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Hypatie ou la fin des dieux[1] est le premier roman du Triptyque des temps perdus de Jean Marcel, une trilogie dont on commence à reconnaître l’importance. Dans un article récent paru dans un dossier de Voix et Images consacré aux « Avatars du biographique », Robert Dion, Catherine Dalpé et Mahigan Lepage abordent le Triptyque des temps perdus du point de vue de l’amalgame des genres et, le désignant comme « un ensemble de trois romans historiques et biographiques », montrent comment y sont renouvelés plusieurs aspects formels de ce genre, réputé désuet, par la prise en charge d’un questionnement sur la modernité [2]. Quant à elle, Rachel Bouvet, dans un dossier consacré aux « Figures et contre-figures de l’orientalisme [3] », étudie les effets de lecture liés à la superposition de l’espace, du temps, et des personnages dans Hypatie ou la fin des dieux. La présente analyse souhaite maintenant situer ce roman dans une tendance contemporaine caractérisée par l’usage de la « métafiction », une pratique d’écriture expérimentale dont une des sources principales réside dans l’incertitude ontologique et épistémologique qui caractérise l’époque postmoderne [4].

Une notice biographique apparemment non fictionnelle sur l’héroïne éponyme figure en haut de la quatrième de couverture d’Hypatie, position prééminente qui marque l’importance centrale du fait historique dans cette oeuvre se donnant pourtant pour un roman :

HYPATIE : seule femme philosophe et mathématicienne de l’Antiquité, elle diffusa son savoir dans la fameuse École d’Alexandrie, en Égypte devenue province de l’Empire romain qui vivait ses dernières heures. Elle mourut martyre de la foi païenne dont elle fut l’ultime représentante : c’était le 15 mars 415.

Plus bas, dans le même style typographique (l’italique), une seconde notice lui fait pendant : celle d’un autre écrivain réel, l’auteur Jean Marcel [5]. Rassemblées, ces deux notices suscitent un questionnement sur les rapports et les frontières entre l’Histoire et la fiction dans ce livre : pourquoi et en quoi est-il un roman, un texte de fiction, et non une biographie historique ? S’agit-il d’un roman historique qui prétend reproduire autant que possible des faits véridiques, ou est-ce plutôt une contribution à la légende littéraire hypatienne ? C’est à partir d’un examen de la structure et de la thématique d’Hypatie que je vise à répondre, dans cet article, à ces questions et à cerner la conception de l’Histoire, de la fiction et de leurs rapports transposés dans cette oeuvre singulière. L’étude structurelle se concentrera surtout sur l’architecture du livre et sur le rôle joué par les divers éléments de son paratexte, tandis que l’étude thématique examinera la véridicité des faits relatés et comparera le traitement littéraire d’Hypatie avec ce qu’en ont fait quelques autres écrivains.

La structure du livre et son paratexte

Le lecteur est d’emblée frappé par la diversité formelle du roman, qui provient de l’agencement de dispositifs hétérogènes. Outre le titre du livre, celui de la trilogie, et les notices de la quatrième de couverture, un appareil paratextuel est déployé. Il comprend une dédicace [6], une épigraphe, une illustration, sept intertitres, une carte de l’Empire romain en l’an 400 et une table des matières reproduisant les intertitres. De plus, la première partie, le « Prologue au Djebel Moussa », se distingue clairement des autres : séparé de la suite par la carte géographique, imprimé en italique, usant d’un narrateur omniscient (alors que les six parties subséquentes sont des missives et un « manuscrit »), ce « Prologue » est d’une appartenance incertaine. Fait-il partie du texte ou du paratexte ? De toute évidence, les composantes hétéroclites de cette architecture invitent le lecteur à trouver la « chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue [7] » qui lie le tout.

Hypatie ou la fin des dieux : le premier terme du titre est un prénom féminin qui renvoie le lecteur à une personne historique ; sa deuxième partie évoque un événement quelque peu apocalyptique et paradoxal, le point d’arrêt, dans le temps, des dieux [8]. Le livre traitera-t-il d’histoire des religions ? Les deux éléments de ce titre énigmatique sont liées par un disjonctif qui semble soit indiquer une relation d’équivalence entre des référents d’ordres différents, qui pourraient désigner ainsi une même chose [9], soit marquer une alternative. Les sens du mot « fin » contribuent à la polysémie du titre car en plus de nommer l’extrémité où une chose cesse d’exister, « fin » peut aussi signifier la mort, le but d’une action, et le but auquel un être (ou une chose) tend par sa nature. Ce n’est qu’arrivé à la fin du livre que le lecteur sera en mesure de compléter le décodage du titre. En effet, comme le nom « Ecaterinè » (donné par Palladas à une sainte qu’on dit morte en martyre à Alexandrie) signifierait en grec « la fin des dieux [10] » (H, 214), le titre se révèle une formule, un code secret qui sous-tend le livre en exprimant l’équivalence entre Hypatie et sainte Catherine d’Alexandrie.

La couverture et la page titre du livre portent l’indication générique de « roman », puis une page liminaire le désigne comme le premier volet d’un ouvrage dont le surtitre, Triptyque des temps perdus [11], annonce une oeuvre en trois tableaux. Les deux autres romans du triptyque figurent parmi les autres écrits « du même auteur », à l’endos de cette première page du livre avec la mention « à paraître ». Leur titre répète la structure double de celui d’Hypatie : le nom propre d’une personne historique, coordonné par « ou » à une deuxième partie formée d’un groupe nominal. Cette construction suggère que les « temps perdus » du surtitre seront dépeints à travers les biographies de ces personnages historiques, symboliques d’une époque « révolue ». Aussi, par son rappel du « temps perdu » proustien, le titre du triptyque invite à être attentif au rôle du souvenir et de la mémoire individuelle dans l’Histoire.

La notice biographique de l’héroïne de la quatrième de couverture indique d’emblée que le projet du livre dépasse celui d’un roman biographique et historique. Visant sans doute à séduire le lecteur, elle se caractérise par sa littérarité, combinée à une certaine tension entre les faits et la fiction, qui interroge la véracité des informations présentées et porte à réfléchir au rôle que joue la langue dans la transposition de la réalité en fiction et en Histoire. Comparons la notice marcelienne avec l’entrée « Hypatie » du Petit Robert des noms propres :

HYPATIE en gr. Hypatia. Philosophe et mathématicienne grecque (Alexandrie 370-id. 415). Fille de Théon d’Alexandrie, elle fit ses études de sciences, de philosophie et d’éloquence à Athènes, avant de revenir se fixer à Alexandrie où elle ouvrit une école. Elle y commentait Platon et Aristote ainsi que les oeuvres de grands mathématiciens : Diophante, les Sections coniques d’Apollonios de Pergame, les Tables de Ptolémée. Elle mourut massacrée par la foule excitée contre elle par des moines [12].

Les événements et les accomplissements jugés importants — la date et le lieu de naissance d’Hypatie, le nom de son père, l’objet de ses études, de ses écrits, les circonstances de sa mort — sont ici présentés dans ce style assez sec, et peu littéraire, des dictionnaires. On y mentionne sa mort violente aux mains de la foule, mais on n’explique pas ce qui aurait pu justifier le comportement de ces moines meurtriers. Rien n’évoque la foi d’Hypatie, élément clé dans la notice de Jean Marcel, qui la présente comme « martyre de la foi païenne ». Cette caractérisation soutient une interprétation des causes et de la signification de sa mort : ce qui n’est qu’une fin violente dans le Petit Robert devient une victoire et une alliance avec la postérité. « Martyr », en grec, signifie témoin. Selon cette formulation, la mort d’Hypatie serait en même temps le témoignage de sa foi païenne et son « testament », ce dont les témoins qui l’« attestent » sont tenus de faire rapport [13]. L’indication conventionnelle des dates de naissance et de mort fait défaut dans la notice marcelienne, laquelle se distingue aussi par l’utilisation de figures de style — métaphore, personnification, hyperbole —, de verbes et d’adjectifs soulignant le caractère unique, exemplaire et paradoxal d’Hypatie en son temps. Puis, du contexte historique, Marcel précise qu’il s’agissait d’une « Égypte devenue province de l’Empire romain qui vivait ses dernières heures ». Les données sont donc organisées autour des thèmes du savoir, de la foi et de la mort, trois éléments que la structure syntagmatique relie au contexte spatio-temporel de son existence. Elle est la « seule » femme de l’Antiquité qui ait su combiner la philosophie et les mathématiques ; instruite, elle sert les autres en « diffusant » son savoir comme le soleil ses rayons dans la « fameuse » école d’Alexandrie ; « martyre », elle meurt pour une foi dont elle est l’« ultime » représentante. Sa mort, qui représenterait aussi l’extinction d’une certaine foi païenne, ainsi que le souligne le sous-titre du roman, survient à une époque où l’empire romain, devenu chrétien, « meurt » lui aussi. Hypatie serait donc la victime païenne d’un empire en train de disparaître. En somme, l’extrait évoque une transformation, celle de l’Égypte, et trois morts : d’une personne, d’une foi et d’un empire. Mais même si l’Empire romain disparaît, l’Égypte, comme le sait le lecteur, survivra. Est-ce suggérer qu’Hypatie, et la foi païenne, perdureront aussi, sous une autre forme ? Pourquoi utiliser cette hyperbole, « l’ultime représentante » ? Et pourquoi cette étonnante insistance sur la date très précise de sa mort : « c’était le 15 mars 415 [14] » ? Bien que certaines sources historiques situent la mort d’Hypatie au mois de mars 415, aucune n’en précise le jour.

Le texte, en nous fournissant la clé de cette curieuse exactitude sans fondement historique, laisse entrevoir une certaine notion de l’histoire/Histoire. Dans la première lettre qu’adresse Hypatie à Synésios, son disciple et ancien élève devenu évêque de Cyrène, l’héroïne, en lui annonçant que « [leurs] dieux sont en péril de mort » (H, 39), lui rappelle le passage de l’Histoire de Plutarque qui situe la mort de Pan au « vendredi 15 du mois de Nisan selon le comput juif [15] » (H, 39), et elle suggère qu’il puisse s’être agi de la mort du Christ ou que ce dernier aurait pu être une « réincarnation » de Pan. Le personnage d’Hypatie, auteure et sujet écrivant, reflète la figure de l’auteur Jean Marcel, procédé autoreprésentatif typiquement métatextuel ; et l’intertextualité avec l’oeuvre de Plutarque instaure une comparaison entre ces deux textes. Plutarque est cependant l’auteur non pas d’une Histoire, mais d’Oeuvres morales, qui traitent de thèmes variés allant de la philosophie à la morale et à la théologie, et de Vies parallèles, des biographies d’hommes célèbres comparées deux à deux. C’est dans les Oeuvres morales que se trouve le passage sur la mort de Pan et, contrairement à ce qu’en dit l’Hypatie marcélienne, l’événement n’y est pas daté [16]. En attribuant à l’anecdote de Plutarque le statut historique, le personnage d’Hypatie devient l’agent d’une manipulation des données historiques qui participe à la mise en discours de certaines préoccupations philosophiques, idéologiques et religieuses. Jean Marcel, en donnant comme fait « historique » le même jour (le 15e du mois) pour les trois morts, établit par là un lien entre Hypatie, Pan et le Christ. De même, l’assimilation par l’héroïne des morts de Pan et du Christ, « réincarnation du grand Pan », annonce sa propre réincarnation en sainte Catherine, déjà présente de manière secrète dans le titre. Ce procédé subreptice de renvois au texte rappelle l’usage qu’en ont fait Denis Diderot et Jean d’Alembert dans l’Encyclopédie pour attaquer, ébranler et renverser secrètement les opinions [17]. L’Histoire apparaît ainsi comme un discours idéologique et l’historien, tel que le dit Roland Barthes, comme « celui qui rassemble moins des faits que des signifiants et les relate, c’est-à-dire les organise aux fins d’établir un sens positif et de combler le vide de la pure série [18] ».

Une comparaison des faits rapportés dans le livre avec ceux sur lesquels les historiens s’accordent indique également que la démarche de Marcel, à la différence de celle de Charles Kingsley [19], ne tend pas à livrer une fresque aussi fidèle que possible à la réalité historique, mais qu’elle englobe une réflexion d’ordre épistémologique sur les rapports entre fiction et non-fiction, entre histoire et Histoire. Dans Hypatia of Alexandria [20], Maria Dzielska, après avoir fait état de l’impressionnante légende littéraire entourant cette figure et de l’image qu’en présentent les encyclopédies et les ouvrages de vulgarisation historique, essaie de départager les faits et la fiction. Elle constate un manque de preuves, puisque aucun des écrits d’Hypatie n’est conservé et, comme le note aussi Émilien Lamirande, qu’il existe très peu de documents à son sujet auxquels on puisse accorder quelque créance [21]. Les trois sources principales sont les lettres de son élève et disciple Synésios de Cyrène, évêque de Ptolémaïs, lettres relatives surtout à l’enseignement d’Hypatie dans la tradition de Plotin et de Porphyre [22], un chapitre de l’Histoire ecclésiastique de Socrate Scholasticus, datant du cinquième siècle et un article dans la Souda, un lexique byzantin compilé vers l’an mil, fondé principalement sur la vie d’Isidore d’Athènes par Damascius [23]. L’information disponible porte sur trois points : son origine et sa personnalité, son activité intellectuelle et sa mort violente. Dzielska conclut que les sources n’appuient pas la légende littéraire d’une jeune et belle Hypatie [24], professeure au Mouséon, assassinée par des chrétiens fanatiques en raison du culte qu’elle aurait voué aux dieux païens ; Hypatie serait née, selon l’historienne, vers 355 et aurait été âgée d’une soixantaine d’années à sa mort. Elle donnait des conférences dans des salles publiques d’Alexandrie, mais elle n’a jamais eu un « poste » au Mouséon ; elle aurait plutôt enseigné chez elle à un petit cercle privé d’élèves et de disciples, dont Synésios [25]. De plus, contrairement à ce que laisse entendre la notice de la quatrième de couverture du roman de Marcel, Dzielska ne trouve aucun fondement historique à l’idée qu’Hypatie pratiquait un culte « païen » ; le fait que son cercle comptait de nombreux chrétiens tend à infirmer une telle thèse. D’une noble famille alexandrine, amie des puissants, Hypatie était renommée et respectée pour son intégrité, sa vertu, son intelligence et sa dignité. Elle conseillait les autorités municipales et soutenait le préfet impérial Oreste, un chrétien, dans sa lutte contre les efforts du patriarche Cyrille visant à accroître le pouvoir de l’Église chrétienne aux dépens du pouvoir impérial. D’après Dzielska, cette querelle politique aurait motivé le camp de Cyrille à assassiner Hypathie parce qu’elle faisait obstacle à une réconciliation éventuelle entre celui-ci et Oreste [26]. Nous pouvons donc conclure que le meurtre d’Hypatie n’a aucun rapport avec une prétendue politique antipaïenne de Cyrille : ce dernier persécutait plutôt les juifs et les hérétiques alors qu’Hypatie n’était pas une païenne « pratiquante ». Qui plus est, et contrairement à ce qui est écrit sur la quatrième de couverture, l’Histoire nous dit que sa mort ne marquait la fin ni de la foi païenne ni de la philosophie néo-platonicienne [27].

L’épigraphe

L’épigraphe se compose d’une citation attribuée à Simone Weil, mystique, écrivaine et penseure française morte en 1943, martyre de ses idéaux, à un moment où son pays était encore occupé par les Allemands : « Tu ne pourrais pas désirer être née à une meilleure époque que celle-ci, où on a tout perdu. SIMONE WEIL [28]. » (H, 9) Cette citation, dont le style dialogique annonce celui des lettres du texte et insiste sur la fonction pragmatique du discours, fait entendre au lecteur une voix qui semble l’apostropher directement, et son premier effet est de l’impliquer dans la lecture active qui suit. L’importance d’une épigraphe tient souvent au nom de l’auteur cité [29] ; celui de Weil incite le lecteur à repérer les ressemblances avec Hypatie. Aux carrefours des religions, les deux femmes partagent une soif inapaisée d’absolu et cherchent à enseigner la méthode de la libération de la « pesanteur » du soi et le chemin de la vérité [30]. Auteures et intellectuelles caractérisées par leur rigorisme et leur intransigeance, spécialistes de Platon, elles ont choisi toutes deux le célibat et la chasteté dans leur recherche de la purification du soi. Weil, d’origine juive, est une philosophe dont le mysticisme s’inspire du christianisme, de l’hellénisme, du gnosticisme et de l’hindouisme. Dans sa correspondance avec le père Perrin, qui n’est pas sans rappeler celle d’Hypatie avec Synésios, Weil décrit sa rencontre mystique avec le Christ. Elle ne voit rien qui sépare le christianisme de sa source grecque, mais elle ne se convertit pas, restant « au seuil » de l’Église, en raison du caractère exclusif des doctrines de l’institution. L’Hypatie marcelienne s’indigne de l’intolérance des « galiléens », mais compatit, comme Weil, avec le Christ (H, 197). Le fait que certains chrétiens révèrent Weil comme une sainte rappelle la vénération de sainte Catherine et d’Hypatie dont il est question dans le roman. En soulignant la valeur positive de la perte et en faisant écho aux versets de l’Évangile selon lesquels il faut tout perdre avant de pouvoir entrer au royaume de Dieu, l’épigraphe continue la thématique de l’Histoire sacrée amorcée par le titre [31].

La voix que nous fait entendre cette épigraphe, dont le ton intime annonce celui du texte, affirme de son époque qu’elle serait la « meilleure » où naître, car on y a « tout perdu ». Or, cette idée ne fait pas qu’enrichir celle des « temps perdus » du surtitre en donnant une dimension nouvelle à la place de l’Histoire dans l’oeuvre. En déplaçant l’ancrage nunégocentrique de ce « tu » et de ce « on » vers le temps présent du premier lectorat de ce roman, c’est-à-dire celui du Québec post-référendaire de 1989, on pourrait en effet charger d’une troisième strate de sens l’idée du temps « perdu ». Ainsi, la référence à une époque, celle de Weil, survenue 1 500 ans après celle d’Hypatie, environ 25 ans avant la date (1967) du « Prologue », et 45 ans avant la parution du roman, dément un projet auctorial qui se limiterait à la représentation fidèle d’un temps révolu. L’épigraphe n’établit pas seulement une relation entre la vie, la philosophie, les écrits et la mort des deux femmes, amenant d’abord le lecteur à se demander si Simone Weil ne serait pas le double ou l’avatar d’Hypatie et ensuite à se questionner sur le processus par lequel elles sont devenues des symboles : elle présente aussi une réflexion par un sujet écrivant — procédé autoreprésentatif — sur le temps, ce qui invite à une comparaison des époques respectives et à une mise en relation avec le moment de la rédaction du roman. Tel un pont, l’épigraphe lie le texte qui suit non seulement au titre, mais aussi au surtitre et à l’ensemble du Triptyque dont les temps « perdus » se confondent avec cette « meilleure époque » de Weil qui est — tout comme celles d’Hypatie, du « Prologue » et du lecteur québécois — un temps d’« invasions barbares », de martyrs religieux, de conflit armé et de fin d’empire [32].

Le photocollage et le prologue

Une image insérée sur la page suivant l’épigraphe et identifiée comme un « Photocollage de Ariel Jones, 1988 » (H, 10) prolonge le commentaire moderne d’un texte « antique ». La présence de la figure d’une sainte connote la religion chrétienne et évoque une thématique propre à sa vision de l’Histoire. Le christianisme, comme le judaïsme dont il est issu, est une religion « historique », dans le sens où Dieu intervient dans le récit humain. Cette intervention implique une valorisation positive du temps vécu, car l’Histoire est le mode de réalisation du plan divin : la vraie Histoire est celle, invisible, de la destinée spirituelle de l’humanité. La métaphore picturale du surtitre trouve son contrepoids dans cette composition : l’ut pictura poesis horatien s’y inverse, le photocollage exprimant en image le « tableau parlant » qu’est Hypatie. Du double procédé de photo et de collage, assemblage d’éléments hybrides, résulte une nouvelle forme synthétique susceptible de traduire la nature composite du sujet. L’image en est double non seulement par sa technique, mais aussi par son sujet : au premier plan se trouve la figure d’une personne agonisante ou extasiée, aux contours brouillés, dont les cheveux et l’attitude expriment le mouvement [33]. Elle semble « collée », appuyée sur l’image, en arrière-plan, d’une deuxième personne, représentée dans la forme iconique et figée d’une sainte chrétienne. La superposition suggère la transformation de la figure du premier plan en celle, figée, de derrière, représentant le processus « historique » de la création d’une sainte. Cette image participe des thématiques des femmes martyres, de la dualité, de la religion et de la mort, en y ajoutant celles de l’hagiographie et de la métamorphose.

Au premier abord, le « Prologue au Djebel Moussa » est en tous points mystérieux. La nature générique de l’intertitre ainsi que l’emploi de l’italique et du procédé d’un narrateur omniscient et hétérodiégétique distinguent déjà cette partie du reste du texte. Les faits relatés n’ont pas de lien évident avec le sujet annoncé par le titre, par la quatrième de couverture, ou par le surtitre de la trilogie : Hypatie n’est pas même mentionnée dans ce récit étrange d’une escalade interdite du Djebel Moussa à la fin de l’été 1967 par un moine, nommé Philamon [34], venu du monastère Sainte-Kathrin-du-Désert. Pourquoi faire précéder un texte de forme épistolaire se déroulant dans l’Antiquité par un « Prologue » sans lien évident situé quelques 1 500 ans plus tard ? Quelles en sont les répercussions sur la nature du livre et sur sa conception de l’Histoire ?

Le mot « prologue » provient du théâtre antique, où il désigne la partie de la pièce qui précède l’entrée du choeur. Ce « Prologue au Djebel Moussa », comme dans une tragédie grecque, commente-t-il en quelque sorte les événements graves que présentera le texte ultérieur ? Le mot désigne aussi un texte introductif, telle une préface, dont la fonction est de commenter le texte qui suit. Au sens figuré, « prologue » dénote un préliminaire, le prélude d’un geste à venir, et, finalement, il peut désigner la première partie d’un roman, d’une pièce, d’un film qui présente des aventures qui précèdent l’action principale. Ce qui frappe dans ce « Prologue au Djebel Moussa », c’est qu’il raconte des événements fictifs postérieurs à l’action principale du texte, qu’il ne commente pas de façon explicite. Il ne semble donc pas remplir la fonction traditionnelle d’une préface, soit de renseigner sur l’origine du texte ou la façon de le lire. L’auteur n’y prend pas la parole pour introduire son texte, comme Kingsley le fait dans sa « Preface » à Hypatia [35], et il ne prête pas non plus la plume à une autre personne nommée, réelle ou fictive. Ce n’est pas un discours critique manifeste, mais plutôt un métatexte d’ordre fictionnel ayant un rapport complexe et secret avec le texte fictif qu’il introduit. Le destinataire du « Prologue au Djebel Moussa », à la différence des lettres et du manuscrit du texte, qui ont chacun un destinataire intradiégétique, est le narrataire, le lecteur implicite du livre, qui doit en résoudre l’énigme : c’est à lui de deviner qui parle et pourquoi, de recomposer l’ensemble du livre à partir de ses diverses composantes et d’en dégager le sens. Le « Prologue au Djebel Moussa » plonge le lecteur dans un monde à la fois proche du sien, « réel » par les précisions de date et de lieu, et profondément imaginaire ou « fictif », sans lien apparent avec le sujet historique annoncé. L’acte initial et inexpliqué de Philamon débouche sur une expérience mystique et sur sa métamorphose en statue de pierre. Le lecteur se voit obligé de chercher dans le texte « antique » l’explication de ces événements modernes et énigmatiques, tout comme nous tentons d’expliquer notre présent par le passé, fût-il lointain. De ce paradoxe — un prologue dont l’action est postérieure à l’action du texte — se dégage encore une conception du temps et de l’Histoire : même si le passé n’existe que dans le présent de la conscience individuelle qui le constitue, ce n’est pas le présent qui explique le passé, mais plutôt celui-ci, (re)construit, médiatisé par un discours narratif, qui confère un sens à celui-là.

Le texte épistolaire et le « manuscrit »

La carte de « l’Empire romain en l’an 400 » (H, 34) qui suit le « Prologue au Djebel Moussa » semble marquer la fin du paratexte et le début d’un roman historique ayant un projet mimétique, impression que tend à confirmer la nature « antique » des deux premières lettres du texte, datées de 412 après J-C [36]. Cependant, la troisième lettre, datée du 5 juin 1967, jour du début de la Guerre des Six Jours, soit quelques semaines avant l’action du « Prologue au Djebel Moussa », vient bouleverser cette conclusion et complexifier l’hypothèse d’une représentation fictionnelle de l’époque antique. Le fait que le destinataire de cette lettre d’un historien soit le protagoniste du « Prologue au Djebel Moussa » remet à nouveau en question les frontières entre texte et paratexte, entre récit fictif et discours critique, entre l’histoire et l’Histoire, insérant ainsi dans un roman des problématiques posées par les disciplines historiques. De ce procédé émerge une conception postmoderne de l’Histoire non pas comme une vérité objective, accessible à la connaissance à travers des signes et des structures transparents, ni comme enjeu explicitement critique, éthique ou politique, mais comme une « fiction » particulière : une construction discursive, fabriquée d’après d’autres créations langagières, à partir d’un donné essentiellement inaccessible : le passé [37].

Cette textualisation de la problématique des rapports existant entre réalité, fiction et Histoire, qui associe l’oeuvre à la métafiction historiographique [38], est marquée par la diversité des genres littéraires auxquels participe ce livre. La majeure partie en est composée de lettres, constituant cinq sections sur sept, pour un total de 144 pages sur 226. Nous pouvons donc qualifier ce roman d’épistolaire, et noter que ce genre permet de faire entendre une pluralité de voix, d’exposer de façon vraisemblable la subjectivité des personnages, et aussi d’imiter les sources primaires principales exploitées par les chercheurs dans le processus historiographique. Les lettres « antiques » contiennent des récits autobiographiques et des souvenirs, matériaux utilisés avec précaution par les historiens. La dernière partie du texte, un « manuscrit », mime encore une source historique : censé avoir été écrit par Palladas une cinquantaine d’années après la mort d’Hypatie, il fait figure de récit autobiographique, d’histoire du désert et de ses moines, de témoignage, d’apologie, de confession, et même de testament [39]. Comme le notent Dion, Dalpé et Lepage, l’angoisse moderne de la mémoire pourrait se manifester sur le plan formel par la mise en relief du document et de la recherche ; toutefois, je ne partage pas l’opinion selon laquelle « toute l’oeuvre revêt l’apparence du document historique [40] ». Les nombreux éléments du paratexte et le « Prologue au Djebel Moussa » fictif, émanations d’ordre métatextuel de l’auteur du roman, viennent justement briser cette illusion référentielle d’authenticité historique. De même, l’indication des lacunes dans les « documents » que l’auteur réalise à l’aide de crochets et de notes en italique [41], me semble non pas une stratégie qui renforce l’effet d’authenticité mais au contraire un effet de distanciation, un arrachement de ce voile. Force est de constater que c’est l’auteur du roman qui les insère pour guider son lecteur. Et ces formes épistolaire et manuscrite, mettant en scène des personnages écrivant et des lecteurs destinataires, sont des procédés autoreprésentatifs et réflexifs, caractéristiques de l’écriture métafictionnelle et postmoderne, qui reflètent l’activité créatrice du livre en train de se faire et qui mettent de l’avant la fonction pragmatique de l’écriture.

Qu’en est-il de la véridicité historique des quatre épîtres censées provenir de l’époque antique ? Deux sont adressées par Hypatie à son élève et disciple, Synésios de Cyrène ; des deux autres, la lettre de Synésios est adressée à Hypatie, alors que celle d’Évoptios à Palladas concerne Hypatie. Bien qu’Hypatie ait véritablement entretenu une correspondance avec Synésios, aucune lettre de sa plume ne nous est parvenue. Sept documents adressés par Synésios à Hypatie sont conservés, mais ils sont brefs et ajoutent peu sur la vie d’Hypatie [42] ou sur leurs relations [43]. Synésios, évêque de Cyrène vers 410, consacré par Théophile à Alexandrie [44] en 412, meurt en 413. Dans les quatre missives qu’il a vraiment adressées à Hypatie pendant la dernière année de sa vie, Synésios déplore son sort malheureux et se plaint du fait qu’elle a cessé de lui écrire [45]. Les deux premières lettres du texte représentent un échange, entre Hypatie et Synésios, ayant pour sujet des événements historiques qui se sont déroulés en octobre 412 [46]. L’ultime lettre d’Hypatie, datée de la veille de sa mort, en mars 415, relate des événements historiques (rixe entre juifs et chrétiens, attaque contre Oreste, mort d’Ammonius) qui ont eu lieu, selon la tradition érudite, en 414 [47]. Les épîtres du roman attribuées à Hypatie sont des inventions pures : rien n’indique qu’elle aurait raconté ses préoccupations à Synésios, ou à qui que ce soit, comme elle le fait dans le roman. Les documents montrent au contraire qu’elle n’a pas écrit à Synésios l’année de sa mort, survenue deux ans avant celle d’Hypatie.

Les lettres du roman révèlent une Hypatie qui, à la différence de celle de Charles Kingsley, n’est ni anti-chrétienne ni païenne fervente. L’Hypatie marcelienne est une néo-platonicienne qui croit au pouvoir de la Beauté — sous toutes ses formes artistiques, mais surtout celle de la littérature — comme instrument de la reconquête de l’Un et moyen d’accès à l’éternel. Presque tous ses disciples s’étant convertis, elle entretient une correspondance avec un évêque chrétien, et elle conseille le préfet chrétien qui, dit-elle, « mise […] sur l’avènement de la tolérance au nom de son dieu même, qui n’est, somme toute, le dirai-je assez, que le nom de tous les autres » (H, 137). Pour elle, les dieux habitent la littérature, les mathématiques et la rhétorique [48] ; ce qui lui importe, ce sont les livres, et ce qu’elle ne peut souffrir n’est pas la destruction des temples, mais celle, annoncée par Cyrille, du Mouséon, de la bibliothèque, « ce temple des Muses où sont recueillis tous les secrets de la sagesse » (H, 142). La lettre attribuée à Synésios, inexacte sur plusieurs points au plan historique, relate son cheminement du néoplatonisme au christianisme et expose le point de vue syncrétiste selon lequel les dieux païens, aspects de la divinité unique dont le symbole est le Soleil, sont homologues au dieu chrétien. Pour Synésios, le christianisme est un accomplissement plutôt qu’une rupture, et les dieux vivront si l’on garde mémoire d’une « éternité ancienne et cependant encore à venir » (H, 84). Cette parole synthétique est actualisée par l’acte de Palladas, qui fait vénérer une « païenne » comme une sainte chrétienne, à cette différence qu’il usurpe les armes de l’Église pour servir sa vengeance.

L’ultime lettre du texte, adressée par Évoptios, le frère de Synésios et son successeur comme évêque, à Palladas, prétendu serviteur d’Hypatie, est aussi sans fondement historique. Quoique Évoptios ait existé (le quart environ de la correspondance subsistante de Synésios est adressé à son frère [49]), aucune lettre de ce dernier ne survit, et Palladas est un personnage fictif [50]. Le fait que cette lettre, datée de seize ans après la mort d’Hypatie, vise non pas à renseigner sur la vie de celle que le paratexte semblait annoncer comme la biographée d’un roman bio-historique, mais à montrer comment fabriquer l’Histoire, souligne le caractère réflexif et métatextuel du livre. Évoptios transmet à Palladas la deuxième lettre d’Hypatie pour montrer la « voie qu’il nous faudra suivre quelque jour afin de perpétuer sans limite la mémoire de notre divine Hypatie » (H, 178) : étouffer la vérité, disséminer une fiction [51]. Ainsi, l’autorité de tout document et récit historiques se trouve indirectement sapée par ce roman. L’Histoire est une construction discursive et sémiologique, une textualisation du passé, la mise en intrigue d’une suite d’événements qui n’existent plus et qui n’ont aucune signification intrinsèque : c’est l’historien qui la fabrique selon son programme idéologique. Pour reprendre le mot de George Orwell, celui qui contrôle le passé contrôle le futur.

La lettre du bollandiste F. H. se démarque radicalement des autres lettres du texte. De la même époque que le « Prologue au Djebel Moussa » et adressée au protagoniste de celui-ci, cette lettre ne parle point de la personne historique qu’était Hypatie, mais mime le travail d’un « historien », d’un chercheur scientifique menant une enquête sur la véridicité de sainte Catherine. Contenant maintes réflexions sur le processus de l’historiographie [52], elle souligne l’appartenance du roman au sous-genre de la métafiction historiographique qui incite à réfléchir sur les rapports entre réalité, langue, fiction et Histoire. Tout comme le relate F. H., d’après la légende, Catherine d’Alexandrie, jeune fille savante dans les sciences et les arts, se rendit devant l’empereur Maxence, qui avait ordonné des sacrifices aux idoles, et réfuta tous les arguments des philosophes convoqués par ce dernier. Elle aurait ensuite été torturée et décapitée, et des anges auraient porté son corps sur le mont Sinaï. Son culte apparaît en Occident au début du onzième siècle à Rouen [53] et se répand rapidement, spécialement dans les universités, en tant que sainte patronne des philosophes et des érudits ; des détails s’ajoutent ensuite à la légende, tels sa conversion par un ermite et son mariage mystique avec l’Enfant Jésus [54]. Il n’existe cependant aucune preuve de l’existence de cette sainte ; pour cette raison, comme le note Émilien Lamirande [55], sa fête a été retirée du calendrier liturgique dès 1969. Les dates du « Prologue au Djebel Moussa » et de la lettre du bollandiste (été 1967) prennent un nouveau sens à la lumière de cette vérité hors-texte : le travail de F. H. aurait pu mener à cette suppression, postérieure au déroulement de l’action du « Prologue au Djebel Moussa », mais antérieure à la rédaction du roman. Dans un article sur sainte Catherine, Jacques Dubois, constatant le manque de fondement historique du personnage, écrit : « Il ne s’agit d’ailleurs probablement pas d’une supercherie : l’auteur de la Passion [le récit attribué à cette sainte] a voulu composer un pieux roman qui a été pris en toute bonne foi, malgré ses anachronismes et invraisemblances, pour une histoire vraie [56]. » La principale contribution du roman de Jean Marcel à la légende littéraire hypatienne consiste en ce développement ingénieux, fondé justement sur l’idée d’une supercherie, d’un lien déjà établi entre Hypatie et sainte Catherine [57].

Mais l’oeuvre de Marcel est loin de n’être qu’un roman historique qui brode sur les légendes, que ce soit celle d’Hypatie, de sainte Catherine ou d’une relation entre les deux. La lettre du bollandiste a un effet de distanciation du lecteur par rapport à l’action « antique » : elle vient rompre la continuité chronologique des deux lettres antérieures et l’illusion romanesque qu’elles créent d’elles-même. Elle introduit une autre action — ou plutôt développe et aide à expliquer celle du « Prologue au Djebel Moussa » — et rend explicite le caractère métahistorique et métafictionnel du livre : sertie dans un roman d’apparence historique, se trouve une réflexion sur l’écriture de l’Histoire menée par un personnage érudit. Celui-ci enquête sur la vérité des faits qui s’avèrent intimement liés avec ceux de l’action « historique ».

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Cet article, en mettant au jour la thématique prédominante du questionnement de l’écriture de l’histoire/Histoire dans Hypatie, révèle aussi le rôle fondamental incombant au lecteur dans un texte de fiction métatextuelle. Le roman se compose d’échanges écrits, enchâssés les uns dans les autres, qui, à leur tour, contiennent des récits, des légendes et de nombreuses références à d’autres textes. Les épîtres antiques sont emboîtées dans le manuscrit de Palladas qui y fait référence, et le récit du « Prologue au Djebel Moussa », qui n’acquiert son sens qu’à la lumière des documents antiques et de la lettre du bollandiste, les englobe. Ce « Prologue au Djebel Moussa » fictif se trouve encastré à son tour dans le livre, dont la véritable action est le déchiffrement par le lecteur de l’énigme présentée par le titre et soulignée dans les autres éléments hétérogènes et doubles de son paratexte et par la disposition des divers morceaux du texte. Après avoir lu le « manuscrit » de Palladas, le lecteur-détective comprend que Philamon suit l’injonction qui s’y trouve et, ce faisant, en accomplit la prophétie [58]. Tout comme son précurseur Palladas, Philamon est d’abord et avant tout un lecteur : c’est dans les « écritures » qu’il découvre des « secrets » (H, 33) qui le conduisent à braver l’interdiction de Nicéphore et qui l’amènent à entendre, du haut de la montagne, « des mots, puis des paroles, puis enfin un verbe, un sens en sa cohérence la plus entière » (H, 27). Le lecteur suit ses traces lectorales, lit les mêmes documents qu’il aurait lus, et ainsi, (re)crée l’« histoire » de la fabrication de la légende de sainte Catherine. De plus, suivant les procédés textuels qui guident son interprétation, et bouclant la boucle avec le « Prologue » et le reste du paratexte, le lecteur participe activement à une mise en critique du processus de l’écriture de la fiction et de l’Histoire.

L’ordre architectonique des éléments structurels d’Hypatie invite à une prise de conscience critique sur l’histoire, sur le texte en train de se faire et sur l’Histoire, autre création langagière, faisant preuve du caractère profondément métatextuel du roman. L’accumulation de procédés autoreprésentatifs, la juxtaposition des genres, la multiplication des histoires ou des variantes d’autres histoires et les nombreuses images du texte [59] sont autant de stratégies réflexives qui mettent en relief un questionnement sur les modes de représentation. Les formes de rupture qui caractérisent l’oeuvre — désordre spatio-temporel, achronologie, représentation fragmentée des personnages, pluralité de voix et de points de vue — manifestent une esthétique de l’inachèvement et instaurent un ordre de discours de l’hétérogène qui subvertit la notion d’une vérité objective de l’Histoire. Toutes ces stratégies mettent de l’avant le rôle primordial que joue le langage en tant que médiateur de notre connaissance du passé et le rôle actif attribué au lecteur dans la construction et la production d’un sens. Le narrateur omniscient du roman de Kingsley tire une morale des faits historiques et transparents pour le lecteur [60], tandis que dans le roman de Marcel, la responsabilité de l’interprétation est déplacée vers le lecteur, qui doit percevoir un passé opaque au travers des traces textuelles fragmentaires et contradictoires dans lesquelles il se construit. Le passé ne peut s’appréhender que par des textes qui ne sont que des constructions langagières, et l’existence de l’histoire/Histoire dépend de ce processus interactif et subjectif qu’est l’écriture et la lecture. Pour reprendre le mot lucide de Barthes, le fait n’a jamais qu’une existence linguistique[61] .