Abstracts
Résumé
Daniel Danis, après une série impressionnante de pièces tout au long de la décennie 1993-2003, amorce un virage majeur au milieu des années 2000 en poursuivant un programme exploratoire de formes scéniques audacieuses et souvent déroutantes. L’analyse, ici, porte sur le contexte théâtral au seuil du nouveau millénaire et sur le devenir scénique d’un auteur dramatique dès lors qu’il prend les commandes du plateau. C’est le statut même du texte qui s’en trouve relativisé — mais non évacué —, alors que s’offre à l’écrivain de plateau plusieurs langages, notamment audiovisuel et scénographique, sans oublier la gestuelle et la profération des acteurs, pour ne pas dire des performeurs. Émerge ainsi un imaginaire radicalement sensoriel, qui renonce à élaborer une fable pleine au profit d’un paysage mental, livré aux associations libres du spectateur.
Abstract
After an impressive series of plays written over the ten years from 1993 to 2003, Daniel Danis took a turn in a new direction in the middle of the 2000s as he explored bold and often disconcerting stage forms. The analysis here focuses on the context for dramatic work at the beginning of the new millennium and the stage development of a playwright when he takes charge of the stage. The importance of the text is not evacuated, but its status does shift and become relative as the stage writer is offered several languages—including an audiovisual and a scenographic language—as well as the gestures and utterances of actors (performers is perhaps a better word). Thus we see the emergence of a radically sensorial imaginary world which renounces the development of a full story, choosing rather a mental landscape open to the spectator’s free associations.
Resumen
Daniel Danis, tras una serie impresionante de obras durante toda la década de 1993-2003, inicia un importante viraje a mediados de los años 2000, prosiguiendo un programa exploratorio de formas escénicas osadas y con frecuencia desconcertantes. Aquí, el análisis se refiere al contexto teatral a las puertas del nuevo milenio y al devenir escénico de un autor dramático en cuanto toma los mandos del escenario. Entonces, es el estatus mismo del texto el que se relativiza –pero no se evacua– cuando se ofrecen al escritor de escena diversos lenguajes, sobre todo audiovisual y escenográfico, sin olvidar lo gestual y la proferición de los actores, por no decir de los que destacan. Así pues, emerge un imaginario radicalmente sensorial, que renuncia a elaborar una fábula completa en beneficio de un paisaje mental, entregado a las libres asociaciones del espectador.
Article body
Daniel Danis déploie, depuis ses débuts, une écriture marquée par le corps et le rêve, deux sources d’où jaillit une langue imagée qui réinvente le réel en le racontant à partir de la sensation pure. La force poétique de son écriture réside dans sa capacité à faire ressentir concrètement les univers explorés dans ses oeuvres, lesquels creusent tant la part monstrueuse de l’homme que la puissance de l’amour, du rêve et du désir. La langue de l’auteur, pétrie de corporéité, vise le corps du lecteur et du spectateur ; elle cherche à s’en saisir afin d’accroître la part expérientielle du théâtre. Daniel Danis est un écrivain chercheur qui tente d’extraire des nappes souterraines de l’existence humaine quelque vérité à la fois douloureuse et lumineuse. En explorateur, il aime emprunter de nouveaux sentiers, afin de renouveler son langage artistique.
En 2006, il fonde la Compagnie Daniel Danis, arts/sciences : c’est le point de départ officiel d’une nouvelle recherche théâtrale, laquelle avait commencé à germer dès 2002, alors qu’il créait à Chicoutimi Lacryma terra, une installation de dispositifs poétiques pour quatre acteurs. Suit en 2004 la première mouture de « Je Ne[1] » à la Ferme du Buisson, en France, en collaboration avec le danseur et chorégraphe de grande renommée Rachid Ouramdane. En 2005, la création de Milles anonymes, une commande des Chantiers nomades de Paris, lance le parcours interdisciplinaire de Danis, qui va l’amener à prendre un peu de distance par rapport à son écriture dramatique. Ses laboratoires interdisciplinaires sont accueillis dans divers espaces de création en France et à Montréal.
Lorsqu’on est reconnu et apprécié par un large public pour la facture très particulière de son théâtre écrit, il est difficile de faire accepter un changement de cap majeur comme celui-ci sans entendre : « Il a perdu le fil de son écriture, il ne sait plus où il s’en va, c’est de l’errance artistique… Pourquoi ne continue-t-il pas à faire ce qui lui réussit si bien ? » Et pourtant, combien d’auteurs et d’artistes ayant acquis la renommée de Daniel Danis ont le courage et l’audace de remettre profondément en question leur propre langage artistique, en faisant quasiment table rase de ce qui fait leur succès, pour aborder de nouveaux rivages au risque de déplaire ? Soutenir l’artiste dans l’entièreté de sa démarche exploratrice, ce qui inclut les errances sans lesquelles il n’y a pas de possibles nouveaux, est la seule façon de nourrir un art vivant qui ne se contente pas de répéter ce qui a été éprouvé.
La naissance d’un écrivain scénique
On associe la plupart du temps l’écrivain scénique au metteur en scène qui se serait affranchi de la « dictature » du texte dramatique, dans un souci d’ouverture à tous les langages qui composent le théâtre. Bernard Dort a très clairement pensé cette « émancipation » de la scène théâtrale contemporaine. Son analyse part du constat que l’avènement du metteur en scène comme créateur a entraîné une nouvelle vision de la représentation, qui n’est plus « considérée comme une simple traduction du texte ou comme l’inscription de celui-ci dans une réalité scénique régie par la tradition ou l’imitation[2] ». Selon Dort, l’importance grandissante du metteur en scène et ses incidences sur la représentation ne constituent qu’une première phase d’une transformation plus profonde : « Constatons aujourd’hui une émancipation progressive des éléments de la représentation et voyons-y un changement de structure de celle-ci : le renoncement à une unité prescrite a priori et la reconnaissance du fait théâtral en tant que polyphonie signifiante, ouverte sur le spectateur[3]. » La conception de la représentation avancée par Dort permet de situer cette ouverture des langages théâtraux comme l’une des conséquences de l’autonomisation de la mise en scène, devenue écriture scénique à partir du moment où certains metteurs en scène endossent la composition de tout le spectacle. L’impact sur l’écriture dramatique (texte ouvert, fragmenté, imagé) a été largement commenté, mais beaucoup moins le phénomène plus récent, qui prend pourtant de l’ampleur : celui de l’écrivain dramatique qui devient aussi écrivain scénique.
L’écrivain de plateau[4] est de plus en plus un écrivain dramatique qui décide soit de mettre son propre texte en scène, soit d’écrire dans le contexte d’une oeuvre scénique qui porte souvent la marque de l’interdisciplinarité. On peut y voir, d’une part, une perte de confiance dans la relation auteur-metteur en scène : certains auteurs se disent déçus des lectures scéniques de leurs textes et décident d’en assumer seuls la mise en scène. D’autre part, une nouvelle génération d’auteurs « touche-à-tout » ne se considèrent pas comme des écrivains au sens littéraire du terme, mais comme des artistes de théâtre dont l’écriture fait partie d’un projet scénique plus général : ils sont les concepteurs de l’entièreté du spectacle (texte et mise en scène), en collaboration avec les acteurs (moins exécutants que créateurs à part entière). On peut penser à Wajdi Mouawad, bien sûr, mais surtout à Olivier Kemeid ou à Olivier Choinière, qui écrivent et mettent en scène leurs propres textes. Un troisième cas de figure — plus rare — se profile sur la scène actuelle : celui de l’auteur dramatique qui écrit pour une scène interdisciplinaire où le texte dramatique est une composante de la « polyphonie scénique », ce qui ramène ce dernier au statut de matériau dont la trame narrative est souvent minimaliste, au profit d’une exploration sonore, poétique ou d’un travail de condensation extrême. Le metteur en scène et auteur Christian Lapointe, avec C.H.S.[5] par exemple, participe de cette mouvance dans laquelle semble également s’inscrire le parcours d’écrivain scénique de Daniel Danis : « Je me scinde en deux types d’écrivains : scénique et textuel. Je continue à écrire des textes dramatiques, mais je vais peut-être en écrire de moins en moins, parce que je veux aller vers des projets scéniques. Épurer davantage mon écriture pour ces expériences scéniques[6]. » On pourrait ajouter que Danis pratique deux types d’écriture scénique : celui de l’auteur-metteur en scène et celui de l’écrivain de plateau.
Le travail scénique effectué avec Kiwi[7] correspond au premier type d’écriture scénique. Le texte se situe dans le droit fil de son oeuvre dramatique, mais cette fois il prend en charge sa mise en scène en ajoutant une dimension visuelle grâce aux deux écrans disposés latéralement sur scène, à l’utilisation de caméras night shot, qui permettent de filmer les acteurs en direct dans le noir, et à la projection d’images documentaires (filmées par Benoît Dervaux en Roumanie). Les acteurs n’apparaissent que sur les écrans tout en jouant sur une scène maintenue dans la noirceur :
Filmer dans le noir est, pour moi, comme écrire dans le noir. Et cela ouvre la relation fondamentale entre le monde des humains et le monde des esprits : la caméra permet ce lien. Les acteurs sont entre les deux écrans, et j’utilise des images en direct et en différé, tout en jouant sur des paramètres de cadrage. Je ne veux surtout pas utiliser la caméra pour faire beau et gentillet, mais je veux que la caméra filme des enfants qui essaient de survivre.
Cette mise en scène qui mélange vidéo, images documentaires, caméra en direct, jeu scénique et texte offre une expérience théâtrale d’une grande cohésion sur le plan de la composition des images en scène. Le recours aux techniques visuelles (vidéo et écran) ne cède aucunement au spectaculaire[8]. Danis creuse des écarts entre le texte, le jeu des acteurs et les images de façon à maintenir l’ensemble dans un jeu de distance critique, qui permet au spectateur d’habiter un espace imaginaire en toute liberté. Aussi dit-il aimer que « les écrans soient à la dimension de l’homme, pas plus grands que nous ». Il rappelle également que « le plus difficile avec la technologie est d’arriver à l’extrême simplicité. On peut se servir de la technologie comme d’un révélateur ». À cet égard, Kiwi laisse le spectateur avec l’impression d’avoir été habité, voire hanté, par la chambre froide et noire de l’univers en fuite de ces jeunes adolescents. La sobriété du dispositif, lequel fait apparaître les personnages en négatif (sortes de spectres blancs sur fond noir), agit à la manière d’un révélateur pour l’imaginaire du spectateur, qui se retrouve, petit à petit, imprégné de ces présences en clair-obscur.
Daniel Danis est aussi un écrivain scénique de « troisième type », qui nous convie à des rencontres expérimentales où tous nos repères de spectateurs de théâtre tombent : La trilogie des flous, présentée à l’Usine C à l’automne 2008, est le fruit de plusieurs laboratoires développés en France. Cette oeuvre scénique se compose de « Je Ne », de « Sommeil et rouge » et de « Reneiges », trois textes brefs de facture singulière qui s’éloignent du geste d’écriture auquel les spectateurs de Danis ont été habitués. L’auteur radicalise son approche poétique du drame, épure et déconstruit la fable, jusqu’à créer trois poèmes dramatiques dont la forme expérimentale joue aux franges du texte théâtral. Mais Peter Handke n’a-t-il pas justement écrit que le poème dramatique (au sens non symboliste du terme, mais bien contemporain) est la seule forme expérimentale d’écriture au théâtre, la seule à même de renouveler la forme dramatique[9] ?
Le « liquide du récit »
Daniel Danis s’éloigne du récit dramatique pour privilégier une écriture dense, imagée et trouée par des points de suspension qui amputent les mots de leurs syllabes et laissent les phrases incomplètes. Les trois textes se présentent suivant une disposition graphique qui rappelle celle du poème tout en offrant une graphie de la parole à venir, dont on perçoit déjà le souffle syncopé : dans « Je Ne », la parole de l’aviateur — nommé Je — donne l’impression d’émerger directement de l’intérieur de sa conscience ou semi-conscience, après que son avion s’est écrasé quelque part, dans une montagne entre l’Afghanistan et le Pakistan :
Je… entre ciel et…
vois… dense végéta…
et ruine ancienne
[enceinte] de pierre.
… entends du sol
sous le feuillage de la forêt….
voix d’enfant :
— Regardez, un… chutiste, un… chutiste du ciel !
Dure tombée.
Je…. noir…. endormi….. dur….. heurté……
Crash… corps sur pierre lacérée,…. oreille…. l… pluie[10].
Les textes composant La trilogie des flous se présentent comme des partitions poétiques qui servent de matériau imaginaire pour l’écriture scénique. Selon leur auteur, ces textes limites tentent d’échapper à la dictature du récit : « Selon Peter Sloterdijk, le récit est une forme de dictature de la pensée occidentale. Dans La trilogie des flous, le texte est comme une carte géographique. On ne joue pas le texte, mais il permet de voyager. » Cette géographie du texte, rendue sensible par la graphie particulière des trois poèmes dramatiques (« Sommeil et rouge » étant une adaptation de Chant de l’éternel regret de Po Kui-Yi), compose des paysages étranges au sein desquels l’imaginaire peut circuler librement ; une écriture qui fait vibrer la sensation pure :
Le soir… la lune laiteuse
cuisine vapeur
manger
terrasse
une nappe blanche
il est je, non-moi
tout de noir
elle est Yang Guifei
toute de robe rouge
et d’ores et déjà
un drap blanc soyeux
de lavande odorante
partager sa couche
de cette étoile-ci à ce soleil-là
dès lors, dès lors, dès lors
plus aucun des poly-amours de filles-filles ne…
– Ah !…. Yang… ma lumière[11].
La forme d’écriture à la fois imagée et décantée qui trame La trilogie des flous fait entrer le lecteur dans une expérience poétique autre, exigeante dans la mesure où l’on doit accepter de s’aventurer sur un territoire où les repères habituels du récit (qu’il soit dramatique ou narratif) ont disparu et pour lequel il n’y a plus de cartes. Un peu comme l’aviateur de « Je Ne », on se retrouve parachuté sur une terra incognita, ce qui peut engendrer l’impression d’être déboussolé ou d’avoir perdu ses repères de lecteur. Mais une géographie imaginaire inusitée s’offre lentement à qui accepte de se laisser porter par le « liquide du récit » : « Le récit classique, affirme Danis, adopte la forme du soleil : sous tous les angles, tu vois ce que tu as à voir. La lune représente l’autre écriture, où l’on ne voit pas ce sur quoi on avance : ce peut être dangereux. La procédure n’est pas soutenue par une architecture du récit (solide, avec des poutres). On est dans le liquide du récit. » Ces récits mouvants servent de matériau imaginaire tant aux créateurs de la scène qu’aux spectateurs, qui sont invités à naviguer librement au sein de cette cartographie d’images et de sensations, à partir desquels ils peuvent tracer leur itinéraire fictionnel. C’est d’ailleurs ce que suggère Daniel Danis lorsqu’il évoque la « parole-image » chez l’acteur : « La parole-image de l’acteur entre dans le corps du spectateur, qui se fait ses propres images. Le théâtre est dans sa tête. Le dire de l’acteur agit sur le spectateur. Et le spectateur doit faire ses propres connexions. »
Le geste d’écriture renouvelé de l’auteur serait moins à rattacher aux explorations contemporaines concernant les limites du langage, comme pourrait le laisser penser la forme trouée de « Je Ne », par exemple, où l’on touche à l’extrême possibilité du dire, le mot se désagrégeant dans sa suspension (et l’on pense aux textes récents de Caryl Churchill ou aux toutes dernières oeuvres de Harold Pinter), qu’à la pensée visionnaire de Gertrude Stein concernant la pièce-paysage. Le liquide du récit donnerait forme à des pièces-poèmes contenant le potentiel d’une tout autre scène, qui touche aussi aux limites du théâtral. N’est-ce pas de ces marges que peut surgir une autre théâtralité, déplacée dans ses composantes et ravivée comme expérience spectatoriale ?
Ces trois courts textes, qui forment la matière scénique de La trilogie des flous, orchestrent donc moins des récits dramatiques que des pièces-paysages aux contours flous, justement, comme si nous étions conviés à entrer dans un espace régi par d’autres lois poétiques. Il n’y a presque plus d’histoire, mais beaucoup d’impressions, de sensations, de sonorités et d’images. Ces pièces-poèmes évoquent fortement la pensée de Stein qui, dans son essai intitulé « Plays », dit avoir essayé de penser le théâtre « du point de vue du regard et de la sonorité, et de sa relation à l’émotion et au temps, plutôt qu’en relation à l’histoire et à l’action[12] ». Dans la pièce-poème, poursuit-elle, les mots sont beaucoup plus vivants que les mots qui composent une histoire dramatique, car l’essence de « ce qui arrive » n’est pas dans l’histoire. Le présent continu sur lequel insiste l’auteure renverse la conception traditionnelle de l’action dramatique : elle compare l’essence de ce qui arrive (l’action) à la relation visuelle et temporelle qu’un spectateur a devant un portrait en peinture ou un paysage qu’il contemple. Elle imagine que la pièce de théâtre est exactement comme un paysage (landscape), soit une chose concrète, matérielle, dont la nature est « d’être là » : « Un paysage ne bouge pas, rien ne bouge vraiment dans un paysage, mais les choses sont là[13]. » Le renversement dramatique vient de ce que l’action est déplacée d’une avancée continue vers l’idée de mouvement continu. Dans la pièce-paysage, le mouvement continu est le fait des éléments qui sont en relation les uns avec les autres : les arbres sont en relation avec les montagnes, qui le sont avec les champs ; il en va de même entre les arbres et les oiseaux, lesquels sont en relation avec le ciel, etc. À la fois immobile et habité d’un mouvement continu, le paysage selon Stein s’orchestre suivant un rythme étranger à l’avancée progressive d’une action[14]. L’autre versant actif de la pièce-paysage réside dans l’expérience perceptive et sensorielle du spectateur, qui doit entrer en relation avec le paysage. En effet, Stein précise que ce dernier ne cherche pas à entrer en relation avec le regardant (contrairement au drame, dont l’action vise à capter l’attention du spectateur) ; un paysage est là, et celui qui le contemple doit faire la connaissance (to make acquaintance) du paysage, autrement dit, il est invité à entrer dans son mouvement continu. L’action est ainsi laissée à l’initiative du spectateur : l’oeuvre se transmue en une expérience sensible dès le premier pas fait vers la matière poétique.
La scène comme paysage à contempler
La conception à la fois spatiale et immanente de la dramaturgie selon Stein entre fortement en résonance avec l’écriture scénique de La trilogie des flous. En effet, la pièce-paysage suggère l’idée de textes dramatiques qui seraient à lire comme des cartographies poétiques[15], le landscape devenant le lieu possible d’une expérience perceptive et sensorielle pour le spectateur, qui travaille à intensifier le présent et le devenir[16] dans l’espace. Daniel Danis parle de la « sphéréité » de l’expérience pour désigner cette écriture scénique qui invite le spectateur à vivre une expérience concrète, sans les balises habituelles du récit dramatique. Le texte, on l’a dit, sert de cartographie imaginaire :
Pour comprendre le texte, il faut l’entendre avec des mots qui circulent et résonnent dans l’espace et ne pas essayer de comprendre les mots dans leur dire. Mon écriture scénique va vers une expérience globale, multidimensionnelle et immersive par rapport à l’image et à l’imaginaire. Au fil des laboratoires, j’ai choisi de mettre le texte sur une bande sonore : on entend parfois le texte, on ne le saisit pas toujours, ce qui permet au spectateur de dériver et d’aller ailleurs. On est dans la sphéréité de l’expérience, parce qu’on ne peut pas recomposer le récit dans son entièreté. On cherche plutôt à mettre en relation des images pour que le spectateur fasse ses propres relations.
Lorsque j’ai rencontré Daniel Danis, je lui ai cependant demandé pourquoi, lors de la présentation à l’Usine C, il avait fait un petit résumé du récit avant chaque partie de la trilogie : « J’ai donné le récit au début dans un souci de pédagogie pour le spectateur. » Ce choix a pu créer de fausses attentes chez ce dernier qui, ensuite, ne retrouvait pas le récit tel qu’expliqué par son auteur ; la pièce-poème constitue la carte d’un imaginaire appelé à s’incarner dans la matière des corps, des actes, des objets mis en scène pour composer un paysage scénique. Le chemin proposé par Daniel Danis exige qu’on abandonne l’attente de spectaculaire pour entrer dans une relation autre à la scène :
Je veux moins créer un spectacle que faire vivre une expérience. On fait des actes simples : cuisiner, mettre du lait dans l’eau avec une simple lumière de poche… ce sont des actes bricolés que je place dans un cadre, celui d’un cérémonial ritualisé. On entre alors dans une partition poétique parce qu’il y a un rythme. Je ne veux rien de spectaculaire, rien qui relègue le spectateur à être voyeur d’une chose sur scène. Le spectateur ne doit pas s’attendre à ce qu’on l’éblouisse, il est plutôt invité à naviguer au sein de strates verticales et à construire son propre sens.
Dans La trilogie des flous, tout comme chez Gertrude Stein, la scène se compose de matières visuelles et sonores concrètes avec lesquelles le spectateur noue des relations sensibles et fictionnelles. De la sorte, on le convie à expérimenter un autre espace-temps, celui de la « sphéréité », selon Danis, qui n’est pas éloigné du présent continu de Stein.
« Traduire ce que je vis en rêve dans la réalité de la scène » : l’écrivain scénique parle de l’expérience du rêve comme d’une chose réelle, en se référant aux animistes, pour qui la différence entre le réel et le rêve n’existe pas, ce qui transforme leur rapport au temps. De la pièce-poème à la scène-paysage, il cherche à créer des liens entre le mot et l’image qui ne soient pas de l’ordre de la simple représentation.
Le corps est le centre de l’expérience de l’image : images motrices comme des molécules qui se déplacent à l’intérieur et à l’extérieur de soi. Et c’est l’expérience du corps sur la scène qui m’intéresse. Les mouvements en scène se font de l’intérieur, je ne veux pas montrer la danse par un acte chorégraphique. Ces expériences ouvertes se situent entre l’archaïsme et la construction d’imaginaires forts.
Les actions scéniques, que l’on pourrait associer à celles d’un rêve, cherchent à mettre en relation des images (sonores et visuelles) susceptibles d’inciter le spectateur à tracer son propre chemin expérientiel. Rien des petits récits poétiques n’est illustré scéniquement, les actions des corps livrent au spectateur du concret, de la matière, de la présence dans des rapports de métamorphose constants. Le paysage steinien se fait mindscape, territoire onirique où la scène est offerte à la contemplation ; or il peut être difficile pour le spectateur, habitué à la dynamique du spectaculaire, d’accepter la posture contemplative où rien « n’arrive » qu’un mouvement infinitésimal et continu. Un actant[17] (Huy-Phong Doan) prépare minutieusement un poisson et le cuisine tout au long de la représentation, les odeurs emplissant progressivement la salle ; une danseuse (Louliko Shibao) bouge sur des bribes de texte ; Daniel Danis écrit sur une feuille de bois. Ces actions concrètes, simultanées, ouvrent des temporalités différentes (les rythmes ne sont pas les mêmes) et créent des potentialités spatiales comme autant de lignes qui s’ignorent, s’entrecroisent ou se côtoient à la manière de l’asymptote. Le corps de la danseuse, animalisé par la fourrure, évoque le manteau de fourrure de l’Empereur[18], mais rien dans ses actions ne représente le récit, peut-être davantage un état du corps qui passera de la pulsion vitale, animale, à la glaciation de la mort, suggérée par la table de verre sous laquelle elle ira se coucher. Condensation visuelle du récit, où l’actant Daniel Danis viendra s’étendre sur la table de verre, au-dessus de la danseuse, suggérant ainsi la séparation du couple par la mort, cet étrange corps à corps évoque à la fois l’idée de fusion et d’inaccessibilité d’un corps que le temps aurait cessé de travailler pour le figer dans un éternel présent (la table comme un tombeau photographique). L’image scénique nous livre le coeur de « Sommeil et rouge » sans passer par le détour (l’ennui, dirait Deleuze) d’une histoire, en empruntant les voies de la sensation. L’ensemble de La trilogie des flous n’offre peut-être pas toujours cette force évocatrice, mais il propose un véritable parcours sensoriel qui mérite d’être traversé. Conscient que cette performance poétique est encore en cheminement, son concepteur (ou « idéateur ») affirme qu’il a envie de continuer à explorer ce lien entre le spectateur et la scène ; « mais j’ai peut-être davantage envie d’être autour de la scène, de trouver cette place qui pourrait être la mienne : déplacer des objets, repartir. Ne plus être un protagoniste sur la scène, mais l’actant relieur. En ce sens, Kantor demeure une figure de référence pour moi. »
Vers une performance technoarchaïque ?
Depuis les débuts de ces laboratoires scéniques, et notamment avec Mille anonymes, Daniel Danis explore les rapports entre l’art et la technologie, de façon à
partager une expérience archaïque avec la technologie. Le virtuel fait peur en ce qui concerne la présence des corps en scène. Je veux plutôt inviter la technologie sur la scène, mais de façon à ce qu’elle soit un révélateur d’imaginaire de sensations, de conscience. Je n’aime pas les écrans au théâtre, j’essaie plutôt de les garder à échelle humaine. En même temps, je cherche à aller vers des expériences immersives par rapport à l’image et à l’imaginaire. J’aimerais créer une lanterne immense qui permettrait à l’image d’être sphérique, d’échapper à l’aplat de l’écran traditionnel.
Dans Mille anonymes, un écran en forme de demi-sphère, au centre duquel les spectateurs peuvent se tenir, accueille des projections de mouvements et de déplacements des acteurs, captés en direct par une caméra sensible au mouvement. Le travail des images en scène avec la technologie permet à Danis d’explorer plus avant la sphéréité comme lieu de l’expérience immersive : « Les images flottent dans l’espace, et l’esprit les capte. » Tout se passe comme si nous pouvions entrer dans un rêve qui ne serait pas le nôtre, mais dont il nous serait donné de faire l’expérience. Si l’écriture dramatique de Daniel Danis oeuvre à resensorialiser notre rapport au monde, à la communauté comme à soi-même, ses recherches avec les technologies de l’image en scène s’efforcent d’imaginer des configurations perceptives grâce auxquelles les frontières entre le réel, le rêve et l’imaginaire apparaîtront plus que jamais floues.
Appendices
Note biographique
MARIE-CHRISTINE LESAGE est professeure à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Son enseignement et ses recherches en théâtre portent sur les écritures contemporaines et sur les processus de création interartistiques dans les arts de la scène. Elle a publié dans différents ouvrages collectifs et revues des réflexions sur ces sujets, avec un intérêt marqué pour les questions touchant à l’intermédialité, à la performativité, au son et à la mémoire des arts. Elle a dirigé deux dossiers de revues sur la question (L’Annuaire théâtral [1999] et Registres [2008]) et elle a collaboré au groupe de recherche sur Le son du théâtre dirigé par Marie-Madeleine Mervant-Roux (CNRS-ARIAS) et Jean-Marc Larrue (Université de Montréal-CRI). Dans ce cadre, elle a plus particulièrement travaillé sur la pratique de Heiner Goebbels. Elle fait aussi partie de l’équipe principale de recherche « Performativité et effets de présence » dirigée par Josette Féral (FRQSC). Elle a enfin écrit un livre sur la compagnie de création UBU, intitulé Paysages UBU. Mises en scène de Denis Marleau, 1994-2013 (à paraître en mars 2015).
Notes
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[1]
Daniel Danis, « Je Ne », La trilogie des flous suivi de Mille anonymes et d’Ayiti tè frajil ou L’île saline, Paris, L’Arche, coll. « Scène ouverte », 2010, p. 11-21.
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[2]
Bernard Dort, La représentation émancipée, Arles, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 1988, p. 178.
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[3]
Ibid.
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[4]
« Écrivain de plateau » est l’appellation privilégiée en France, alors que l’on parle plus volontiers d’« écrivain scénique » au Québec. Dans les deux cas, il s’agit d’une écriture qui se conçoit à partir des matériaux scéniques et où le texte dramatique se trame en dialogue avec ces langages visuels et sonores.
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[5]
Christian Lapointe, C.H.S. suivi de Sepsis, Montréal, Les Herbes rouges, 2014, 114 p.
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[6]
Dans la suite de mon texte, les citations de Daniel Danis sans référence explicite sont tirées d’une conférence qu’il a prononcée à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) de Paris (13 octobre 2008), et des propos qu’il m’a tenus lors de ma rencontre avec lui, en décembre 2008, à Montréal.
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[7]
Daniel Danis, Kiwi, Paris, L’Arche, 2007, 40 p.
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[8]
Le spectaculaire est un véritable lieu de contrôle de l’imaginaire par la puissance des images. L’emprise des médias visuels sur la perception des spectateurs peut aller jusqu’à anesthésier leur liberté de percevoir, de sentir et de penser, ces derniers étant soumis à une surcharge quasi aveuglante.
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[9]
Je renvoie, par exemple, à son texte (post)dramatique intitulé « Pourquoi la cuisine ? » Textes écrits pour le spectacle « La cuisine » de Mladen Materíc, Paris, Gallimard, coll. « Nouvelle revue française », 2001, 24 p.
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[10]
Daniel Danis, « Je Ne », p. 14.
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[11]
Daniel Danis, « Sommeil et rouge », La trilogie des flous, p. 33.
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[12]
Gertrude Stein, « Plays », Lectures in America, New York, The Library of America, 1998 [1939], p. 251. Je traduis.
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[13]
Ibid., p. 267. Je traduis.
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[14]
On ne peut s’empêcher, ici, de faire un lien avec la « mobilisation infinie » de Peter Sloterdijk, inspirée de la philosophie orientale. De même, l’idée steinienne du mouvement et du présent continu, qui n’avance pas vers une résolution, correspond aux formes d’écriture caractéristiques de la littérature chinoise, ancienne et contemporaine. Un bel exemple de roman-paysage serait La montagne de l’âme, du romancier et auteur dramatique Gai Xingjian (La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1995, 669 p.), en ce qu’il privilégie la quête et la contemplation. Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver chez Daniel Danis l’adaptation d’un conte chinois dans La trilogie des flous.
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[15]
Gertrude Stein a bien sûr incarné sa vision de la pièce-paysage dans de nombreuses oeuvres, selon des principes de composition fondés, entre autres, sur les séries de mots, le fragment, le rythme, la répétition comme insistance et intensification. Voir Last Operas and Plays, Baltimore, John Hopkins University Press, 1995 [1949], 536 p. Ses oeuvres ont d’abord attiré l’attention d’artistes de la performance et des arts visuels.
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[16]
Au sens où l’entend Gilles Deleuze, soit de mouvement (de fuite) continu délié de toute ligne directrice à venir qui se voudrait fondée sur une intention signifiante.
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[17]
C’est ainsi que Daniel Danis désigne les artistes en scène.
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[18]
Dans le récit « Sommeil et rouge » de La trilogie des flous.