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Résultant d’un programme de recherche sous la direction scientifique de Franziska Humphreys (aujourd’hui affiliée à l’Institut Goethe à Bruxelles), l’ouvrage collectif Penser la traduction rassemble les contributions des intervenants sur le thème « Penser en langues – In Sprachen denken » qui ont eu lieu entre 2015 et 2020. Bien que s’inscrivant résolument dans le champ encore trop peu exploré de la traduction des sciences humaines et sociales, c’est plus précisément vers la philosophie que tendent les textes réunis, surtout la philosophie qui s’est faite et continue de se faire entre l’Allemagne et la France. L’ouvrage ne manque pas de manier avec beaucoup de dextérité les deux pans de la relation entre « traduction » et « philosophie » puisqu’on y trouve autant des textes qui tentent de penser philosophiquement la traduction que des textes analysant ce qu’arrive à la philosophie en traduction. L’ouvrage représente une belle collaboration entre deux disciplines, la traductologie et la philosophie, où aucune des deux ne prétend dominer l’autre. On trouve ainsi dans cet ouvrage des contributions de philosophes et de traductologues, mais aussi d’écrivains et de traducteurs.

Divisé en quatre parties qui sont autant d’approches épistémologiques, l’ouvrage laisse toujours une place à un texte liminaire, relevant parfois de la fiction, d’autres fois de nature plus poétique, qui, en quelque sorte, met en scène ce qu’on s’apprête à découvrir. La première partie, « Les langues de la traduction », s’intéresse au questionnement sur la langue maternelle, à savoir la relation entre langue et pensée. Il s’agit de se rappeler que les sciences humaines et sociales sont discursives; que faire leur histoire, c’est analyser leur origine dans le langage pour comprendre où et comment se sont formés leurs concepts. La traduction a ici une fonction, celle de diffuser les idées, de donner une vie d’après [afterlife] aux textes, mais aussi de participer à des créations conceptuelles, car la traduction « constitue la première interprétation d’un texte dans une langue étrangère » (p. 17). Outre le texte liminaire par Esther Kinsky (écrit en allemand, traduit par Olivier Le Lay), on y trouve les contributions d’Isabelle Alfandary, d’Arno Renken et de Marco Baschera.

Isabelle Alfandary se propose dans « Philosopher en langue maternelle » d’interroger l’impensé qu’est la place de la langue maternelle en philosophie. S’appuyant notamment sur Jacques Derrida (qui, avec Barbara Cassin, est une référence commune à plusieurs contributions) et Hegel, elle développe l’idée d’une tierce langue, la « langue du pays » (langue vernaculaire) qui n’est ni langue universelle ni langue maternelle, une langue « qui viendrait littéralement faire tiers et compliquer toujours d’emblée les termes de la décision » (p. 33). Sa conclusion pourrait valoir pour plusieurs textes du recueil :

Parler dans sa langue pour un philosophe […], c’est reconnaître ce que la philosophie ne peut reconnaître sans sacrifier sa confiance dans l’idéalité du signe, à savoir l’existence d’une part d’affect dont est entaché tout signifié, qu’accompagne l’irréductibilité du signifiant et la sédimentation.

p. 43

Dans le deuxième texte de cette partie, intitulé « Traduire, relier : Pluralité des langues et langue maternelle chez Arendt », Arno Renken revient sur une interprétation de la langue maternelle faite par Hannah Arendt. Outre sa réponse bien connue à la question de Günter Grass à l’émission Zur Fern en 1964 (« Was bleibt? Es bleibt die Muttersprache [Que reste-t-il? Reste la langue maternelle] »), Renken revisite un passage moins connu de son Journal de pensée, où la philosophe avance que le fait qu’un objet puisse à la fois s’appeler « Tisch » ou « table » indique « que quelque chose de l’essence véritable des choses […] nous échappe » (p.  47; trad. Sylvie Courtine-Denamy). Pour Renken, cette affirmation montre que toute langue est hantée par l’absence des autres langues. La pluralité des langues vivantes est l’expression d’une interférence : « La pluralité n’est pas l’addition des langues les unes aux autres, mais la soustraction des langues en chacune » (p. 49). Renken réussit bien à faire dialoguer ces deux affirmations d’Arendt et conclut sur une image originale de la traduction (et de l’auto-traduction) comme désappropriation de la langue.

Le chapitre de Marco Baschera, intitulé « Que signifie vivre entre les langues? Réflexions sur l’oeuvre bilingue de Georges-Arthur Goldschmidt » (trad. Christophe Lucchese), s’intéresse à l’écrivain et traducteur d’origine allemande connu entre autres pour son livre À l’insu de Babel. On retrouvera dans ce chapitre de très belles réflexions sur les relations entre les langues où chacune devient l’image en creux de l’autre et où, par la traduction, chaque langue « offre quelque chose à l’autre qui fait défaut à cette dernière » (p. 77).

La deuxième partie, « La traduction en face-à-face », s’ouvre avec un texte agréablement imagé intitulé « Neuere Überlegungen zu einer Idee des Projektiven in der Poesie [Réflexions récentes sur une idée de projectifs en poésie] », le seul de l’ouvrage entièrement en allemand, d’Oswald Egger. On s’intéresse dans cette partie aux relations, plus personnelles, entre les traducteurs et leurs auteurs. Les traducteurs ont souvent plusieurs rôles, que ce soit dans l’édition, la diffusion ou le transfert du savoir; ils sont aussi parfois eux-mêmes auteurs, philosophes ou chercheurs dans différentes disciplines des sciences humaines et sociales.

Suit le texte du biologiste Hans-Jörg Rheinberger qui fut également le traducteur, avec Hanns Zischler, de De la grammatologie de Derrida en allemand. Intitulé « Traduire Derrida », son chapitre nous permet certes de prendre la mesure de la difficulté qu’a pu représenter la traduction de cette oeuvre importante, mais il s’agit aussi d’une très belle réflexion sous la forme d’une mise en abyme, puisque la traduction est ici pensée comme « supplément », un des indécidables phares de Derrida. On regrette quand même que le traducteur n’ait pas osé, comme il l’explique, une « exubérance traductologique » en traduisant « différance » par un jeu de mot avec Bewegung/Bewägung (p. 106).

Le chapitre de Rheinberger est traduit par Arthur Lochmann qui signe le texte suivant, « Pensée sans savoir, penser sans le savoir », où il traite de sa pratique de traduction de textes scientifiques, lui qui n’est pas lui-même chercheur, comme il le rappelle dès l’introduction. Cette traduction « sans savoir » le rapproche pourtant d’une position d’interprète de l’oeuvre, affirme-t-il, tout en procédant à un questionnement fort à propos de l’utilité de la note de bas de page en traduction des sciences humaines et sociales.

Olivier Mannoni poursuit cette réflexion avec son chapitre intitulé « Tensions cannibales : de la relation productive entre le traducteur et son auteur ». Il propose de voir la traduction à travers la métaphore du comédien dans son rapport au texte, ou du musicien à la partition : le traducteur doit « posséder » son texte, l’habiter, l’investir de l’intérieur (p. 125). Celui qui traduit Peter Sloterdijk ne cache pas le fait que, pour bien traduire, il faut parfois mieux connaître l’auteur que l’auteur ne se connaît lui-même.

Dans « Notes sur la traduction », Stefan Kaempfer (qui signe plusieurs traductions de l’ouvrage collectif) revisite pour sa part la vieille distinction entre fidélité et beauté : « La différence entre les langues n’oblige-t-elle pas sans cesse à trahir l’une au profit de l’autre, tout en cherchant à les accorder? N’est-on pas ici au coeur de la “malédiction” des êtres parlants qui ne s’entendent plus? » (p. 132). On aurait quand même envie de lui rétorquer que « plus d’une » fidélité est possible, au-delà du choix binaire entre langue source et langue cible. On retrouvera dans cette contribution des réflexions sur l’humour et sur les « machines à traduire », thèmes rares de ce recueil.

Le chapitre suivant, « Suppléments traductifs au Dictionnaire des intraduisibles de Barbara Cassin » (trad. Emmanuel Faure), réunit en fait trois textes : le premier, « Le Dictionnaire des intraduisibles et sa réception dans l’aire germanophone : une lacune à combler » de Judith Kasper, présente l’encyclopédie de Cassin, ce qui peut sembler étrange, le Dictionnaire étant aujourd’hui bien connu dans le monde francophone. Cette section permet surtout d’introduire les deux autres textes et l’initiative pédagogique qui les sous-tend :

Depuis 2019, les autrices et l’auteur de cet article réfléchissent avec un groupe d’étudiants et de doctorants en littérature comparée de l’université de Francfort à ce que pourrait être une traduction allemande du Dictionnaire, dont la réception approfondie dans l’aire germanophone constitue toujours une lacune à combler.

p. 150

Deux « suppléments » sont ainsi proposés : « Untersagtes zwischengesprochen : inter-dire » par Theresa Mayer qui tente d’expliquer l’équivocité de l’inter-dit français qui dit à la fois la proscription [unter-sagen] et le fait de « dire entre » [zwischen-sagen], ce que l’allemand ne peut pas faire. Puis, dans « Überhaupt : Ø, en général, en somme, du tout, même… », Jonathan Schmidt-Dominé se questionne sur un élément adverbial de l’allemand. Bien éloigné de ce qu’on pourrait reconnaître comme un concept, überhaupt articule pourtant le sens d’un texte puisqu’il désigne « le point zéro de la généralité et de la singularité maximales d’un fait apte à établir l’ordre de la singularité et de la généralité » (p. 161), qui est tour à tour traduit en français par « en général », « en somme », « du tout », « même » ou n’est tout simplement pas traduit. Ce chapitre démontre bien comment le Dictionnaire des intraduisibles peut servir à penser philosophiquement dans sa langue, en y trouvant des ressources conceptuelles « intraduisibles ».

La troisième partie, « Penser la traduction et ses effets », est composée de six textes qui visent à concevoir la traduction comme problème herméneutique. Le premier est un poème hétérolingue de Jean-René Lassalle et s’intitule « Arbre métalingue ». Ce texte permet de prendre la mesure de l’idée selon laquelle l’original est un « trop-plein » qui demande à être retraduit.

Dans « Penser en langues : Germaine de Staël et Wilhelm von Humboldt » (trad. Stefan Kaempfer), Thomas Fries s’intéresse à la correspondance entre ces deux penseurs. Ce qui se développe entre eux n’est ni plus ni moins que l’origine de la littérature et de la linguistique comparées, et ce, à partir de l’accent qu’ils mettent sur l’émulation, en particulier celle qui se fait par l’entremise de la traduction.

Jürgen Ritte se demande pour sa part ce que communiquent les traducteurs dans leurs traductions, à partir de la multiplicité des traductions possibles d’un poème de Goethe. Sa contribution, intitulée « L’esprit ou la lettre : que communiquent les traducteurs? » (trad. Elisa Crabeil), est une occasion de revisiter, voire de dépasser, cette dichotomie.

Fabienne Durand-Bogaert, dans « Traduction et pouvoir heuristique : deux exemples de rassurante étrangeté », analyse la démarche adoptée par Freud dans la rédaction de son texte sur l’inquiétante étrangeté et les pages qu’Hélène Cixous consacre au cri de la littérature. Elle s’intéresse ici au fameux unheimlich, ou inquiétante étrangeté, comme expérience de traduction : « En effet, traduire d’une langue étrangère, d’un texte autre, dans sa langue le plus souvent maternelle, c’est souvent découvrir l’étranger là où il n’est pas censé être » (p. 220), à savoir la part d’étrangeté de sa « propre » langue.

Dans « Pensées cavalières sur la traduction », Denis Thouard parle plus directement de la traduction des sciences humaines et sociales. Il s’agit d’une réflexion générale sur l’histoire de la traduction en Europe, voire dans le monde occidental, où la traduction se constitue comme « un phénomène de greffe » et contribue à la « redécouverte des couches antérieures d’une langue et d’une culture, en même temps que l’expression d’une aspiration à la nouveauté » (p. 231). On y trouve d’intéressantes réflexions sur la retraduction.

Le dernier texte de cette partie, « “Amoureusement, et jusque dans le détail” – Traduction, philologie et Éros » (trad. Arthur Lochmann), traite du recours à l’amour dans les discours sur la traduction, notamment à l’érotique de la langue. Caroline Sauter revient sur des textes évidents, comme ceux de George Steiner (sans toutefois reprendre la critique de Lori Chamberlain), mais aussi sur des textes qu’on associe peut-être moins spontanément à l’érotique, comme ceux de Jacques Derrida, en se penchant sur la manière dont ils présentent la traduction « comme un processus érotique » et sur comment « la traduction est elle-même affectée, en pratique, par l’érotisme métaphorique » (p. 244). On y trouve une interprétation originale d’un commentaire sur le divorce par le philosophe allemand Werner Hamacher, compris ici comme un texte sur le langage.

« En lisant, en traduisant », la dernière partie de l’ouvrage, commence avec un extrait de Putins Briefkasten. Acht Recherchen de Marcel Beyer (2012; trad. Cécile Wajsbrot). Cette partie propose de voir la traduction comme une oeuvre sui generis, voire comme un original s’extirpant à la fois de la langue de départ et de la langue d’arrivée.

Le très beau texte de Thomas Schestag intitulé « Énoncé : Une scène (de traduction?) entre Paul Celan et Jean Daive », raconte la relation entre les deux poètes à Paris pendant l’hiver 1969-1970, juste avant la mort du premier. À ce moment, Celan vient de traduire en allemand le premier livre de Daive où l’on retrouve un intraduisible : « énoncé ». Cet exemple sert de prétexte à réfléchir aux relations entre les poètes, mais également à celles qui s’établissent entre ces derniers et leurs langues respectives.

Dans « La traduction comme relation » (trad. Stefan Kaempfer), Christoph Roeber nous rappelle qu’« un texte ne devient un original que par la traduction » (p. 303) qui, faut-il donc le rappeler, est première. Le chapitre met à l’honneur la traduction et a le mérite de remettre en question l’image conventionnelle qui la voit comme simple copie inauthentique.

Dans le chapitre suivant, « “Parler, c’est traduire” : à propos de quelques translationes de Johann Georg Hamann » (trad. Stefan Kaempfer), Sina Dell’Anno traite de la prose kabbalistique de l’écrivain prussien du XVIIIe siècle. S’intéressant à la théorie de l’écriture de Hamann, elle montre qu’il s’agit d’une théorie de la traduction, et ce, par l’analyse des métaphores qu’il utilise. On y trouve une belle réflexion sur la « longue tradition des traductions ensauvagées dont se nourrit la mythologie du ὑλικὸς θεὸς » (p. 320), un clin d’oeil au dieu Pan.

Wolfgang Hottner, dans « Dans la “forêt montagneuse” de la langue : à propos de la critique de Stefan George par Walter Benjamin » (trad. Stefan Kaempfer), réinterprète le célèbre texte de Benjamin afin d’y décrire une théorie de la traduction dirigée contre la langue propre. La traduction ici ne sert pas de médiation, mais vise plutôt, comme le dit Foucault cité par l’auteur, à « ébranler le propre » (p. 341).

Le dernier chapitre, « La transcription comme archive » d’Esther von der Osten, à mon avis un des textes les plus puissants et les plus originaux de cet ouvrage, traite, chose rare, de la traduction du discours oral. Sa réflexion rappelle que « [l]a transcription d’un discours, d’un récit oral, sépare les mots de l’événement, de la scène de leur transmission orale, de la corporalité non seulement de celui qui parle mais aussi de son auditoire » (p. 347). On y perd ce qui faisait chair dans la parole pour la matérialiser dans un autre médium. La transcription est ainsi une première traduction, et cette traduction est toujours lacunaire car il y manque le ton, la modulation, « la musique derrière les mots » (Nietzsche, cité à la p. 348). Le chapitre analyse plus précisément une scène d’un documentaire sur Heidegger, Der Zauberer von Meßkirch [Le sorcier de Messkirch] de Rüdiger Safranski et Ulrich Boehm (1989). Von der Osten observe comment la parole de la poète Hilde Domin est, dans un même geste, mise en scène (on la voit prendre la parole dans le cadre d’une conférence sur Heidegger) et réduite au silence, puisqu’à trois secondes de son intervention le narrateur du film intervient pour présenter Heidegger. Ce jeu entre la monstration et le mutisme, l’archive et l’oubli, est une métaphore extraordinaire de ces voix qui sont effacées. Cette dernière contribution au recueil montre la richesse du terme « traduction » lorsqu’il s’agit de l’utiliser pour mieux comprendre des phénomènes communicationnels de tout ordre, y compris, donc, du transfert entre la parole prononcée et l’écriture qui souvent l’oblitère.

L’ouvrage est une belle contribution au champ de la traduction des sciences humaines et sociales, mais aussi à celui plus spécifique de l’histoire des idées Comme l’affirme Franziska Humphreys, la traduction interprète l’oeuvre : « Chaque traduction est ainsi un geste, un acte qui implique des décisions, opère des exclusions, établit des interprétations, crée des réalités discursives qui, par la suite, ont un impact significatif sur le développement des sciences humaines » (p. 15).

On regrettera peut-être que l’ouvrage n’ait pas été l’occasion de faire dialoguer les auteurs et leurs traducteurs : alors même que plusieurs des contributions sont des traductions de l’allemand, notamment les textes liminaires, on constate une certaine réserve à les montrer comme des textes traduits. Sans nécessairement se présenter comme une invisibilisation forcée, les noms des traducteurs sont un peu cachés, à la toute fin des textes, pris entre la dernière phrase de la conclusion et la bibliographie, et Humphreys dans son texte introductif ne mentionne pas dans quel contexte ces traductions ont été faites. À l’exception de Stefan Kaempfer et Arthur Lochmann, on ne saura rien des autres. Malgré tout, l’ouvrage se présente comme une pensée collective en traduction, et il mérite à cet égard de servir de modèle pour d’autres rencontres, entre d’autres chercheurs en sciences humaines et sociales qui pourraient être tentés par l’aventure, et entre d’autres paires de langues.