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Dans un entretien avec Jean Marcel, Jacques Ferron déclare :

Je ne suis même pas athée. Je me prétends mécréant, c’est-à-dire en marge d’une religion et dépendant d’elle. Cela amuse bien mes jeunes amis de Parti pris, qui me prennent pour un vieux bonhomme sympathique et bizarre. Mais j’ai peut-être raison : cette religion est plus que le catholicisme ; elle a été une culture de revanche et de survie ; elle nous a empêchés d’avoir l’âme brisée[2].

On retiendra en particulier de cette citation que l’écrivain se considère non pas simplement « en marge », mais « dépendant » de cette religion. Or, une telle « dépendance » n’est pas liée bien sûr à une quelconque expérience de la foi, mais à un héritage qui se confond, en partie du moins, avec la culture catholique du Canada français. C’est en effet en tant qu’héritier que Ferron le mécréant dialogue avec un héritage qui relève autant de l’histoire que de la mémoire. Comme j’ai pu en faire état dans mes études sur Le ciel de Québec (1969) et Le Saint-Élias (1972)[3], Ferron a, en pleine Révolution tranquille, revisité ce passé alors passablement honni sous le nom de clérico-nationalisme (ou de Grande Noirceur), afin de mettre en valeur un chapitre oublié de cet héritage culturel. Alors que le rejet du passé catholique a pu être confondu avec le rejet de la figure du pénitent — appelé à gagner son salut par la souffrance, à l’image du Christ de la Passion —, Ferron aura évoqué une autre mémoire de l’expérience chrétienne, qui se manifeste davantage par la miséricorde, la ruse, la joie, le sens commun, le légendaire du diable dupé et les divers accommodements de la religion populaire que par la soumission du croyant aux pouvoirs d’une Église ultramontaine et autocrate, prêchant le mépris de la chair, la peur du péché, de l’enfer et du châtiment.

À relire les trois historiettes ici réunies — qui n’ont jamais été publiées ailleurs que dans L’Information médicale et paramédicale[4] —, on peut certes apprécier le Ferron ethnologue à l’écoute des légendes locales et villageoises, attentif aux signes et aux façons de faire d’autrefois, soucieux de transmettre par son récit quelques fragments de la mémoire du pays incertain. Dans « Ces enfants qui agrandissaient le monde » (IMP, octobre 1979), Ferron évoque les promenades dominicales en famille dans les cimetières, lieu où l’histoire du Canada français se dévoile notamment en son métissage culturel et dans l’expression assez particulière de sa piété envers le Christ[5]. On remarque à cet égard que sa description très personnelle de la croix de chemin — avec la petite échelle qui indique qu’on a descendu le pauvre Jésus — propose une tout autre vision que celle du Christ martyr associé au discours doloriste du pénitent. Le Christ de notre culture catholique populaire s’y révèle en effet davantage source de vie que de souffrance et de mort. On constate par ailleurs que l’écrivain mécréant n’hésite pas à parler de « l’excellent Mgr Moreau », évêque de Saint-Hyacinthe, prenant de la sorte le contre-pied d’un certain discours qui a pu condamner en bloc un clergé jugé ignorant, obscurantiste et, somme toute, néfaste au destin de la nation. Notons que dans les récits de Ferron, le clergé n’est pas une entité homogène ; il est plutôt caractérisé par une opposition entre le prêtre mélancolique et abstrait et le prêtre bon vivant, tolérant et pragmatique. Comme se plaît à le souligner l’auteur de Rosaire, le clergé n’a pas produit que des oeuvres édifiantes et pieuses puisqu’on lui doit l’invention de la « guédille », ce qui suppose un rapport de proximité avec le peuple et sa culture.

Cette relecture de l’héritage catholique du Canada français est explicite également dans « Les portes du ciel » (IMP, avril 1980) et son éloquent incipit : « Nous avons été sans pitié pour les gens d’Église, injustes et mesquins, retournant contre eux leurs oeuvres de miséricorde. » Ferron rappelle ici l’importance non seulement de la foi, mais de la charité, de la solidarité et du partage dans ce pays marqué par la pauvreté. Cette historiette n’est pas sans avoir des consonances avec « La chouette[6] », conte dans lequel la charité envers le pauvre s’avère un acte empreint de délicatesse, dès lors qu’il s’agit de ne pas faire offense publique à celui qui reçoit. Dans « Sainte Berthe resterait manchote » (IMP, janvier 1981), c’est le Noël d’autrefois que l’écrivain décrit avec une certaine nostalgie. Ferron est sensible d’abord à ce Noël où se trouve célébrée notamment la miséricorde envers la femme pécheresse, Marie-Madeleine. L’écrivain évoque également la scène de la Nativité en tant que scène d’accouchement — et sainte Berthe en sage-femme — pour en rappeler la version à la fois légendaire, merveilleuse et miraculeuse.

La lecture de ces historiettes nous révèle une fois de plus un Ferron qui, pour écrire l’histoire de notre pays, en passe par le détail, la légende ou le récit apparemment anecdotique. Mais l’historiette n’est-elle pas à sa façon une épiphanie par laquelle se manifeste un fragment de mémoire ? N’est-elle pas révélatrice enfin de notre survivance en ce pays incertain ? Le lecteur en appréciera sans doute le style où s’entrelacent avec virtuosité l’ellipse et l’ironie, l’écrivain nouant par exemple en l’espace de quelques phrases des considérations sur le clergé, une coutume alimentaire et l’usage particulier d’un mot, sans que l’on perde le fil de l’argument, éclairé par un point de chute qui suscite le sourire complice du lecteur.

Jusqu’à la fin de sa vie — ces récits sont parus au tournant des années 1980, peu de temps avant sa mort en 1985 —, le docteur Ferron n’aura cessé de parcourir, en la réinventant, la mémoire du Canada français catholique pour la transmettre à ses contemporains de la Révolution tranquille, qui, dans bien des cas, préféraient l’oublier ou l’ignorer. Le pays incertain n’est-il pas dès lors peu à peu devenu celui de ce refus du passé et de sa mémoire[7] ?

Ces enfants qui agrandissaient le monde[8]

Ces étés-là furent beaux à cause des enfants, encore à notre traîne. Chaque dimanche, nous descendions dans le sud à la recherche des petits cimetières protestants abandonnés, si accueillants, et de la croix celtique. Je mêlais leurs plaisirs à mes intérêts. À cette époque je cherchais à démontrer que la croix celtique, si importante pour nous puisque la croix canadienne en dérive, nous a été apportée par les Irlandais, non par les Bretons. C’est une croix où à la rencontre des deux branches apparaît l’orbe solaire. Elle devient canadienne quand sur cet orbe on dispose des petits morceaux de bois qui figurent le rayonnement de la lumière, qu’on la peinturlure de couleurs criantes, qu’on accroche à la branche montante les instruments du supplice et aussi une petite échelle qui indique qu’on en a descendu le pauvre Jésus ; et parfois, on met un coq tout au haut de cette croix baroque qui, à cause de son soleil radieux, fait penser un peu à un ostensoir. Si elle évoque la mort, c’est simplement pour indiquer que celle-ci est dévorée par la prolifération de la vie.

Cette croix canadienne reste à l’écart des lieux consacrés, comme si l’on n’était pas trop sûr de son orthodoxie. On ne la trouve guère que le long des chemins, au fronteau de la terre de l’habitant. Le curé viendra peut-être la bénir, elle n’en reste pas moins dans le domaine privé. Dans les cimetières catholiques ou sur les terrains de la Fabrique ne se dresse que la croix latine, sèche, noire et éprouvante. Le charme des petits cimetières protestants est, d’une part, de n’être pas trop achalandés, et de l’autre, de se passer de cette croix, de n’afficher sur ces tombes que des motifs simples, parfois le saule romantique, parfois la poignée de main, signe de départ et gage de fidélité, aussi le fameux livre, la Bible du roi Jacques, où tout a été dit, et la main docte, peut-être un peu pédante, l’index levé. Et, en dessous, il n’y avait que de bons vieux morts, habitués depuis longtemps à leur condition et probablement heureux d’entendre rire des enfants, même s’ils parlaient français.

Au retour, nous arrêtions assez souvent à Saint-Hyacinthe, pour y manger des guédilles. La guédille est un pain fourré de légumes, inventée pour remplacer le hot dog, les jours d’abstinence. Même si les rouges y ont toujours exercé une forte influence, du seigneur Dessaulles au sénateur T.D. Bouchard, Saint-Hyacinthe est une de nos villes saintes. Un seul ordre contemplatif a été fondé au Canada, celui des Adoratrices du Précieux-Sang, et ce fut à Saint-Hyacinthe. Son deuxième évêque, l’excellent Mgr Moreau, est aujourd’hui en instance de béatification. C’est probablement à la ville sainte, à son clergé vigilant, qu’on doit l’invention de la guédille. Au surplus, la langue verte y évolue plus vite qu’ailleurs. Un Écossais du lieu, aussi radin que minable, un nommé Keaton, serait à l’origine de quétaine, ce canadianisme dont la fortune est telle qu’il finira bien un jour par entrer au dictionnaire de l’Académie. De plus, à Saint-Hyacinthe, il y a belle lurette que guidoune n’est plus en usage ; on dit une guidaille, le mot est moins péjoratif, il fait plus amical et s’applique un peu mieux à ces demoiselles qui se ménagent si peu et qu’on appelait jadis avec plus de bonté et une certaine fascination des filles de joie.

Toujours est-il qu’après avoir mangé nos guédilles, les enfants, ensommeillés, abandonnaient à la grâce de Dieu et aux sortilèges du Malin un autre dimanche du bel été, et nous rentrions à Longueuil, laissant derrière nous les petits cimetières protestants, les croix celtiques et canadiennes, et, à Saint-Hyacinthe, la ville rouge et la ville sainte, les doux chants des Adoratrices du Précieux-Sang et la fiévreuse parade des guidailles, dans les parages du Marché au foin. Le monde alors était vaste. Aujourd’hui, les enfants partis, les dimanches du bel été nous collent à la peau. Être réduit à soi-même, quelle perte immense ! C’est de nouveau la croix latine qui l’emporte sur la croix canadienne.

Les portes du ciel[9]

Nous avons été sans pitié pour les gens d’Église, injustes et mesquins, retournant contre eux leurs oeuvres de miséricorde. Il y avait dans la rue Saint-Paul, près du marché Bonsecours, un hospice à l’enseigne des Portes du ciel. On y recueillait les vieillards décrépits, dont les derniers jours, blafards et furtifs, tournaient de plus en plus vite sur le pivot de la nuit, et qui n’avaient plus guère qu’à attendre, dans ce lieu de repos et de paix, l’arrêt du tourniquet. L’enseigne, avec candeur, disait bien ce qu’elle voulait dire et qui n’en était que trop vrai. Mais nous, parce que nous étions trop jeunes et que la mort nous faisait horreur, nous jugions cette enseigne indécente, comme si elle eût été un outrage public.

La foi est une chose subtile, miroitante et précaire : on ne la reçoit pas sans perplexité. Mère Agnès, la tante du grand Arnauld, écrivait qu’elle « fait son impression dans le fond de l’esprit si secrètement et si intimement qu’il est besoin d’une autre foi pour croire à une opération si imperceptible ». Elle est en quelque sorte un cachement. Une de nos Adoratrices du Précieux-Sang, assoiffée de Dieu, s’écriait : « Ah ! si tu voulais, pour mon âme ravie, lever un peu le voile de la foi ! » Mais cette grâce, sujet d’angoisse et de tourment pour les coeurs jeunes et passionnés, ne l’était pas pour les vieillards de l’hospice, bien au contraire, parce qu’ils l’éprouvaient par procuration, s’en remettant aux religieuses qui en faisaient profession, et les ténèbres qui les envahissaient à mesure qu’ils se détachaient de la vie, bien malgré eux, à cause de la baisse de leurs facultés, ces ténèbres devenaient grâce à leur foi infantile « la nuit du Jour éternel, toujours à midi » (l’expression est de Charles de Koninck), la lumière inaccessible de Dieu qui ainsi, tout doucement, les prenait en sa possession. Alors, dans cette euphorie sénile, ils pouvaient faire leurs ces paroles de l’Imitation : « Le Seigneur se plaît souvent à visiter un homme intérieur : il s’entretient doucement avec lui et il en vient même à une familiarité qui va au-delà de tout ce que nous pouvons comprendre. »

Or, c’était là ce que nous n’essayions même pas de comprendre. Il nous semblait qu’on abusait de ces pauvres vieillards, qu’en les mettant aux portes du ciel, en leur procurant cet ultime secours qui est le salut, en transformant leur mort en une grande espérance, on leur enlevait tout espoir ici-bas. Et nous étions insensés. Quel espoir leur restait-il ? Aucun. Cet espoir était le nôtre, qui nous tenions aux portes du monde. Nous en avions même de reste, assez pour leur en prêter, avec intérêt, bien entendu, et à des taux usuraires, pour avoir encore plus de vie, toujours plus, au point de nous prendre pour des dieux, infatués que nous étions de notre jeunesse, et d’avoir pour la mort une telle horreur que nous ne faisions aucune différence entre les portes du ciel et celles de l’enfer. Et ce fut longtemps après, quand aux hospices, aux hôtels-Dieu, eurent succédé des maisons dites de convalescence, réglées comme des motels, hypocrites, sans charité, tout au profit des propriétaires, que nous avons pu la saisir, cette différence, en allant constater un décès dans une de ces maisons de damnation, rien qu’à écouter les cris et les sarcasmes des compagnons du défunt, comme pris de frénésie au rappel du sort qui les attendait tous. Dorénavant cette bande de vieux forcenés nous poursuit. À notre regret d’avoir été injustes et mesquins, s’ajoute notre culpabilité, car il n’y a plus guère de gens d’Église, confesseurs de la foi, qui maintenaient Dieu présent au milieu de nous et qui nous étaient d’autant plus précieux que cette foi, nous ne la partagions pas, hélas ! Leur présence nous était douce, indispensable, et nous n’en savions rien.

Sainte Berthe resterait manchote[10]

Les sapins enguirlandés pointaient déjà, le père Noël avait commencé sa carrière commerciale, la mode du continent parvenait à Louiseville, mais ma mère, formée par les dames Ursulines de Trois-Rivières et fidèle à la coutume du diocèse, n’en faisait aucun cas. Nous avons dû nous régler sur elle aussi longtemps qu’elle a régné à la maison. Ensuite, quand elle a résigné, retirée au Lac-Edouard, mon père, homme de progrès, a cédé à la mode ; nous avons eu la radio et tout le reste ; nous faisions comme tout le monde, et ce conformisme ne pouvait que me satisfaire à l’école des frères où il fallait se conformer avant de penser à se distinguer, c’était la règle du jeu, c’était la règle de la vie. Hélas ! Cela venait trop tard pour moi dans le cas de Noël : il en est des dévotions comme des amours ; ce sont les premières qui marquent et l’on y revient toujours.

Sous le règne de ma mère, nous allions au lit à la même heure et nous avions beau résister au sommeil, nous ne tardions guère à y céder. On nous réveillait pour la messe de minuit, l’église n’était pas loin de la maison ; nous la trouvions tout illuminée, chaleureuse et dorée, comme par miracle, au milieu de la nuit glaciale, puis on nous ramenait à la maison où nous attendait un bouillon très chaud et très gras. Nous y faisions la trempette, mais sans aller jusqu’au fond de l’assiette ; à peine en avions-nous brisé l’enduit graisseux qu’à sa place des yeux se mettaient à nous fixer sur le dessus du bouillon, des yeux qui nous tournaient la tête, et les paupières nous tombaient ; on nous ramenait, repus et titubants, au lit, et nous nous rendormions, encore tout éblouis par tant d’ors, les ors de la messe et les ors du bouillon, non sans nous demander pourquoi on nommait réveillon une potion aussi soporifique. Le lendemain, Noël était une sorte de dimanche vide. Nous recevions nos étrennes au jour de l’an.

La seule question importante, soulevée chaque année, était de se demander si l’on chanterait le « Minuit chrétien » ou non. Ce noël avait la faveur populaire, mon père y tenait beaucoup, ma mère moins. Il rencontrait quelque résistance auprès des âmes d’élite. On chuchotait que son auteur, Placide Cappeau, aurait été plus dévot de Voltaire que de Jésus. Parfois on le chantait, parfois non. Quand le chanoine Élizée Panneton, de la famille des banquiers (ou usuriers) de Trois-Rivières (à ne pas confondre avec celle de Ringuet), fut curé, on ne le chanta point, car ce curé, thaumaturge et musicien, était un saint. Mais d’ordinaire les curés cherchent à plaire, surtout par un jour de fête, et ils le faisaient chanter un peu avant minuit, sur le perron de l’église, pourrait-on dire, le gardant ainsi en dehors du service religieux, et les âmes d’élite ne pouvaient trouver à redire.

Ce noël austère, entièrement dévot et catholique, dont beaucoup n’ont pas entendu parler, où je me retrouve un peu seul, m’a donné le goût des noëls anciens qui ont remplacé les mystères, interdits par le parlement de Paris, en 1548. Certes ils exprimaient une foi naïve, mais aussi un bon sens populaire qui n’hésite pas à corriger la liturgie. Par exemple, dans le noël de la Chandeleur, fête de la Purification, c’est Marie-Madeleine qu’on célèbre, non la Vierge, l’Immaculée, qui n’en a aucun besoin, c’est évident. Autre exemple, l’accouchement reste l’apanage des femmes et l’homme, fût-il saint Joseph, n’y est pas à sa place. La Vierge de s’exclamer : « Faut-y qu’ça soye un homme qui voye ma maladie ! » Saint Joseph tente de l’apaiser : « Non, non, ma commée, je ne la voirai pas ; je m’embanderai la vue de mon biau mouchoir blu. » Mais ce mouchoir n’est pas très sûr, d’où le recours à sainte Berthe dans un noël breton. Berthe, hélas, n’a ni bras ni mains : « Comment pourrais-je venir en aide ? — Elle n’avait pas achevé de parler que bras et mains avait. » Et c’est elle qui reçoit Jésus.

Aujourd’hui, en pleine fête païenne, qu’adviendrait-il de la Nativité ? Une ambulance serait dépêchée vers l’étable et la Vierge emmenée dans une salle aseptique, devant une équipe de Martiens, commandée par un mâle, cela va de soi, qui ferait l’épisiotomie ; la Vierge en sortirait recousue et Jésus naissant pourrait penser s’être trompé de planète.

En tout cas, sainte Berthe resterait manchote.