Article body

Comme si, en ces temps de malaise identitaire, le moment était venu de faire le point sur la poésie du Québec, plusieurs anthologies viennent de paraître, avec chacune son esprit particulier. J’en retiens deux. L’une, en fait la réédition revue et augmentée d’un ouvrage bien connu, est une référence incontournable, issue de la sphère universitaire. L’autre nous arrive tout droit du cégep, dont elle reflète les enthousiasmes. Je commence par elle.

Un peu brouillon, mais riche

Gaëtan Dostie publie Les poètes disparus du Québec [1], ouvrage d’une originalité certaine, dans un domaine où cette vertu est plutôt rare. Originalité du format, grand et carré, et de la présentation où s’exprime le fin goût d’un amateur d’art et d’un collectionneur. Originalité de l’iconographie, chaque poète étant représenté par un dessin inspiré d’une photo, lequel transcende très librement la physionomie réelle au profit d’un simulacre rêveur (qui fait parfois, soyons juste, regretter la photo). Originalité de l’éditeur qui est un lieu, le Collège Ahuntsic, ce qui arrime un projet tout littéraire à une institution d’enseignement pré-universitaire, où l’éveil des jeunes à la conscience culturelle est un objectif important. L’anthologie s’inscrit d’ailleurs dans le sillage d’une initiative mise sur pied il y a quinze ans, un recueil de poésie intercollégial intitulé Pour l’instant. Originalité, surtout, d’une audience accordée seulement aux disparus, victimes soit du temps « irréparable [2] » (Octave Crémazie aurait, aujourd’hui, 180 ans !), soit, pour les plus récents, de maladie, d’accident ou de suicide. On se trouve donc devant une vaste galerie, qui comporte sensiblement les mêmes figures que toute anthologie de la poésie québécoise, de Crémazie à Marie Uguay, mais plus on se rapproche du présent, plus s’inscrit le défaut des poètes vivants, ce qui donne aux auteurs retenus une curieuse solidarité avec les figures plus ou moins imposantes du passé.

On aurait aimé que, dans son « Introduction », Gaëtan Dostie, au lieu de se contenter de brosser à grands traits la fresque de notre histoire littéraire relative à la poésie, s’explique un peu sur son projet et, surtout, sur son parti pris de ne présenter que les trépassés. Est-ce l’influence du film culte La société des poètes disparus, si propre à toucher un public adolescent et à l’éveiller à l’envoûtement du lyrisme, qui l’aura guidé ? Ou serait-ce, plus secrètement, l’angoisse que ressent tout écrivain québécois lucide devant la perspective de l’érosion qui mine jusqu’au présent de notre histoire, littéraire et autre ? Quoi qu’il en soit, un si beau titre et une entreprise si singulière auraient mérité quelques mots d’explication.

Mais l’anthologie, c’est avant tout un choix de textes, et l’originalité se reflète encore là. D’une page à l’autre, tout au long du gros livre, la surprise guette le lecteur. Bien entendu, et heureusement, on retrouve de grands textes connus, admirables, parfois cités in extenso comme « La marche à l’amour » de Gaston Miron, « Roses et ronces » de Roland Giguère ou « Le tombeau des rois » d’Anne Hébert. Mais ces choix royaux par lesquels, s’ils se multiplient, l’ouvrage risque de faire double emploi avec les anthologies existantes, sont rares, et on trouvera plutôt le contraire, c’est-à-dire des textes peu connus du grand public et même, parfois, nettement inférieurs aux textes attendus. Je pense au long poème posthume d’Alain Grandbois adressé à sa compagne Lucienne, « Je veux t’écrire un poème de coeur » (178-182), que le poète n’aurait certainement pas publié sans le retravailler et qui, de toute façon, n’était pas destiné à la publication. Certes, ce poème est émouvant et constitue, par son intimisme et son côté familier, un contrepoint intéressant aux grandes réussites des Îles de la nuit ou de L’étoile pourpre, mais ici, il se substitue à tout ou presque — seul un court poème, « Avec ta robe » (183), justement célèbre, lui fait pendant.

La remarque vaut aussi pour des poètes moins importants ou qui ont perdu de leur lustre, comme Louis Fréchette. Ses morceaux de bravoure d’inspiration patriotique sont écartés au profit d’un seul petit sonnet, « Le Montmorency » (48), qui chante « la blanche cataracte » en alexandrins parfois boiteux. Le lyrisme épique s’accommode mal de la forme exiguë (il n’y a, je pense, pas un seul sonnet dans tout l’oeuvre de Victor Hugo), d’où la maladresse de ces vers tout de même peu représentatifs de leur auteur. Là encore, on aurait aimé que l’anthologiste justifie un tant soit peu ses choix et formule ses objectifs.

Certains poètes sont bien servis, comme Louis Dantin avec son étonnante « Complainte du chômeur » ou Robert Choquette dont on reproduit le très sadique et raffiné « Chant de mort de l’Iroquois » (le vaillant prisonnier sous la torture évoque les siens « mordant leurs pleurs », 211). « Un regret », de Michel van Schendel, nous fait redécouvrir son auteur, en homme simple et émouvant. Saint-Denys Garneau et Rina Lasnier, par contre, déçoivent les attentes avec des textes plutôt périphériques.

Cela dit, l’anthologie n’a pas de prétentions universitaires et constitue plutôt une très agréable promenade dans des sentiers point trop battus [3]. Dostie ne se prive pas, dans ses notices biographiques, de signaler les défauts de certaines oeuvres ou la chute de faveur qu’elles ont pu connaître, mais il arrive aussi qu’il s’enflamme et se lance dans une vibrante célébration de tel ou tel auteur. Son style, embarrassé quand l’inspiration ne le porte pas, est alors celui d’un véritable écrivain, comme dans ce bel éloge de Marie Uguay : « L’écriture de Marie Uguay, femme au terrible destin, s’effrite dans une passion intense, d’une plasticité exceptionnelle, ludique aussi, friable et inéluctable autant que le rêve et la mort. » (461) Cette ferveur qui anime l’anthologiste explique sans doute ses préférences, qui vont vers les écritures sensuelles, surréalistes, parfois réalistes mais vigoureuses. Il s’intéresse aux écritures de femmes autant qu’à celles des hommes et fait une place aux migrants, tel le poète haïtien Davertige, même si ceux-ci sont peu nombreux — du moins, les disparus !

Dans ses notes biographiques, Dostie se fait fort de révéler les circonstances souvent mal connues de la mort des poètes, et contribue ainsi à l’histoire littéraire, non sans brutalité.

Le commentaire, malgré quelques peccadilles [4], bénéficie bien davantage des connaissances étendues de son auteur qu’il ne souffre des menues désinvoltures qui leur font escorte.

La pertinence faite anthologie

Soyons transparent. Laurent Mailhot et Pierre Nepveu ont été mes collègues à l’Université de Montréal, ce sont deux vieux formidables amis et ils m’ont fait une place enviable, j’espère méritée, dans leur ouvrage [5]. Voilà de quoi jeter du discrédit sur l’éloge qui va suivre. Heureusement, je n’ai pas à parler en plus de la magnifique Histoire de la littérature québécoise de mes collègues Biron, Dumont et Nardout-Lafarge [6], qui présente les mêmes qualités de sérieux, de justesse, d’écriture et de pénétration dans les aperçus critiques. Mais enfin, reconnaissons-le : l’université se porte bien, même sur la montagne.

Et université oblige : la fantaisie, encore admissible au cégep, doit céder le pas à la plus grande objectivité possible dans la reconnaissance des mérites. Être sérieux, voilà le bon moyen de combattre, ne serait-ce que par l’exemple, les excès d’une recherche qui s’égare trop souvent dans les sous-bois et néglige les hauts fûts. Le vrai sérieux préfère « Le vaisseau d’or » aux mille et un prétendus poèmes d’asile d’Émile Nelligan. C’est ce qu’on appelle le sens de la pertinence.

On trouve, dans La poésie québécoise de Mailhot et Nepveu, les textes qui constituent les valeurs sûres de notre tradition poétique. Beaucoup sont connus, et c’est tant mieux car on sait où les retrouver, quand une manière de rengaine inaboutie sollicite notre mémoire. Les grands textes in extenso retenus par Dostie sont présents ici, avec d’autres qui complètent le palmarès : « Suite fraternelle », de Jacques Brault, « Arbres », de Paul-Marie Lapointe, de bons extraits de « La malemer ». Le choix des poèmes d’Alain Grandbois est classique et tout à fait satisfaisant, comme ceux de Saint-Denys Garneau et de nos autres immortels.

L’examen de ce fort livre de poche de sept cent soixante pages, qui fait une place à pas moins de cent soixante-dix poètes, m’a permis de constater non seulement la pertinence des choix de détail, mais aussi une instructive modulation des quantités. Les poètes, selon l’importance et les dimensions de leur oeuvre, se voient accorder d’une page (par exemple, Huguette Gaulin, 485) à dix-huit pages (Paul-Marie Lapointe, 300-317). Il semble que la valeur absolue des poètes ne soit pas seule en jeu, mais aussi leur valeur relative à l’époque à laquelle ils appartiennent. De la façon la moins arbitraire possible, et sans vouloir rivaliser avec l’introduction des éditions précédentes, j’ai imaginé une périodisation à partir de la table des matières qui se déroule tout uniment depuis Marc Lescarbot jusqu’à Louis-Jean Thibault. Car on ne peut comparer directement Crémazie à Saint-Denys Garneau ou à François Charron, il faut tenir compte de leur contexte. J’ai ainsi découpé sept périodes, chacune présentant une certaine homogénéité de thèmes et d’esthétique. Les voici (les étiquettes, pas trop sérieuses, sont de moi) :

Les ancêtres, de Marc Lescarbot (né en 1570) à Arthur Guindon (né en l864). Ils sont seize, Chartier de Lotbinière et Félix-Gabriel Marchand, présents dans la 2e édition, ayant été supprimés (il n’y a pas d’ajout). Les noms familiers sont ceux de François-Xavier Garneau, Octave Crémazie, Alfred Garneau, Pamphile LeMay, Louis Fréchette, Nérée Beauchemin et Eudore Évanturel. Deux raretés : Moïse-Joseph Marsile et Arthur Guindon, mais ils figuraient déjà dans l’édition précédente. C’est Crémazie qui obtient le plus de pages, soit six, alors que Fréchette n’en a que quatre. Le patriotisme consciencieux l’emporte sur l’emphase. Évanturel, le premier de nos intimistes, en obtient cinq. Moyenne pour l’ensemble des auteurs : trois pages chacun.

Les précurseurs. Cette deuxième période s’étendrait de Louis Dantin (né en l865) à Rosaire Dion-Lévesque (né en 1900). On y trouve beaucoup de membres de l’École littéraire de Montréal, dont Nelligan qui se voit accorder douze pages — cinq de plus qu’Albert Lozeau, son plus proche concurrent. Marcel Dugas, Paul Morin et Jean-Aubert Loranger ont cinq ou six pages chacun, ce qui est conforme à leur souci d’art ou leur modernité. Ensemble, on compte vingt et un poètes, abandonnés en chemin par Albert Dreux qui n’a pas survécu à la révision. Moyenne par auteur : 3,75 pages.

Les « universels », entre l900 (année où naît Alain Grandbois) et 1917 (naissance d’Alphonse Piché), une poignée de grands ou très grands poètes. En plus des susdits, on trouve Rina Lasnier, Saint-Denys Garneau et Anne Hébert, flanqués d’Alfred DesRochers, Robert Choquette, François Hertel et Clément Marchand. Au total, il y en a douze, dont quatre obtiennent onze pages… ou presque (Grandbois : 10). On voit que Saint-Denys Garneau (11 pages), jadis mis au pilori par Jacques Ferron, a repris tout son prestige et Grandbois aura perdu un peu du sien, mais à peine : les auteurs de l’anthologie sont capables d’admirations non alignées. La moyenne, 5,5 pages, est la plus élevée pour tout le livre, mais cela tient aussi au fait du petit nombre de poètes secondaires. Cela dit, il est indiscutable que les résultats reflètent une manifeste amélioration du niveau littéraire au cours de ces trois « périodes ». Par ailleurs, la santé accrue de la production poétique permet une diversification des thèmes et rend moins nécessaire l’exaltation des « racines » ou des « origines », qui monopolisait le plus souvent l’inspiration des « ancêtres ». Le tandem Mailhot-Nepveu valorise avant tout ce qui peut être relu aujourd’hui, compose un passé habitable pour le lecteur que guide avant tout l’amour des lettres, et non un devoir de piété nationale.

Les modernes. Si la modernité s’annonce déjà chez plusieurs des poètes de la précédente période, où l’on est au moins chrétien de gauche (à l’exception de Gustave Lamarche et de l’étonnante Rina Lasnier, qui récrit le ciel le plus orthodoxe en formules dignes de Mallarmé), elle triomphe à partir de Gilles Hénault (né en l920) jusqu’à Yves Préfontaine (né en l937). Tout l’Hexagone y passe avec ses gloires, Gaston Miron (17 pages), Roland Giguère (13), Paul-Marie Lapointe — celui des recueils magnifiques, non des expérimentations arbitraires — (18), Fernand Ouellette (11), Michel van Schendel (10) et enfin Jacques Brault (14), qui publie ailleurs mais appartient à cette grande génération. Il faudrait citer plusieurs autres poètes moins favorisés en nombre de pages, Claude Gauvreau (7), Jean-Guy Pilon (3), Gatien Lapointe (5), dont la représentation parcimonieuse trahit les préférences des anthologistes. Pour ma part, j’aurais donné moins à Hénault (l2 pages !) et davantage à Pilon. Le groupe que j’ai découpé compte trente-huit poètes, pour une moyenne de 4,67 pages. On est loin de la moyenne du groupe précédent, mais le nombre de poètes est trois fois plus élevé et plusieurs d’entre eux figurent par un petit nombre de textes seulement. En revanche, c’est dans la présente section qu’on trouve les poètes les plus largement représentés. Déjà, Gilles Hénault est mieux loti que Rina Lasnier, Saint-Denys Garneau ou même Anne Hébert. Et que dire des Giguère, Miron et Brault, et du champion toutes catégories, Paul-Marie Lapointe ?

Ce qu’on peut affirmer sans doute, c’est qu’ils ajoutent, à l’excellence de leurs grands prédécesseurs, une actualité d’expression qui fait d’eux des recours plus immédiats pour le lecteur avide de cette vérité fondamentale qu’on recherche en poésie.

Les postmodernes. Je regroupe ici nombre de poètes (ils sont trente-deux) nés entre 1938 (Madeleine Gagnon) et 1947 (Robert Melançon). Ils comptent parmi eux plusieurs de ceux qui ont contribué à fonder les départements littéraires de l’université moderne et des cégeps, et ils précèdent immédiatement la génération dite des baby-boomers. Plusieurs noms importants, de poètes déjà morts ou vieillissants. Gilbert Langevin et Michel Garneau obtiennent chacun neuf pages, tout à fait méritées ; Michel Beaulieu et Nicole Brossard, huit ; Paul Chamberland et André Roy, sept. Chamberland voit surtout reconnaître ses premiers recueils, avec raison, et Nicole Brossard, dont on mesure la grande influence exercée grâce à sa promotion de l’écriture féminine et du formalisme, fait l’objet d’un choix qui permet de découvrir les solides racines existentielles sous l’inflorescence moderniste (voir « La tentation », 470-471). Nombre de pages moyen : 4,75.

Les baby-boomers (ou postmodernes, II). De 1948 (Claude Beausoleil) à 1959 (Serge Patrice Thibodeau), ils sont légion : quarante-deux. Parce que uniques et fiers de leur individualité, ils sont très difficiles à regrouper. Plusieurs ont participé à l’aventure formaliste, avant de développer une problématique plus personnelle. Ils ont renforcé les effectifs universitaires et collégiaux, alimenté les maisons d’édition créées par leurs prédécesseurs, ou en ont fondé de nouvelles (Anne-Marie Alonzo). Les mieux lotis de ce groupe sont Normand de Bellefeuille et Hélène Dorion, avec huit pages chacun ; suivent Claude Beausoleil, Denis Vanier, François Charron et Renaud Longchamps (sept pages), tous également différents les uns des autres. Les oeuvres ici sont déjà bien lancées, mais encore éloignées de leur terme, sinon de la consécration publique. De là, sans doute, une relative raréfaction de l’espace attribué (on est loin des dix-huit pages de Paul-Marie Lapointe). Moyenne : quatre pages.

La relève. Nés entre l960 (Hélène Monette) et 1979 (Louis-Jean Thibault), les neuf poètes retenus obtiennent deux ou trois pages, histoire de figurer déjà aux côtés des Miron, Lapointe et Cie, et d’inscrire leur aurore au point du couchant du livre [7]. Cette section est évidemment la plus susceptible d’être chambardée, lors d’une éventuelle réédition.

Quoi qu’il en soit de l’avenir, il faut savoir gré à Laurent Mailhot et à Pierre Nepveu d’avoir élevé un immense monument, soigné et cohérent, aussi peu discutable que possible, à une poésie qui manifeste une grande vitalité et qui s’ouvre de plus en plus à l’autre [8], c’est-à-dire au monde. C’est ainsi que le Québec, plus menacé que jamais d’assimilation, existe, et bellement, dans quelques livres.