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La ville de Tours est bien connue des médiévistes grâce notamment aux travaux de Bernard Chevalier qui a analysé ses transformations topographiques et matérielles, ses institutions, ses activités économiques et sociales, ainsi que ses rapports avec le pouvoir à la fin du Moyen Âge. L’intérêt de l’ouvrage d’Hélène Noizet ne réside pas seulement dans la proposition d’une étude de la ville consacrée au Moyen Âge central, mais plutôt dans sa façon d’aborder la ville par une approche tout à fait différente et originale. En effet, l’auteur prend pour objet d’étude la dimension spatiale de la ville et intègre dans son analyse historique d’autres disciplines des sciences sociales comme la géographie, l’archéologie et la sociologie. L’ouvrage analyse, sur la longue durée, le processus d’urbanisation qui se caractérise par une « augmentation constante de la diversification et de la densification sociospatiales, c’est-à-dire à la fois des sociétés et de la structure matérielle urbaine » (p. 405). L’étude porte sur deux quartiers de Tours : les quartiers Saint-Martin et Saint-Julien, qui ont connu une configuration spatiale différente. L’auteur part d’abord de la prémisse que « la ville est un impensé ». La ville médiévale, en effet, n’est pas le produit d’une réflexion consciente des acteurs sociaux, elle n’est pas planifiée ni formulée précisément, ni même conçue par eux comme un projet à construire. Toutefois, l’organisation de l’espace urbain n’est pas le fruit du hasard. Le concept central de l’ouvrage est celui de « fabrique de la ville » tel que défini par Henri Galinié, c’est-à-dire « l’interaction permanente et dialectique des multiples configurations sociales, historiquement situées, avec la structure spatiale de la ville» (p. 16). Ainsi, la matérialité de la ville est conçue en relation dynamique avec les activités sociales. Cet ouvrage est issu d’une thèse d’histoire médiévale, dirigée par Henri Galinié, soutenue en 2003 à l’université de Tours.

L’ouvrage est divisé en cinq parties. Les quatre premières parties repèrent les moments forts qui ont favorisé la structuration de l’espace urbain. À partir d’une analyse fine des sources diplomatiques et archéologiques, l’auteur montre l’interaction des différents acteurs (c.-à-d. les chanoines de Saint-Martin, les moines de Saint-Julien, les bourgeois, les officiers royaux, le comte, l’archevêque) avec l’espace urbain, leur rapport à la ville et leurs activités sociales dans la ville. L’analyse révèle quatre périodes chronologiques dans la structuration de l’espace urbain. La première couvre les années 774 à 918. Important lieu de pèlerinage au haut Moyen Âge, Saint-Martin adopte au IXe siècle un régime canonial, sous la pression du pouvoir carolingien. Pour faire vivre les 200 chanoines du chapitre un système complexe d’approvisionnement se met en place par l’exploitation des ressources des possessions périphériques du chapitre, et la circulation des personnes et des biens profite tant des voies terrestres que fluviales. Cette partie montre aussi que Saint-Martin a bénéficié de la bienveillance des robertiens qui ont formé une dynastie d’abbés laïcs depuis le dernier tiers du IXe siècle. La deuxième période allant de l’an 918 à 1119 est caractérisée notamment par l’émergence d’une nouvelle entité territoriale, rivale de la cité de Tours, Châteauneuf où l’espace est conçu pour permettre les liens sociaux entre les laïcs et les chanoines. Par ailleurs, le monastère de Saint-Julien connaît une refondation en 940 sous l’initiative de Téotolon (ancien chanoine de Saint-Martin, puis archevêque de Tours). Le monastère adopte la règle bénédictine et s’installe dans la partie centrale de Tours (entre la cité et Châteauneuf) dans une zone rurale. Il connaît une faible interaction avec les laïcs et profite des infrastructures économiques de Saint-Martin pour son approvisionnement, moins lourd puisque la communauté ne rassemble qu’une quarantaine de moines. Cette période est aussi marquée par la sécularisation du paysage ecclésiastique où les communautés monastiques de Tours sont rejetées du centre urbain ou encore leur statut régulier est transformé en celui de séculier. Saint-Martin entretient des rapports tendus avec l’archevêque de Tours dont la légitimité est défiée tandis que les chanoines ont le projet de créer un réseau spirituel de confraternité et d’échanges liturgiques (Martinopolis). La troisième tranche chronologique analysée est celle couvrant les années 1119 à 1190, marquées entre autres par le raffermissent de la concurrence entre Saint-Martin et l’archevêque de Tours et par l’irruption des bourgeois dans le champ urbain et la recomposition sociale de Saint-Martin. La concession de l’église Saint-Pierre-Le Puellier et son bourg en 1119 à Saint-Martin par le roi Louis VI renforce la bipartition de la ville et la concurrence entre Saint-Martin et l’autorité épiscopale qui possédait des droits sur cette église. Les chanoines exercent sur le bourg une administration directe et tentent d’imposer leur juridiction ecclésiastique. Cette concurrence des pouvoirs ecclésiastiques se traduit, dans l’espace, par une zone centrale neutre largement rurale. Au XIIe siècle, les bourgeois de Châteauneuf représentent une nouvelle force sociale avec laquelle les seigneurs laïcs et ecclésiastiques doivent composer. Justiciables du Trésorier de Saint-Martin, ils reçoivent de Philippe Auguste une certaine autonomie administrative (le droit d’élire dix prud’hommes pour l’administration du bourg et de former une communauté liée par un serment). Par suite, les bourgeois de Châteauneuf proclament une commune laquelle est cassée en 1184 par le pape. Enfin, la dernière période, allant de 1190 à 1323, est marquée par la stabilisation du territoire. Le territoire de Saint-Martin est une enclave capétienne en terre angevine. En 1190, Philippe Auguste et le comte d’Anjou Richard Coeur de Lion clarifient sa situation juridique par un acte qui reformule les droits du roi à Saint-Martin et redéfinit les limites du territoire. Par ailleurs, en proie à des problèmes d’organisation au XIIe siècle, le chapitre subit quatre réformes (1205, 1209, 1237 et 1263). Le claustrum se déconnecte du castrum en le purifiant de la présence des laïcs et les chanoines sont en situation de repli sur eux-mêmes. Ces difficultés internes rendent le système d’approvisionnement « résiduel et symbolique » (p. 330). À partir de 1203, la Touraine entre dans l’orbite capétienne. Dès lors, le roi intervient directement dans la gestion des affaires de Saint-Martin notamment par le biais de la fonction de trésorier qu’il a lui-même exercée en 1216–1217.

Chacune de ces quatre parties se termine par une analyse contextuelle et statistique du vocabulaire topographique et spatial. Ainsi, replacés dans leur contexte d’énonciation, peut-on retracer l’évolution de termes tels urbs, civitas, suburbium, castrum etc., au cours de la période étudiée.

L’ouvrage se termine par une cinquième partie qui fait une analyse des styles parcellaires (îlots et réseaux viaires) et des orientations du parcellaire (chapitre 21). Trois styles parcellaires différents sont identifiés (type rural pour Saint-Julien, régulier et homogène pour le cloître Saint-Martin et dense et très divers pour Châteauneuf) et mis en relation avec les activités sociales dans les espaces urbains (chapitre 22). A partir du concept webérien de l’idéal-type, l’auteur crée deux types idéaux en lien avec l’urbanisation : chanoines et moines, lesquels sont définis par six critères : la fonction ecclésiastique ; le régime alimentaire ; le régime vestimentaire ; la participation à l’entretien de l’abbaye, l’habitation et le contact avec les laïcs. Tous ces éléments ont favorisé, influencé ou freiné la structuration de l’espace urbain. Ainsi, les chanoines de Saint-Martin ont à assurer les besoins liturgiques et sacramentels d’une population laïque. Leur régime alimentaire varié et carné de même que leur régime vestimentaire (autorisation de porter du lin et de la laine) nécessitent des structures de ravitaillement adaptées à leurs besoins et commandent l’exploitation des ressources géographiques et fluviales de leurs possessions situées en périphérie pour nourrir et vêtir le chapitre et le quartier. La règle canoniale n’exige pas des chanoines de travail manuel, ils ont donc à leur service une grande domesticité. Par ailleurs, ils peuvent habiter dans leurs maisons personnelles situées dans le quartier. Enfin, ils vivent en proximité constante et permanente avec les laïcs (pèlerins, marchands, artisans, domestiques), toutefois la présence des femmes est interdite dans le cloître. Le fonctionnement canonial a donc favorisé le processus d’urbanisation de Tours. Alors que les moines de Saint-Julien l’ont freiné et ont même « gelé » une portion du territoire urbain jusqu’au XVIIIe siècle. Leur fonction ecclésiastique les met en retrait du monde. Leur régime alimentaire maigre et leur vêtement de médiocre qualité font en sorte que leurs besoins sont limités et qu’ils peuvent pratiquement s’autosuffire par l’exploitation de leurs terres. Ils vivent en communauté dans un même bâtiment à l’intérieur de l’enclos et leurs rapports avec les laïcs sont limités au strict minimum.

Cet ouvrage remarquable, dense, rigoureux et érudit s’adresse tant aux historiens des villes qu’aux médiévistes. Le travail sur les sources documentaires est raffiné de même que le travail cartographique. L’approche est novatrice et met de l’avant des outils pertinents qui ouvrent de nouvelles pistes pour l’histoire urbaine.