La traduction des sciences humaines et sociales prend depuis quelques années une importance accrue, tant au sein de la traductologie (comme un de ses champs) que du côté des disciplines concernées (la philosophie en premier lieu, mais également l’anthropologie, la sociologie, les études littéraires, etc.) qui se questionnent, elles aussi, sur la traduction de leurs discours (Lemieux et Boulanger, 2016). Cet intérêt vient peut-être du fait que toute discipline fait l’expérience, à un moment donné, de la nécessité d’être traduite. Comment se fait cette traduction disciplinaire? Qui possède les compétences nécessaires pour faire cette traduction? Le ou la spécialiste de la discipline qui désire traduire, ou le traducteur ou la traductrice qui veut se spécialiser dans une discipline des sciences humaines et sociales? Que demande ce type de traduction? Dans l’ouvrage collectif La traduction épistémique : entre poésie et prose (Milliaressi, 2020a), on propose de voir la traduction des sciences humaines et sociales dans un état intermédiaire entre, d’une part, une voie émotive (la tâche de la traduction littéraire – réservée peut-être aux littéraires) et, d’autre part, la voie sensitive (c’est-à-dire empirique, la tâche de la traduction spécialisée, qu’un traducteur ou une traductrice formée à la traduction serait en mesure d’effectuer). Cet entre-deux est appelé la voie cognitive, « liée à notre raison et basée sur nos déductions logiques et constructions spéculatives pour appréhender le sens » (Milliaressi, 2020b, p. 22). Cette cognition devient aujourd’hui une source à débat : toutes les langues, toutes les cultures pensent-elles identiquement – universellement? Dans plusieurs textes devenus aujourd’hui classiques, on fait du « concept » l’élément clé à traduire (c’est le cas de Wallerstein dès 1981) : « [Les] concepts ne sont pas universellement partagés et font souvent l’objet de conflits ouverts et violents » (cité dans Heim et Tymowski, 2006, p. 29). Sans être propre à une culture donnée, le concept ne serait pas non plus entièrement assimilable à un technolecte universellement transposable. Comment dès lors assurer une communicabilité entre les cultures? Peut-on, voire doit-on, passer par un universel et, si oui, comment l’appréhender? On pourrait d’abord concevoir cet universel comme un étalon à partir duquel on peut évaluer, voire juger, les réalités empiriques que les langues offrent. Contre cette « illusion » de la commensurabilité des langues, Lydia H. Liu questionne les effets politiques des rapports de force entre les langues à partir de l’exemple de la traduction des catégories analytiques entre l’Est et l’Ouest : Dans l’« illusion » de l’équivalence entre les langues et les cultures, la traduction serait potentiellement l’imposition d’une réalité particulière sur une autre, toujours au bénéfice d’une seule des deux, au point, pourrait-on ajouter, de détruire le savoir de l’autre (d’où le concept d’épistémicide de Sousa Santos, 2014; repris par Bennett, 2007; Price, 2023). Dans le champ des études littéraires comparées, Emily Apter (2015), Pascale Casanova (2015) et Tiphaine Samoyault (2020) accréditent cette conception de la traduction comme perpétuation d’inégalités structurelles. Contre cette conception, le philosophe Souleymane Bachir Diagne a récemment proposé une nouvelle approche pour penser le contact entre les langues : la charité. Dans le cadre d’une analyse de l’expérience célèbre de pensée de Willard V.O. Quine (2010 [1960]), Diagne affirme : Ainsi, la traduction des concepts entre langues et cultures pourrait se poser dans un spectre partant de l’acte traductif comme violente imposition des idées particulières dans un échange faussement égalitaire, à la traduction comme révélation incandescente d’une humanité commune. C’est dans l’espace de ces deux pôles que nous avions voulu situer la question de l’« universel » en traduction des sciences humaines et sociales en faisant de la traductologie le …
Appendices
Bibliographie
- Apter, Emily (2015). Zones de traduction : pour une nouvelle littérature comparée. Trad. Hélène Quiniou. Paris, Librairie Arthème Fayard, coll. « Ouvertures ».
- Bennett, Karen (2007). « Epistemicide! The Tale of a Predatory Discourse ». The Translator, 13, 2, pp. 151‑169.
- Bennett, Karen (2014). « English as a Lingua Franca in Academia. Combating Epistemicide through Translator Training », in Stefania Taviano, dir., English as a Lingua Franca. Implications for Translator and Interpreter Education. Routledge, pp. 169‑193. Disponible à : https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/9781315760056-2/english-lingua-franca-academia-karen-bennett [consulté le 16 septembre 2024].
- Blouin, Philippe et Claude Rioux (2024). Traduire contre vents et marées : enjeux théoriques et pratiques de la traduction d’essais littéraires au Québec. Les balados OIC, 29 mars. Montréal, Observatoire de l’imaginaire contemporain. Disponible à : https://oic.uqam.ca/mediatheque/traduire-contre-vents-et-marees-enjeux-theoriques-et-pratiques-de-la-traduction-dessais-litteraires-au-quebec [consulté le 16 septembre 2024].
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