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Introduction

La mafia italienne est un objet d’étude interdisciplinaire. Depuis plus de deux siècles en Italie et partout dans le monde, sociologues, historiens, criminologues, anthropologues et économistes en analysent les différentes manifestations. Si la variété de cette observation n’a pas permis d’aboutir à une définition parfaitement consensuelle de la mafia, certaines de ses caractéristiques sont unanimement reconnues et entérinées juridiquement au sein des textes qui codifient le droit italien.

Pour autant, la mafia demeure un objet complexe à couvrir pour la presse : contrairement au terrorisme qui agit de la manière la plus visible possible pour détruire un système qu’il réfute – par le biais d’un attentat par exemple –, elle tente de s’insérer en toute discrétion au sein de l’État (Gayraud, 2005, pp. 34‑35). Paradoxalement, cette nécessité d’effacement est contrastée par l’énorme production fictive, tant dans la littérature qu’au cinéma, qui la raconte de manière fantasmée, la rendant familière à chacun. Et si la première obligation à laquelle sont soumis les mafieux est celle du respect de l’omertà [la loi du silence], on sait aujourd’hui, notamment grâce aux témoignages de Tommaso Buscetta, mafieux sicilien devenu collaborateur de justice, qu’une partie de la terminologie et des codes inventés dans les oeuvres de fiction sont repris par les membres de l’organisation criminelle, flattés par le rapprochement répandu, dans l’imaginaire collectif, entre la mafia et une confrérie épique au folklore majestueux.

À mi-chemin entre la divulgation d’une information brute, souvent sensible et détenue par les seuls mafiologues (criminologues, magistrats, enquêteurs, etc.), et la représentation romancée qui donne à voir le crime organisé comme une industrie fascinante et lucrative, la presse est donc chargée de la délicate mission d’informer les citoyens sur un sujet que chacun a l’impression de connaître : la production artistique n’a, en effet, de cesse de décrire la mafia sous un jour qui se veut scientifique, documenté et objectif.

S’agissant d’un phénomène qui n’est ni actif ni perçu de la même manière en France et en Italie, la mafia n’est naturellement pas traitée identiquement par la presse de ces deux pays. Il s’agit alors d’interroger le rôle de la traduction dans l’élaboration d’une perception collective qui varie considérablement d’un pays à l’autre. Cette traduction doit être ici entendue comme un acte de communication interculturelle, impliquant l’échange d’informations symboliques entre des groupes clairement définis appartenant à différentes cultures. Le rôle du journaliste ne consiste pas à traduire des textes rédigés en italien, mais à présenter une réalité étrangère dont la divulgation nécessite des ajustements pour être bien accueillie et comprise par le nouveau public cible.

1. Analyse de la représentation de la mafia dans le contexte italien

1.1 La mafia comme objet de recherche en Italie

La recherche italienne sur la mafia offre des perspectives variées allant de la sociologie à la psychologie criminelle.

Dans cet article, le terme « mafia » fait référence à une organisation criminelle apparue durant la seconde moitié du XIXe siècle, à l’époque de l’unification de l’Italie, dans une Sicile marquée par une grande pauvreté qui l’expose à ce que des chercheurs nommeront par la suite une « idéologie sicilianiste » (Frétigné, 2018, p. 183) : cette expression renvoie à une certaine défiance à l’endroit d’un royaume d’Italie unitaire et méprisant les populations insulaires. Depuis, bien que son modus operandi n’ait cessé d’évoluer pour s’adapter à son époque, la mafia vit de l’extorsion et du commerce illégal, et doit sa pérennité à sa capacité d’infiltrer la vie à la fois sociale et économique des territoires où elle sévit, notamment grâce à la formation d’alliances avec des personnalités politiques et des entrepreneurs et fonctionnaires influents.

En 1874, les élections législatives en Sicile marquent le début de l’analyse de la question sicilienne. Les sociologues Leopoldo Franchetti et Sidney Sonnino entreprennent une étude sur la région et évoquent la mafia dont la définition se révèle complexe. L’organisation criminelle devient un sujet fréquent dans les recherches journalistiques, littéraires, sociologiques et juridiques. À partir des années 1960, des historiens comme Salvatore Romano, Francesco Brancato et Gaetano Falzone explorent l’évolution de la mafia comme héritage de la société féodale sicilienne. Dans les années 1990, des chercheurs tels que Nicola Tranfaglia et Salvatore Lupo analysent les liens entre la mafia sicilienne Cosa nostra, la mafia calabraise ‘Ndrangheta et la mafia campanienne et notamment napolitaine Camorra, en examinant leur utilisation de la violence pour s’enrichir. D’autres, comme Rosario Mangiameli, étudient le mythe apologétique de la mafia et son impact sur l’imaginaire collectif, tandis qu’Umberto Santino se concentre sur l’histoire du mouvement civil antimafia.

1.2 La (re)connaissance de la mafia grâce au droit : une spécificité italienne

La fin du XXe siècle voit la mise en place en Italie de la loi Rognoni-La Torre, promulguée le 13 septembre 1982 suite à l’assassinat du député Pio La Torre et du préfet Carlo Alberto dalla Chiesa, qui définit juridiquement la mafia et élimine toute ambiguïté relative aux critères d’appartenance à une association de type mafieux.

Par le truchement d’une spécificité juridique – inexistante dans le droit français –, cette loi peut sanctionner des activités en apparence légales, telles que le contrôle d’activités économiques, donnant aux mafieux la possibilité d’établir leur domination territoriale et de s’étendre dans divers secteurs. De plus, elle n’exige pas la preuve d’éléments constitutifs d’une infraction pour condamner une personne appartenant à une association mafieuse, ce qui constitue une double difficulté pour les enquêteurs : d’une part, l’omertà, le silence imposé par la loyauté mafieuse, rend la collecte de preuves ardue dans certains milieux; d’autre part, le caractère licite de certaines actions mafieuses, bien qu’ayant pour objectif des activités illégales, rend leur condamnation encore plus complexe (Grandi et Riccardi, 2017, p. 14).

Il s’agit donc d’une véritable avancée dans la lutte contre la mafia grâce à l’introduction du délit d’association mafieuse dans le Code pénal italien et la mise en place de cinq mesures majeures contre le crime organisé :

  1. Création de l’article 416-bis sanctionnant l’appartenance à une association mafieuse.

  2. Inclusion de l’article 513-bis pour punir la concurrence illégale par la violence ou les menaces.

  3. Mise en oeuvre de mesures préventives patrimoniales et administratives.

  4. Contrôle fiscal renforcé sur les suspects ou les personnes faisant l’objet de mesures judiciaires liées aux associations mafieuses.

  5. Attribution de nouveaux pouvoirs d’investigation aux autorités.

La loi Rognoni-La Torre définit l’association de type mafieux comme une organisation criminelle utilisant l’intimidation, l’omertà et l’extorsion économique. Outre la répression de l’appartenance à ces associations, la loi prévoit la confiscation des biens appartenant aux organisations criminelles.

C’est grâce à la définition juridique de la loi italienne que la mafia devient, en 1982, un « phénomène justiciable » en soi, qualifié et défini sans ambiguïtés :

[b]ien plus qu’un instrument législatif pour réprimer le phénomène mafieux, la loi Rognoni-Torre [de 1982] représente l’acte de reconnaissance juridique et sociale de l’existence de la mafia. Les comportements mafieux seront dorénavant sanctionnés en tant que tels – peu importe si le but atteint à travers eux est légal ou illégal.

Puccio-Den 2012, p. 24

La France n’a jamais procédé à une démarche semblable de reconnaissance et de définition par le droit. En résulte un vide juridique qui explique probablement qu’une partie de la presse française, lorsqu’elle couvre la mafia italienne, contribue à la diffusion d’éléments qui s’apparentent aux caractéristiques de l’idéologie sicilianiste, accusée a posteriori d’avoir présenté les mafieux comme des figures romantiques de bandits sociaux chargés de protéger le peuple opprimé par l’État et de pallier les lacunes judiciaires (Puccio-Den, 2001, p. 16).

1.3 Le rôle de la presse italienne dans la lutte contre la mafia

En Italie, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le journalisme a été d’une importance capitale pour la compréhension du phénomène mafieux, ainsi que pour la construction d’une mémoire collective qui a contribué à la naissance d’un puissant mouvement civil antimafia. Le quotidien sicilien L’Ora a notamment joué un rôle pionnier en publiant, entre 1954 et 1975, la première série de reportages détaillés sur la mafia. Ces articles ont généré une prise de conscience parmi les citoyens italiens, mais ils ont également valu au journal l’incendie criminel de son siège, et la mort de trois de ses journalistes, assassinés en représailles.

Par ailleurs, la production journalistique italienne sur le sujet de la mafia est une source essentielle pour la recherche. Dès les années 1860 marquant l’unification de l’Italie, l’histoire de cette organisation criminelle s’est développée au fil de procès, parfois très médiatisés, et certaines caractéristiques ont perduré au fil des décennies : parmi celles-ci, on peut noter l’émergence du concept de « repenti » tel qu’il est connu aujourd’hui en Italie et la notion de « sicilianisme » utilisée comme argument contre la lutte contre la mafia. Les archives de presse jouent un rôle crucial dans la compréhension actuelle de la persistance de ces particularités.

Le journalisme a donc été un puissant catalyseur dans la lutte contre la mafia en Italie, éclairant le public sur son évolution au fil du temps et suscitant une prise de conscience accrue.

2. L’influence des récits de fiction sur la perception et la représentation de la mafia

2.1 Les oeuvres de fiction comme vecteurs de diffusion du réel

Le cinéma et la télévision ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion du phénomène mafieux en Italie et à travers le monde. Rien qu’en Italie, entre 1948 et 2018, pas moins de trois cent trente-sept films traitant de ce sujet ont été produits, témoignant de l’ampleur de l’intérêt suscité par cette thématique. L’année 1972 a marqué un moment clé dans l’histoire du cinéma avec la sortie du film américain Le Parrain, qui contribue à associer, dans l’imaginaire collectif, la mafia à une épopée et un folklore majestueux.

Parallèlement aux films, les séries télévisées mettant en scène la mafia et le crime organisé rencontrent un succès grandissant. Un exemple éloquent est la série italienne La Piovra [La Mafia], diffusée de 1984 à 2001, qui a conquis un large public en Italie et dans plus de quatre-vingts pays. Plus récemment, le film Gomorra de Matteo Garrone (2008), inspiré du roman-enquête de Roberto Saviano (2006), a donné lieu à une série télévisée au succès planétaire entre 2014 et 2021. Ces productions partagent la particularité de naviguer habilement entre actualité et fiction, leur permettant ainsi de nourrir la mémoire collective en abordant des événements liés à la mafia, tout en proposant des intrigues à la fois captivantes et réalistes.

Certains épisodes significatifs ont intégré le savoir collectif grâce à cette production artistique. La trattativa, cette négociation secrète entre l’État et la mafia à la suite des attentats mafieux qui ont sévèrement frappé l’Italie dans les années 1990, a par exemple été le sujet d’un documentaire italien du même nom, offrant à la société civile une plongée dans cet événement historique jusque-là méconnu. La limite qui se fait jour provient du fait que ces travaux de mémoire ne sont diffusés que dans une aire géographiquement proche du lieu de survenue d’un événement.

2.2 La vérité historique à l’épreuve de la fiction, un défi pour le journaliste-traducteur

Si la mafia suscite intérêt et curiosité tant en France qu’en Italie, toutes les caractéristiques d’un texte original ne sont pas acceptables pour la culture d’accueil (Lefevere, 1992, p. 7). La présentation par la presse d’un phénomène à des lecteurs qui en sont éloignés doit composer avec les différents niveaux de connaissance qu’ils ont du sujet et qui influencent la réception (Rochlitz, 2001, p. 73).

En tant que résultat de l’acte communicatif, la réception de l’information divulguée par la presse est soumise à des contraintes d’acceptabilité. Dans le cas de la couverture de la mafia, à ces contraintes s’ajoute le fait que ce phénomène fait l’objet, depuis des décennies, d’une vaste production d’oeuvres littéraires ou audiovisuelles qui place la vérité historique à l’épreuve de la fiction (Faure et Taïeb, 2020, p. 2). Le danger de certaines de ces oeuvres réside dans la contradiction qu’elles sont susceptibles de créer entre la réalité et ce qui en est représenté, au détriment d’une appréhension objective des faits, pouvant aller jusqu’à se substituer à la vérité historique :

[l]e matériau historique semble malléable à l’infini, support de récits croisés, dont la seule limite est le déclenchement du scepticisme quand les limites de la vraisemblance sont franchies, ou quand il y a des contre-vérités facilement identifiables ou des anachronismes flagrants. Notamment pour des personnages dont la biographie est connue, ainsi Hitler n’est pas mort assassiné, comme dans Inglorious Bastards de Quentin Tarantino (2009). On accorde donc aux showrunners la licence de présenter une fable, le droit d’être les « auteurs » d’une fiction historique, et de malaxer à leur guise le temps historique, pour mieux filmer des dilemmes moraux ou des émotions. Ou simplement pour divertir.

ibid., p. 8; italiques dans l’original

Dans sa quête de préserver l’intégrité de la vérité historique, le journaliste écrivant sur la mafia italienne à l’attention d’un public non initié se retrouve dans la délicate posture de médiateur d’une information sujette aux risques de biais idéologiques lors de sa réception. Cette tâche exigeante le confronte au défi de présenter un récit équilibré et objectif malgré les influences potentielles qui pourraient altérer la compréhension du sujet. Comme l’écrit Mona Baker, « [i]f ideology is indeed implicated in every aspect of our human situation, then translation becomes fraught with potential accusations of imperialism every step of the way. » (2005, p. 107).

Au coeur du travail du journaliste réside donc l’impératif d’une conscience aigüe des nuances politiques et juridiques qui divergent d’un pays à l’autre. Le citoyen français ne dispose pas du même bagage référentiel juridique que le citoyen italien pour appréhender et comprendre la mafia, celle-ci n’étant pas reconnue officiellement en France et ne faisant l’objet d’aucune définition légale. Il revient au journaliste de presse française de tenir compte de cette différence pour garantir que son propos s’adapte aux normes de la culture réceptrice. Comme l’écrit Freddie Plassard :

[l]e « bagage » supposé du lecteur modèle postulé par l’auteur n’est pas nécessairement celui du traducteur, rarement prévu au stade de la rédaction. Si les codes et sous-codes doivent être actualisés selon la « compétence de destination », leur appropriation par le traducteur restera subordonnée à son aptitude à se fondre dans la peau du lecteur modèle construit par le texte original, d’une part, mais tout autant à son aptitude à pouvoir à son tour se positionner comme auteur-modèle du texte ainsi approprié, à destination de nouveaux lecteurs empiriques, de l’autre.

2007, p. 56

3. Traitement de la mafia dans la presse française

La presse française, lorsqu’elle couvre la mafia italienne, apporte donc un éclairage sur un phénomène qui n’est pas reconnu officiellement comme actif en France et qui n’a fait l’objet d’aucune définition dans les codes de droit. En ce sens, et bien que les mafias italiennes profitent de l’économie mondialisée pour se « délocaliser » et exporter pratiques et produits du crime au-delà des Alpes (Balsamo, 2016, p. 99), elles sont considérées comme un phénomène étranger auquel s’applique la « loi de proximité » qui, en journalisme, fait référence à l’impact que la distance entre le fait et le lecteur a sur sa capacité à éprouver de l’intérêt ou de l’empathie.

3.1 La mafia comme objet exotique dans la presse française à la fin du XIXe siècle

La première occurrence du mot « mafia » dans la presse française date de 1874, à l’occasion d’une enquête intitulée « La Sicile pendant les dernières années » dont les résultats sont publiés dans la Revue des deux mondes. Selon cette source, les mafiosi seraient les membres d’un corps révolutionnaire, ralliés aux troupes de Giuseppe Garibaldi pour lutter contre la « domination étrangère » en Sicile, mais qui auraient été infiltrés par des malandrins animés par de « mauvais instincts » (Louis-Lande, 1874, p. 614 et sq.).

Dans toutes les révolutions de Sicile, la mafia a joué un rôle fort important. On désigne de ce nom à Palerme la foule de gens sans aveu qui encombre la capitale de l’île, et qui, répandue en même temps dans les quatre provinces occidentales, Palerme, Girgenti, Trapani et Caltanissetta, constitue proprement le malandrinaggio. En prenant les armes, ces gens-là obéissaient peut-être à la haine de la domination étrangère, haine commune à tous les Siciliens, mais plus encore ils cédaient à leurs mauvais instincts et à l’espoir, comme on dit, de pêcher en eau trouble : pour eux en effet, le mot de liberté n’a pas d’autre sens que suppression absolue des lois. Le concours de ces hommes décidés à tout et faits depuis longtemps au maniement des armes était réellement trop utile, surtout dans les débuts d’une révolution, pour que personne, même le plus scrupuleux et le plus honnête, ne pensât jamais à les repousser. D’ailleurs, comme il arrive dans les mouvements de ce genre qui ont eu pour point de départ une grande idée populaire, les premiers jours après la victoire, l’enthousiasme général faisait taire en eux les mauvais instincts et ne laissait place qu’aux sentiments plus nobles et plus relevés de la nature humaine; mais bientôt la bête féroce se révélait. Sous le prétexte plus ou moins spécieux de délivrer les victimes politiques, ils ouvraient les bagnes et les prisons, leurs rangs se grossissaient ainsi des condamnés qu’il fallait amnistier, puis ils s’organisaient en escouades et s’imposaient comme force active au gouvernement nouveau.

ibid.; italiques dans l’original

Par l’analyse de cette étude, il est permis de mettre en évidence toutes les caractéristiques qui se conforment à la définition de l’exotisme, entendu comme « [l]e propre de lieux lointains et bizarres, ou des objets et des personnes qui en proviennent » qui passe « par la mise à disposition de quelque chose ou quelqu’un, privé de son sens, réduit à son altérité et offert comme tel au désir d’appropriation » (Staszak, 2008, p. 23). L’exotisme se caractérise par son exaltation de l’étrangeté, impliquant des éléments qui se situent en dehors de la culture du lecteur et ébranlent ainsi sa vision du monde, remettant en question son universalité.

3.1.1 L’exploitation du « sicilianisme »

L’insularité est amplement exploitée comme élément d’exotisme avec l’idée sous-jacente que la mafiosité est corrélée aux caractéristiques du territoire sicilien, la cantonnant à cette aire géographique et culturelle :

[e]n Sicile, quoi qu’on ait pu dire, il n’y a pas de républicains : le peuple sicilien au contraire, par tradition et par instinct, serait peut-être le plus monarchique de l’Italie : la fidélité ne lui coûte ni ne lui pèse, volontiers il accepte un souverain; mais, en même temps et par-dessus tout, il tient à son autonomie, il veut un roi particulier, qui réside dans le pays ou dont les délégués, siégeant en son lieu et place, soient revêtus de pouvoirs suffisants pour assurer l’indépendance de la Sicile.

Louis-Lande, 1874, p. 614

La Sicile est d’ailleurs décrite comme une terre lointaine, tant géographiquement que du point de vue des moeurs et coutumes qui y président, « [u]n pays dont l’état social offrait partout l’image trop fidèle de l’ancienne féodalité » (ibid.).

Les divergences culturelles entre les Siciliens, décrits comme « un peuple qui avait sa manière à lui de sentir, de haïr, de combattre, qui comprenait dans un sens étroit et tout personnel les grands événements auxquels il assistait » (ibid.) et le reste de la population italienne sont présentées comme une conséquence de l’insularité.

Une brève analyse historique s’érige en éclairage anthropologique sur les Siciliens, « […] chez qui enfin avec de fortes qualités se trouvaient réunis beaucoup des vices qu’engendrent au sein d’une société de longs siècles de misère et d’oppression » (ibid.).

Cette même analyse associe donc la « noble race sicilienne, ardente, généreuse, ennemie-née du despotisme » (ibid.) aux mafieux et porte un jugement inscrit dans la veine positiviste en leur attribuant des caractéristiques génétiques, puisant ses fondements dans des concepts socio-anthropologiques profondément ancrés dans l’environnement culturel, géographique et ethnique :

[p]ar leurs dédains impolitiques, ils éveillèrent les susceptibilités d’un peuple orgueilleux et fier à l’excès : le Sicilien pardonnera peut-être un coup de couteau, il n’accepte pas le mépris. […] De jour en jour, l’opposition grandit avec l’irritation du pouvoir : les uns ne tarissaient pas d’éloges pour cette noble race sicilienne, ardente, généreuse, ennemie-née du despotisme, tombée aux mains des agents du gouvernement italien, qui ne savait rien faire pour elle qu’en tirer de l’or et du sang; les autres se plaisaient à voir dans la Sicile un pays demi-barbare, ingouvernable, toujours mécontent, incapable de supporter aucun degré, aucune forme de liberté, et que, dans son intérêt même, il fallait civiliser par la force et traiter en pays conquis.

ibid.

Cette étude s’attache à attribuer aux actions des mafiosi un caractère épique par l’utilisation d’hyperboles, d’adverbes d’intensité, du passé simple et du champ lexical de la bravoure et de la hardiesse :

[l]a mafia s’unit aux masses soulevées par Garibaldi; elle se forma en escouades, ouvrit les prisons et les galères, délivra un grand nombre de condamnés auxquels il fallut, selon l’habitude, accorder l’amnistie, elle se promena plusieurs jours à travers les rues de Palerme les armes à la main, et y commit mille excès. Mais un événement imprévu vint l’arrêter tout à coup au beau milieu de ses triomphes.

ibid.

Ainsi, la presse française, dès lors qu’elle commence, à la fin du XIXe siècle, à couvrir le phénomène mafieux qui sévit en Italie, relaie les courants culturalistes : le concept de sicilianisme émerge, dépeignant l’Italie méridionale comme une région peuplée de criminels et d’oisifs. Cette approche succède aux hypothèses avancées par l’École positive d’anthropologie criminelle, qui postule un déterminisme engendrant des individus considérés comme des « criminels-nés » (Lucchini et Lacointa, 1892, p. 1) : elle met ainsi l’accent sur des facteurs sociaux et culturels pour expliquer la délinquance, en s’opposant aux théories biologiques et essentialistes qui attribuent la criminalité à des caractéristiques innées des individus.

3.1.2 L’emprunt, un choix traductif primordialement éthique ou politique?

Face à un phénomène culturel inexistant dans sa langue-culture, le traducteur dispose de plusieurs approches pour le dénommer ou l’expliciter, parmi lesquelles peuvent être mentionnés la périphrase, le calque, le paratexte, ou encore l’emprunt. Cette dernière tactique, décrite comme une « solution désespérée » par Jean-René Ladmiral, consiste à « [...] importe[r] tel quel le terme de source étrangère » (1994, p. 19).

Dans l’article de presse observé précédemment, une pléthore d’emprunts italiens tels que malandrinaggio, malandrino et bravi est utilisée, suggérant que ces termes n’ont pas d’équivalent direct en français en raison de la spécificité du phénomène abordé. Il convient de s’interroger sur la capacité de la langue-culture cible à restituer les codes siciliens en tenant compte de la réalité culturelle locale. Bien loin d’être une « solution désespérée », l’emprunt prend ici au contraire la forme d’une coquetterie mise au service de l’exotisation du propos.

Il est vrai qu’une transposition linguistique pour contrer l’intraduisibilité peut poser un problème éthique décrit ainsi par Isabelle Collombat : « [l]a problématique qui se fait jour est alors celle du choix d’une norme dite équivalente, reconnue comme acceptable pour traduire au mieux la réalité culturelle présente dans le texte original » (2009, p. 52).

Olga Inkova postule que le traducteur devrait examiner les causes profondes de l’intraduisibilité avant d’avoir recours à l’emprunt. Il convient de considérer si les différences sémantiques résultent toujours, par exemple, des divergences dans la manière de conceptualiser les cultures et les idéologies (2010, p. 145). Ici, plus qu’une simple volonté stylistique, le choix de conserver l’emprunt du mot sicilien est paré d’une intention politique d’affirmer que la mafia est un phénomène si spécifiquement ancré sur le territoire italien que la langue d’un autre lieu serait impuissante à la nommer. Cela s’explique en partie par le fait que ledit choix appartient à un journaliste soumis à des contraintes et à un code déontologique spécifiques à sa profession qui diffèrent de ceux du traducteur (Lavault-Olléon et Sauron, 2009, p. 4 et sq.).

3.2 La mafia comme objet exotique dans la presse française aujourd’hui

Si les médias qui traitent la question de la mafia pour la presse française portent à la connaissance de leurs lecteurs le phénomène mafieux, en dépit de sa non-qualification juridique, la façon de présenter l’information et de traduire la terminologie associée rencontre, aujourd’hui encore, des problèmes et des limites sensiblement similaires à ceux du XIXe siècle. La mafia n’est certes plus édifiée dans la presse française en figure épique érigée comme un contre-pouvoir opposé à l’État oppresseur, mais elle continue de véhiculer des représentations exotiques.

Ce constat provient de l’analyse que nous avons menée d’environ soixante articles issus des trois journaux parmi les plus lus en France en 2023 : Le Monde, Libération et Le Figaro. Nous avons sélectionné plusieurs reportages portant sur la mafia italienne publiés entre 2006, date de l’arrestation du chef mafieux Bernardo Provenzano marquant un tournant historique pour l’organisation criminelle, et 2023, année de rédaction de cet article. Il s’agissait de relever les démarches d’exotisation susceptibles d’y apparaître. Plusieurs éléments ont été observés :

  1. Des allusions ou références à des films de fiction sur la mafia.

  2. Des emprunts italiens pour des termes et expressions pourtant traduisibles.

  3. L’instauration d’une atmosphère teintée d’« exotisme », c’est-à-dire perçue à travers le prisme de l’étrangeté.

  4. Le relai de stéréotypes.

  5. La dénaturation romanesque des discours.

3.2.1 Références à des films d’action

Les oeuvres audiovisuelles portant sur la mafia constituent une référence susceptible d’être évocatrice pour une partie considérable du lectorat des quotidiens de presse française.

Tableau 1

Références à des films d’action

Références à des films d’action

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3.2.2 Emprunts de termes italiens connotés culturellement

Comme dans l’extrait de 1874, plusieurs articles français qui portent sur la mafia italienne ont tendance à emprunter des termes italiens qui disposent pourtant d’une traduction en français.

Désireux de susciter l’intérêt des lecteurs par une accroche « exotique », de nombreux journalistes se livrent à un « snobisme linguistique », selon les termes de Teresa Quevedo Aparicio (1995, p. 596), en utilisant des emprunts d’italianismes pour des mots et expressions qui ont pourtant une traduction équivalente en français. Par exemple, lorsqu’un chef mafieux est qualifié de capo dei capi [chef des chefs] dans Le Figaro, la pertinence de ce choix peut être remise en question, car une traduction sémantiquement équivalente existe en français. En outre, cette pratique peut nuire à la compréhension par les lecteurs non-italophones. Le risque émane du fait que le journaliste présume que ces derniers possèdent des connaissances sur la mafia liées à la popularisation de cette thématique dans les oeuvres de fiction, qui ont contribué à faire de ce phénomène un sujet superficiellement mais largement connu en France.

L’utilisation de ce procédé joue un rôle double : il consiste à importer des italianismes dans la langue française, tout en utilisant des références culturelles populaires pour véhiculer des éléments imbibés d’une « palette vert-blanc-rouge » (Janot, 2008, p. 77) :

[…] l’italianisme, élément multiforme surabondant, acquiert tout au long du discours médiatique une fonction discursive particulière. Il est certes là pour parler des réalités italiennes mais il est avant tout destiné à être montré en tant que trait à la fois méconnu et reconnaissable à travers lequel la journaliste s’emploie à italianiser son discours pour le teinter d’une « italianité » parfois un peu clinquante. Cela passe notamment par une orchestration des dires où les italianismes, telles les tesselles multicolores d’une mosaïque, sont savamment agencés pour procurer au discours toute sa nuance expressive et critique. Ils participent en cela, véritablement, à la fabrication de ce type particulier de discours médiatique et donnent lieu parfois à une sorte d’« exotisation ».

ibid, p. 83

Tableau 2

Emprunts de termes italiens connotés culturellement

Emprunts de termes italiens connotés culturellement

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3.2.3 Mise en place de la description d’une atmosphère exotique

La mafia, objet de mythes et de fantasmes, très exploitée tant dans la littérature qu’au cinéma, se prête facilement, à l’heure de la décrire, à la mise en place d’une atmosphère exotique.

Dans notre corpus, plusieurs articles utilisent ainsi des procédés exaltant l’étrangeté, semblables à ceux qui caractérisent les films à succès sur la mafia, comme le déploiement figural d’un discours imagé, le relai de stéréotypes, le recours à des figures d’amplification, etc.

Tableau 3

Mise en place de la description d’une atmosphère exotique

Mise en place de la description d’une atmosphère exotique

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3.2.4 Relai de stéréotypes

Le thème de la mafia génère souvent un amalgame entre vérité historique et stéréotypes, fréquemment diffusés par les mafieux eux-mêmes – à l’image du mythe apologétique érigé par l’organisation criminelle – et relayés par les oeuvres de fiction.

Dans notre corpus, plusieurs articles diffusent des stéréotypes conformes aux images véhiculées par les oeuvres de fiction. Par stéréotypes, nous entendons ici les éléments qui donnent à percevoir la mafia comme une organisation, certes criminelle, mais également folklorique. Ainsi, la description détaillée du physique des mafieux et de leur manière de se vêtir renvoie à l’attention accordée, dans les films et séries, à la physionomie et à l’allure des protagonistes.

Tableau 4

Relai de stéréotypes

Relai de stéréotypes

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3.2.5 Discours romancé

Dans notre corpus, plusieurs articles utilisent des procédés narratifs semblables à ceux qui caractérisent les scénarios d’oeuvres de fiction : un prologue introduit l’action provoquant une attente chez le destinataire, satisfaite par une suite intrigante descriptive et parfois synesthésique. L’intentio lectoris (Eco, 1985, p. 25 et sq.) de ces textes érige alors le lecteur en sujet interprétant en droit d’intervenir sur l’information en projetant ses propres fantasmes dans le texte.

Tableau 5

Discours romancé

Discours romancé

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3.3 Conclusions sur l’étude

Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette étude et rejoignent les résultats de l’analyse faite de l’article de la Revue des deux mondes de 1874.

Notons tout d’abord que, dans la presse française, la mafia est largement présentée comme réalité spécifiquement transalpine, si bien que sa terminologie est souvent perçue comme intraduisible en français.

Bien que la presse reconnaisse, étudie et analyse l’organisation criminelle avec précision, celle-ci demeure souvent perçue comme un objet exotique, éloigné de la réalité française et ancré dans une tradition culturelle pluricentenaire propre à l’Italie. Cette représentation exotique renforce l’association entre la mafia et les innombrables oeuvres de fiction qui s’en inspirent. Ces récits perpétuent l’image d’une mafia lointaine, enracinée dans une culture distincte, et renforcent l’idée que la France est préservée de cette réalité criminelle.

Ainsi, dans la presse française, la mafia continue d’être dépeinte comme une réalité éloignée, intimement liée à l’Italie, tandis que les oeuvres de fiction contribuent à perpétuer cette vision exotique de l’organisation criminelle.

4. Procédés traductifs et déploiement figural de l’objet « mafia » dans la presse

Le journaliste chargé de couvrir, pour la presse française, des faits liés à la mafia italienne, doit oeuvrer avec une terminologie spécifique, ce qui le mène à effectuer des choix lexicaux, sémantiques mais aussi stylistiques.

La question de la focalisation culturelle émerge lorsqu’une traduction du vocabulaire spécifique à la mafia se heurte à une perte sémantique, du fait des divergences entre le bagage culturel et cognitif d’un côté à l’autre des Alpes. Le concept de « cultural focus », tel que défini par Peter Newmark, révèle les domaines sémantiques sur lesquels une communauté linguistique porte une attention particulière, en raison de leur pertinence et de leur utilité au sein de leur culture propre, contrastant ainsi avec les « langages universaux » (1988, pp. 94-95).

Marianne Lederer souligne l’indissociable lien entre le langage et la culture, conduisant chaque langue à choisir méticuleusement la manière de nommer les objets, les concepts et les idées, en étroite corrélation avec les fondements culturels qui imprègnent leur discours spécifique :

[o]n a trop souvent tendance, lorsqu’on parle de traduction, à penser aux différences phonétiques, morphologiques, sémantiques et syntaxiques des langues alors que les idées sont elles aussi formulées différemment dans les différentes langues. On parle de découpage du monde par les langues sans se rendre compte que ce découpage ne porte pas seulement sur l’explicite mais sur un ensemble explicite/implicite.

2003, p. 8

Au-delà des problèmes de perte sémantique, le journaliste doit anticiper le « vide connotatif » (Aparicio, 1995, p. 597) causé par la méconnaissance de l’étymologie ou de l’origine de certains concepts : les termes omertà ou vendetta [vengeance], par exemple, qui, associés au code de comportement imposé par la mafia, interdisent la délation sous peine de vengeance par la mort. Des formes métonymiques présentent le même problème, à l’image de la punciuntura [piqûre] qui renvoie de manière allusive au rite d’affiliation mafieuse[1]. Le journaliste, à qui il incombe de garantir que l’information soit transmise de manière claire à un large public, s’efforce ainsi de trouver des solutions de traduction qui préserveront la charge sémantique de ces termes, lesquels ne peuvent être traduits littéralement.

Dans le contexte journalistique, pour faire face aux défis culturels et cognitifs liés à des termes ancrés dans le langage courant des Italiens, sensibilisés par une couverture médiatique intensive sur les activités de la mafia depuis le milieu du XXe siècle, deux approches principales sont adoptées : la recherche d’équivalences fonctionnelles et l’usage d’emprunts avec des explications explicites. Un exemple concret est le terme pizzo désignant l’extorsion pratiquée par la mafia envers les commerçants et les entrepreneurs, contre une prétendue protection. Étymologiquement, ce mot trouve ses origines dans le terme sicilien pizzu, évoquant le bec d’un merle opportuniste, s’abreuvant à toutes les sources d’eau autour de lui. Lorsqu’elle est transmise à des personnes qui ignorent son étymologie, cette figure métonymique perd donc de son sens.

4.1 Équivalences fonctionnelles

En présence de ce terme, les journalistes de la presse française ont souvent recours à l’équivalence fonctionnelle qui consiste à rechercher dans la langue et la culture cibles le concept qui se rapproche le plus de celui de la langue d’origine. Ainsi, le journal Le Monde le traduit, tantôt comme du racket, tantôt comme un impôt :

Tableau 6

Équivalences fonctionnelles

Équivalences fonctionnelles

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Ces solutions sont toutefois problématiques en ce qu’elles présentent « […] un certain concept [qui] existe dans les deux langues, mais ne se réfère pas à la même réalité. » (Honová, 2016, p. 168). En effet, l’équivalence entre racket et pizzo est imparfaite. Bien que les deux concepts impliquent l’extorsion d’argent par le biais de l’intimidation et de la violence, leur connotation diffère significativement : le terme racket ne prend pas en compte, par exemple, la tristement « officielle » dimension associée à la pratique du pizzo, ce chantage que la plupart des commerçants et entrepreneurs siciliens subissent, régi par des règles et des sanctions établies par la mafia et considéré par certains de ses « contribuables » comme un échange de bons procédés. Les mafieux garantissent en effet à ceux qui paient le pizzo une protection de leurs intérêts. Cette pratique, bien qu’incontestablement criminelle, n’équivaut en ce sens pas au racket, dont l’acception ne renvoie à aucune idée de contrepartie.

4.2 Emprunts explicités par la reformulation

Une autre solution rencontrée dans plusieurs articles de notre corpus consiste à insérer le terme problématique dans sa forme originale mais accompagné d’une reformulation, généralement au moyen d’une périphrase. En procédant ainsi, le journaliste alerte le lecteur sur l’étrangeté du concept et, en utilisant les italiques, lui en montre explicitement le caractère « exotique », l’invitant ainsi à mener des recherches ultérieures.

Ce procédé peut néanmoins générer un alourdissement de l’article, peu compatible avec les critères éditoriaux qui imposent des phrases claires et prohibent le jargon (Agnès, 2015, n.p.); d’autre part, cette technique transforme le journaliste en un pédagogue polyglotte, rôle pour lequel il n’est pas systématiquement formé.

Tableau 7

Emprunts explicités par la reformulation

Emprunts explicités par la reformulation

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Cet extrait d’un article du Monde rédigé par le journaliste Jacques Follorou met en évidence l’efficacité du deuxième procédé par rapport au premier. Il utilise une périphrase pour définir ce qu’est le pizzo, permettant ainsi de le différencier clairement du simple racket pratiqué en Corse, malgré les représentations fréquentes qui suggèrent une équivalence fonctionnelle entre les deux : « [l]e paiement du “pizzo” sicilien, prix d’une protection des entreprises, magasins ou des activités des notables, n’existe pas sur le sol corse où se pratique le racket » (2012, p. 8).

La décision de maintenir l’emprunt du mot sicilien revêt alors une dimension fortement politique puisqu’il s’agit d’affirmer qu’une mafia munie de son propre modus operandi agit bel et bien en Corse. Jacques Follorou avance que cette lacune lexicale serait liée à une forme de déni de la part de l’État français :

[l]’État ne saurait admettre qu’une mafia puisse le défier sur son sol. Cette réalité institutionnelle est aussi une idée structurante au pays de Descartes où l’État jacobin, qui a divinisé la puissance publique et centralisatrice, ne peut admettre qu’un bout de son territoire puisse lui échapper.

ibid.

4.3 Italianismes transparents et opaques

Certains termes et expressions italiens relatifs à la mafia, à force d’être diffusés dans la presse sous forme d’emprunts et de néologismes, intègrent le répertoire langagier français où ils sont soumis à un risque de glissement sémantique.

L’importation de mots étrangers peut être classée en plusieurs catégories. Selon la typologie établie par le terminologue John Humbley (2012, pp. 48 et sq.), deux distinctions importantes doivent être faites : l’emprunt, qui désigne un mot d’origine étrangère utilisé dans un contexte national, et le xénisme, qui fait référence à un terme défini en relation avec ce qu’il désigne, représentant une réalité extralinguistique qui n’existe pas dans le contexte national (ibid., p. 5).

Nous pouvons diviser ces emprunts en deux catégories : les italianismes transparents et les italianismes opaques. Les premiers conservent la structure et le sens d’origine des termes empruntés grâce à un processus traductif qui superpose la forme du mot (Janot, 2008, p. 77), avec ou sans francisation. Par exemple, des expressions telles que mafioso/a [mafieux/se] ou capo [chef], importées des oeuvres de fiction, sont parfois utilisées dans les articles de presse dans leur forme originale ou traduites. Selon la définition de John Humbley, la traduction de mafioso par mafieux (ou mafiosa  par mafieuse) est un emprunt « hybride de dérivation » qui accole au radical italien mafi- le suffixe dérivationnel français -eux (ou -euse).

D’autre part, les italianismes opaques sont des termes qui nécessitent une explication pour un public non initié car ils font référence à une réalité propre à une culture spécifique. Ils sont souvent signalés dans les articles de presse par l’utilisation de guillemets, qui servent à la fois à expliquer le sens aux lecteurs tout en préservant les traits d’italianité pour conserver un effet d’exotisme. Un exemple est le terme pizzo mentionné précédemment, qui requiert une explication pour être compris par ceux qui ne sont pas familiers avec sa signification, propre à la culture italienne.

4.4 Glissements sémantiques

Le glissement sémantique se réfère à la modification du sens d’un mot existant, qui prend une signification différente de celle d’origine. Un exemple évocateur est le mot repenti, qui apparaît fréquemment dans les articles de presse français. Dans la première version du Dictionnaire de l’Académie française (1694-1718), le verbe se repentir est défini comme « Avoir regret d’avoir fait, ou de n’avoir pas fait quelque chose. Se repentir d’avoir offensé Dieu. Se repentir de ses péchés, de sa mauvaise conduite [...] ».

Toutefois, dans la dernière version du même dictionnaire (1992-en cours), une deuxième définition est donnée du repenti, le présentant comme « une personne qui désavoue l’organisation illégale à laquelle elle a appartenu et collabore avec la justice contre divers avantages ». Ce terme est particulièrement intéressant car en italien, il possède un double sens : du point de vue du mafieux, c’est une insulte utilisée à l’encontre de qui abandonne l’organisation et doit être châtié par la mort pour cette trahison. Du point de vue de la société, le repenti est une personne qui, en échange de ses révélations, doit bénéficier de la protection de l’État (Puccio-Den, 2014, pp. 95 et sq.).

4.5 Pérégrinisme, emprunts lexicalisés et déformations

En langue française, certains termes qui étaient auparavant spécifiques à la mafia peuvent parfois acquérir un sens différent, voire une orthographe différente. Il s’agit d’emprunts, car ils impliquent le transfert d’un élément, qu’il s’agisse d’une expression ou d’un contenu, d’une langue à une autre (Humbley, 2005, p. 52).

Un exemple illustratif est le mot omertà, qui remonte à la fin du XIXe siècle et provient du napolitain umiltà [humilité] et plus spécifiquement de l’expression società dell’umiltà [société de l’humilité], désignant la Camorra et rappelant l’obligation de silence imposée aux membres. En français, le terme n’est pas officiellement reconnu par l’Académie française, mais il apparaît fréquemment dans les textes de presse sous la forme modifiée « omerta » (sans accent sur le « a »), faisant référence de manière générale au silence gardé sur un sujet sensible ou compromettant. Cette adaptation pourrait alors être qualifiée de pérégrinisme, un terme qui se transforme en emprunt lorsque son utilisation n’est plus occasionnelle, mais devient courante dans la langue commune, sans avoir atteint une stabilité phonétique et graphique réelle (ibid., pp. 53-54). Il est à noter que son intégration récente au dictionnaire d’usage Le Robert en fait un emprunt lexicalisé.

4.6 Métaphores lexicales

Les articles de presse français couvrant la mafia relaient abondamment les métaphores qui caractérisent le langage périmafieux, c’est-à-dire relatif à ce phénomène, volontairement codifié et imagé.

Les métaphores telles que l’honorable société [onorevole società], la Pieuvre [Piovra] ou les crimes exquis [cadaveri eccellenti] proviennent directement du jargon mafieux ou du vocabulaire lié à la mafia italienne. Bien qu’utilisées dans des contextes différents, ces expressions subissent une déformation sémantique et peuvent compliquer la communication interculturelle (Humbley, 2005, pp. 50-51). Par exemple, l’expression italienne cadaveri eccellenti provient d’un film éponyme réalisé en 1975, adapté du roman Il contesto [Le contexte] (1971) de Leonardo Sciascia, et fait référence à l’assassinat de magistrats de haut rang, communément appelés eccellenze [son excellence]. Même si son sens italien s’est peu à peu élargi pour englober le meurtre de personnalités célèbres et influentes, à l’origine, cette expression est étroitement associée en Italie aux assassinats ciblant la magistrature et les politiciens engagés contre la mafia à partir de 1979, commis par le clan des Corleonais.

4.7 Anglicismes

Enfin, les oeuvres de fiction traitant de la mafia italienne ont joué un rôle dans l’introduction de termes anglo-saxons au sein du vocabulaire associé à cette thématique dans la presse française et italienne, comme les mots boss, pool, racket, killer, ou baby-gang. Le linguiste Maurice Pergnier définit ces anglicismes comme des termes anglais, ou influencés par l’anglais, qui sont suffisamment utilisés pour être considérés comme intégrés au lexique du français (ou de l’italien) et donc répertoriés dans les dictionnaires et glossaires (1989, p. 19).

Il est intéressant de noter que, dans le cas spécifique de ces dénominations, les anglicismes ne comblent pas un vide lexical, mais contribuent plutôt à une démarche d’exotisation du phénomène mafieux, favorisant ainsi l’adhésion du public. Dans la totalité des articles constitutifs de notre corpus, les journalistes ont pris le parti de garder les termes dans leur forme anglaise non traduite.

Conclusion

La disparité dans l’approche du phénomène de la « mafia » entre le journalisme français et italien s’explique en premier chef par l’impossible neutralité qui caractérise l’appréhension d’un même fait, en fonction de l’endroit où il est observé. Le concept fondamental de légalité subit des évolutions à travers le temps et est tributaire des particularités propres à chaque pays et à leurs politiques respectives. Est-il besoin de rappeler que dans certains États, l’homosexualité est considérée comme un crime passible de la peine capitale? De même, le seuil d’âge définissant la majorité sexuelle varie, tout comme les substances dont l’usage est autorisé ou prohibé. De plus, l’enregistrement des plaintes par l’autorité judiciaire se prête à d’incommensurables variations, tantôt altéré par l’époque, tantôt modelé par les méthodes choisies. À titre illustratif, en 2002, l’ancien président de la République française, Jacques Chirac, met en place une politique d’amnistie entraînant une diminution importante du nombre de condamnations. En 2004, la Loi Perben 2 transforme les délits de conduite sans permis et les défauts d’assurance en infractions pénales, engendrant une augmentation statistique du nombre de condamnations et permettant de présenter une nette amélioration du taux d’élucidation durant le mandat présidentiel de Nicolas Sarkozy (2007-2012).

De la même manière, la criminalité n’est guère perçue, traitée et représentée partout de la même manière. Il est admis que même les sources policières et légales sont soumises à un risque de biais lié à des considérations politiques, malgré l’établissement de l’indépendance et de l’impartialité de la justice comme principes fondamentaux de tout système judiciaire démocratique. Dans les années 1920, le dictateur italien Benito Mussolini déclare officiellement, dans un discours très relayé par la presse transalpine, que le régime fasciste est parvenu à vaincre la mafia. Les historiens ont, depuis, démontré le caractère fallacieux de cette assertion : la mafia était en réalité en plein processus de métamorphose, amorçant une diasporisation qui la rendait encore plus puissante.

En ce qui concerne la quantification du crime, les enquêtes de victimation, qui impliquent une interaction directe avec les particuliers, sont considérées comme des sources fiables, mais elles souffrent souvent de limitations dues à leur coût élevé. Par ailleurs, les réponses obtenues peuvent être restreintes. De plus, les violences auto-déclarées posent des problèmes liés à la nécessité de faire confiance à l’enquêteur, aux risques de biais, et plus particulièrement, dans le cas de la mafia, aux représailles potentielles pour non-respect de l’omertà.

Le discours des médias, chargés de rapporter ces faits, est donc tributaire des choix des décideurs publics et, en l’occurrence, de leur manière de définir la légalité et l’illégalité. Sous la forme d’un harmonieux qui pro quo, cependant que la perception collective tend à être influencée par la couverture médiatique, il revient aux journalistes, dont la mission est de placer l’information à la connaissance des citoyens, de penser à la réception de celle-ci, notamment lorsqu’elle est porteuse d’une empreinte culturelle.

Pour ne pas créer de conflit idéologique nuisible à la transmission des informations factuelles, à l’épreuve de la transmission du sens, le journaliste qui traduit en français la terminologie italienne afférente à la mafia peut privilégier des procédés d’adaptation du texte d’arrivée (Lefevere, 1992, p. 39). Comme l’écrit Mona Baker :

[l]es traductions ne sont pas perçues comme des textes originaux dans la plupart des sociétés contemporaines, même si, bien entendu, cette perception diffère d’un contexte social et historique à un autre. La prise de conscience de ce contexte spécial de réception permet de mieux comprendre pourquoi les textes traduits ont tendance à se conformer aux caractéristiques typiques de la langue cible et même à les exagérer.

2002, p. 480

Si l’asymétrie de traitement institutionnel et d’appréhension collective du phénomène « mafia » entre la France et l’Italie en rend difficile la couverture médiatique, elle invite journalistes et lecteurs à dépasser les biais idéologiques de leur culture d’ancrage pour voir, dans l’acquisition de connaissances, une manière de s’ouvrir à l’Autre. Par leurs choix traductifs, les journalistes détiennent un pouvoir d’appropriation sélective des événements du récit bien au-delà des frontières, à la fois linguistiques et culturelles (Baker, 2005, p. 9). La transmission d’informations n’est alors pas perçue comme simple mode de communication mais aussi comme manière de faire l’expérience du monde.