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Me voilà bien mal pris.

J’aurais aimé trouver quelque mérite à cette édition, aux proportions de monument, des Poèmes et textes d’asile d’Émile Nelligan [1]. Il s’agit, comme on sait, des textes que le poète a copiés après son enfermement d’abord à Saint-Benoît-Joseph-Labre, puis à Saint-Jean-de-Dieu, deux asiles où il passa les quarante dernières années de sa vie. On a retrouvé de nombreux manuscrits, plus ou moins considérables, où le poète aliéné transcrivait des poèmes ou de la prose des écrivains de son temps, parfois ses propres poèmes, à l’intention de visiteurs ou de personnes de son entourage. C’est l’édition de ces écritures, souvent pathétiques de débilité, que Jacques Michon a réalisée voilà une quinzaine d’années. Elle est reprise ici en collection de poche grâce au zèle d’André Gervais, complétée avec cinquante-deux inédits, mais soulagée d’une partie de l’appareil critique. Elle s’adresse donc au lecteur cultivé, à l’honnête homme (le plus souvent l’honnête femme !) — et sans doute, à l’étudiant ou au collégien épris de littérature.

Édition encore incomplète, malgré ses quasi six cents pages. En effet, deux énormes manuscrits, pour des raisons qui ne sont pas précisées (on pourrait en supposer des tas !), sont restés à l’écart. Ils font l’objet d’une description précise, ce qui veut dire qu’ils ont été consultés par les chercheurs, mais l’un d’eux semble s’être quelque peu volatilisé aux enchères. Quoi qu’il en soit, ce dernier contient des extraits de romans et oeuvres diverses des littératures française et anglaise, dont les segments sont curieusement alternés, et surtout, au beau milieu, seize pages blanches dont la reproduction aurait certainement — l’humour m’emporte — ravi les adeptes du culte nelliganien, d’une part, et de la déconstruction, d’autre part. Car c’est bien le concours étonnant de ces deux chapelles critiques qui est à la base de l’entreprise présente. D’un côté, la piété admirable des grands initiateurs, Paul Wyczynski et Réjean Robidoux, qui ont pour la moindre trace de leur héros une vénération touchante ; et de l’autre, la fougue moderniste selon laquelle le texte n’est jamais si important que quand l’intention d’oeuvre est déniée, le chicot d’un brouillon surpassant de soi l’aliénant chef-d’oeuvre (du reste, en est-il ?). Entre les deux partis, la terrible machine de la recherche universitaire, qui ne voue de culte qu’à ses méthodes et qu’aux documents inédits, peu importe leur valeur, qui lui permettent de prétendre faire travail utile.

Je pense vieux. Je pense comme le faisait un Gérard Bessette, qui aimait Nelligan. Dans son oeuvre, il trouvait une trentaine de textes réussis dont certains étaient d’admirables poèmes, et il levait le nez sur des écrits plus faibles. En somme, il se faisait un Nelligan à partir d’un point de vue de lecteur, d’amateur, quitte ensuite à lui appliquer ses instruments d’analyse, pas toujours subtils. Et si on lui eût demandé son avis sur le texte 2.3 de Poèmes et textes d’asile intitulé « Mardi 4 février 1930 », qui se lit ainsi :

1 bouteille de vinaigre

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1 canisse de biscuits

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1 vaisseau de cassonade

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1 casserolle de bonbons

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 Soeur B. d. S

180

il se serait posé de sérieuses questions sur le sort réservé à la poésie — la vraie — dans un monde de textes et de machines. Marcel Duchamp a scandalisé les bourgeois en exposant ses fameux ready-made et en leur donnant des noms d’oeuvres, et ce scandale était nécessaire, mais Duchamp n’a pas révolutionné pour autant la pratique de l’art sinon par quelques oeuvres (justement) comme le « Nu descendant l’escalier » ou « La mariée mise à nu par ses célibataires mêmes ». Quand Nelligan transcrit, avec des fautes manifestement dues à une incertaine stabilité mentale, des poèmes de Joséphin Soulary ou de Jean de Lafontaine, de Charles Baudelaire ou d’une infinité d’autres, ou les siens propres, il ne fait rien de comparable à des ready-made, il ne fait ni oeuvre ni pied de nez à l’oeuvre, il fait des transcriptions simplement pitoyables de textes. Simplement, dis-je, car elles n’ont rien à voir avec la littérature. Pitoyables, certes, car elles rappellent pathétiquement l’extraordinaire adolescent, le plus grand poète de nos lettres avant Alain Grandbois, et montrent ce qu’il est devenu : un bègue de l’infini. Il avait écrit :

Mon âme a la candeur d’une chose étoilée

D’une neige de février…

519

Trente ans plus tard, il se corrige en ces mots :

Mon am [sic] a la candeur d’une affaire étoilée

D’un jambon de février…

279

Détraquement, humour, dérision, besoin rageur de se détruire ? Voilà qui concerne l’homme, sans plus, non l’écrivain. L’écrivain est mort en 1899, tous ces textes le prouvent à l’envi. Ce qui renaît, trente ans plus tard (car les textes reproduits ont été écrits, pour la très grande majorité, entre 1929 et 1941), c’est le fantôme poignant et dévasté d’un de ces mythes dont se nourrit toute littérature, un mythe qui fait vivre d’enthousiasme le jeune lecteur et s’engraisser de vaine importance le critique. Le chercheur, surtout. « Recréation ou création, rappelons-le, les “poèmes et textes d’asile”, révélateurs des préoccupations du poète, de l’évolution de son oeuvre et de son travail sur les textes, nous font pénétrer dans le laboratoire complexe de la création poétique » (29), écrit André Gervais. On aimerait bien une preuve, une seule, de ce prétendu travail — un travail qui ne serait pas le grimaçant effort d’une mémoire qui peine à se rassembler, ou les foucades d’une cervelle au vent. La folie est chose trop triste et trop digne de compassion pour qu’on lui décerne les compliments dus au génie.

Les nostalgiques, comme moi, de l’authenticité littéraire chercheront, dans cet énorme fatras, du Nelligan, c’est-à-dire des textes composés pendant les années d’asile et qui refléteraient la vérité d’homme et de langage que recelaient les Poésies complètes. Ils seront bien déçus. Ce qui a émergé de récupérable des années de détresse a déjà été incorporé aux éditions des poèmes d’avant l’asile. On retrouve ici quelques débuts de texte, quelques bribes restées jusque-là inédites pour n’avoir pas encore rencontré le projet moderniste susceptible de leur faire un sort.

Je souhaite donc que l’enthousiasme du préfacier, qui prévoit qu’« à l’époque des découvertes [de manuscrits] va succéder celle des analyses et des interprétations » (20), ne soit pas trop fondé. Il est déjà difficile de maintenir l’herméneutique dans les voies de la pertinence quand il s’agit de vrais textes. Le commentaire d’aberrations stylistiques sans intérêt pour la littérature pourrait nous amener dans de bien fumeuses stratosphères.

*

Je signale, en complément, une anthologie de poèmes consacrée à une ville que nous aimons bien : Montréal vu par ses poètes [2]. On sait que la ville est un thème assez récent dans la littérature québécoise, malgré quelques notables exceptions (Robert Choquette, Clément Marchand…). La génération de Claude Beausoleil et de Jean-Paul Daoust, à juste titre représentés dans le choix de textes, a proposé de la ville une image enfin habitable et soustraite aux culpabilités traditionnelles, que le clergé avait entretenues. Par ailleurs, il est fort intéressant de redécouvrir Gaston Miron en chantre de la ville, dans son fameux poème intitulé « La marche à l’amour ».

Mais je parle de Québécois de souche alors que, sur les quarante-trois auteurs retenus, dix seulement sont de cet acabit. Dix autres sont nés en Haïti et un à Grenade, six en Amérique latine (Mexique, Chili, Cuba, Équateur), trois en Égypte, un en Iraq, trois en Grèce, deux en Italie, deux en Ukraine, un en Roumanie et enfin, cinq dans la sphère anglo-saxonne (Angleterre, Canada, Québec). Quelques poèmes sont en anglais, d’autres en espagnol, suivis ou non de leur traduction. Bref, Montréal apparaît pour ce qu’il est : un espace purement civique, objet de ferveurs diverses (il n’y a pas de dénigrement, comme chez l’ami Mordecai), où les solitudes s’additionnent, étant bien plus que deux comme autrefois. Le multiculturalisme est la multiplication des exils, l’exil gagne même la souche québécoise, soumise à une intense canadianisation (on dit aussi mondialisation).

L’intérêt des textes est inégal. Je retiens, très subjectivement, les poèmes de Fayolle Jean (« Montréal je t’écris ma poésie/nu-pieds dans mes larmes de joie », [45]), de Rodney Saint-Éloi pour son vaste lyrisme même si, coordonnateur du projet, il s’accorde la part du lion, et surtout, dans la magnifique traduction de Robert Melançon, d’Abraham Moses Klein, d’origine ukrainienne et juive, dont l’invention verbale éveille l’écho des Cantos d’Ezra Pound :

Telle est ta voix la plus suave, calme Hochelaga !

Mais pour moi sonnent aussi tes puissances,

fortissimos des sirènes fluviales,

noise des manufactures, et tonnerre

issant des fonderies, toute puissante tonalité

implissant ton hebdomade ; et ensuite

sancte silence, et tes beffrois d’argent

clamant en horaison !

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Chanté de cette façon, on pardonne à Montréal d’être un peu, et même beaucoup, la ville des autres.

Des autres, vraiment ?