparaît sa mère (DC, 33) —, Gaston ne dit que bien peu de choses, évoquant plutôt les lieux où il a grandi[12]. La manière dont Gaston, à défaut de pouvoir parler de sa mère, appelée « mum », la « fait parler » en « jouant son rôle », témoigne d’une grande ambivalence à son égard. Un tel jeu est aussi présent dans le récit du meurtre, où c’est en « interprétant » le rôle de Pierre que Gaston raconte la scène précédant le crime. Dans ces deux récits, la maîtrise que semble avoir Gaston sur les paroles prononcées par l’autre conduit à une réactualisation de la scène évoquée (surtout dans le récit des événements où le « glorious cowboy » a ordonné au cheval de se taire et où l’on n’entend plus que les paroles prononcées par Pierre, derrière lesquelles Gaston semble s’effacer à nouveau, en « devenant » l’autre). Gaston arrive à dire quelque chose au sujet de Pierre Gagnon-Connally, non seulement en révélant son nom et le rapport qui les unissait l’un à l’autre, mais aussi en le présentant en des termes fort élogieux, comme dans ce passage où s’entend le désir dont il est l’objet : « in fact I was the Indian/and Pierre the cowboy/he was about twelve years old/I was four years more than him/but I was so dumb/and he was so bright/he was the one/who knew what to do/at the right moment/for the right reason/he was the one/who deserved to be the glorious cowboy » (DC, 51). Mais Gaston ne dit rien au sujet de sa mère, si ce n’est par des jeux de miroirs. Ainsi, on peut constater que ce sont sa mère et Pierre qui parlent à travers Gaston.
Le rapport ambivalent de Gaston à sa filiation se révèle par des indices apparaissant dans le rêve, comme dans ce passage où Gaston raconte comment le « child with an adult body » est entré dans la cuisine de la maison familiale :
I hear the radio coming from the kitchen/a song/I know that song/tout va très bien Madame la Marquise/tout va très bien tout va très bien/I walk a few steps/the floor is wet/I say to myself/it’s Friday/mum always washes the floor on Friday/I’m happy and sad/I love Friday/but I hate fish/I look my hands/the stones are gone/no more magic/I feel released/for now I just want to go/straight in the kitchen/open the freezer/and take a popsicle/a white one/mum always makes grocery on Friday/I’m sure/there is some popsicles in the freezer/my heartbeats still increase/boum boum/mum buys popsicles on Friday/but I have to wait Saturday to have them/Time/it’s a question of time/I hate time/my dream won’t last forever
DC, 32-33
C’est dans un espace-temps partiellement indéterminé que surgit le monologue — aucune didascalie ne décrivant le « here » (DC, 11) et le « tonight » (DC, 12) dans lesquels Gaston ancre sa prise de parole —, mais cette première incursion de Gaston dans le lieu où il a grandi constitue un des indices grâce auxquels il est possible d’en repérer le cadre et le lieu d’énonciation. Puisque Gaston en vient à avouer (au début de son récit) n’avoir jamais quitté sa ville natale de Chicoutimi (DC, 18), on peut comprendre que sa confession surgit là : dans l’espace délimité par la forêt de la « river rivière aux Roches » derrière la maison familiale à la croisée de rues portant des noms de saints, le « Sainte-Anne bridge[13] », et les lieux survolés par le « dragonfly » à la fin du rêve (DC, 49-50). Quant au temps, des indices permettent de constater que de nombreuses années séparent le présent de la confession des souvenirs d’enfance qu’évoque le récit du rêve, situant le septième anniversaire de Gaston dans une époque où Tout va très bien, Madame la Marquise jouait à la radio[14]. Mais surtout, une époque où le vendredi était encore un jour maigre « in the beautiful province of Quebec/in the great country of Canada » (DC, 14), ce que Gaston révèle en confiant : « I’m happy and sad/I love Friday/but I hate fish » — où s’entend le souvenir d’un catholicisme d’avant Vatican II. D’ailleurs, l’association entre la pénitence et le septième anniversaire de Gaston dans le rêve appert d’autant plus forte lorsque l’on tient compte du fait que c’est dès l’âge de sept ans que les fidèles devaient faire maigre le vendredi, selon les préceptes du Vatican[15].
L’entrée de Gaston dans la maison de son enfance est indissociable de repères spatiotemporels. Mais elle est surtout marquée par des mouvements que nous retrouvons dans tout le monologue : d’une part, des tensions entre l’anglais et le français (dans la structure de l’anglais parlé et le surgissement de la chanson en français), entre le désir et sa frustration (un popsicle blanc[16] et l’obligation de « faire maigre » le vendredi) ; et d’autre part, un effet de censure (ou de refoulement) repérable dans les fragments morcelés et constamment interrompus du récit entourant la mort de Pierre Gagnon (fragments qui ressurgissent, déplacés, dans les signifiants du rêve[17]). D’ailleurs, la chanson Tout va très bien, Madame la Marquise, que Gaston dit entendre à plusieurs reprises en arrière-plan dans ce rêve, constitue un exemple des mécanismes par lesquels s’inscrit ce refoulement[18].
« There Was Something Totally Wrong »
Le registre de la confession trouve ainsi à se déployer. L’inscription du bien et du mal (ainsi que de la culpabilité qui en découle) se révèle dès le début du monologue, où Gaston se présente sous de fausses apparences. Ce sont des associations entre certains signifiants du catholicisme renvoyant au bien et au mal ainsi que des souvenirs du « hot sunny day of July » qui forcent Gaston à avouer qu’il a menti en affirmant : « I travel a lot » (DC, 11) et « My childhood was surely a big success » (DC, 14). La résistance de Gaston, sa dissimulation, peut aussi s’entendre dans la description initiale qu’il fait de son rapport actuel au monde :
I want to be in not to be out/I want to feel the right thing at the right moment/for the right reason […] if we share the same vision/we can handle the world/[…] we are human beings/we are on earth to improve ourselves/all together we can do something great […] I mean love and sharing/are the roots of MAGIC on earth
DC, 12
Le mot « right » qui s’immisce dans de nombreux passages du début du récit est l’écho d’un ordre donné par Pierre à Gaston lorsque, monté sur son dos, il disait à « son cheval » : « Go straight/turn left/left again/turn right » (DC, 54). Ce mot, en anglais, permet de renvoyer à une direction (tourner à droite), mais aussi, entre autres, à ce qui est juste et bien. Par la polysémie du mot répété à maintes reprises, on peut entendre dans la parole de Gaston des souvenirs liés aux événements survenus le jour du crime, ainsi que ce qui force la confession du crime (à la fois sur le plan de la justice et de la morale catholique). Quant au mot « handle », il constitue dans ce passage un déplacement de l’aveu du meurtre, de nouveau reformulé : « I touch his body/I feel his life/I do a mouth-to-mouth/I see so close his face/I can’t handle it/I take his head with my hands/and crush it on the rocks » (DC, 55).
L’affabulation qui marque le début du monologue de Gaston rappelle d’ailleurs celle du jeu et permet d’amorcer la confession, redoutée et désirée à la fois, dans une description déguisée par des inversions et des demi-vérités au sujet des journées passées à jouer dans la forêt de la rivière aux Roches, derrière la maison familiale : « we were frightened/thousands of enemies around us/watching the right moment to catch us/but finally we were always enough strong/to win the battle to kill the bad people/to clean the forest of the evil/o boy o boy o boy/what good memories » (DC, 13-14). Dans ce passage, « catch » est un souvenir de la scène qui nous sera rapportée plus loin : « Pierre Gagnon-Connally catches me/with an invisible lasso/inserts in my mouth an invisible bit/and jumps on my back » (DC, 52). Ce mot revient d’ailleurs après l’aveu de mensonge où Gaston affirme que « well the truth is not easy to catch » (DC, 19). On repère bien dans ce passage, comme ailleurs dans le monologue, les traces d’une confession voilée par la transposition. Il en va de même lorsque Gaston évoque pour une première fois cette journée d’été, et avoue ce qui ne s’entend encore que comme un jeu : « I killed for more than an hour Pierre Gagnon » (DC, 16).
Les références au bien et au mal, si elles peuvent paraître « diluées » ou voilées par la polysémie de certains mots anglais et par le ton du début du monologue, deviennent plus nombreuses lorsque Gaston évoque le jour du meurtre. Même la description du décor dans lequel les drames ont eu lieu permet de situer la suite du récit dans le registre d’une tentation :
both of us were exhausted/the sun was incredibly hot/and transformed the forest into a desolated area/a kind of Sahara with carbonized trees/so it was just normal that Pierre and I/went down to the river rivière aux Roches/in search of freshness/Pierre without saying a word/took off all his clothes/got into the river and started to laugh/he looked like a little devil/a cute and joyful devil laughing for nothing/I think he was swallowed/by a strange state of empty happiness […] my capacity to catch exactly what is going on/under the false appearance of events/put me straight in front of the truth/there was something totally wrong/on that hot sunny day of July/what exactly was it/no doubt that it concerned first/the naked body of Pierre Gagnon/laughing like a fool/in the water of the river rivière aux Roches/in the little forest/just behind my family house
DC, 16-17
La description des lieux — la forêt devenue désert et lieu de désolation —, surtout lorsqu’on tient compte des nombreuses allusions au « devil » et au désir érotique homosexuel qui se révèle par l’évocation du corps nu de Pierre Gagnon[19], n’est pas sans rappeler aux oreilles de qui connaît bien les textes la tentation de Jésus rapportée dans l’évangile de Matthieu. L’évangéliste raconte en effet comment le Christ (dont Gaston prend la posture lors de sa « crucifixion » transposée dans le rêve) fut soumis par le diable à l’épreuve de la tentation dans le désert, durant quarante jours[20]. La durée de cette épreuve trouve un écho dans l’âge qu’aurait eu Gaston dans son rêve (ce qui correspondrait aussi sûrement au moment du surgissement de celui-ci) : « I was a child/I mean I felt like a child/with an adult body/the body of my forties » (DC, 20).
La prononciation des mots « devil », « false », « wrong », « truth » peut paraître d’autant plus associée aux fautes à avouer que cette scène du « rire du diable » est inversée par Gaston, comme il le déclare après la confession de son crime à la fin du monologue : « It was not Pierre who laughed/in the water of the river rivière aux Roches » (DC, 55). La confession en acte et la fonction de moteur qu’y exercent les signifiants catholiques apparaissent clairement dès la première évocation du rêve en anglais et de ses effets :
My childhood was a big success/I told you that too/it’s not true/well the truth is not easy to catch/for a long time/when I woke up in the morning/I felt so depressed/that all I wanted was to go back to sleep/and sink into the depths of the nothingness/I used then to dream a lot/and one night on two/I was scared to death by nightmares/I was in an awful shape/but one night/I had a dream in English/let’s say that it was/if I was blind and suddenly I recovered the sight/or if I was a horse and suddenly turned into a dog/I know that comparison is not reason/however what I want to express/is that the mere fact to dream in English/which after all is something more or less ordinary/even if as for me at that moment in my life/I was a French speaking person/was felt as a dramatic change/or even more/as a signal/something like an angel/coming down to the earth of my consciousness/to show me the way
DC, 19-20
On peut ainsi repérer dans cette description non seulement l’allusion explicite à un ange (affirmation d’ailleurs démentie à la fin de la pièce), mais aussi l’inscription d’une intertextualité biblique par laquelle les notions de faute et de jugement, celui qui se dévoile à la fin du rêve raconté, sont mises de l’avant. Lorsque Gaston évoque les effets de son rêve, on se souvient du récit, dans l’évangile de Jean, de la guérison d’un aveugle accomplie par Jésus un jour de sabbat, guérison dont l’aveugle aurait ainsi décrit les effets (par une phrase passée dans le langage populaire) : « j’étais aveugle, et à présent je vois[21] » (Jn 9, 25). Ce chapitre de l’évangile renvoie d’ailleurs à maintes reprises aux notions de péché et de jugement. Par exemple, on y raconte que Jésus aurait annoncé : « “Je suis venu en ce monde pour rendre un jugement : que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles.” […] “Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites ‘Nous voyons !’, votre péché demeure[22].” » (Jn 9, 39.41)
L’aveu d’une faute, qui s’annonce subtilement dans les premières allusions de Gaston à ses souvenirs d’enfance ressurgis dans le rêve, s’effectue au fur et à mesure que Gaston dévoile ce que le « travail du rêve » a pu mettre en images pour forcer la confession.
Un rêve canadien-français
I woke up to pee/looked at my face in the mirror/Pierre Gagnon/why are you doing that to me/please stay quiet/stay in your place/in the gentle waves of the river rivière aux Roches/don’t take my face/it belongs to my mother/I went back to my bed/slept and dreamed again
DC, 31
Dans cet appel que Gaston raconte avoir adressé à Pierre durant la nuit du meurtre (et dont on pourrait aussi entendre l’énonciation au présent), on trouve l’inscription d’une tension entre l’univers canadien-français associé à la mère et celui du « glorious cowboy ». Cette tension se révèle par une parole que Pierre adresse à son « cheval » après lui avoir brûlé la cuisse (« Now you belong to me/you got my mark » [DC, 53]), qui se trouve déplacée dans la demande de Gaston : « don’t take my face/it belongs to my mother ». Si le rêve engendre la confession et met en scène une forme de châtiment, infligé par la mère auprès de qui Gaston se réfugie, il est d’autant plus important de prêter une attention particulière au passage précédant l’entrée dans la maison, afin de voir ce qui motive le retour de Gaston vers elle.
C’est le surgissement d’un visage rappelant les événements du jour de juillet qui déclenche la course de Gaston vers ce lieu de l’enfance :
all you can say is that something is wrong/so when I said in the dream/my popsicle disappeared so what/I got a look at my own face/and that face was a real Picasso/and when all these popsicle sticks/appeared from my shaking hands/this Picasso face looked at me with a strange smile/and something cruel in the eyes/for the sake of God/who is he/who is looking at me/with my own smile/I started to run on Sainte-Anne Street/but I ran with that funny face on my shoulders
DC, 26
On lit dans ce passage une transposition du regard que Pierre a jeté sur Gaston avant de lui donner des ordres en anglais (DC, 52). Le « Picasso face » est une image constituant un rappel de son propre reflet que Gaston a vu dans la rivière où Pierre l’a forcé à boire comme un cheval, ainsi que du « broken body » de Pierre Gagnon-Connally que Gaston a vu après l’avoir projeté au sol : « I drink again/looking my broken face/reflected in the water/of the river rivière aux Roches/but suddenly/I stand up/with the strength and the surprise of a spring/projecting Pierre in the river/I turn back/I see his broken body on the rocks » (DC, 55). C’est donc le souvenir du crime présenté comme un fardeau hantant Gaston que cet extrait du rêve met en images.
C’est ensuite dans la maison familiale que Gaston cherche à se réfugier, comme il le raconte :
I understood that to run away was not a solution/how could I get rid of it/after a short while/I stood before the front door of my family home at the 640 Sainte-Anne Street/I knocked the door/that’s stupid I know/we have not to knock the door/where we live […] I knocked again/it’s me mum/your beloved son/I need your help/it’s time for you/to show me your love/I’m in trouble/guess what happened to me/mum mum/open your heart/let me get in/give me your arms/protect me against the evil/look at the flesh of your own flesh
DC, 26-27 ; je souligne [en romain]
Le « it », ce « Picasso face » auquel Gaston tente d’échapper, c’est le visage de Pierre, comme il en vient à l’avouer (DC, 28). S’inscrit ainsi un lien évident entre le crime commis (que le rêve tente de ramener à la surface) et l’impossibilité pour Gaston de fuir ce qui le rappelle. Ce passage montre aussi comment le rêve en anglais est au service d’une nécessaire confession ; les mots qui servent à le raconter trahissent sans arrêt le registre où Gaston situe sa faute. Ainsi les traits du visage de Pierre se trouvent déplacés dans des images subséquentes du rêve, où le mot « face » est répété à plusieurs reprises. Une association entre ce mot et les « masterpieces » en bâtons de popsicles que Gaston évoque en décrivant les toutes premières images de son rêve permet d’inscrire le crime à avouer dans le registre d’un échec, d’une faute : « I made a Star Trek vessel/I even tried to make a human face/but I failed » (DC, 23). Le mot « failed » revient dans l’aveu d’un mensonge suivant de près ce passage où on entend aussi des signifiants liés au bien et à la vérité (laquelle est associée à la mère) :
I need a break/I failed/It’s not good/it’s not at all good/What a pity/I’m not able to tell the truth/the naked truth/the simple and undressed truth/mother of all possibilities […] I was on Sainte-Anne Street in Chicoutimi/which means where the city stops or starts/with an adult body and an heart of a child/and the face of Pierre Gagnon on my shoulders/the popsicle sticks in my hands/transformed themselves into stones/each time I threw one on the ground
DC, 27-29[23]
Ce lien entre le crime et la confession est aussi mis en évidence par les signifiants catholiques présents dans ce premier appel lancé à la mère derrière les portes closes, appel qui s’inscrit dans le registre d’une prière. Cette prière du « beloved son » l’associe déjà de manière allusive à Jésus : « Et une voix venant des cieux déclara : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé : je mets en lui toute ma joie.” » (Mt 3, 17) De même, « protect me against the evil » rappelle les dernières paroles du Notre Père que Jésus a enseigné à ses apôtres[24]. On peut d’autant plus entendre l’appel de Gaston comme un écho de cette prière à la lumière de ce qui suit l’enseignement de Jésus dans les deux évangiles qui en témoignent. Dans l’évangile de Matthieu, c’est un enseignement au sujet du jeûne qui fait suite à cette prière (jeûne évoqué par le vendredi maigre auquel Gaston fait allusion lorsqu’il raconte son entrée dans la maison). Dans l’évangile de Luc, Jésus annonce notamment : « Et moi, je vous dis : demandez et vous recevrez ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira la porte. Car tout homme qui demande reçoit, celui qui cherche trouve et l’on ouvre la porte à celui qui frappe. » (Lc 11, 9-13) Voilà qui éclaire assez bien la portée de cet appel lancé par Gaston à sa mère. Le père étant absent de la maison du rêve, c’est à la mère que Gaston adresse sa prière ; et ce déplacement du père à la mère transpose aussi l’engendrement du fils dans une filiation « virginale » ou encore édénique comme le fut la création d’Ève à laquelle renvoie la supplication de Gaston : « look at the flesh of your own flesh » (Gn 2, 23).
Les images du début du rêve semblent mêler le présent et le passé, mais il s’agit d’un passé renvoyant à plusieurs époques. Le temps de l’enfance se signale dans l’évocation des popsicles que Gaston suce au tout début de son rêve ainsi que dans le fait qu’il se présente comme « a child with an adult body » au moment de son septième anniversaire. Mais il semblerait aussi que la prière à la mère appartienne au temps de l’adolescence, le temps du meurtre de Pierre Gagnon-Connally que le rêve tente de rejouer en ouvrant la porte à une confession qui n’a pas pu avoir lieu à l’époque.
On entend l’aveu qui cherche à s’imposer lorsque la prière à la mère est ainsi reformulée avec véhémence :
mum mum/open the fucking door/I’ll kill you/you understand me/open the fucking door/look at your son of a bitch/don’t let him shout in the streets/look mum/look at the blood/look at the hands/look at the stones/it’s magic/pure magic/I throw a stone/another one appears right after/my hands are full of stones from the rivière aux Roches
DC, 29
Si cette reformulation révèle avec encore plus d’évidence le crime dont Gaston s’est rendu coupable, elle montre aussi comment le rêve tenterait de transformer le mutisme passé en paroles adressées à la mère, qui seraient de l’ordre d’une double confession : celle du crime et celle d’une ambivalence éprouvée à son égard (ce qui dévoile ainsi une fonction supplémentaire de l’anglais dans le texte).
On trouve dans ce passage un exemple de la dynamique qui opère à plusieurs endroits du récit de rêve, où subsiste un flou quant à la voix et au temps d’où provient la parole. Puisque Gaston interprète le rôle de sa mère en prétendant « rapporter » ce qu’elle aurait dit dans le rêve en anglais, en alternance avec ce qu’il aurait lui-même dit, le récit offre à Gaston l’occasion de dire au présent ce qui n’a peut-être pas pour autant été dit tel quel dans le rêve. On pense par exemple à la présentation qu’il fait de sa mère en « la faisant parler » tout en lui adressant des reproches :
I have a cotton dress/an awful but so secure polka dot dress/I have my hair tied in a horse tail […] I hear nothing/it’s not my dream after all/and I’m not supposed to be there/so my son knocks and knocks/on that fucking door/and I don’t give a damn/I’m going to make a chocolate cake
DC, 30
On entend aussi ce flottement lorsque Gaston présente sa mère à nouveau :
my heart is a chocolate cake/for the birthday of my beloved son/I have nine children/five boys four girls/I give them all my love/and this love/is separated in nine equal parts/by the knife of motherhood/but Gaston is different/he’s so fragile so naive/he needs more than his part
DC, 33-34
C’est aussi par le rêve et son récit en anglais que Gaston peut placer des jurons « dans la bouche » de sa mère, bien que ceux-ci (« fucking » ou « son of a bitch », par exemple) n’aient pas tout à fait la même charge que s’ils étaient prononcés en français (puisque plusieurs jurons franco-québécois renvoient explicitement aux symboles du catholicisme, une profanation supplémentaire de cet héritage est ainsi évitée). D’ailleurs, par le contexte du rêve et les fonctions conférées à l’anglais dans le texte, où cette langue permet à la fois de voiler et de dévoiler, on peut déceler dans un juron, « son of a bitch », qui reprend une parole de Pierre adressée à son « cheval », une insulte de Gaston adressée doublement à lui-même et à sa mère puisque c’est lui, le fils d’une « chienne[25] ». À la lumière de la tension présente dans la pièce entre deux univers socioculturels, on pourrait aussi voir une forme de profanation de la mère qui passerait dans le nom « mum » par lequel Gaston s’adresse à elle dans le rêve en anglais, puisque c’est ainsi que l’on désigne les mères en Angleterre. En effet, ce mot n’a pas la même orthographe en Angleterre qu’en Amérique du Nord, où il s’écrit avec un « o ». D’ailleurs, « mum » renvoie aussi au mutisme, en anglais (ce qui n’est pas anodin dans une pièce où une parole surgit après un long silence). La profanation pourrait aussi se révéler dans un autre passage où on peut repérer une autre manifestation de la tension entre deux univers socioculturels (par une allusion à une famille nombreuse canadienne-française et à la Couronne britannique), lorsque Gaston fait dire ceci à « mum » : « my heart is tender as a field of new grass/I gave birth/to nine sumptuous children/and Gaston is the jewel of that crown/which squeezes my head to death » (DC, 43). Or, le fait de laisser entendre que Gaston serait « the jewel of that crown » permet de montrer qu’une autre profanation aurait eu lieu…
« A Dragonfly Fixed on a Wall »
A dragonfly fixed on a wall by a pin/I saw one once/I had an uncle who got crazy for insects/he showed me his collection/I was very young/maybe three or four years […] When the knife thrown by mum/transpierced my chest/fixing my body on the yellow wall of the kitchen/it was impossible for me to escape/the sensation and the idea/I was nothing but/a dragonfly fixed on a wall by a pin/Who are you/I’m the flesh of your flesh/look at me/touch me/please give me your help/I don’t want to be an insect/I want to go to school/to learn French math/geography history of Canada/I want to eat mashed potatoes/steak and suck white popsicles/Nonsense/I recognize you now/you are Pierre Gagnon/the dumb child
DC, 40-42
Tout comme l’image du visage de Pierre permet de signifier, au début du rêve, la nécessité d’une confession (en précipitant Gaston vers la maison de sa mère) ainsi qu’une tension entre deux allégeances par le déplacement de la notion de « belong to », c’est le déplacement d’une image du visage de Pierre qui déclenche le châtiment infligé par la mère à la fin du rêve. Mais cette fois, Gaston aurait pris les traits de Pierre dans le miroir que lui renverrait la mère dans les paroles du rêve, et c’est à la suite de cette transformation que sa mère « épingle » Gaston au mur de la cuisine, dans un geste qui évoque une « crucifixion » sans croix.
Ce que donne à entendre cette scène du rêve et les enjeux qui s’y rapportent, c’est que le meurtre de Pierre n’est pas le seul objet de la confession de Gaston. Il y a une autre faute à avouer, une faute qui reposerait sur un « écart », une forme de trahison ou de reniement dont il se serait rendu coupable. Ce qui se révèle, dans ce passage, c’est la substitution de Gaston par Pierre dans le regard de la mère. Gaston la raconte comme une méprise, alors qu’il convoque pour nous sa filiation (sa mère, son oncle) et mentionne explicitement l’animosité de « mum » envers Pierre, qui se cacherait sous les traits de son fils. À la lumière des paroles échangées dans ce passage, et puisque c’est la métamorphose de son fils qui a poussé la mère à le « fixer » au mur, on peut voir dans ce geste une forme de punition ou de châtiment. L’appel à la mère, voire la prière que Gaston lui adresse, peut ainsi s’entendre comme un plaidoyer d’allégeance (ou une profession de foi) envers le Canada français par lequel passerait son repentir. Ce registre du plaidoyer se déploie, d’une part, dans la reprise de l’intertexte biblique « I’m the flesh of your flesh », rappelant qu’il s’agit d’une transposition de la prière adressée par Gaston à sa mère au début du rêve ; et d’autre part, par le désir de se faire reconnaître en évoquant l’attachement à la nourriture maternelle typique du Canada français : « I want to eat mashed potatoes/steak and suck white popsicles ».
La punition et le repentir auxquels mène la confession se manifestent aussi par une allusion au livre de l’Exode s’inscrivant dans l’échange suivant de près ce moment du rêve, où on entend tour à tour les propos de « mum », qui souhaite achever son fils ayant pris les traits de Pierre Gagnon-Connally, et la réponse de Gaston : « do you think/I will let you transform my kitchen floor/into a vulgar red sea/It’s your fault/you gave me life/with your blood/don’t you smell it » (DC, 45). Dans l’expression « vulgar red sea » repose le retour d’un souvenir du jour où Gaston a répandu le sang de son bourreau dans la rivière aux Roches. Lorsque Gaston évoque pour la première fois ce meurtre à la toute fin de son récit de rêve, on entend l’évocation : « the blood of Pierre Gagnon/reddens the water of the river rivière aux Roches » (DC, 51). Mais l’expression rappelle aussi, bien entendu, le passage de l’Exode (Ex 14, 1-31) où on raconte la libération du peuple hébreu de l’emprise des Égyptiens dont ils étaient les esclaves, libération réalisée grâce à l’ouverture d’un passage dans la mer Rouge par Moïse, sous le commandement et la protection de Dieu et d’un ange.
L’allusion à la « vulgar red sea » résonne, d’une part, comme une condamnation du fils par la mère (« vulgar » désignant la profanation qui a eu lieu), et, d’autre part, comme un rappel de l’assujettissement (lié à une condition nationale) qui traverse toute la pièce de Tremblay. Mais il y a dans la réponse de Gaston — « It’s your fault/you gave me life/with your blood/don’t you smell it » — ce qui peut s’entendre à la fois comme un rappel du motif de la faute présent dans l’ensemble de la confession, mais aussi, comme une forme de récusation de la filiation dans laquelle Gaston est inscrit (celle d’un peuple assujetti à un autre), de même qu’une tentative d’échapper à la mort par un refus de reconnaître sa culpabilité en déplaçant la faute sur cette filiation non assumée. Ce passage, tout comme le mode par lequel certains aveux s’effectuent, c’est-à-dire par un démenti des mensonges ou par une inversion des rôles, sont des indices parmi d’autres révélant qu’il subsiste une part inassumée dans la faute commise. C’est ce que l’on constate dans d’autres passages, comme celui où Gaston, après la confession du meurtre, affirme : « but if a boy/came into the forest on that day/I don’t know who came out » (DC, 56).
On pourrait voir une variante de cette récusation dans les images et les paroles précédant immédiatement le vol du « dragonfly » et l’aveu du meurtre de Pierre :
Impossible/and please be kind to your beloved son/after all I’m dying/don’t you feel sorry/a bit of compassion/would be appreciated here/and let’s put an end to all this shit/I’m fed up of this dirty kitchen/I’m fed up of loosing [sic] my blood on the floor/I’m fed up of you mum/looking at me as a stranger/KISS ME/She did/A quick kiss/on my left cheek/Suddenly/the Picasso’s mask or whatever/fell down from my face/showing a dragonfly’s head/mum cried like death/I opened up my big jaws/and I ate ate ate/the body of mum
DC, 46-47
Si le livre de l’Exode, auquel renvoie la fin du rêve, évoque la libération du peuple d’un rapport d’assujettissement, il semblerait que le titre de ce livre soit aussi porteur d’autres sens. Pierre Gibert souligne que
Du grec exodos, qui signifie « sortie », « passage vers un autre lieu », mais aussi, « sortie de route », du chemin tracé, le nom du deuxième livre de la Bible est ambivalent. L’Exode est d’abord « sortie » du peuple hébreu hors d’Égypte : tenu en esclavage, il fuit pour trouver une terre habitable. Cet épisode est particulièrement imprécis : aucun lien historique ni géographique ne permette de le situer dans le temps ou dans l’espace[26].
Une « sortie de route », ou « du chemin tracé ». C’est peut-être un peu cela, l’autre faute à pardonner (en plus du meurtre de Pierre) : le désir du corps du « glorious cowboy » Connally et de l’univers auquel il appartient, en même temps que la profanation ou la non-reconnaissance d’un héritage familial et canadien-français qui l’aurait interdit[27].
Mais après la sortie du « chemin tracé », celui des « mashed potatoes », du « steak », des « white popsicles » et de ce qu’une mère aurait voulu pour ses neuf enfants quelque part au 640 de la rue Sainte-Anne à Chicoutimi, une sortie qui se donnerait à entendre dans le rêve, et par une allusion explicite de Gaston à sa transformation — « even if at that moment in my life/I was a French speaking person » (DC, 19) —, il semblerait qu’il y ait un mouvement de « retour » vers ce qui a été renié[28].
C’est ce que révèle le mode sur lequel sa prise de parole en anglais semble être « vécue » par Gaston (comme un châtiment[29]). Les dernières paroles du récit montrent ce qu’il en est du « véritable » rapport à l’anglais dans cette confession :
The night I had/that dream in English/my mouth was a hole of shit/I mean/full of words like/chocolate cake beloved son/son of a bitch popsicle sticks/your lips taste wild cherries/a dragonfly fixed on a wall by a pin/when the sunlight reached/my dirty sheets my eyes filled with sweat/my mouth was still spitting/all those fucking words/like rotten seeds/everywhere in the room/I was not/as they said/aphasic/anymore/I was speaking in English.
DC, 57
À la suite de l’aveu du meurtre, des désirs qui lui sont rattachés et de la mise en images d’une punition qui en découle, dans cette confession profondément façonnée par les signifiants catholiques et par l’héritage laissé par cette religion dans la culture canadienne-française, on pourrait entendre dans ces dernières paroles de Gaston une allusion à un autre passage de la Bible. « [R]otten seeds » renvoie, dans le contexte biblique, au livre de Joël — « The seed is rotten under their clods, the garners are laid desolate, the barns are broken down ; for the corn is withered » (Jl 1, 17[30]) —, où est évoqué le châtiment réservé par le Seigneur au peuple qui s’éloignera de Lui, comme le rappelle l’« Introduction » du livre de ce prophète :
Le thème central du livre de Joël est l’annonce et la description du jour où le Seigneur manifeste sa puissance et juge les peuples, le peuple d’Israël en fonction de son attitude vis-à-vis de son Dieu, les peuples étrangers en fonction de leur attitude vis-à-vis d’Israël. La venue du jour du jugement est précédée par des phénomènes dévastateurs qui entraînent la privation et le vide. Une invasion d’insectes, la sécheresse, un incendie, une invasion militaire servent à illustrer la force destructrice de ce jour […]. […] Quoi qu’il en soit, le but de sa prédication est clair : le peuple d’Israël, dépouillé de tout, y compris de la possibilité d’assurer le service du temple, est invité ainsi à se tourner vers Dieu pour le supplier […]. Le dépouillement du peuple est finalement la condition de son salut. […] Les premiers chrétiens ont vécu la réalisation de cette promesse le jour de la Pentecôte
Act 2, 16-21. Jl, Introduction ; je souligne
Il y a dans les thèmes centraux de ce livre plusieurs motifs s’inscrivant aussi dans la pièce de Tremblay. La privation est bien sûr évoquée par le vendredi maigre (et les intertextes bibliques qui y sont associés, comme je l’ai montré). Le vide se donne à voir par l’ensemble des conditions d’énonciation dans lesquelles la parole de Gaston surgit et qu’il souligne dans un aveu comme celui-ci : « nobody loves me/nobody touches me/I’m alone/I’m a terrible man/when I get up in the morning/I go outside/looking for popsicle sticks/this is a life/a real and tough life » (DC, 29). Quant aux invasions d’insectes, on en trouve une manifestation dans l’allusion de Gaston à la collection d’insectes de son oncle, souvenir auquel est associée sa transformation en « dragonfly » dans le rêve (DC, 40-41). La sécheresse est évoquée dans la première description que fait Gaston des lieux où sont survenus les événements de juillet (présentés comme un « désert de la tentation »). L’incendie s’inscrit dans la scène de domination révélée à la fin de la pièce, où Gaston raconte que Pierre l’a brûlé avec une cigarette sur la cuisse (DC, 53) ; dans le rêve, cette image (et les sensations l’accompagnant) se trouve déplacée dans les chandelles du gâteau d’anniversaire préparé par la mère de Gaston — « The arms of mum/are big fat and beautiful/but also very strong/they grasp my head/push it over the seven candles/I feel the heat burning the hairs of my nostrils […] » (DC, 38). On voit également le feu dans l’intertexte de la chanson Tout va très bien, Madame la Marquise (où un incendie est au coeur des révélations qui se font progressivement). Quant à l’invasion militaire, on en rencontre une allusion à travers la révélation du « vrai nom » de Pierre et de l’identité de son père (le « Major Tom Connally » [DC, 52]).
Enfin, dans une confession traversée par la mémoire catholique qui engendre une résurrection de la parole et une attente, la didascalie qui clôt la pièce pourrait suggérer que le retour attendu (quel qu’il soit[31]) se fait sous un signe particulier : « Gaston Talbot chante, après en avoir cherché les mots dans sa mémoire, la chanson J’attendrai, popularisée par Tino Rossi. » (DC, 57) La confession de Gaston Talbot ouvre peut-être en effet sur l’attente indéfinie d’un pardon et d’un jugement toujours à venir.
Appendices
Note biographique
CÉLINE PHILIPPE est titulaire d’une maîtrise en lettres françaises de l’Université d’Ottawa, où elle a rédigé une thèse intitulée Elvis Gratton : mythe et microcosme, au sujet du « phénomène Elvis Gratton » ainsi que de l’ensemble de l’oeuvre de Pierre Falardeau. Elle est candidate au doctorat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), où elle prépare, sous la direction de Mme Anne Élaine Cliche, une thèse portant sur l’inscription d’enjeux de la question nationale québécoise dans des oeuvres dramatiques des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Depuis l’hiver 2015, elle a pu vivre ses premières expériences d’enseignement au Département d’études littéraires de l’UQAM.
Notes
-
[1]
Je tiens à remercier Mme Anne Élaine Cliche de son appui et de ses judicieux conseils dans le cadre de la préparation de cet article. Je remercie aussi Carmélie Jacob et Ali Dostie.
-
[2]
Chantal Guy, « Larry Tremblay. Le Christ obèse. Que reste-t-il du Notre Père ? » [Entrevue], La Presse, Montréal, vendredi 23 mars 2012, p. 5.
-
[3]
Larry Tremblay, Le Christ obèse, Québec, Alto, 2012, 159 p.
-
[4]
Larry Tremblay, The Dragonfly of Chicoutimi, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Territoires », 2005 [1995], 204 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle DC suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
-
[5]
Quelques analyses traitent de l’inscription du catholicisme dans la poétique de ces oeuvres. Voir entre autres : Dominique Lafon, « La contre-nature de Michel Marc Bouchard, dramaturge du terroir », Jean Cléo Godin et Dominique Lafon, Dramaturgies québécoises des années quatre-vingt : Michel Marc Bouchard, Normand Chaurette, René-Daniel Dubois, Marie Laberge, Montréal, Leméac, coll. « Théâtre/essai », 1999, p. 61-102 ; et Denise Cliche, « Le petit Köchel de Normand Chaurette ou quand la commémoration tourne à vide », Sémiotique et Bible, no 146, juin 2012, p. 5-22. Dans une tout autre approche, quelques mémoires évoquent le rôle du clergé et de la morale catholique comme instances répressives de la sexualité des personnages (homo- ou hétérosexuels) en quête d’émancipation dans Les feluettes (voir Maxime Aubin, Créer et se créer. La figure de l’homosexuel créateur dans la dramaturgie québécoise depuis 1980, mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2009, f. 14-23) ou dans Celle-là (voir Virginie Gagnon-Carignan, Dynamique communicationnelle et aliénation identitaire. Étude de la pièce Celle-là de Daniel Danis, mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2006, 118 f.).
-
[6]
Un certain consensus subsiste au sein des spécialistes de la dramaturgie québécoise : presque tous s’entendent pour affirmer que 1980 représenterait un moment de « rupture » ou un « tournant » dans son histoire. Selon ce consensus (que certains ont tenté de nuancer ; voir Jean Cléo Godin et Dominique Lafon, Dramaturgies québécoises des années quatre-vingt : Michel Marc Bouchard, Normand Chaurette, René-Daniel Dubois, Marie Laberge), la question nationale du Québec, pourtant omniprésente dans le théâtre des deux décennies précédentes, aurait été évacuée des « nouvelles » écritures dramatiques et scéniques survenues à cette époque, au profit d’interrogations portant sur l’« intime », les relations de couple, l’homosexualité, etc. Quant au catholicisme, on trouve très peu d’études soulignant son inscription dans des oeuvres dramatiques contemporaines. Parmi les travaux évoquant cette question (outre les ouvrages déjà cités), voir entre autres : Dominique Lafon, « Entre Cassandre et Clytemnestre : le théâtre québécois, 1970-1990 », Theatre Research International, vol. XVII, no 3, automne 1992, p. 236-245 ; et Dominique Lafon, « Un air de famille », Dominique Lafon (dir.), Le théâtre québécois, 1975-1995, Montréal, Fides, coll. « Archives des lettres canadiennes », 2001, p. 93-110. Par ailleurs, dans un article paru il y a de cela quelques années, Nadine Desrochers souligne la grande récurrence dans le corpus dramatique québécois du motif de la confession (comme vestige et déplacement de l’héritage catholique), dont elle recense l’évolution dans les oeuvres de Gratien Gélinas jusqu’au théâtre plus contemporain, de Being at home with Claude de René-Daniel Dubois aux Feluettes de Michel Marc Bouchard, en passant par Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans de Normand Chaurette, ou encore Celle-là de Daniel Danis. The Dragonfly of Chicoutimi ne fait toutefois pas partie des objets d’étude de cet article. Voir Nadine Desrochers, « Avatars dramaturgiques ou idéologiques. Confession, contrition et comparution dans le théâtre québécois contemporain », L’Annuaire théâtral. Revue québécoise d’études théâtrales, no 31, printemps 2002, p. 119-133.
-
[7]
Bien que, comme l’enseigne la psychanalyse, les « mensonges » soient porteurs de vérités insues ou inavouables.
-
[8]
D’ailleurs, le mutisme pourrait bien être associé à un des commandements du « cowboy » adressé à son « cheval » : « Don’t talk/a horse doesn’t talk » (DC, 53).
-
[9]
Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, traduit de l’allemand et présenté par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions du Seuil, 2010 [1899-1900], p. 137.
-
[10]
Certains articles proposent des analyses de la fonction de l’anglais dans ce texte et de sa dimension politique. Voir ces contributions au « Dossier critique » préparé par Yves Jubinville qui accompagne l’édition de 2005 (DC, 61-205) : Robert Dion, « Un cas extrême d’hétérolinguisme ? » (DC, 81-102) ; Paul Lefebvre, « To keep in touch » (DC, 77-80) ; ainsi que Robert Schwartzwald, « Chicoutimi, qui veut dire… ? Cartographies de la sexuation dans The Dragonfly of Chicoutimi » (DC, 103-131). Dion et Schwartzwald montrent tous deux comment l’assujettissement politique se révèle sur la scène du trauma et du désir homosexuel. Selon Dion, « la question identitaire se pose ici aux deux niveaux linguistique et sexuel » (DC, 96). Dans cet article, il montre, plusieurs exemples à l’appui, comment le français façonne en profondeur le « basic English » dans lequel est écrite cette pièce. De là, on peut voir que « si le passage du protagoniste à la langue anglaise témoigne de la puissance de cet idiome, le français demeure néanmoins présent pour l’attaquer de l’intérieur — comme un corps étranger, comme une cellule cancéreuse : le minoritaire reste un danger, quoique relatif, pour le majoritaire. Par certains côtés — et compte tenu du fait, bien entendu, que c’est un Québécois francophone qui s’exprime en anglais —, on peut considérer que c’est ici le français qui corrompt l’anglais, qui lui fait subir une amorce de créolisation assimilable aux linéaments d’une “joualisation” de l’anglais. Il s’agirait d’un renversement des conditions historiques de la cohabitation des langues en terre québécoise » (DC, 88-89).
-
[11]
Pour une analyse du fonctionnement des effets miroirs et des inversions dans ce texte, voir aussi : Robert Dion, « Un cas extrême d’hétérolinguisme ? » ; Robert Schwartzwald, « Chicoutimi, qui veut dire… ? » ; ainsi que Chiara Lespérance, « Une interprétation micropsychanalytique » (DC, 132-157).
-
[12]
Au sujet de ce rapport aux origines familiales et au Canada français, ainsi que des indices temporels dans cette pièce, on peut consulter : Céline Philippe, « The Dragonfly of Chicoutimi, ou le théâtre de la mémoire singulière et collective », Postures, no 20, automne 2014, p. 63-75.
-
[13]
« In the dream/I was a child/I mean I felt like a child/with an adult body/the body of my forties/the dream began/on Sainte-Anne Street in Chicoutimi/which is divided in two parts/Chicoutimi and Chicoutimi-Nord/the Saguenay separates them/the Sainte-Anne bridge makes the link between them/fifteen years ago they built a second bridge/ugly it goes without saying/beside the old one/the Sainte-Anne bridge nowadays is only for/pedestrians/and for people who want to suicide/anyway » (DC, 20). Les lieux sont ainsi décrits comme un espace auquel il serait impossible d’échapper, à moins d’emprunter ce pont… D’ailleurs, le rapport à Chicoutimi, présenté comme un lieu d’enfermement, se dévoile explicitement dans ce passage du rêve : « Once upon a time/Gaston Talbot/a dragonfly who ate his mother/the day of his seven years/flew into the sky of Chicoutimi/for the first time of his life/the sight of his native place/made him happy » (DC, 49), ainsi que dans le fait que même le vol du « dragonfly » ne permet pas d’échapper à cet endroit.
-
[14]
En plus des indices du temps écoulé entre les souvenirs du rêve et le présent de l’énonciation — outre l’aveu explicite donnant un aperçu de l’étendue des années de mutisme, « for years and years/no words came from my mouth » (DC, 56) — la description du corps de Gaston nous renseigne : « look at me/I have white hair/all those wrinkles around my eyes my lips my neck/my skin is yellow/my hands shake my legs hurt/I have bad breath/which indicates stomach troubles/I can’t eat what I want and so on and so on/my body is a total ruin » (DC, 17).
-
[15]
Voir R.P. Édouard Lasfargues, Explication littérale et sommaire du catéchisme des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa, Québec, [s. é.], 1929 [nouvelle édition révisée, complétée et mise à jour avec les récentes modifications du droit canonique], p. XXVII.
-
[16]
Dans les pages précédant ce passage, ces popsicles blancs font l’objet d’une longue parenthèse où Gaston révèle, dans un discours très pulsionnel (le mot « popsicle » est répété neuf fois en une page du monologue), qu’il s’agit de sa saveur préférée et que depuis des années, il parcourt les rues de la ville de Chicoutimi afin de ramasser des bâtons de popsicles jetés par terre par les enfants (comme il le faisait lui-même lorsqu’il était jeune), afin de construire des « masterpieces » avec ceux-ci (DC, 22-24). Outre le fait qu’elles sont des moyens de sublimation, ces oeuvres constituent des repères temporels (ce que l’on peut déduire par le nombre et la complexité des sculptures évoquées — un « Eiffel Tower », un « Olympic Stadium », « houses and their stairways », etc. [DC, 23] —, en sachant qu’elles ont toutes été construites à l’aide de bâtons usagés).
-
[17]
Par exemple, les mots « wet », « look », « hands », « stones », « feel » constituent des échos du passage cité en introduction à la présente section de cet article, où Gaston avoue pour la première fois avoir tué Pierre.
-
[18]
Il y a dans cette chanson popularisée par Ray Ventura un procédé par lequel les conséquences d’une tragédie en viennent à se dévoiler progressivement, de la plus banale à la plus importante, et où un « Mais à part ça, Madame la Marquise, tout va très bien, tout va très bien » cache toujours un drame plus important que l’on tente de dissimuler. On y trouve aussi l’allusion à une jument (un autre déplacement du « horse » dans ce texte). Il y aurait un travail d’analyse à faire pour montrer en quoi le fonctionnement de cette pièce s’apparente à celui de la chanson « entendue » dans le rêve.
-
[19]
Le passage « there was something totally wrong/on that hot sunny day of July/what exactly was it/no doubt that it concerned first/the naked body of Pierre Gagnon/laughing like a fool/in the water of the river rivière aux Roches/in the little forest/just behind my family house », formulé ainsi (par l’association de « wrong », « naked body of Pierre Gagnon » et « family house »), nous invite sans doute à entendre que le désir homosexuel fait aussi partie des fautes avouées dans ce monologue. À la fin du récit de son rêve, dans une forme de prière adressée à Pierre, Gaston en arrive à dire « Oh Pierre Gagnon/I never said/never ever said/that your body/was the only one I ever touched » (DC, 48). Au sujet du désir homosexuel bien présent dans ce texte et de ses modalités d’inscription, voir surtout : Robert Dion, « Un cas extrême d’hétérolinguisme ? », et Robert Schwartzwald, « Chicoutimi, qui veut dire… ? ».
-
[20]
Mt 4, 1-11 : « Ensuite l’Esprit de Dieu conduisit Jésus dans le désert pour qu’il y soit tenté par le diable. Après avoir passé quarante jours et quarante nuits sans manger, Jésus eut faim. Le diable s’approcha et lui dit : “Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à ces pierres de se changer en pains.” Jésus répondit : “L’Écriture déclare : ‘L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole que Dieu prononce.’” Alors le diable l’emmena à Jérusalem, la ville sainte, le plaça au sommet du temple et lui dit : “Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en-bas [sic] ; car l’Écriture déclare : ‘Dieu donnera des ordres à ses anges à ton sujet et ils te porteront sur leurs mains pour éviter que ton pied ne heurte une pierre.’” Jésus lui répondit : “L’Écriture déclare aussi : ‘Ne mets pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu.’” Le diable l’emmena encore sur une très haute montagne, lui fit voir tous les royaumes du monde et leur splendeur, et lui dit : “Je te donnerai tout cela, si tu te mets à genoux devant moi pour m’adorer.” Alors Jésus lui dit : “Va-t’en, Satan ! Car l’Écriture déclare : ‘Adore le Seigneur ton Dieu et sers-le, lui seul.’” Cette fois le diable le laissa. Des anges vinrent alors auprès de Jésus et se mirent à le servir. » Sauf indication contraire, toutes les citations de la Bible sont tirées de La Bible. Ancien et Nouveau Testament, traduite de l’hébreu et du grec en français courant avec les Livres deutérocanoniques de la traduction oecuménique de la Bible [TOB], Société biblique canadienne, 1983, 400 p.
-
[21]
Cette citation est tirée de l’édition suivante : La Bible : traduction officielle liturgique [texte intégral publié par les évêques catholiques francophones], Paris, Mame, 2013, 2084 p.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
L’image des pierres lancées peut d’ailleurs renvoyer au récit connu dans les évangiles où une foule cherche à lapider une femme coupable d’adultère et où Jésus leur répond : « “— Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.” » (Jn 8, 7)
-
[24]
Mt 6, 11-13 : « Donne-nous aujourd’hui la nourriture nécessaire. Pardonne-nous le mal que nous avons commis, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont fait du mal. Et ne nous expose pas à la tentation, mais délivre-nous du Mauvais […]. »
-
[25]
D’ailleurs, puisque le mot « bitch » se traduit par « chienne », il y a une association entre ce juron que l’on entend à quelques reprises dans le rêve et le passage où Gaston décrit les effets de sa propre transformation, qu’aurait engendrée son rêve : « or if I was a horse and suddenly turned into a dog » (DC, 19). Mais on peut aussi y repérer une association avec la mère lorsqu’elle découvre que Gaston serait devenu Pierre dans le rêve, avant de l’« épingler » au mur : « all her hair including the horse tail/rises into the air as if her body is crossed/by a tremendous electrical shock/I say to myself/what’s the matter/the ceiling is sucking mum up/her lip is rolled up/showing teeth like a mad dog » (DC, 39).
-
[26]
Pierre Gibert, « Exode », André Vauchez (dir.), Christianisme : dictionnaire des temps, des lieux et des figures, avec la collaboration de Catherine Grémion et de Henri Madelin, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 220.
-
[27]
En plus du désir érotique homosexuel, on peut constater que l’anglais, en tant que langue et univers culturel, constitue aussi un objet de désir dans le texte, comme le montrent des inversions (la révélation tardive du nom « Connally » et les tentatives de Gaston de se faire passer pour Pierre), ou encore, la syntaxe d’un moment précis du récit de rêve : « I said/my popsicle disappeared so what/I said that in English/and I wasn’t impressed/by the fact that I said that in English/I was a child/with an adult body/speaking in English/so what/Back again to the dream » (DC, 22). La transition entre « so what » et « Back again to the dream » laisse croire que « so what » est un commentaire au présent et non une parole prononcée dans le rêve (et que cette expression s’avère ainsi une manière, comme les « anyway » qui traversent la confession de Gaston, de taire quelque chose de ce rapport à l’anglais).
-
[28]
On peut aussi repérer la transformation de Gaston dans l’image d’une « incorporation » de l’autre et de la langue de l’autre, qui se donne à voir dans la scène du meurtre (par le bouche-à-bouche). Robert Dion a postulé dans son analyse que, « [a]yant finalement tué son dominateur, Gaston Talbot s’empare de sa langue, l’ingère d’un seul coup (comme d’ailleurs certains peuples s’emparaient des qualités de leurs ennemis par des actes de cannibalisme) » (Robert Dion, « Un cas extrême d’hétérolinguisme ? » [DC, 93]). On pourrait ainsi dire qu’après l’incorporation de Pierre (au moment du meurtre) suivrait celle de la mère dans le rêve (par sa dévoration), et c’est ce qui permettrait l’avènement de la fin de la confession et le « retour vers » le français…
-
[29]
La punition passe aussi par un rapport au corps s’inscrivant lui-même sous le signe d’un juste châtiment punissant des mensonges proférés par Gaston : « why am I a liar like this/why am I so ridiculous/so pitiful/do I deserve/this ugly face you see/this awful voice you hear/do I » (DC, 56-57).
-
[30]
The Holy Bible containing the Old and New Testaments and the Apocrypha translated out of the original tongues, and with the former translations dilligently compared and revised by His Majesty’s special command [King James version], Cambridge, Angleterre, Cambridge University Press, 2000.
-
[31]
Pour une analyse de la signification de cette chanson à la fin de la pièce, voir Jeanne Bovet, « Du plurilinguisme comme fiction identitaire : à la rencontre de l’intime », Études françaises, vol. XLIII, no 1, 2007, p. 53.