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Dans le paysage littéraire de la poésie québécoise moderne, l’une des figures marquantes est sans contredit celle de Michel Beaulieu. Si l’on devait résumer en quelques mots sa poétique, on pourrait dire qu’elle consiste en un désir de se soustraire au poids du temps, de revivre par le biais d’une quête de sens prenant forme à partir de l’exploration de l’altérité du corps. Mais il semble que le corps ne soit plus central dans la quête qui s’élabore à partir de 1984, soit dans deux des trois recueils du poète écrits juste avant sa mort en 1985. Dans Kaléidoscope et le recueil posthume Trivialités, l’expérience de l’altérité corporelle, qui jusque-là s’offrait comme moyen de renouveler le sens de l’existence, se voit enchâssée dans une exploration du processus mental par lequel le sujet tente de se soustraire à l’emprise morbide du temps [1]. Cette nouvelle poétique doit être mise en relation avec la thématique des rapports érotiques constituant l’un des moyens privilégiés par lequel se déploie, avant comme après 1984, la quête de sens. Ceci permettra de mieux comprendre le rapport au temps chez Beaulieu ainsi que la spécificité de ces deux recueils.

L’érotisme kaléidoscopique de la conscience

Si Kaléidoscope attire de prime abord l’attention sur la thématique du voyage, il ne perd pas de vue pour autant la problématique récurrente des rapports érotiques. Cependant, cette dernière y est autrement développée : alors que les recueils précédents montraient un sujet vivant, au présent de l’énonciation, des relations charnelles, Kaléidoscope met plutôt l’accent sur le processus de remémoration des souvenirs érotiques, soit précisément sur le foisonnement de la conscience. L’écriture de Beaulieu, qui trouve sa pleine maturation dans ce recueil, repose sur une nouvelle poétique exacerbant le psychisme : les poèmes, loin d’exposer une seule scène dans un contexte intemporel, se caractérisent par l’usage du soliloque enchevêtrant les scènes et les pensées :

celle entre les jambes de qui

tu t’enfonces une fois

terminée la sonatine

pour violoncelle seul

[…]

attentive au frémissement

de ton épaule enfin nue

les dix-huit ans qu’elle affirme

s’appelle-t-elle ou non

Maria tu te souviens

de ton éclat de rire […]

la fenêtre capte le bruit

d’une conversation tu n’entends

que la musique des syllabes

où tu devines bonsoir

ou bonne nuit ou un prénom

de femme dont tu imagines

le visage illuminé

parmi les flots de néon

tu crains que le coeur

n’éclate entre tes côtes

[…] ce mouvement rêvé

qu’en ta main tu simulais

depuis bientôt quatre ans.

« entre autres villes 13 », KA, 63-64

Si, aux quatre premiers vers, le souvenir ancré dans la temporalité du présent installe l’action dans le corps, la distance temporelle qu’induisent les vers « s’appelle-t-elle ou non/Maria tu te souviens » replace aussitôt la scène évoquée à l’intérieur même du processus de remémoration. Celui-ci est lui-même composé d’autres scènes qui surgissent à la conscience, faisant éclater l’unidimensionnalité comme la souveraineté de la scène première : « tu devines bonsoir/ou bonne nuit ou un prénom/de femme dont tu imagines/le visage illuminé/parmi les flots de néon ». La finale « depuis bientôt quatre ans » concourt aussi à mettre l’accent sur le fil de la conscience plutôt que sur l’évocation d’un seul souvenir. En l’occurrence, ce que le poème cherche à montrer ne serait pas tant une scène en particulier qu’un sujet pensant à celle-ci et à tout ce qu’elle convoque et suscite, que ce soit d’autres souvenirs ou d’autres pensées. C’est pour cela que l’écriture, à partir de Kaléidoscope, se caractérise par une langue référentielle, quotidienne, plutôt que métaphorique : car elle seule est à l’image du flux de la conscience.

Cette nouvelle poétique de Beaulieu doit être mise en relation avec la prégnance de la mort contre laquelle tout son oeuvre s’érige. Car il semblerait que ce qu’on nommera ici la « poétique du monologue intérieur » de Kaléidoscope agisse tel un contrepoids au rapport morbide au temps. L’écriture plus éclatée, plus sinueuse que jamais, met en scène le mouvement de la pensée qui, ainsi, déjoue l’appréhension de la mort, au sens où prend toute la place, dans le poème, un « corps à corps » essentiellement mental avec le présent [2]. Par cette illustration de la disposition mentale de l’être qui, plus que le corps, décide de la teneur même du présent, Beaulieu explore ce qui fonde véritablement le rapport à l’existence. La spécificité de cette posture énonciatrice est donc capitale ; elle détermine l’enjeu des recueils Kaléidoscope et Trivialités, et les distingue du reste de l’oeuvre :

[…] tu examines

de nouveau les pages du magazine de la veille

en étalant ton mouchoir tu fermes les yeux

tu penses à celle à qui tu ne toucheras jamais [sic]

sans doute à l’inconfort du déplacement

au frottement du pantalon aux frôlements

des deux hommes sous la marquise d’une heure

aux cheveux blonds du noir à tes dix-huit ans.

KA, 20-21

Le fait de préciser l’âge du sujet lors de la scène évoquée permet de déplacer l’attention sur la conscience de ce « tu » qui, au présent de l’énonciation, n’a plus dix-huit ans. Les poèmes érotiques de Kaléidoscope se distinguent ainsi de ceux des autres recueils par ce flux mental dont la caractéristique, comme chez tout un chacun, est d’évoluer sans cesse dans un présent traversé à la fois de souvenirs et de projections. Précisément, la thématique de l’érotisme se voit ici subordonnée à l’exposition de la véritable teneur du présent, le plus souvent hanté, voire essentiellement teinté par le passé :

la dernière fois sans savoir

que c’était la dernière

sans savoir que c’était

ce visage qui te reviendrait

tandis que seul tu vieillis

qu’à l’abri du temps tu

protèges en effaçant ses rides

à volonté ses cheveux poivre

et sel sa bouche qui te brûlait

la chair en escaladant

ses plis le doigt furetant

aux alentours du clitoris

et son superbe abandon.

« la dernière fois », KA, 59

Dans cet extrait, le sujet se remémore un rapport érotique avec une femme qu’il préserve « à l’abri du temps » — soit par le souvenir cristallisé —, « tandis que [lui au contraire] vieilli[t] » dans la solitude. Le titre, qui reprend l’incipit, ajoute à l’enchevêtrement des diverses temporalités, qui est inhérent à la nouvelle poétique de Beaulieu : en insistant a priori sur un événement passé et terminé, l’auteur exacerbe le tissu de temporalités dont est constitué le présent.

À cette exposition éclatée du temps liée à l’appréhension de la mort chez Beaulieu doit s’ajouter le rapport à la souffrance existentielle. Car il existe un rapport de cause à effet entre la perception du temps, celle de l’existence qui y est liée, et la souffrance ; entre l’événement même de la conscience et le rapport au temps que cette conscience induit chez Beaulieu : un rapport essentiellement souffrant. On croirait entendre la première noble vérité bouddhiste : « tout est souffrance » de même que Schopenhauer (« la souffrance est le fond de toute vie [3] »). Dès 1975, Pierre Nepveu avait rendu compte du singulier rapport au temps du poète en montrant bien comment celui-ci était lié à l’abandon de l’instant poétique et de ce que Fernand Ouellette appelait le « langage de la Fulgurance [4] » au profit du « propos presque monotone d’une conscience que dissout la durée [5] ». Dans les poèmes de Beaulieu écrits avant 1984, la conscience fragmentée passant sans cesse d’une temporalité à une autre brisait la conception habituellement linéaire du temps, conception étriquée et non conforme à la temporalité dans laquelle évolue véritablement l’être humain. Avec la publication de Kaléidoscope, Beaulieu s’inscrit dans cette même démarche, en la faisant progresser d’un cran. Car s’il est toujours question de montrer le « foisonnement temporel […] qui épouse plutôt le foisonnement du monde lui-même et de l’être qui s’y débat [6] », il s’agit de le faire maintenant à partir d’une conscience seule et non à partir d’un dialogue entre le sujet et un (ou habituellement une) autre, comme par exemple dans cet extrait de Charmes de la fureur :

tu n’avais pas le geste froidement calculé

ce jour d’octobre où tu m’enchantais

mais il parle trop celui qui t’écrit ces mots

trop de temps coule entre ses mains.

CH, 22

Dans Kaléidoscope, le projecteur est pour ainsi dire braqué sur la conscience telle qu’elle fonctionne le plus souvent au présent, sautant sans cesse, et de façon désordonnée, du passé au présent au temps de l’imaginaire :

la plupart du temps je lis

mal ce regard qu’on a sur moi

j’interromps l’influx en portant

ailleurs mon attention

je feins de ne pas l’apercevoir

j’apprends des années plus tard

qu’on tentait d’offrir son profil

à ma lumière que j’ignorais

le surcroît d’empressement

mes mains choisissent

parmi les peaux qui les élisent

leurs centres d’attraction

quels que soient par ailleurs

la conversation le niveau

de connaissance de soi dis-tu

pénètre-moi.

« 6 », KA, 31

Le dialogue qui clôt le poème n’illustre pas une conversation avec une femme, mais bien le processus mental par lequel le sujet se crée son propre univers, constitué des multiples scènes logées dans sa mémoire. La poétique de Beaulieu se discerne par cette assertion première du poème selon laquelle « la plupart du temps […] [le sujet porte] ailleurs/[son] attention ». Ailleurs, c’est-à-dire non pas sur une scène particulière mais bien sur le flux de la conscience. De plus, la coupure et la syntaxe particulières, qui, en déjouant la prévisibilité de la lecture, mettent en évidence son jeu continuel avec les temporalités, dévoilent l’absence de fixité de la conscience. Tel est de fait ce sur quoi repose le poème qui suit ce flot allant du présent au passé et à un autre passé plus lointain, avant de revenir au présent, pour se terminer ensuite par « pénètre-moi », un vers qui peut être interprété soit comme une projection dans l’imaginaire, soit comme un fait passé mais revécu dans le présent du souvenir. La numérotation utilisée en guise de titre de poème, par exemple le numéro « 6 », concourt à la mise en relief du processus mental, le dessein étant ici de montrer qu’il s’agit là d’un cheminement de la conscience parmi d’autres et par conséquent d’une avenue comme une autre du poème. Ce faisant, Beaulieu s’inscrit dans une posture postmoderne de rupture non seulement parce qu’il s’éloigne de l’esthétique de l’instant poétique typique du surréalisme et, plus près de nous, des poètes de l’Hexagone [7], mais aussi parce qu’il transgresse l’absolue unicité du poème et sa traditionnelle raison d’être. Ainsi peut se comprendre Kaléidoscope, dont le titre renvoie au projet spécifique d’illustration du processus de conscience : un éclatement, de multiples directions fluctuantes, un prisme par lequel se perçoit la réalité. À l’instar de la conscience qui jamais ne s’arrête sur une seule image, chaque poème présente une surimpression d’instants. Beaulieu met ainsi en lumière ce qui fonde le rapport à l’existence, soit le fait de voir la réalité à partir de ce filtre du passé qui détermine la conscience :

et tu ne lui destinais

qu’une seule balle explosive

avant de prendre la fuite

parmi les rues désertées

de la ville où sans répit

l’instant te poursuivait.

KA, 78

La lucidité du poète face à l’emprise que peut avoir le passé sur l’existence présente est ici notable, car c’est bien « l’instant » qui revient « poursuivre » le sujet, alors qu’il s’imagine tuer sa compagne. De plus, l’utilisation de l’imparfait pour relater ces deux temps du passé concourt à faire ressortir le flux de la conscience, et montre ainsi le déroulement subjectif des faits sans en présenter le début ni la fin.

Examinons cette emprise du passé et son rapport à la souffrance chez Beaulieu en regard de deux conceptions du temps ayant déjà été observées en littérature québécoise moderne par Pierre Nepveu : d’une part, « une temporalité quotidienne, répétitive, aliénante, et d’autre part une temporalité cataclysmique, qui marque en fait la mort du temps, son écrasement dans une simultanéité abyssale [8] ». Si le rapport à la temporalité du poète peut de fait se classer a priori sous la conscience angoissante de la répétition et de l’aliénation qui y est inhérente, il cache, voire sous-entend un autre rapport. Se situant à l’opposé de celle dont rendait compte par exemple le projet poétique d’Apollinaire (une temporalité pour l’essentiel caractérisée par la vitesse), la temporalité beaulieusienne se définit par son surplus de longueur. En d’autres mots, dans nombre de poèmes de Beaulieu, le temps est essentiellement trop long. Trop long parce que sorti de l’éternité plénière de la non-conscience et ainsi essentiellement souffrant. Chez Beaulieu, la souffrance existe parce qu’elle est le résultat de la venue de l’être à la conscience, et la conscience ne peut surgir qu’en faisant, pour ainsi dire, naître le temps. L’essence de l’être est fondamentalement, de par sa conscience, souffrance, et la manifestation première de cette souffrance est sa conscience du temps. Il n’y a donc pas d’issue possible :

[…] le temps

qui ne passe jamais

assez vite et passera

sans que tu le voies

venir en cet espace

vide où Dieu déjà

ne t’entend plus

KA, 129

ou ailleurs :

quand les mots ne s’offriront plus

ni les visions saisies dans leur

déchirante proximité

leur approximation

ni l’étape suivante du voyage

et chaque fois tu te demandes

à quoi bon voir demain.

KA, 71

La mort, présente dans l’existence en tant que souffrance, ne s’appréhende pas, chez le poète, comme ce qui lui permettrait de sortir de sa conscience — et donc de la souffrance. Si l’on peut dire que tout l’oeuvre de Beaulieu réside dans une aspiration à vivre l’éternité silencieuse de la non-conscience (là où « les mots ne s’offriront plus »), il faut aussi comprendre que ce désir de sortir de ce « temps/qui ne passe jamais/assez vite » ne se peut concevoir que par la conscience. Ou alors, comme le dirait Schopenhauer, « dans la connaissance de soi une fois atteinte, affirmation et négation du vouloir-vivre [9] » ; ce double mouvement de conscience caractérise le poète :

tu sens en toi la nostalgie

quelque sentiment de l’irrémédiable

en apercevant à travers les fissures

dans l’asphalte les rails des trams

d’alors tu saisis de ce tout autre toi

des bribes des fascinations des extases

ton désir de solitude ton insatiable

curiosité ton bien-être de toujours.

KA, 125

De la part d’un poète ayant donné tout au long de son oeuvre la voix à la souffrance existentielle et physique, le « bien-être de toujours » surprend de prime abord. Mais il peut se comprendre dans l’optique, justement, de la poétique du monologue intérieur qui, tels « les rails des trams/d’alors », fait rejaillir de la mémoire « des bribes des fascinations des extases ». En d’autres mots, cette poétique qui, en puisant dans le passé, permet de faire revivre « ce tout autre [soi] », agit tel un remède au « sentiment de l’irrémédiable ». Mais c’est un remède, une affirmation du vouloir-vivre qui chaque fois est contrebalancée par sa négation. Si « l’instinct sexuel en général […] n’est, en soi et en dehors de toute manifestation extérieure, que la volonté de vivre  [10] », on ne peut que constater que cette volonté de vivre exposée dans les poèmes érotiques est constamment niée, en quelque sorte, par le « désir de solitude » du sujet de Kaléidoscope l’amenant à privilégier la compagnie de sa conscience au détriment des relations interpersonnelles : « le décor où tu vas/te cloîtrer davantage/et toujours davantage » (KA, 114).

En fait, le flux kaléidoscopique des images érotiques constitue le mécanisme par lequel le sujet tente d’oublier la souffrance sous-jacente à la conscience du temps. C’est la raison pour laquelle celui-ci, à partir de Kaléidoscope, privilégie « son propre cinéma [11] » au détriment des rapports interpersonnels ou, autrement dit, la raison pour laquelle l’écriture favorise l’exposition de la conscience plutôt que celle des rapports interpersonnels. Chez Beaulieu, le monologue intérieur, que Dorrit Cohn a bien vu comme étant « par définition, […] un discours qui ne s’adresse à personne, une agitation verbale purement gratuite, hors de tout projet de communication [12] », montre un sujet qui se tourne résolument vers lui-même et s’enferme. Tel est ce qu’on peut lire dans le dernier poème du recueil :

que vas-tu chercher là

s’inquiète le personnage

tu attends que j’aie terminé

mon numéro tu rentres

chez toi dormir

[…]

de l’autre côté de l’épaisseur

des murs tu entreprends

le compte à rebours des ans

qu’il te reste à vivre […]

tu t’enfonces

dans ta journée l’espoir

aidant qu’elle aboutisse

au plus vite […]

les mots dont tu ne cesses pas

de te nourrir avec avidité

je les retourne qu’ils fracassent

tes illusions tes certitudes

et tu dis qu’il s’agit là d’un jeu.

KA, 150

Tout est là : le désir d’isolement, la conscience souffrante du temps vécu comme étant trop long et le soliloque. Plus encore, il y a dans ce poème qui clôt le recueil une affirmation constituant la pierre angulaire de l’oeuvre de Beaulieu, soit l’incontournable confrontation avec l’altérité ; celle, ici, du langage reflétant celle de l’être : « les mots dont tu ne cesses pas/de te nourrir avec avidité/je les retourne qu’ils fracassent/tes illusions tes certitudes ». C’est donc dire qu’il s’agit du même processus de quête de sens qui, dans les recueils précédents, s’érigeait à travers la confrontation avec l’altérité du corps. Cette quête, salvatrice car déstabilisant la souffrance identitaire, se retrouve donc calquée par ce tourbillon de la conscience amenant chaque fois le sujet à vivre autre chose que sa douleur existentielle. Par le moulinet des paroles, le sujet cherche à retrouver cette déstabilisation régénératrice provoquée par la rencontre de son altérité mentale. Le dialogue entre le « tu » et le « je », en tant que deux des (multiples) voix de la conscience, a pour but non pas de combler la solitude, mais bien de combler, pour ainsi dire, la conscience. « Et tu dis qu’il s’agit là d’un jeu. » Oui, un jeu, tel est le propre de la nouvelle poétique de l’auteur, qui sans cesse fait tourner un flot d’images érotiques, le jeu d’un être compulsif qui, aux rapports interpersonnels, privilégie dorénavant l’enfermement et l’écriture, l’écriture de l’enfermement : « ton unique passion ta folie/n’exigent-elles pas de toi/ce côté casanier qu’on te reproche/de plus en plus fréquemment » (KA, 114).

Une poétique de l’enfermement

En regard de la poétique du monologue intérieur, Trivialités prolonge le travail amorcé dans Kaléidoscope. Les poèmes de cet ultime recueil mettent aussi en évidence le processus mental d’un sujet (vraisemblablement biographique) se développant sur fond de souffrance liée à la conscience du temps et menant, dans une moindre mesure ici, à des souvenirs érotiques :

50

le moment venu de prendre congé

j’aimerais que l’on disperse mes cendres

dans le fleuve que j’aurai si peu vu

sinon comme un obstacle à traverser

sur la route de Québec où m’entraîne

la mémoire du corps et l’appétit

qu’éveille encore en moi cette Marie

aux cuisses blondes longuement léchées.

TR, 50

Avec Trivialités, Beaulieu s’enfonce dans sa conscience. Ce faisant, les rapports érotico-amoureux typiques de son oeuvre cèdent plus souvent qu’autrement la place à l’exposition d’une nouvelle relation : celle du poète avec son poème. Dans ces poèmes posthumes, Beaulieu écarte tout ce qui pourrait le distraire du flux de la conscience et se tourne pour ce faire exclusivement, voire amoureusement, vers sa poésie, à qui il s’adresse directement, en lui prêtant même des intentions : « que je sois amoureux de toi te touche/à peine ne choisis-tu de l’ignorer/par peur d’être de nouveau délaissée » (TR, 47). Ainsi fidèle à lui-même — l’expression ne pourrait être mieux choisie ici —, Beaulieu, dans sa volonté d’exposer le fil de sa conscience, recherche en fait cet autre déstabilisateur nécessaire à sa quête de sens. Car la relation amoureuse du poète avec la poésie ne peut que l’exposer, tel un miroir, à la relation avec sa propre altérité [13] :

depuis deux ans que je coupe les ponts

quand on ne m’offre rien d’autre qu’un corps

disponible un soir ou deux par quinzaine

et je préfère aller à ta rencontre

poème qui distilles tes surprises.

TR, 33

À cet autre féminin des relations érotiques des précédents recueils se substitue ici l’autre de la conscience, cette voix du poème « qui distill[e] [s]es surprises » et qui seule pourra véritablement rendre compte du processus d’écriture du poète. Si, dans Kaléidoscope, le sujet exacerbe les méandres de la conscience de façon à oublier sa souffrance, dans Trivialités, il veut d’abord se confronter à sa propre altérité mentale, à ce qui peut s’avérer source de non-sens, mais qui, aussi, constitue l’avancée la plus proche de la non-conscience à partir de laquelle ni le temps ni la souffrance n’existent. Beaulieu pourrait en fait répéter, avec Schopenhauer : « Pourquoi le rien n’est-il pas plutôt que le monde [14] ? » Car le rien qui exclut, chez le philosophe, la conscience, ne se recherche-t-il pas dans l’altérité de la conscience qui surgit dans les poèmes-soliloques ? L’ultime quête de sens du poète résiderait ainsi dans ce désir de s’exclure de la souffrance par la mise en abyme de sa conscience que recèle l’écriture du poème :

constatons que tu t’amendes poème

avant de poursuivre chaleur quel mot

délicat pour dire autrement les choses

et faisons donc fi de cette enveloppe

qui nous mène vers le champ théorique

et le déboîtement de tes structures

enfin bref pas de quoi fouetter un chat

les chiens aboient la caravane passe

paraît-il et rien ne sert de courir.

TR, 46

À l’image du labyrinthe débouchant plus souvent qu’autrement sur une impasse, le fil de la conscience dans Trivialités renvoie à la vacuité du poème, à laquelle ne peut répondre que la vacuité de l’être. Si on peut ainsi affirmer que Beaulieu aura mené sa quête de sens jusqu’au bout, jusqu’à cette extrémité sans fin qu’est l’altérité du non-sens et de la non-conscience, peut-on du même coup avancer que le poète s’est libéré de sa souffrance existentielle, à l’image de la conception schopenhauerienne du pouvoir salvateur de l’art et de la littérature ? À vrai dire non, et cela est conforme à la conception beaulieusienne du temps et de la conscience qui sont inéluctablement liés à la souffrance :

mais je n’insiste pas sur tes soixante

cigarettes par jour les deux cent

vingt-deux qu’à la douzaine tu gobais

pour éloigner dès le réveil l’idée

même d’une hypothétique migraine

et pas davantage sur ce haschisch

où tu me retrouves soir après soir

avec un sentiment mêlé de crainte

et d’adulation ni sur ta patience

muette des longues nuits de silence

quand tu ne sais plus trop comment m’entendre

ni sur ta façon de somatiser.

TR, 6

S’il est une des qualités indéniables du poète vis-à-vis de sa propre démarche, c’est bien sa lucidité. Lucidité face au néant dans lequel il enferme la poésie, qui est à l’image de son propre enfermement : « et je sais que je suis à peu près seul/poème à vivre avec toi la passion/même quand tu m’auras dilacéré » (TR, 38). Au coeur de son rapport souffrant au temps, le poète bascule, avec Trivialités, dans le trou noir de la conscience. Et il n’y avait que la mort pour l’en libérer.

On pourra être frappé par l’apparente différence entre cette lecture dysphorique et celles qui, en retournant la désespérance ontologique en ressources créatrices, ont permis l’invention de la littérature québécoise. Mais à y regarder de plus près, elle ne les contredit pas : elle se situe plutôt sur un autre plan. L’oeuvre poétique de Beaulieu se caractérise également par cette dominante existentielle et créatrice qu’est le non-être, mais sa poétique a ceci de particulier qu’elle tend tout entière vers lui. Poétique qui investit le non-être en tant que seul remède à la souffrance, tout en assumant cette contradiction dans les termes qu’est la tentative d’investir le non-être par le langage.