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À n’en pas douter, l’heure est aux interrogations sur l’histoire, la place et le rôle de l’eau dans les villes. Dans un contexte où foisonnent les réflexions sur l’environnement urbain, on assiste depuis quelques années à un feu nourri de publications qui tentent de faire connaître auprès d’un large public la nature des relations tissées entre les villes et « leurs » eaux. Les villes de Suisse n’échappent pas à cette actualité car voici qu’a paru un petit livre bien utile et très didactique pour qui veut comprendre comment fonctionne le « système suisse » de distribution d’eau, comment il s’est constitué et quelles sont les grandes questions qui risquent de l’affecter dans les décennies à venir.
Ou plutôt faudrait-il parler « des » systèmes suisses. En effet, comme l’explique Géraldine Pflieger dans ses deux premiers chapitres, la Suisse est caractérisée par la coexistence sur son territoire de multiples sociétés de distribution d’eau nées dans les grandes villes (Bâle, Berne, Genève, Lausanne, Zurich, … ). Cette première caractéristique se double d’une seconde, à savoir le caractère public de ces sociétés. Pour le dire autrement : en Suisse, à chaque grande ville, son distributeur public. Ces réalités n’étaient pas forcément acquises au début de l’histoire de la distribution d’eau, dans les années 1860–1890. Certaines villes suisses ont commencé leurs expériences en la matière en s’appuyant sur des sociétés privées (Lausanne, Neuchâtel, Fribourg, Bâle) ou en hésitant à le faire (Genève). En Suisse, comme dans d’autres pays de tradition fédéraliste, les municipalités urbaines ont conservé une capacité financière importante, ce qui leur a permis d’investir dans ce type d’infrastructures. Le couplage de différents services de distribution (gaz, eau, électricité) sous leur tutelle a en outre contribué à bâtir de puissants services industriels lucratifs dont l’extension a rapidement dépassé le cadre des villes-centres pour s’étendre aux périphéries. Ces services sont alors apparus tant comme des outils d’intégration territoriale que comme des sources importantes de financement, notamment pour couvrir les coûts de la centralité (équipements collectifs). On peut ici regretter que l’auteure ne se soit pas attardé davantage sur l’utilisation faite par les villes des bénéfices générés par ces services ; on aurait pu mieux évaluer le caractère « prédateur » ou « redistributif » du/des système(s) suisse(s). Quoiqu’il en soit, ce modèle bâti au XIXe siècle, qui s’est enrichi de préoccupations environnementales au cours des dernières décennies, s’est révélé résistant. Il n’a été confronté à d’importantes mutations que depuis les années 1990.
L’ouvrage décrit ensuite, dans un chapitre plus décousu, la multiplicité des usages de l’eau et leur rivalité. Une multiplicité qui imbrique les différentes échelles territoriales (communes, cantons, Etat fédéral) ; une rivalité qui s’articule sur les différences d’usages entre villes et campagnes. L’auteure passe en revue les différentes phases historiques de la gestion des eaux en Suisse (et non plus uniquement celles de la distribution d’eau), insiste sur l’importance des années 1990 dans l’émergence de nouvelles manières d’aborder cette gestion, une tendance qui culmine avec la directive cadre européenne de 2000. L’application de cette directive qui vise à une gestion plus « intégrée » de l’eau donne lieu en Suisse — comme ailleurs, pourrait-on ajouter — à de nombreux débats qui mêlent préoccupations écologiques, nécessité de protection contre les aléas climatiques, garantie d’équité sociale, rentabilité des services de distribution, …
Après avoir ouvert ces perspectives, l’auteure revient dans ses deux derniers chapitres sur l’avenir de la distribution d’eau en Suisse en abordant plusieurs questions : comment la baisse de la consommation va-t-elle transformer les « empires municipaux », en particulier comment va-t-elle influer sur le prix de l’eau ? Dans un contexte de libéralisation, quel est l’avenir du caractère public de la distribution d’eau ?
À la première question, Geneviève Pflieger donne quelques éléments de réponse, en détaillant au préalable ce qui fait le prix de l’eau, en expliquant les disparités de tarifs d’une ville à l’autre, en rappelant les règles édictées pour encadrer la constitution de réserves financières par les distributeurs. Elle montre ensuite que jusqu’à présent la politique des prix a permis de garantir un taux très élevé de renouvellement des conduites de la plupart des réseaux, ce qui en fait de vrais champions de la performance. Pourtant, ce modèle est aujourd’hui mis à mal par la baisse tendancielle de consommation d’eau, liée principalement à la désindustrialisation. En effet, le passage moindre d’eau dans les canalisations entraîne une détérioration plus rapide du réseau (corrosion), ce qui, par ricochet, exige davantage de coûts d’entretien, coûts qui sont reportés sur la facture du consommateur…qui paye plus cher alors qu’il consomme moins. L’auto-financement des sociétés publiques de distribution étant la règle, il n’y a pas à espérer de subsidiation de la part des autorités. On peut dès lors se demander combien de temps tiendra encore ce modèle et à quel prix ?
À la seconde question relative à la privatisation, Géraldine Pflieger répond que la Suisse a fait la preuve de son attachement profond au caractère municipal de la gestion de l’eau, un attachement qui s’est sans doute construit autant sur la performance et la rentabilité atteintes par les systèmes de distribution que sur son caractère public. Cependant, cet attachement n’empêchera pas des transformations dans l’architecture et la gouvernance des organismes de distribution qui iront sans doute vers plus d’intégration territoriale (régionalisation), vers plus d’autonomie par rapport aux municipalités, voire vers des sociétés anonymes, et vers plus de rationalisation comptable. Géraldine Pflieger appuie ces considérations prospectives sur un bref survol du paysage européen où elle distingue deux modèles principaux : le modèle français (auquel elle rattache le cas anglais), basé sur la délégation par les autorités publiques à des gestionnaires privés, et le modèle allemand (auquel elle rattache les cas suisse et autrichien), basé sur une gestion publique. Cette vision simplifiée prive malheureusement le lecteur d’un exposé plus nuancé et d’une image européenne plus complexe qui auraient sans doute mieux servi la réflexion sur les défis à venir.
On peut également regretter que l’auteure n’intègre pas davantage la problématique des eaux usées. La façon dont s’articulent distribution et évacuation est en effet essentielle pour penser certains des défis évoqués en guise de conclusion (intégration de l’aménagement urbain dans le cadre des bassins versants, conséquences des baisses de consommation,…) On aurait aimé savoir comment cette articulation était pensée en Suisse. En guise de dernier regret, on peut penser que quelques cartes auraient complété utilement le « voyage ». Le découpage administratif en communes, cantons, villes et régions étant le fondement des réalités décrites, on aurait aimé mieux comprendre comment se découpaient/superposaient ces différentes territorialités.
Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage concis donne des clés pour des réflexions très actuelles sur la gestion de l’eau, qui dépassent largement le cas suisse.