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Dans Exactly What I Said: Translating Words and Worlds, l’universitaire, auteure et militante allochtone Elizabeth Yeoman, qui a pris sa retraite de la Memorial University, porte un regard sur dix ans de travail collaboratif avec Tshaukuesh Elizabeth Penashue, une aînée et militante écologiste innue du Labrador. Ensemble, elles ont oeuvré à la traduction, en anglais, des journaux de Penashue, écrits initialement en innu-aimun, ce qui a mené à la publication, en 2019, de Nitinikiau Innusi: I Keep the Land Alive, paru aux presses de la University of Manitoba. Penashue y raconte notamment ses années de militantisme – dont sa lutte contre les essais militaires de l’OTAN sur le territoire innu –, ses marches annuelles dans le Nitassinan ainsi que le mode de vie ancestral des Innus. Dans Exactly What I Said: Translating Words and Worlds, Yeoman réfléchit, à partir de sa traduction de Penashue, à la traduction des oeuvres d’auteurs autochtones et raconte l’expérience transformative qu’a représentée la rencontre de cette auteure innue et la traduction de ses mots. Les réflexions de Yeoman sont nourries par le travail d’écrivains autochtones, telles Joséphine Bacon (Innue) et Mitiarjuk Nappaaluk (Inuite), et par celui d’intellectuels à la fois autochtones, comme Adam Gaudry (Métis) et Chelsea Vowel (Métisse), et allochtones, telle Isabelle St-Amand.

Exactly What I Said: Translating Words and Worlds commence par donner la parole à Penashue : « I remember my mom and my dad, always walking in the winter with the toboggan. Every time I walk, I walk everything protect » (p. 1). Ainsi, au tout début de l’introduction, Yeoman s’efface au bénéfice de l’écrivaine innue qui est au centre de sa réflexion théorique. L’écrivaine Lee Maracle (Salishe/Stó:lōe) a écrit à propos des chercheurs euro-américains :

Academicians waste a great deal of effort deleting character, plot, and story from theoretical arguments but, really, they just change the words. By referring to instances and examples, previous human interaction and social events, academics convince themselves of their own objectivity and persuade us that story is no longer the foundation of abstract thoughts. […]

It seems a waste of words to dispassionately delete the characters from the plot line, tension, and conclusion. It takes a great deal of work to erase people from theoretical discussion, and it is painful.

2015, pp. 162-163

Maracle aurait été ravie de voir que ce n’est pas ce qu’a fait Yeoman, qui a élaboré un ouvrage à la fois théorique et personnel. Yeoman explique qu’elle a traduit à partir d’une langue, l’innu-aimun, avec laquelle elle a appris à se familiariser au fil des années passées à travailler avec Penashue : « But my knowledge never came remotely close to the kind of deep understanding of a language, culture, and cosmology that I really needed » (p. 125). Malgré le malaise que son manque de connaissance lui faisait ressentir, elle a accepté le défi que lui proposait Penashue : « I still worried, but there did not appear to be anybody else available and Tshaukuesh had asked me to help her, so we carried on » (ibid.).

Dès le départ, Penashue avait donné une directive à sa traductrice : « You don’t have to write exactly what I said because my English is not that good. You can use different words but it has to mean exactly what I said » (p. 13). Puisque leur projet de traduction ne pouvait s’appuyer sur aucune méthodologie, Yeoman a voulu mettre par écrit son expérience (p. 20). Effectivement, son livre a entre autres le mérite de nourrir un domaine encore très peu développé. Écrit dans un langage accessible, il s’adresse bien sûr aux traductologues et aux traducteurs, mais aussi à ceux qui s’intéressent aux cultures autochtones.

Exactly What I Said: Translating Words and Worlds est divisé en neuf chapitres. Le premier, intitulé « Mapping », porte sur le territoire ancestral des Innus, l’Innusi, que Penashue veut préserver et faire redécouvrir (ou découvrir) grâce, notamment, aux expéditions de plusieurs semaines qu’elle fait avec d’autres, à pied, auxquelles a déjà pris part Yeoman (pp. 1-2). Il est aussi question des différentes cartes du territoire innu et de l’aspect politique de celles-ci (pp. 21-47), raison pour laquelle Yeoman a choisi de conserver, dans sa traduction, les noms innus des lieux plutôt que de les traduire (p. 39).

Le deuxième chapitre, « Walking », porte également sur l’Innusi et présente la marche comme un acte militant pour plusieurs Autochtones (pp. 49-66) : « Going to nutshimit [le territoire ancestral des Innus, the wilderness] on foot was a statement: it told the world that the Innu were strong, that their traditional ways were good and had not been lost, and most importantly, that the land was theirs » (p. 52).

Le chapitre trois, « Stories », se penche davantage sur l’écriture de Penashue, la mettant en parallèle avec celle d’autres auteurs innus, dont Natasha Kanapé Fontaine et Joséphine Bacon (pp. 67-90). Yeoman accorde une place considérable aux écrivaines innues qui ont publié en français (et qui ont été traduites en anglais), ce qui est aussi remarquable que rare pour un ouvrage de langue anglaise. Elle souligne le défi que représente la traduction des littératures et des films en langues autochtones, mais aussi ce que ceux-ci représentent : « Storytelling in Indigenous languages demonstrates possibilities for “survivance”, even in the most dire situations imaginable » (p. 86)[1].

Le chapitre quatre, intitulé « Looking », examine à la fois l’effet et l’intérêt des photographies, dont celles choisies pour accompagner le livre de Penashue, en particulier leur capacité à traduire certains points de vue ou certaines émotions (pp. 91-110). Yeoman écrit : 

I have always been surprised at how little attention is paid to pictures […] in so many kinds of academic work. […] Yet photos are a form of translation […]. They are also more than that: they offer new insights and new ways of relating to each other as we look at them together.

p. 93

Pour sa part, le chapitre cinq, « Signs », se concentre sur l’importance et la place qui devraient être accordées aux langues autochtones (pp. 111-140) : « Making those languages visible in things like road signs, maps, and place names can make them part of everyday life. For the native speakers of those languages as well as for the rest of us, doing so can say that their speech and their stories matter » (p. 116). Yeoman souligne par ailleurs l’aspect politique de la traduction des oeuvres autochtones, ce qui rend la tâche des traducteurs d’autant plus complexe (p. 126), mais néanmoins nécessaire :

For many Indigenous writers, […] translation into and between colonizing languages is crucial, not because they are seeking connection within the literary canons of these languages but because they need to be able to read each other’s work across nations, even if only in translation.

p. 131

Yeoman note aussi le fossé qui existe entre les auteurs autochtones de langue française et ceux de langue anglaise, les seconds étant beaucoup plus nombreux que les premiers : « For Innu writers specifically, the problem is not just reading across nations but even within their own nation, since the Quebec-Labrador border means that while Labrador Innu speak English as a second language, Quebec Innu use French » (ibid.). Or, Yeoman ne fait pas qu’identifier certaines difficultés de traduction, elle offre aussi des solutions :

How can we resist the language and logic of the dominant culture? How can stories and social practices become “spaces of resistance and hope?” Refusing to translate the untranslatable and making translation visible in ways that offer new insights and modes of thinking are two possible ways of answering these questions.

p. 140[2]

Dans le chapitre six, intitulé « Literacies », Yeoman se penche sur les avantages, mais aussi les inconvénients de la standardisation des langues autochtones, qu’elle présente comme une autre forme de traduction en prenant l’exemple du livre de Penashue :

In the abstract, standardization makes perfect sense. It emphasizes similarities rather than differences between languages and, in the context of Indigenous languages, aims for a mutually intelligible written form for each group of related languages. […] But what about the aesthetics of Tshaukuesh’s writing, the place and history it comes from? What happens to the nuance, cadence and rhythm, to her sense of story and poetry […]?

p. 144

Yeoman rend compte de l’évolution de sa réflexion à ce sujet, grâce notamment à Penashue :

The first time Tshaukuesh and I worked together on a piece for publication in English and Innu-aimun, I thought it should be standardized and so I made sure that was done. I now feel that I was expressing my English-speaking culturalism, a term put forward by Mi’kmaw scholar Marie Battiste […]. When the proofs came back, Tshaukuesh laboriously went through them, correcting everything back to the way she had written it. The way she saw it, it was full of mistakes.

ibid.

Dans le septième chapitre, « Listening », Yeoman en arrive à la conclusion que sa méthode de traduction est basée d’abord et avant tout sur l’écoute de l’Autre et sur le dialogue authentique (p. 176). Elle explique que le travail de collaboration, qui donne l’occasion de s’ouvrir à l’Autre, n’est toutefois pas exempt de défis : « I can sense how difficult it was for her [Penashue] to communicate with me in those early days and I feel frustrated myself by my inability to understand her language » (p. 159). Pour faire comprendre aux lecteurs la patience, de part et d’autre, qu’exigeaient leurs discussions, Yeoman a transcrit une série d’échanges qu’elle avait enregistrés lors de leurs premières rencontres (pp. 159 et 164-165). Contre toute attente, les difficultés de communication entre Penashue et sa traductrice allaient aussi créer des bénéfices : « We had to sit down together […], and that meant that Tshaukuesh could revise, clarify, and add new material as she told me what she had written » (p. 158). C’est lors d’une de ces rencontres que Yeoman a appris qu’il était primordial pour Penashue que seul le nom de celle-ci soit sur la page couverture de Nitinikiau Innusi: I Keep the Land Alive : « Her story had been told time and again and she had done countless interviews, but she had rarely been named as the author. She wanted to speak for herself » (p. 166).

Le huitième chapitre, « Songs », s’intéresse au portrait qui est fait du territoire ancestral dans les chansons innues, et comment ce portrait diffère de celui que l’on trouve dans les chansons composées par des Allochtones (pp. 181-199). Ceux-ci présentent souvent les territoires si chers aux Autochtones comme des lieux où l’on s’ennuie ou encore des lieux sauvages qui doivent être conquis (pp. 183 et 192) plutôt que comme des lieux de ressourcement ou de richesse infinie.

Le neuvième chapitre, « Wilderness », conclut quant à lui l’ouvrage. Yeoman nous y révèle ce qu’elle a appris de particulièrement important au fil de l’aventure qu’a été la traduction du livre de Penashue (pp. 201-220) : « Her stories […] evoke the wilderness as home. I think that is one of the most profound things I learned in the time I spent with her in nutshimit and the years we worked together: how wilderness can be home, is home for many » (pp. 208-209; italique dans l’original).

Exactly What I Said: Translating Words and Worlds représente un apport précieux à la traductologie, particulièrement aux enjeux liés à la traduction des auteurs issus des Premiers Peuples, qu’ils écrivent dans une langue autochtone ou dans une des langues coloniales, et un apport aux connaissances des langues et cultures autochtones. Il s’agit d’un livre riche en réflexions et en dialogues écrit par une femme qui, à l’évidence, a une merveilleuse écoute et une grande humilité.