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Une rencontre possible

Lori Saint-Martin nous a quittés à l’automne et son dernier essai, paru le printemps précédent, se révèle être un ultime hommage rendu à une activité qu’elle chérissait tout particulièrement : la traduction littéraire. Cet art souvent méconnu, mal-aimé et malmené, elle l’avait déjà défendu dans les pages du magazine Spirale en 2014 et cet ouvrage, qu’elle aura eu la chance de terminer et de nous léguer avant de nous laisser, s’en veut le prolongement direct, suppléant de la sorte aux nombreux « J’aurais aimé dire aussi… » (p. 59) qui concluaient en guise de programme son article.

Une nouvelle fois, ce qui a aiguillonné tout particulièrement la pensée de Lori Saint-Martin sur cette question, c’est le fait que la plupart du temps, le nom des praticiennes de la traduction (la féminisation reflétant d’ailleurs dans son essai l’état des lieux de la profession) est gommé ou passé sous silence et qu’habituellement, leur travail est seulement remarqué quand une personne le juge défaillant, comme si une traductrice était constamment condamnée à faillir et qu’elle ne pouvait jamais se réclamer d’une quelconque réussite. Ce qu’elle nous propose alors d’une manière plus approfondie que dans son précédent article, c’est de renverser cette perspective en nous faisant d’abord (re)prendre conscience que ce que nous tenons pour acquis est loin de l’être.

Par exemple, il arrive parfois, après avoir lu les premières lignes d’un texte, que nous sentions immédiatement une affinité avec ce qui est énoncé ou, au contraire, que nous trouvions tout de suite à redire à ce qui vient d’être affirmé. Or, ces premières impressions seraient impossibles si nous ne comprenions pas un mot de ce qui se trouve sur la page devant nous. Considérant qu’il existe des milliers de langues dans le monde et que la plupart d’entre nous n’en maîtrisons qu’une ou deux, il faut se rendre à l’évidence que, sans l’oeuvre des traductrices, nous ne pourrions réagir qu’à une infime partie de ce qui est écrit sur cette planète. Inversement, sans ces ponts tendus par toutes ces intermédiaires de l’ombre, ce que nous exprimons dans une langue ne pourrait évidemment rejoindre les personnes (généralement la très grande majorité) qui ne comprennent pas d’emblée celle-ci. La traduction est de cette façon « un bien nécessaire » à double titre et plutôt que de la voir comme une « trahison, infidélité, faute – au double sens d’erreur et de péché –, appauvrissement, perte » (p. 37), il faudrait en revanche selon Lori Saint-Martin célébrer cette « oeuvre de vie » (ibid.) où il n’y a en fait qu’un gain net sur l’incompréhension qui, sinon, caractériserait nos rapports.

Une éthique de la traduction

Cela étant posé, plusieurs exemples illustrent on ne peut plus concrètement le genre de questionnements qui ont accaparé l’attention de Lori Saint-Martin dans son travail, que ce soit dans sa comparaison de deux traductions d’un passage de Virginia Woolf (pp. 211-215), dans le commentaire qu’elle offre de sa traduction (avec Paul Gagné) d’une phrase de Mordecai Richler (pp. 161-170) ou encore des choix nouveaux qui se présentent dans l’autotraduction de l’un de ses textes (pp. 245-257). Ce qui se dégage alors progressivement de ce foisonnement de cas de figure, c’est une nouvelle manière d’envisager le rapport au texte original où « la fidélité n’est pas dans la traduction, mais dans l’éthique » (p. 209).

Cette éthique peut de prime abord prendre l’allure d’une forme de relativisme où tous les choix se valent, puisqu’à de nombreux endroits, l’autrice n’offre pas de réponses tranchées, définitives, et reconnaît volontiers soit le mérite égal de différents choix de traduction (p. 215), soit la possibilité d’une meilleure traduction que celle qu’elle a pourtant adoptée (p. 169). Or, cet écueil est évité par cette distinction que Lori Saint-Martin établit entre réfléchir en suivant des principes préalablement définis (comme les « traductologues » [p. 116] rêvent de le faire) et penser « sans système ni direction » (p. 250) en tentant de prendre en compte tous les facteurs, visibles ou non, externes ou internes, qui sont en jeu dans la pratique de la traduction, notamment les expressions et le rythme propre à une langue et à une culture, les exigences du milieu éditorial et le lectorat à qui est destinée l’oeuvre.

Malgré les apparences, une telle approche ne nous condamne donc pas à errer sans points de repère et, dans cet esprit (même si cela peut au départ donner l’impression d’être contradictoire), il n’y aurait pas lieu me semble-t-il de condamner le caractère systématique de la dernière entreprise de traduction des oeuvres complètes de Platon chez GF-Flammarion. En effet, bien que soit énoncé et revendiqué un parti pris et une direction claire visant « à respecter, dans la mesure du possible, l’ordre des mots en grec » (Brisson, 1999, p. 82) de sorte que « le lecteur connaissant le grec pourra facilement déceler la structure de la phrase originale » (Cordero, 1993, p. 69), ce principe s’explique (et se trouve ici conséquemment justifié), d’une part, par les traductions existantes (qui offrent déjà l’option d’une lecture plus aisée) et, de l’autre, par le lectorat spécialisé que ces nouvelles traductions souhaitent rejoindre. C’est pourquoi, tout en reconnaissant que « la fluidité de la traduction d’Émile Chambry emporte l’admiration », Georges Leroux revendique lui aussi clairement une approche qui privilégie « la plupart du temps une traduction plus proche du grec à une phrase élégante […] qui prendrait le risque d’un éloignement trop grand » (2004, p. 68).

Ainsi, que ce soit en traduisant ou, comme dans cet exemple, en jugeant le travail d’autres traducteurs, ce qui est à chaque fois essentiel dans l’éthique que préconise Lori Saint-Martin, c’est de ne rien condamner de manière a priori, mais de se questionner en prenant en considération les circonstances dans lesquelles la traduction s’inscrit, et ce, en ayant quand même toujours le regard porté sur la « solution juste, au double sens du “mot juste” et de la “voie juste” » (p. 209) eu égard à ces circonstances.

La primauté de la traduction

Enfin, pour ne souligner qu’un autre des nombreux enjeux qu’il met en lumière, cet essai sur la traduction permet également de renouveler le regard que nous portons sur tout ce que nous considérons étranger à nous-mêmes et que nous distinguons de ce que nous croyons comprendre, posséder et maîtriser. S’appuyant sur un échantillon significatif et diversifié d’expériences vécues par des traductrices, des autrices et des lectrices, Lori Saint-Martin défend l’idée que

traduire, c’est aller à la rencontre de l’Autre […]. Et chaque rencontre avec l’Autre […] révèle aussi ceci : ce qu’on pensait nôtre, même familier, ce qui nous est propre et proche, peut à son tour devenir autre […]. C’est dire que l’altérité est relationnelle, relative. Partout et nulle part.

p. 74

Pour ne prendre que le cas d’une traductrice, celle-ci se voit constamment confrontée à des univers singuliers et différents qui révèlent les limites de son propre monde et de la langue qu’elle utilise quotidiennement et généralement sans problème : il y a cette flore de la côte ouest canadienne qui n’a pas d’équivalent en français et qu’elle doit bien rendre malgré tout (pp. 79-80) ou, encore, il y a ce mot espagnol qui pose un problème apparemment inextricable puisqu’il évoque d’un seul coup une pluralité de termes différents en français et que ces derniers ne peuvent qu’appauvrir sa richesse sémantique en précisant sa signification (p. 82).

Au gré des pages et en suivant le fil de ces exemples, on en vient soi-même, en tant que lecteur, à prolonger cette perspective et à formuler une pensée qui semble apparaître un peu partout en filigrane de cet essai, à savoir qu’entre nous, entre êtres humains, il n’y a pas de position privilégiée, assurée, première, qui permettrait à une personne de juger unilatéralement ce que pensent toutes les autres : ne sachant souvent même pas précisément ce qu’elles disent ou évoquent, comment pourrait-elle leur donner tort ou raison? Et à ce compte-là, ce n’est pas ce qui est exprimé dans une langue en particulier mais la traduction qui est première, car c’est l’entre-deux qui définit nos échanges et qui rend possibles nos débats.