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Une maison d’édition, un clavier d’ordinateur, un Palais des livres, et voilà que le roman déporte l’interrogation du livre, au coeur de la modernité littéraire, du côté de la matérialité de l’objet. À mille lieues des impasses narratives démultipliées par l’abyme, trois fictions prennent prétexte du livre — qu’il soit inexistant car inventé, en train de s’écrire puis de disparaître sous nos yeux ou reproduit en artefact — pour construire des récits hybrides, mixtes de rebondissements diégétiques, de réflexions sur la littérature et de plongées dans l’imaginaire. En mode ludique, sans prétention affichée autre que celle d’une fluidité de la narration, ces romans, qu’ils sollicitent en filigrane le polar, le merveilleux ou le jeu vidéo, inscrivent de diverses manières, à même les dispositifs romanesques, la représentation du lecteur et de la lecture, indexant du coup, mais sans appuyer, la dimension pragmatique de l’acte littéraire.
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Catastrophes, de Pierre Samson [1], met en scène un Ivanhoé McAllister, auteur, à titre de critique littéraire de la revue Pensus dirigée par Ignace Bertillon, « de formidables bijoux, des articles touffus, documentés, regorgeant de références intertextuelles et interdisciplinaires, des textes parfois supérieurs à la matière source, juge-t-il, invariablement condamnés aux oubliettes » (24). Un jour d’ennui, il propose un article sur un « écrivain méconnu, apatride volontaire et autoproclamé, auteur d’un hapax de 511 pages » (25) intitulé Sueurs sur le marbre composé en espéranto et ensuite traduit en français par l’auteur, Taissir Vilchis, et portant sur la langue et la culture totonaques. L’ouvrage, introuvable, aurait été publié à Saint-Jovite, aux Éditions de l’Oblivion, en 1977 : ce soi-disant huitième ouvrage de la collection Rem, pourtant, n’existe pas. Sans pouvoir rattraper le canular, le critique deviendra meurtrier, par défaut en quelque sorte, pour camoufler son méfait. Le livre absent devient ainsi prétexte à une satire de la vacuité des milieux éditoriaux, et met en scène une galerie de personnages caricaturaux qui se pavanent de cocktails en lancements, où les initiés reconnaîtront parfois des silhouettes, parfois des auteures devenues personnages, telle entre autres Danielle Roger, copine de McAllister, qui porte le même regard désabusé sur le cirque littéraire et qui deviendra sa prochaine victime.
Tout le bonheur du récit de Samson réside dans une langue absolument maîtrisée, qui sait conjuguer l’acerbe et le jubilatoire, donner à voir tout en donnant à lire :
Il abandonne les murs et traverse de son pas de gorille paresseux la longue pièce tapissée de bibliothèques et de vieux pupitres encombrés de livres aux couvertures ravagées, écornées, plissées, arrachées, des bouquins cartonnés ou reliés en cuir, parfois en toile, des classiques, des oubliés, des illisibles, des ouvrages introuvables dénichés Dieu sait où, des formats elzéviriens, des atlas, des chefs-d’oeuvre comme des torchons impardonnables que le maître chérit à égalité, puisque ce qu’il appelle les rognures rehaussent admirablement les trésors et, affirme-t-il, en décuplent l’éclat.
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La figure du livre, omniprésente, structure autant le décor de l’histoire que les enjeux de l’écriture, pastillée d’allusions à des auteurs québécois, de clins d’oeil à des canevas narratifs préformatés ou à des signatures contemporaines, comme ce trente-quatrième et dernier chapitre qui n’est pas sans évoquer l’American Psycho de Bret Easton Ellis [2]. Vient s’y ajouter une critique virulente de la médiocrité culturelle ambiante, qui dénonce tous les engouements, tant l’autofiction onaniste au « pathos déniché au Dollarama du coin » (52) que « les becketteux, les sarrautiques, les robes grillées qui ne font pas dans la fantaisie et les festivals juste pourris » (133), avec une férocité accrue à l’endroit des organismes subventionnaires :
— Mieux encore, de nos jours : les conteurs qu’on nous assène sur toutes les ondes possibles sans gêne aucune. Hou-la-la-la, que ferions-nous sans eux ? Saviez-vous qu’au Conseil des Arts et des Lettres, majuscules comprises, on distribue des bourses à des conteurs dans le volet littérature ? Dites-le à votre tortionnaire, les bras vont lui en tomber. Ce qui veut dire qu’en cas de malheur, elle pourra toujours se faire contrice. Elle doit bien cacher une ceinture fléchée quelque part, notre Mata Hari nationale. Vous réalisez le progrès ? Bientôt, au Québec, les Cois et les Coises pourront officiellement poser un acte littéraire sans avoir à écartiller un livre de toute leur misérable vie. Génial, non ? Imaginez le pas de géant phénoménal pour notre culture ! Ils vont nous laisser l’électricité, vous croyez ?
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La verve caustique du personnage de l’éditeur n’épargne rien ni personne, égratignant au passage les chercheurs universitaires, les journalistes-vedettes, l’Énaurme Bibliothèque (102) et le Québec Post-Aquin (53), en un délire ininterrompu qui se nourrit de tout ce qui grenouille autour de la machine culturelle.
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La scénographie de Nous autres ça compte pas, de François Blais [3], pour convenue qu’elle puisse paraître de prime abord, finira par surprendre. Un personnage masculin, attelé à son clavier d’ordinateur, écrit un roman, plutôt une sorte de « journal de bord de notre ermitage » (20) : jailli de nulle part et sous prétexte d’offrir ses condoléances pour le décès de la tante dudit écrivain — tante qui n’est pas encore morte — apparaîtra un visiteur « passablement âgé, bien vêtu, et affichant un air grave » (11) et qui demande à le regarder écrire. Ce spectateur de l’acte d’écrire, qui se transformera à la toute fin en lecteur, avant de disparaître, rythmera de sa présence le déroulement du texte en revenant jour après jour pour assister à la scène, reprochant à l’occasion à l’écrivain de ne pas écrire de manière spectaculaire, à la façon d’un Kerouac « qui rédigeait ses ouvrages au crayon sur de grands rouleaux de papier, assis à l’arrière d’une automobile fonçant à tombeau ouvert dans la nuit » (36) ou d’un Hemingway « tapant frénétiquement sur une pittoresque Remington, fumant un cigare sur une plage cubaine ou sirotant une absinthe dans un café parisien » (36). Cet énigmatique visiteur, sorte de Lecteur Idéal (81) tant qu’il demeure coi, se muera en critique féroce, reprochant à l’écrivain « ces blocs erratiques de banalité » (175) auxquels il ne reconnaît aucune signification. Et le lecteur, le vrai, de se dire qu’il n’a pas tout à fait tort… Un « Avant-propos » prenait pourtant figure de mise en garde :
[a]u cours du vingtième siècle, des théoriciens de diverses allégeances ont tour à tour annoncé la mort du personnage, de l’intrigue, des descriptions, et même de l’auteur dans le roman moderne. Plus récemment, les prophètes des nouvelles technologies ont prédit la disparition prochaine du livre en tant qu’objet. Un roman, de nos jours, devrait donc être une chose dépourvue de personnages, d’intrigue, de descriptions, d’auteur et de support matériel.
Nous autres ça compte pas réalise en tous points cet anti-programme, réussissant à neutraliser chacun des éléments du discours narratif, en une conscience constamment réaffirmée des « bases chétives » (81) de son intrigue. Cette chronique rédigée sous nos yeux met en scène un couple misanthrope, sorte d’André et Nicole ducharmiens — le texte le confirmera par une allusion (133) — réfugié à la campagne dans un chalet isolé dont il n’émerge que pour aller écluser, après des kilomètres à pied, force bières (de grosses Wildcat) au bar du village. Un détail saugrenu met toutefois la puce à l’oreille : ce récit à la première personne qui montre les menus événements de la vie de Mitia et Arsène est narré du point de vue d’Arsène, dira le texte, qui, dans les faits, est une fille (80). Cet imbroglio onomastique se clora sur un brouillage pronominal qui confirmera la disparition pure et simple du personnage : « Je reste planté sur le trottoir un long moment puis, après avoir arbitrairement décidé d’un itinéraire, Mitia se met à marcher sur Saint-Joseph. Tout seul. » (178) Le traitement de l’intrigue est à l’avenant, parodiant l’autofiction à la manière de Maxime-Olivier Moutier (84), repiquant des scénarios à la littérature gothique ou à Seyda’s Ambition, « un bon vieux RPG (role playing game) comme on les aime » (86), sollicitant tantôt Joyce (81), tantôt Hans Castorp, hybridant tous les genres discursifs, de l’encyclopédie à la bande dessinée américaine, en une indexation constante de l’inexistence de l’anecdote et de la médiocrité de la vie :
Pas de tragédie, pas de douleurs insoutenables, rien qui prête au lyrisme. Tu comprends à mesure que j’explique ? On ne s’est pas fait crisser là par Marie-Hélène, ni par Nora Naurapas, on n’attend pas Mamie, on ne veut pas que la Toune nous appelle, on ne s’est pas prostitués pendant cinq ans, on ne se sent pas coupables d’avoir assassiné une vieille usurière, on n’espère pas une invitation à dîner chez la duchesse de Guermantes, on ne se prend pas pour Amadis de Gaule, on n’a pas d’anneau maléfique à détruire, on ne veut pas se suicider pour les beaux yeux d’une Charlotte, on ne veut pas émigrer en Californie dans un vieux camion, on ne veut pas se promener dans Dublin en pensant aux rognons qu’on a mangés au petit déjeuner. Rien de tout ça. On est middle of the road en hostie, mine de rien, épeurants de médiocrité. Tu vas voir. T’auras pas le choix, anyway.
21-22
En bout de course, tout aura disparu, intrigue, personnages, lecteur, livre, renvoyés dos à dos comme autant de tulpas [4].
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Le roman de Bertrand Gervais, L’île des Pas perdus [5], joue à sa manière le jeu du second degré, reproduisant en artefact aux coins brûlés un récit intitulé L’île des Pas perdus publié en 2004 chez XYZ par J. R. Berger (41-71 et 135-155). Ce livre dans le livre, écrit par le papa de Caroline, jeune héroïne de onze ans qui suce son pouce, reproduit avec une pagination autonome et une photo de l’auteur — un Bertrand Gervais aux cheveux longs et à lunettes —, sorte de pèlerinage imaginaire en une utopie architecturale, vient sous-tendre l’histoire de cette version déjantée d’Alice au pays des merveilles. Caroline, on l’apprendra, s’enfuira de chez son papa pour atterrir au centre-ville de Montréal, sur la piste de ses pouces disparus : elle se retrouvera au coeur d’une véritable guérilla urbaine entre les Zuggies et les GG, les Gardiens de Gutenberg (103), enfants abandonnés qui vendent des livres pour survivre aux abords de l’UQAM et qui se réfugient pour la nuit au Palais des livres.
Gare à la méprise toutefois : « [l]es choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être. Le clocher ne fait pas l’église. Il faut savoir lire entre les lignes. Et ça ne fait que commencer ! Il faudra vous méfier, à l’avenir » (76), dira la diva qu’on croyait être un monsieur en désignant l’université par son clocher. Ce qui se présente comme un conte initiatique pourrait bien dissimuler une clé herméneutique et prendre des allures d’« hypnotexte », procédé apparenté à l’hypnose, et qui « permet de produire des versions […] hallucinées d’une histoire donnée » (173). Entre les lignes, on aura compris le drame de cette orpheline, dont la mère est décédée dans un accident de voiture alors qu’elle disait précisément à sa fille de cesser de sucer son pouce. Le résultat se matérialisera sous nos yeux, puisque Caroline, en bout de parcours, s’installera au clavier pour écrire le texte que nous sommes en train de lire. Et tout cela se passe au bureau d’« Éric Lint, le professeur de littérature transgénique, au troisième étage de l’université » (171). Pour qui connaît le laboratoire de l’« Équipe de recherche sur l’imaginaire contemporain. Littérature, imaginaire et nouvelles textualités », dont Éric Lint est l’acronyme, la fiction vient de se déployer et la littérature transgénique de trouver sa motivation :
— Ce n’est pas un test, voyons ! Prenons L’assommoir de Zola. Disons que tu trouves ça assommant. Ça arrive, hé ! Et tu préfères de loin Harry Potter. Tu ne peux pas toujours lire Harry Potter, alors on va mettre un gène de Harry Potter dans L’assommoir. Le roman de Zola va comporter un peu plus de magie.
— Harry va s’y retrouver ?
— Pas vraiment. Mais l’esprit de Harry Potter, oui. Comprends-tu ? Les possibilités sont infinies. (87)
— […] On peut ajuster les romans pour qu’ils répondent à nos besoins et à nos goûts. Littéralement. Et sans rien perdre de la qualité initiale des textes ! Je vais sauver la littérature ! (89)
Incarnation littérale de cette littérature transgénique postulée, L’île des Pas perdus gagne son pari en mariant le drame et « les formes bénignes du merveilleux » (4e de couverture) : en surface du texte, l’enfant n’est pas perdue et le livre demeure le dernier rempart contre toutes les adversités, au propre comme au figuré. Mais l’enjeu n’est pas là, on l’aura compris, car le projet d’Éric Lint (ou de Gervais ?) est autrement plus complexe, comme le confirme une visite au site ericlint2.blogspot.com. On y découvre les dessous de la machination textuelle à l’oeuvre, machination qui se réclame de Cervantès, Borges, Calvino, Perec, Queneau, Joyce, mais surtout de Donald Barthelme :
Certains de ses collages sont des prototypes de transgénisme littéraire. Il a appliqué une version rudimentaire et manuelle du protocole TRANSLIT, incrustant des syntagmes et des segments de phrases d’auteurs célèbres dans ses propres textes, créant ainsi des hybrides aux propriétés voisines du transgénisme.
ericlint2.blogspot.com
Dans cette perspective, L’île des Pas perdus s’avère une expérimentation qui, même si elle laisse soupçonner que les merveilles architecturales de Saul Adde représentent un substrat fondamental, exigerait rien de moins qu’une machine à décoder. Et si l’aventure de la lecture comme son plaisir résidaient précisément dans le soupçon ?
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Comme autant de rejetons abâtardis du livre mallarméen, les fictions retenues ici proposent, à la faveur de réécritures en palimpseste, d’emboîtements narratifs, de réduplications de tous ordres, une réflexion au second degré sur la matérialité de l’objet livre. Une inflexion majeure, toutefois, installe ce livre au principe même des rebondissements diégétiques, le transmutant en moteur de l’action. Le livre inventé de Catastrophes mènera à une série de détournements et de meurtres en cascade, alors qu’il est devenu l’objet mythique par excellence, l’enjeu de la quête, qu’elle soit intellectuelle ou plus bassement mercantile : le livre sur rien, oserait-on dire, de Nous autres ça compte pas, s’écrit à coups de tisane sirotée devant l’écran d’ordinateur, et relance l’action à même les scénarios éprouvés de la littérature narrative : le livre déjà écrit de L’île des Pas perdus, au coeur même du drame de l’enfant, flambera, après de folles poursuites dans des labyrinthes urbains et des souterrains de métro, dans l’incendie borgésien du Palais des livres. Ces romans, avant que d’être des livres qui s’écrivent à même d’autres livres, des livres qui affirment leur accointance avec d’autres objets culturels, des livres qui entendent participer de la littérature, sont des fictions singulières où les livres sont montrés, échangés, recherchés, lus, vendus, où ils existent comme entités narratives, matérielles, issues de l’ordinateur, objets de lutte, d’échange et de rêve. Des livres qui exigent un lecteur décodeur idéal, plus ou moins sceptique, prêt à retourner chaque pierre du texte pour y découvrir une trace intertextuelle, mais qui saura aussi goûter, sans méfiance, aux délices de la lisibilité.
Appendices
Notes
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[1]
Pierre Samson, Catastrophes, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Herbes rouges/roman », 2007, 222 pages.
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[2]
Bret Easton Ellis, American Psycho, Paris, 10/18, coll. « Domaine étranger », 2005 [1991].
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[3]
François Blais, Nous autres ça compte pas, Québec, L’Instant même, 2007, 177 p.
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[4]
Le tulpa, dira le texte, est une « notion bouddhiste, entité magique née des efforts de la volonté » (20).
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[5]
Bertrand Gervais, L’île des Pas perdus, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Romanichels », 2007, 177 p.