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Introduction

Au vu des nombreux travaux, sur le plan tant national espagnol (Laprade, 2006; Lázaro, 2004; Rabadán, 2000; Ruiz Bautista, 2008; Santoyo, 1986) qu’international (Billiani, 2007; Cunico et Munday, 2007; Merkle, 2002), centrés sur les relations entre traduction du discours subversif et pouvoir, il va de soi que les études sur la censure n’ont pas dit leur dernier mot. C’est en particulier le cas dans une Espagne qui peine toujours à regarder en face son passé et à faire le deuil d’un conflit fratricide, de près de quarante années de dictature et de plus de cent mille disparus – occupant à cet égard la deuxième place au niveau international, derrière le Cambodge et le génocide perpétré par les Khmers rouges. Toute la lumière n’a pas été faite sur ces pages entières de l’Histoire qui ont été occultées, et beaucoup reste à faire pour restituer les mots séquestrés par le franquisme.

Instaurée avant même la fin de la guerre civile, avec comme mission principale de neutraliser toute idée subversive qui viendrait remettre en cause les postulats du nouveau régime, la censure franquiste venait s’appuyer sur un système hiérarchisé et sur des critères idéologiques qui, bien que tacites, orientaient les décisions rendues par les censeurs quant à la mise en circulation ou non de toute publication. La parution d’un livre quelconque devait ainsi subir au préalable un examen minutieux visant entre autres à détecter et à supprimer les idées contraires aux valeurs prônées par le pouvoir en place. Ce système de contrôle des idées, sur lequel avaient la mainmise les secteurs les plus autoritaires du régime, n’était pourtant pas infaillible. Comme le note Denise Merkle dans sa caractérisation des mécanismes de censure dans les systèmes fascistes, « [o]ne conclusion drawn by a number of scholars is that the severe censorship designed to strengthen the new regime was often more permeable than originally thought » (2018, p. 245). En effet, par manque de planification et de rigueur administrative, ou encore en raison de relations de connivence entre fonctionnaires et éditeurs, une certaine perméabilité dans l’application des contrôles a permis que les oeuvres d’auteurs proscrits par le régime arrivent toutefois à passer au travers des mailles du filet, et ce, malgré les dispositions prévues par la Loi sur la presse de 1938, réputée très rigoureuse.

Ce fut notamment le cas pour Émile Zola, anticlérical convaincu[1], dont l’oeuvre dans son ensemble était d’ailleurs déjà inscrite à l’Index Librorum Prohibitorium, véritable manuel de référence des censeurs franquistes. Et cela est d’autant plus remarquable puisque l’on parle ici de l’un des volets les plus controversés du cycle littéraire des Rougon-Macquart : La Terre. En effet, ce roman, dont les pages sont souvent empreintes de violence ou laissent libre cours à des pulsions sexuelles débridées, franchit aussi à maintes reprises une autre ligne rouge tracée par la doctrine franquiste : les personnages qui y sont incarnés remettent constamment en question leur attachement à la foi catholique. C’est ainsi que, contre toute attente, non pas une mais deux nouvelles versions de La Terre ont été publiées sous l’Espagne franquiste : tout d’abord à l’initiative de la maison d’édition EDAF en 1964, puis de Lorenzana en 1966. Mais sous quelles formes et dans quelles conditions ces traductions ont-elles été mises à la portée des lecteurs espagnols? Voilà la question à laquelle tente de répondre la présente étude, en s’attachant aux raisons qui ont pu sous-tendre la traduction et la publication de ce roman subversif dans le contexte dictatorial de réception et en proposant de s’intéresser aux stratégies censoriales mises en oeuvre pour en assurer la conformité vis-à-vis des valeurs dominantes.

Au-delà des aspects historiques et philologiques sur lesquels s’articule la présente étude, il convient d’examiner les mécanismes de contrôle des traductions depuis une perspective sociologique, et d’adopter en ce sens les notions d’habitus, d’agent ou encore d’autocensure tels qu’énoncées par Pierre Bourdieu, qui semblent indispensables si l’on veut prendre la mesure de la complexité du phénomène social de la censure dans ce contexte autocratique précis :

La censure n’est jamais aussi parfaite et aussi invisible que lorsque chaque agent n’a rien à dire que ce qu’il est objectivement autorisé à dire : il n’a même pas à être, en ce cas, son propre censeur, puisqu’il est en quelque sorte une fois pour toutes censuré, à travers les formes de perception et d’expression qu’il a intériorisées et qui imposent leur forme à toutes ses expressions.

2001, p. 345

Par ailleurs, cette profondeur conceptuelle donnée aux stratégies censoriales vient également s’appuyer sur les travaux de Michel Foucault, qui a mis l’accent sur le potentiel non pas seulement suppressif mais aussi créatif de la censure (Foucault, 1976). En somme, « [la censure] passerait moins par l’interdit jeté sur la parole dissidente que par la promotion d’une parole conforme aux intérêts des institutions et des groupes qui les dominent » (Martin, 2009, p. 69). En résonance avec ces conceptions de la censure, dans lesquelles sont déterminés le caractère social et normatif de celle-ci, ainsi que le paradoxe créatif auquel son exercice peut donner lieu, vient s’inscrire la notion de métacensure utilisée dans nos travaux (Meseguer Cutillas, 2015), qui désigne le type de stratégie censoriale destinée non pas à passer sous silence, museler ou euphémiser les discours transgressifs importés, mais plutôt à manipuler une traduction en vue de créer un nouveau discours, bienveillant cette fois à l’égard du pouvoir en place.

Pour ce faire, nous nous attacherons dans un premier temps à étudier les conditions de réception de ces deux traductions de La Terre, en tenant compte des contextes institutionnels respectifs (Loi sur la presse de 1938 et Loi sur la presse et l’imprimerie de 1966) au moment de leur publication; nous examinerons ensuite l’ensemble de la documentation administrative produite par les censeurs chargés de l’évaluation de la conformité idéologique de ces versions; et enfin, nous proposerons une analyse textuelle comparative entre le texte d’origine et chacune des deux versions parues sous le franquisme en nous arrêtant sur les passages clés où la religion d’État est mise à mal.

L’étude montrera que cette oeuvre controversée de Zola a obtenu l’approbation de l’administration au prix d’une altération considérable, en étant soumise à un exercice d’autocensure et de métacensure. Même si l’on peut parler de tendances différentes en termes de stratégies censoriales employées dans les deux textes cibles, on retrouve dans l’un comme dans l’autre l’effet global consistant à passer sous silence le sentiment antireligieux exprimé par les paysans tout au long du roman, qui constituait une attaque en règle contre les valeurs établies, d’autant plus dans une Espagne encore largement rurale à l’époque.

L’essor de la censure et de l’autocensure dans le champ littéraire franquiste

Dans les années 1960, contexte dans lequel vient s’inscrire la réception des deux versions espagnoles de La Terre, se produit une série d’événements qui marquent un véritable tournant dans l’évolution du système franquiste et qui vont modifier de manière significative les mécanismes de contrôle de la conformité idéologique et de répression des idées dissidentes. La censure d’État avait jusqu’alors été caractérisée par sa rigidité et son inflexibilité envers la publication de tout texte susceptible de représenter une attaque contre les valeurs dominantes, catholiques, nationales et patriarcales. Dès l’instauration du régime, Ramón Serrano Suñer, ministre de l’Intérieur, promulgue la Loi sur la presse de 1938, par le biais de laquelle allait être institutionnalisée la censure. Inspiré des modèles établis sous l’Allemagne nazie et l’Italie mussolinienne, et contrôlé par l’Église catholique la plus réactionnaire et la mouvance d’obédience fascisante que constitue la Phalange, ce cadre institutionnel a pour but, comme le stipule son article 18, de neutraliser toute idée pernicieuse susceptible de remettre en cause les principes du régime ou de troubler l’esprit des membres les plus humbles de la société (les « faibles d’esprit » [débiles de mente], selon l’appellation consacrée). En ce sens, il n’est pas surprenant que l’Index Librorum Prohibitorum, l’index des livres proscrits par le Vatican, ait servi à établir les marges de tolérance des censeurs d’État et les limites du possible pour les éditeurs espagnols.

Parallèlement, durant toute cette première période de la dictature, on favorise la publication d’oeuvres et d’auteurs en affinité avec l’idéologie dominante prônée par le régime, qui repose fondamentalement sur trois piliers : religion, famille, patrie. Et parmi tous les risques de contamination idéologique pouvant s’immiscer au sein de la société à travers les livres, toute attaque de la morale et du dogme catholique est vue, aux yeux des censeurs, comme une menace particulièrement redoutée. C’est ainsi qu’est créé, en 1944, le Secrétariat d’orientation bibliographique de l’Action Catholique Espagnole, dont les lecteurs étaient chargés d’estimer la conformité idéologique des oeuvres espagnoles et étrangères, notamment en leur attribuant une note destinée à évaluer leur degré d’intégrité morale (v. Abellán et Oskam, 1989). Cette obsession de la sauvegarde de la pureté idéologique, et donc de la préservation de la doctrine morale catholique, se matérialise surtout par la mesure dite de « censure préalable », qui contraignait les éditeurs à faire parvenir à l’administration un exemplaire de toute oeuvre qu’ils souhaitaient publier afin d’en faire vérifier l’adéquation préalablement à sa sortie.

Comme le décrit Manuel Abellán (1980), une fois le texte aux mains des censeurs, le voilà soumis à une étude approfondie visant à examiner son contenu et à identifier toute référence ou allusion répréhensible. Le feutre rouge du censeur franquiste pouvait ainsi s’activer devant tout élément de langage grossier ou argotique, toute référence à caractère sexuel trop explicite, tout passage irrespectueux envers la personne de Franco ou l’Église, ou encore en présence d’une idée trop accommodante vis-à-vis du camp des vaincus de la Guerre civile, et en particulier toute vue jugée communiste.

Après une brève description de l’oeuvre, le censeur devait établir son rapport et remplir un questionnaire : « Le texte à l’examen représente-t-il une attaque contre le dogme, contre la morale, contre l’Église catholique ou ses représentants, contre le régime, ses institutions ou ses collaborateurs? Les passages à censurer concernent-ils le texte dans sa totalité? » (Abellán, 1980, p. 138; notre trad.). En fonction de la détermination de ces critères, la décision rendue par l’administration chargée de la censure pouvait aller de l’autorisation de l’oeuvre en question (avec ou sans suppressions) à son interdiction pure et simple (au passage avec de possibles sanctions pour l’éditeur, et l’inscription éventuelle de l’auteur sur une liste noire). C’est ainsi qu’apparaissent de nouvelles listes des oeuvres interdites et de nouveaux guides, dont Lecturas buenas y malas [Bonnes et mauvaises lectures], de Antonio Garmendia de Otaola (1949), Selección de libros. Juicio sobre 800 obras de actualidad [Sélection de livres. Jugement sur 800 ouvrages actuels], de María Lázaro (1944), 6 000 novelas : crítica moral y literaria [6 000 romans : critique morale et littéraire], de Nicolás González Ruiz (1952), qui classaient les livres selon leur degré de publiabilité, en termes d’adéquation à la morale catholique (v. Riba Sanmartí et Sanmartí Roset, 2017). Des auteurs tels que Bertolt Brecht, Henry Miller, Anatole France, H. G. Wells, Stefan Zweig ou George Bernard Shaw ont alors été désignés comme auteurs proscrits, et leurs oeuvres, interdites. En s’appuyant sur un système hiérarchisé comptant différents niveaux administratifs de surveillance et toute une cohorte de lecteurs spécialisés dans différents domaines (principalement en matière religieuse et politique), le bureau de la censure était à même de garantir le respect de ces critères d’acceptabilité idéologique.

Cependant, certains romans qui, a priori, n’étaient pas destinés à être publiés dans un système dictatorial tel que celui dirigé par Franco, sont toutefois parvenus aux mains des lecteurs espagnols, illustrant ainsi le concept de « porosité » évoqué par Merkle (2018, p. 244). Bien que, comme le souligne Jordi Cornellá-Destrell (2015), la rareté des ressources dans un pays dévasté par la Guerre civile et en proie à la famine ait aussi limité la publication de nombreuses traductions dans les années 1940 et 1950, c’est à cette même époque qu’ont été publiées de nombreuses oeuvres d’auteurs aussi controversés que George Orwell, Graham Green, Aldous Huxley, Ernest Hemingway et Émile Zola lui-même. Et c’est là une autre des caractéristiques qui font du système de censure franquiste un système complexe et imprévisible : sa tendance à agir également sur le plan de la propagande. Selon Eduardo Ruiz Bautista :

La censure n’est pleinement intelligible que lorsqu’elle est abordée depuis la relation étroite qu’elle entretient avec la propagande, avec laquelle elle va partager certains objectifs de fond qui constitueraient le résultat idéal de leur action conjointe (l’appropriation du discours est une opération plus complexe et constructive que sa simple répression).

2008, p. 81; notre trad.

Mais ces objectifs de fond peuvent varier dans le temps au gré de la conjoncture et, dans les années 1960, une nouvelle période s’ouvre pour l’Espagne franquiste. La politique d’ostracisme et de repli sur soi promue jusque-là par le régime arrive à son terme et laisse progressivement place à une nouvelle phase d’ouverture. Face aux changements politiques et économiques survenus en Europe et dans le reste du monde, cette dictature déjà vieille de plus de vingt ans se trouvait contrainte de donner des signes de détente. Cette aspiration à sortir de l’isolement et à prendre place sur la scène internationale l’invitait ainsi à se débarrasser de certains vestiges fascistes. Or, sur le plan intérieur, des rigidités viennent freiner cette dynamique et les secteurs les plus réactionnaires du régime exigent le durcissement des mesures légales destinées à encadrer l’exercice de la censure, que l’on juge trop subjective et laxiste. C’est alors qu’avec l’arrivée en 1962 d’un poids lourd du régime, Fraga Iribarne, à la tête du ministère de l’Information et du Tourisme, une réforme est impulsée.

Cette nouvelle disposition légale traduit une volonté de donner des signes de relâchement des pressions subies par le secteur de l’édition depuis des décennies. On prétend ainsi qu’une nouvelle ère plus tolérante et libérale va s’ouvrir, alors même que, dans la pratique, la réforme de la loi sur la censure a donné lieu à ce qui a été assimilé comme une nouvelle période d’endoctrinement (v. Savater, 1996). La Loi sur la presse et l’imprimerie de 1966 remplissait en effet une double fonction : en même temps qu’elle tendait à projeter une image plus acceptable du régime aux yeux du monde extérieur, elle a permis de renforcer de manière dissimulée le contrôle étroit qui pesait sur le secteur de l’édition. Le moyen d’y parvenir consistait à externaliser la censure et à promouvoir ainsi l’autocensure, ce qui représentait tout un changement de paradigme dans l’application des mécanismes de contrôle idéologique sur le monde littéraire. Si jusqu’alors, avec le système de consultation préalable, c’est l’administration qui était responsable de l’exercice de la censure, désormais, avec le système dit de consultation volontaire, les éditeurs eux-mêmes devaient s’assurer de la conformité idéologique des textes qu’ils pensaient publier :

À partir de 1966, les auteurs tout comme les éditeurs ont dû devenir les censeurs des textes qu’ils écrivaient, faisaient traduire et publiaient. Les textes qui ne passaient plus par le filtre de la consultation préalable et déplaisaient aux autorités une fois mis en circulation pouvaient avoir de très graves répercussions (économiques ou juridiques). Une nouvelle pratique de la censure était désormais imposée, qui transférait tout simplement toutes les responsabilités sur l’éditeur (et aussi, indirectement, sur l’auteur ou le traducteur) sous peine de subir les éventuelles sanctions découlant de la mise en circulation d’écrits contraires aux valeurs défendues par le pouvoir.

Muñoz Soro, 2008; notre trad.

L’éditeur risquait par exemple la saisie de tous les exemplaires d’un livre qu’il avait publié, voire pire, comme le mentionne une importante éditrice de l’époque :

Si l’éditeur s’aventurait à publier sur son seul critère d’appréciation, il risquait, comme cela s’est produit maintes fois, d’en payer les conséquences morales et matérielles (dans le meilleur des cas, assister avec indignation à la destruction de tous les exemplaires d’une édition, lors d’une descente de la police à l’imprimerie de bon matin).

De Moura, 2013; notre trad.

L’assimilation par les différents agents de la sphère éditoriale (principalement, le traducteur et l’éditeur) des marges de tolérance imposées par le pouvoir établi a provoqué l’émergence d’un phénomène qui est souvent considéré, à tort, comme simple autocensure de la part du traducteur, comme s’il s’agissait tout simplement d’une lutte morale menée motu proprio entre un individu et le contexte dans lequel s’inscrit son activité (v. Santaemilia, 2008). Mais si l’on examine les relations entre traduction et pouvoir autocratique, il convient peut-être de nuancer cette notion en la désignant comme autocensure éditoriale, un phénomène qui reflète l’intériorisation, par l’ensemble des maillons de la chaîne éditoriale, des normes régulant la diffusion des idées, sous l’effet de la coercition et de la répression exercées par le pouvoir en place afin d’assurer la reproduction du discours dominant. C’est en tout cas à ce moment précis de transition dans l’exercice de la censure franquiste que paraissent les traductions de La Terre d’Émile Zola, une oeuvre qui a scandalisé toute l’Europe et qui a néanmoins réussi à se frayer un chemin dans l’une des dictatures européennes les plus durables.

La Terre : les racines de la controverse

Publié en France en 1887, La Terre était amené à devenir le grand roman du monde rural, comparable à ce que Germinal avait été à la condition ouvrière, dans la grande fresque naturaliste où Zola s’attachait à dépeindre l’ascension et le déclin de la société française du Second Empire. On peut avant tout tenter d’en restituer brièvement le fil narratif. Après une dure vie de labeur, un vieux paysan de la Beauce, le père Fouan, se résigne à partager ses terres entre ses trois héritiers, qui s’engagent en échange à lui reverser une partie des fruits de leur travail afin de subvenir à ses besoins jusqu’à la fin de ses jours. Parmi eux, Buteau, vil, cupide, sanguin et prêt à tout pour accaparer le patrimoine familial, et Hyacinthe, ivrogne au caractère oisif, affublé du surnom de « Jésus-Christ ». Cette funeste décision du vieux patriarche allait le plonger dans la disgrâce : ses propres fils se détournent progressivement de lui, se désintéressant de son sort, et le vieillard, laissé pour compte, réduit à l’indigence, finira sa vie abandonné de tous, jusqu’à ce que l’on se débarrasse tout bonnement de lui. Au-delà de la convoitise pour la terre ou des pulsions sexuelles dont sont empreintes les pages de ce roman, c’est le désir de possession brutale qui est le véritable leitmotiv. Et face à ce déchaînement de passions et au drame qui s’amorce, le curé du village, l’abbé Godard, tente vainement de s’interposer, dans un monde rural décrit comme une sorte d’humanité primitive.

Ce roman s’inscrit donc dans la production zolienne en partageant certains traits caractéristiques avec les romans qui le précèdent, en même temps qu’il présente des éléments distinctifs qui le font se détacher de tout ce que son auteur avait publié jusqu’alors, faisant de La Terre un cas singulier. Les scènes de ce roman, teintées de violence et évoquant des appétits sexuels débridés, ont suscité tant l’amour que la haine auprès du public et de la critique. Jusque-là rien de nouveau : somme toute, c’est une constante chez le représentant le plus emblématique du naturalisme littéraire. En d’autres termes, La Terre s’inscrit dans ce schéma de réception de l’oeuvre zolienne, « a combination of public outrage and popular success » (Baguley, 1986, p. 4). Parallèlement au triomphe éditorial, l’autre facette indissociable du grand héritage que Zola est en train de constituer est mise en avant : la controverse. Ainsi, dans la lignée de la diatribe « Littérature putride » signée sous le pseudonyme d’Ulbach (1879) à la suite de la publication de Thérèse Raquin, ou du tollé provoqué par L’Assommoir, qui alimentait encore la polémique dix ans après sa parution (v. Baguley, 1986), La Terre participe pleinement à cette dynamique en suscitant les critiques les plus virulentes.

Cependant, le scandale provoqué à cette occasion est d’une telle ampleur que la sortie de ce quinzième épisode des Rougon-Macquart peut être considérée comme un véritable point de rupture : en somme, cette fois, le maître est allé trop loin. C’est ce que l’on peut déduire des titres de Le Temps, La Revue des Deux Mondes, La Gazette de France, entre autres journaux de l’époque, dans les pages desquels des voix s’élèvent, sur un ton aussi virulent qu’accusateur, reprochant le caractère obscène, la dérive sensationnaliste d’un roman que l’on assimile à un ramassis de tableaux pornographiques. Bientôt allait être publié dans Le Figaro le fameux « Manifeste des cinq », dans lequel plusieurs disciples naturalistes déclaraient, considérant que toutes les limites de l’acceptable avaient été dépassées, prendre leurs distances vis-à-vis du chef de file du mouvement littéraire duquel ils se réclamaient :

La Terre a paru. La déception a été profonde et douloureuse. Non seulement l’observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie : le Maître est descendu au fond de l’immondice.

Bonnetain et al., 1887

Face à la pression de la critique, Zola n’hésite pas à prendre tout haut la défense de son roman :

J’ai fait un monde de recherches, et sur la terre et sur la propriété, sur ses origines : j’ai vécu avec des socialistes, des anarchistes : je les ai consultés sur tous les points, j’ai lu tout ce qui est relatif à la politique des campagnes, j’ai étudié Malthus à fond, et tout cela passe inaperçu, et je n’ai écrit que des cochonneries!

cité par Mitterand, 2001, p. 862

La controverse n’aura de cesse d’accompagner cette oeuvre dans son sillage, où qu’elle aille. C’est d’abord le cas en Angleterre où La Terre doit faire face à la censure victorienne. La tâche s’annonce difficile : là-bas, « les cercles littéraires établis honnissent les traductions victoriennes des oeuvres [de Zola] » (Merkle, 1994, p. 80) et un féroce contrôle est exercé par la National Vigilance Society, organe qui s’érige comme rempart contre l’immoralité et comme défenseur des bonnes moeurs dans la littérature. C’est pourtant dans ces conditions peu clémentes que l’éditeur Henry Vizetelly entreprend de faire parvenir aux mains des lecteurs anglais cette oeuvre controversée. Vizetelly s’était vite rendu compte que le scandale suscité par les romans de Zola pouvait se traduire en de substantiels bénéfices, et acquiert ainsi les droits de La Terre. Mais la traduction de ces pages en anglais, sous le titre The Soil: A Realistic Novel, s’est avérée être une tâche des plus ardues : « Vers la fin 1887, le premier traducteur a refusé de terminer la traduction à cause du langage, et un deuxième a réagi de la même façon » (ibid.). L’éditeur a alors été contraint de procéder à une censure interne en vue d’adoucir les passages jugés les plus licencieux. De toute évidence, cela n’a pas suffi :

Le 31 octobre 1888, âgé de 68 ans et en mauvaise santé, Vizetelly se trouvait à la Old Bailey à Londres, pour défendre sa traduction de Nana, de Pot-Bouille et de La Terre. Le procureur, Sir Edward Clarke, a lu quelques passages de The Soil, qui traitaient de l’accouplement d’un boeuf et d’une vache, de viol, de meurtre, d’inceste, etc. Au neuvième passage, le jury a refusé d’en entendre davantage.

ibid., p. 81

Le député Samuel Smith accuse alors Vizetelly de contribuer à l’avilissement de la littérature par ce projet éditorial, qualifié en les termes qui suivent : « “inartistic garbage”, “only fit for swine”, characterised by “sheer beastliness” and amounting to “dirt and horror, pure and simple” » (cité par Buss, 2002, n.p.). Les vicissitudes connues par cette première version de La Terre dans la très chaste société victorienne se soldent par une sanction sévère contre l’éditeur, le tribunal le soumettant à une peine de douze mois d’emprisonnement et à une amende de cent livres. Et La Terre ne fait alors que commencer à défrayer la chronique dans son aventure à l’étranger. La diffusion de cette oeuvre jugée profondément immorale allait ainsi, quelques années plus tard, valoir au nom de Zola son inscription sur la liste des auteurs interdits par le Vatican, l’Index Librorum Prohibitorum, ce même index qui servirait de référence aux censeurs franquistes. L’Église catholique tentait ainsi de neutraliser « la circulation du poison inoculé par [ses] romans » et « son pouvoir de séduction, susceptible de compromettre le salut du corps social et de la communauté des fidèles », selon l’appréciation de l’un des censeurs qui allaient le frapper d’une condamnation Opera Omnia, proscrivant l’ensemble de son oeuvre en 1895 (Disegni, 2009, p. 440).

La réception en Espagne des premières versions de La Terre, à la fin du XIXe siècle, donne lieu à une expérience éditoriale tout aussi mouvementée, avec des textes préalablement épurés, et un accueil caustique de la part de la critique locale, qui annonce le « début de la fin de Zola » ou réprouve ce « ramassis d’immondices, tas de fumier sur lequel des êtres humains se livrent aux excès les plus écoeurants » (Saillard, 2006, p. 231)[2]. Avant même qu’éclate la Guerre civile espagnole en 1936, Zola figurait déjà parmi les auteurs décriés. Ladrón de Guevara, dans son volume Novelistas buenos y malos [Bons et mauvais romanciers], parlait d’ailleurs de lui en ces termes :

Ses écrits, si scandaleusement empreints de libertinage et d’une répugnante lascivité, ont soulevé les coeurs de ses propres condisciples. Il a bâti toute une richesse sur cet infâme négoce. La critique qualifie son réalisme des plus impies, brutaux et grossiers, et les personnages qui peuplent ses romans sont généralement des bêtes grotesques et repoussantes, qui laissent une impression pitoyable au lecteur.

1928, p. 451; notre trad.

En plein franquisme, le nom de Zola continue à apparaître dans les listes de lectures inconvenables. Ainsi, par exemple, dans Lecturas buenas y malas de Garmendia de Otaola, l’oeuvre qui nous intéresse est qualifiée de « bestiale » (1949, p. 463). La presse espagnole se fait, quant à elle, à peine l’écho de la traduction de ces oeuvres sous le franquisme. Aucune trace n’a été trouvée à une date antérieure à la Loi sur la presse de 1966, à savoir, aucune mention n’est faite de la version publiée chez EDAF en 1964. En revanche, la seconde version, celle de Lorenzana, parue en 1966, s’intégrait dans un projet éditorial de grande envergure avec la publication des romans zoliens les plus emblématiques. Ce projet a d’ailleurs été accueilli de manière plutôt enthousiaste par la presse locale, qui salue « unas versiones rigurosamente íntegras y lujosamente encuadernadas » [des versions rigoureusement intégrales et reliées de manière luxueuse] (ABC, 1966, p. 44[3]). Cette affirmation cueillie dans les pages du grand quotidien conservateur espagnol mérite que l’on s’y penche un instant. D’une part, les résultats d’études antérieures qui portaient sur d’autres romans de Zola (Meseguer Cutillas, 2015, 2018) publiés par cette même maison d’édition contredisent cette notion de supposée « intégralité ». D’autre part, on peut reconnaître dans cette phrase, qui fait référence à une édition de luxe, une certaine manoeuvre éditoriale permettant de s’attirer l’indulgence des censeurs.

Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur ce point. Il semble en tout cas que l’on n’évoque que rarement le nom de Zola dans les colonnes des journaux espagnols à cette époque. Peu après la sortie de la collection préparée par Lorenzana, un article est consacré à Zola et à son goût pour la photographie, dans le supplément Blanco y Negro du journal ABC[4]. Ce reportage va plus loin, puisque l’on y évoque la controverse qui accompagne immanquablement tout nouveau roman du chef de fil du naturalisme, en rappelant notamment le scandale suscité par Thérèse Raquin. La Terre y est également mentionné, tout comme une mise en garde contre les vices que distille la plume de Zola :

C’est l’écrivain le plus fameux d’Europe, mais aussi le plus discuté et le plus insulté de son temps. Chacun de ses livres (Thérèse Raquin, L’assommoir, Nana, Pot-Bouille, Germinal, L’oeuvre, La terre) s’est révélé être un succès et un scandale à la fois. Le public, qui dévore ses romans sous la forme de feuilletons et se délecte des scènes les plus osées, reste toutefois saisi par le réalisme des situations et l’indécence du style. Une fois réjoui, le lecteur reprend sa bonne conscience, avant de dire son indignation, comme les visiteurs du salon d’exposition qui extériorisent leur pensée face aux nus « répugnants » de Manet. La critique, qui n’a pas Zola dans son estime, marque le pas. Et si Taine, Flaubert, Maupassant veulent bien reconnaître son immense talent, les chroniqueurs, les faiseurs de gazette, attaquent l’« obscénité », la « pornographie » de ses oeuvres et déclarent « Zola, maître des basses oeuvres » et encore « Zola, l’abject ».

1967, p. 76; notre trad.

C’est donc sous ces auspices que Zola revenait aux mains des lecteurs espagnols en plein franquisme. Et son roman à la trajectoire sulfureuse, qui n’avait eu de cesse de provoquer l’agitation où qu’il aille, scandalisant les critiques, exaspérant les traducteurs, entraînant même l’emprisonnement d’un éditeur et, pour couronner le tout, participant à l’excommunication de son auteur, allait contre tout pronostic réussir à s’infiltrer dans un système dictatorial réputé aussi hermétique et austère que l’Espagne de Franco.

Un texte dans le viseur de l’administration franquiste

Au vu de ses caractéristiques et de ses continuels démêlés avec la censure, il semble a priori évident que ce roman était voué à rencontrer de sérieuses difficultés avant d’obtenir le feu vert du régime pour sa publication. De fait, il a non seulement réussi à passer l’épreuve du tamis de la censure, mais, qui plus est, à deux reprises, donnant ainsi lieu à deux éditions différentes. C’est ainsi qu’une première version, La tierra, est publiée en 1964 par la maison d’édition EDAF, traduite par José Zambrano Barragán et Amancio Peratoner; la seconde édition, en 1966, est à l’initiative de la maison d’édition Lorenzana, avec une traduction signée García Sanz. Nous retiendrons ici uniquement le dossier administratif correspondant à la première édition, auquel renvoie celui de la seconde. Cette première version consiste en l’édition, dans un même volume, de plusieurs épisodes des Rougon-Macquart, où une traduction de Nana, L’Assommoir et La bête humaine viennent compléter le tableau. On notera au passage que le choix des oeuvres ne porte pas sur les romans les plus anodins de ce cycle littéraire.

Comme le reflète le dossier officiel numéro (50) 21/14276-6399 des archives générales de l’administration (AGA), où sont entreposés les documents administratifs relatifs à toutes les oeuvres qui sont passées au crible de la censure[5], le processus d’examen qui s’est ensuivi a été long et sinueux. Il ressort de ces documents que les trois autres romans ont obtenu directement l’approbation de l’administration. Il en fut autrement pour La tierra, qui écope d’un refus net. C’est là une « oeuvre où se distillent une débauche grossière et une immoralité constante » (notre trad.), selon les mots des censeurs. EDAF avait soumis ce projet de lancement d’une collection des oeuvres les plus emblématiques de Zola en faisant parvenir les exemplaires respectifs à la censure le 26 novembre 1962. Les 35 pages du dossier font état d’un véritable imbroglio administratif, qui ne se résoudra que deux ans plus tard, après plusieurs va-et-vient entre l’administration et l’éditeur. La première décision est en effet rendue quelques mois après la présentation du projet, le 21 février 1963, avec l’avis négatif du censeur pour la publication de La tierra. Dans sa décision, le père P. Álvarez Turienzo, prêtre et censeur ecclésiastique, se montre ferme : « La tierra : les passions exprimées sur le ton d’un naturalisme inacceptable : certaines phrases irrévérencieuses. L’Assommoir, Nana, La bête humaine peuvent être acceptés. La Terre ne doit pas être autorisé » (notre trad.).

Le 16 mars de la même année, EDAF présente un recours demandant la révision du dossier, et allègue qu’il s’agit là d’une oeuvre qui ne peut faire l’objet de griefs sérieux, compte tenu, d’une part, du public visé et, d’autre part, de son prix de vente élevé[6]. L’ouvrage a ensuite été réexaminé, cette fois par le censeur et historien ecclésiastique Manuel de la Pinta Llorente, qui, le 24 mai 1963, émet l’avis suivant :

Ce roman de grande envergure se propose d’étudier la vie des paysans français. L’étude est en fait une caricature grotesque des bourgs français. Parmi les traits de la famille au centre de ce roman se distinguent la cupidité et tout ce qu’il y a de sordide dans le monde rural. Sans parler de la concupiscence charnelle. On y évoque deux meurtres terribles commis au sein de cette famille. La copulation est continuelle : dans les champs, sur la paille et sur l’herbe. Le récit dans son ensemble est saturé d’obscénités et d’immoralités constantes. Il semble que ce livre ait été interdit par la censure britannique, ait fait grand bruit en France et beaucoup de scandale en raison d’excès dans le traitement de la luxure. Ne doit pas être publié.

notre trad.

Les deux censeurs se rejoignent dans leur constat : la composante sexuelle du roman était inadmissible et rendait toute publication impossible. Pourtant, contre toute attente, des consignes sont données en amont et viennent débloquer la situation. Le dossier vient ainsi se clore sur une note qui met en lumière l’intervention de Carlos Robles Piquer, haut responsable dans l’appareil administratif de la censure : « Sur ordre formel du directeur général de l’Information, transmis par le chef de section, la présente publication est AUTORISÉE » (notre trad.; majuscules dans l’original).

Ce dénouement inattendu n’est pas forcément un cas unique et exceptionnel. Dans la lignée du concept de porosité auquel nous avons fait allusion plus haut, la publication de certaines oeuvres qui paraissent incompatibles avec le système de valeurs franquistes est liée à des phénomènes de connivence et de clientélisme entre hauts fonctionnaires et certains éditeurs proches du régime[7]. En outre, aucune mention n’est faite, dans le dossier, de l’éventuelle suppression d’une série de passages inappropriés, comme c’est souvent le cas dans ce type de procédure, ce qui laisse envisager la possibilité que toute marque de censure détectée dans le texte soit le fruit d’un exercice de censure éditoriale. Une carte d’autorisation pour la publication de La tierra est enfin remise, accompagnée d’une note administrative, laquelle est immanquablement présente dans chacun des dossiers de censure des romans de Zola. En plus de rappeler à l’éditeur que cet auteur figure à l’index des livres proscrits par l’Église, il est indiqué que : 

Cela ne constitue pas pour autant un acte positif de l’État vis-à-vis de cette initiative, qui relève exclusivement de la conscience de l’éditeur. Ce service se limite à permettre la circulation de l’oeuvre en question, laissant l’éditeur devant les responsabilités qui sont les siennes.

notre trad.

Le texte à l’étude : appropriation du discours et adaptation idéologique

On peut tout d’abord dire que l’étude comparative réalisée entre le roman de Zola (texte source, TS) et les versions d’EDAF (texte cible 1, TC1) et de Lorenzana (texte cible 2, TC2) fait état d’une dynamique similaire en termes de traitement du contenu à caractère subversif dans les deux traductions publiées. Celles-ci ont respectivement fait l’objet d’un travail de fond destiné à édulcorer le caractère immoral et licencieux dont sont empreintes les pages du roman. Pour ce faire, on n’hésite pas à recourir à la suppression, comme c’est le cas pour des phrases telles que :

TS : Il semblait s’en exciter davantage, comme du coup de reins d’une bonne femelle, vaillante à la besogne.

p. 269

TS : […] mais ces sans-coeur de femmes, ça ne vous avait la bourse ouverte comme les cuisses que pour la godaille.

p. 377

TS : Baise mon cul et dis merci!

p. 355

TS : […] il ramasserait des sous avec son nez dans la crotte. 

p. 344

Tous les moyens d’atténuer le texte sont mis en oeuvre. C’est ainsi que « le dévergondage entêté [de sa fille lui faisait prendre en pitié les passions humaines] » (TS, p. 269) devient « desvergonzada terquedad [l’entêtement dévergondé] » (TC1, p. 1183). Les images les plus fortes sont euphémisées comme dans les exemples qui suivent :

TS : Une noceuse sur qui des hommes passaient du matin au soir.

p. 337

TC2 : Una perdida a quien traían y llevaban los hombres de la mañana a la noche.

p. 376

[une noceuse que les hommes emmenaient et remmenaient du matin au soir.]

TS : La brute la violait, cette aïeule de quatre-vingt-neuf ans, au corps de bâton séché, où seule demeurait la carcasse fendue de la femelle.

p. 406

TC1: El grandísimo bruto trataba de violar a aquella abuela de ochenta y tanto años.

p. 1243

[Cette grosse brute tentait de violer cette aïeule de quatre-vingt et quelques années.]

TC2 : El muy bruto trató de violar a aquella abuela de ochenta y nueve años, cuyo cuerpo parecía más bien un bastón seco y del que sólo quedaba el caparazón agrietado de la hembra.

p. 451

[La grande brute tentait de violer cette aïeule de quatre-vingt neuf ans, dont le corps s'apparentait plutôt à un bâton desséché, dont il demeurait uniquement la carapace fendue de la femelle.]

Le viol est réduit au rang de tentative, technique qui est employée à de nombreuses reprises.

En revanche, selon notre étude, l’essentiel des efforts déployés pour adapter le texte a ciblé la manière dont est dépeinte la condition paysanne dans cette communauté villageoise de la Beauce. Là aussi, chaque fois que le texte fait référence à l’Église ou à la religion dans des termes peu favorables, la traduction des passages correspondants devient partielle et partiale. Cette tendance est annoncée dès les premières pages du roman, coïncidant avec l’entrée en scène du personnage de Hyacinthe, connu de tous sous le nom de « Jésus-Christ » :

TS : Un grand gaillard entra, dans toute la force musculeuse de ses quarante ans, les cheveux bouclés, la barbe en pointe, longue et inculte.

p. 21

Mais le portrait que dresse Zola de ce personnage ne s’arrête pas là, et donne lieu à une analogie peu flatteuse pour le Christ :

[…] une face de Christ ravagée, un Christ soûlard, violeur de filles et détrousseur de grandes routes.

ibid.

L’image est évocatrice, un véritable tour de force dans la caractérisation de Hyacinthe; mais une telle comparaison où l’on associe le nom du fils de Dieu à un tel personnage n’est pas anodine vis-à-vis des normes morales en vigueur sous le régime franquiste. Aussi, autant dans le TC1 que dans le TC2, opte-t-on pour une omission pure et simple. En outre, dans certaines situations où l’utilisation de ce surnom est jugée trop offensante, « Jésus-Christ » redevient « Hyacinthe », comme dans cet extrait :

TS : - Attention! je tire! Jésus-Christ venait d’épauler. Seulement, il se contenta de lever la cuisse, et, pan! il en fit claquer un, d’une telle sonorité, que, terrifié par la détonation, Vimeux s’étala de nouveau.

p. 317

TC1:¡Aguarda, aguarda, que tiro! Jacinto levantó una pierna, y, ¡pam Soltó un pedo tan sonoro que Vimeux, aterrado por la detonación, cayó de nuevo!

p. 1178

[Attendez, attendez, je vais tirer! Jacinto a levé une jambe, et, pan, fit un pet si sonore que Vimeux, terrifié par la détonation, s’étala de nouveau!]

Ou bien l’on omet tout simplement de le nommer :

TS : Ah! ce nom de Dieu de Jésus-Christ! quel pas grand-chose! mais bien rigolo tout de même!

TS, p. 318

TC1 : ¡Ah! ¡Qué hijo tan gracioso!

p. 1178

[Ah! Quel drôle de fils!]

De cette manière, on arrive à diluer ce lien trop gênant entre la figure du Christ et un personnage si peu recommandable[8].

Le traitement correctif appliqué aux versions franquistes du roman autour de la question religieuse est systématique, même s’il ne se manifeste pas exactement de la même manière dans une version ou dans l’autre. Par exemple, dans un autre passage, celui du partage des terres entre Lise et Françoise, Buteau, outré de se voir arracher la moitié de sa parcelle, s’indigne contre son sort :

TS : Nom de Dieu de nom de Dieu! jura-t-il entre ses dents. Sacré cochon de bon Dieu!

p. 373

Le TC1 supprime d’un trait cette interjection des plus blasphématoires, alors que dans le TC2, on choisit de passer sous silence le contenu le plus offensant tout en maintenant une référence explicite à Dieu, bien que détournée :

TC2 : ¡Maldición de Dios! Es como para… –clamó indignado.

p. 416

[Malheur de Dieu! C’est à en…, clama-t-il, indigné.]

Cette traduction montre ainsi une certaine créativité pour exprimer l’état de colère du personnage tout en contenant là encore le ton sacrilège employé dans le TS. Le problème est que La Terre regorge d’exemples où les paysans ponctuent leurs propos de jurons et d’imprécations de toutes sortes. Ainsi, les exemples d’omission en tout genre abondent : une fille de la Vierge en état de grossesse avancée (TC1, p. 931; TC2, p. 59); un Dieu qui détruit tout (TC1, p. 982); un pubis imberbe comparé au menton d’un curé (TC1, p. 1091; TC2, p. 246); une référence désobligeante contre l’ordre des Jésuites (TC2, p. 371) ou la comparaison d’une pièce de monnaie avec une hostie (TC1, p. 1098; TC2, p. 194).

Or, le conditionnement idéologique du roman en matière religieuse va bien plus loin et ne se limite pas à la simple suppression de contenu. On peut en effet distinguer deux aspects dans le traitement censorial effectué dans ce domaine : d’une part, un travail d’épuration idéologique (suppression) et d’autre part, un exercice de création propagandiste (réécriture). Ces deux éléments sont illustrés dans les exemples suivants, qui convergent autour de la figure du prêtre du roman, l’abbé Godard. En effet, les principales altérations détectées dans les traductions, tant sur le plan quantitatif (longueur des passages concernés) que qualitatif (portée de l’altération réalisée), coïncident immanquablement avec des passages mettant en scène le personnage de l’abbé. En voici un premier :

TS : Ils écoutaient tous, curieusement, avec la parfaite indifférence, au fond, de gens pratiques qui ne craignaient plus son Dieu de colère et de châtiment. À quoi bon trembler et s’aplatir, acheter le pardon, puisque l’idée du diable les faisait rire désormais, et qu’ils avaient cessé de croire le vent, la grêle, le tonnerre, aux mains d’un maître vengeur? C’était bien sûr du temps perdu, valait mieux garder son respect pour les gendarmes du gouvernement, qui étaient les plus forts.

p. 264

Les deux versions étudiées restituent bien l’idée selon laquelle les villageois ont écouté les avertissements du prêtre avec « indiferencia », et guère plus. Le lecteur espagnol n’a en ce sens jamais pu prendre connaissance du reste du passage, qui a été omis en raison de son caractère indubitablement subversif. L’exercice de suppression qui impacte ce passage dans sa version espagnole crée cependant différents raccourcis qui altèrent le message original : dans le TC1, plus restrictif, la question du désintérêt des villageois pour la chose religieuse est éliminée, toute mention d’un Dieu vengeur qu’on a cessé de craindre disparaît et il ne demeure qu’un manque d’intérêt pour le prêtre qui tranche avec la crainte qu’inspirent les gendarmes :

TC1 : […] más cuenta les tenía guardar sus respetos y sus temores para los gendarmes del gobierno.

p. 1131

[mieux valait-il garder ses respects et ses craintes pour les gendarmes.]

Dans le TC2, un peu plus permissif, le passage est traduit de manière à peu près fidèle, du moins jusqu’à « À quoi bon trembler et s’aplatir », le reste étant tout simplement omis (TC2, p. 293).

Attachons-nous maintenant à un autre cas de censure, l’un des plus importants et révélateurs dont fait montre la traduction du roman, tant du fait de son extension que des stratégies employées. Il s’agit d’une scène qui cristallise le conflit entre les villageois et l’abbé, exprimant de manière subjective, et par une utilisation ironique du style indirect libre, la position des villageois concernant les choses du culte : les paroissiens ont décidé de se passer des services du prêtre et la messe n’est donc plus dite à Rognes. Pour tenter de restituer le fil de la longue réflexion présentée dans le TS, nous la décomposerons en trois phases. Tout d’abord, une idée de départ est exprimée, qui traduit l’inutilité du curé :

TS : Alors, puisqu’un prêtre n’était pas indispensable, puisque l’expérience prouvait que les récoltes n’y perdaient rien et qu’on n’en mourait pas plus vite, autant valait-il s’en passer toujours.

pp. 331-332

Dans un second temps, cette opinion véhémente contre l’Église est nuancée, non pas pour une question de foi, mais d’amour-propre :

[…] un Dieu de rigolade qui avait cessé de les faire trembler, ils s’en fichaient! Mais pas de curé, ça semblait dire qu’on était trop pauvre ou trop avare pour s’en payer un.

ibid.

Finalement, les paysans en arrivent à la conclusion qu’après tout, il était nécessaire d’avoir un prêtre, sans toutefois manquer de souligner au passage leur mépris pour la religion par un expéditif :

Bref, il y avait toujours eu des curés, et quitte à s’en foutre, il en fallait un.

ibid.

Une fois passé par le tamis de la traduction, ce paragraphe est presque entièrement tronqué (purge idéologique) dans le TC1. Parallèlement, il est savamment remanié (création propagandiste) dans le TC2 : un ajout est introduit en début de paragraphe, qui vient discréditer tout le reste de la réflexion sur l’irréligiosité du texte original :

TC2 : Su razonamiento no podía ser más pueril.

p. 370

[Leur raisonnement ne pouvait être plus puéril.]

De plus, les raisons en faveur du retour du prêtre ne se bornent plus à de simples questions d’orgueil, on invente soudainement :

Aparte el sentimiento de religiosidad, existía la costumbre inveterada.

ibid.

[Outre le sentiment de religiosité, [il y avait] une coutume invétérée.]

Et la conclusion à laquelle on arrive dans le TC2 est bien différente de celle de départ (l’éloquent « quitte à s’en foutre, il en fallait un ») :

Resumiendo, el cura siempre había ocupado un lugar en su existencia, tener un cura a su lado se hacía del todo punto imprescindible.

ibid.

[Bref, le curé avait toujours occupé une place dans leur existence, avoir un curé à leurs côtés devenait en tous points indispensable.]

Comme nous le voyons, ce paragraphe clé dans la caractérisation d’une condition paysanne dans laquelle l’omnipotence de Dieu n’est plus a été soumis à des retouches très efficaces qui manipulent de manière significative le sens du texte original.

Cet exemple de réécriture n’est pas le seul, comme on peut le voir dans la scène suivante, où deux villageoises discutent de la nécessité de faire chercher l’abbé pour l’amener au chevet de Françoise, à l’agonie :

TS : Il apporterait le bon Dieu, ce n’est pas mauvais, des fois! Elle haussa les épaules, comme pour dire qu’on n’était plus dans ces idées-là. Chacun chez soi : le bon Dieu chez lui, les gens chez eux.

pp. 440-441

Ce court passage présente un certain nombre d’altérations dans les deux versions. Dans un premier temps, on assiste à une distorsion significative du message :

TS : ce n’est pas mauvais, des fois!

pp. 440-441

TC1 : y eso siempre consuela.

p. 1261

[et cela console toujours.]

TC2 : ¡más necesario de lo que parece en algunas ocasiones!

p. 451

[et cela est parfois bien plus nécessaire qu’on ne le croit!]

Dans un deuxième temps, on casse la généralisation du point de vue en le rendant individuel :

TS : [Elle haussa les épaules,] comme pour dire qu’on n’était plus dans ces idées-là.

pp. 440-441

TC1 : como para decir que no pensaba lo mismo.

p. 1261

[comme pour dire qu’elle ne pensait pas la même chose.]

TC2 : como para significar que no coincidía con aquella manera de pensar.

p. 451

[comme pour laisser entendre qu’elle n’adhérait pas à cette manière de penser.]

Ce n’est pas tout, dans le TC1, on va même jusqu’à traduire :

TS : Chacun chez soi : le bon Dieu chez lui, les gens chez eux. 

pp. 440-441

TC1 : Cada cual en su casa y Dios en la de todos.

p. 1261

[Chacun chez soi et Dieu chez tout le monde.]

Dans ces cas, on le voit, le caractère subversif de la charge antireligieuse est détourné, laissant la place à un nouveau discours qui cherche à sauvegarder et même à promouvoir, dans les propos des paysans, les valeurs dominantes de la société franquiste. Voilà comment par le biais de quelques retouches opportunes on passe du rejet du catholicisme à son renforcement.

On peut donc faire valoir que le traitement de la question religieuse n’est pas anodin. Selon l’étude monographique de Ronnie Butler sur La Terre, qui soulignait déjà l’ancrage de la symbolique païenne (le mythe de la terre, la fertilité, le caractère cyclique de la vie) auquel vient s’opposer un phénomène de déchristianisation de la société paysanne, la figure de l’abbé Godard revêt une importance particulière dans cette oeuvre. Pour Butler, cet homme d’Église, qui s’engage dans une lutte dogmatique avec les habitants de Rognes, incarne « le fil ténu qui rattachait ces paysans au monde civilisé [et qui] va se désintégrer jusqu’à disparaître totalement au moment de la crise finale » (1984, p. 406). Martine Cremers se penche également sur ce thème du symbolisme terrestre, en expliquant que, dans la vie de ces paysans de la Beauce française, un paradoxe se dessine : « d’une part, une désacralisation (ici, le rejet du catholicisme); d’autre part, une forme de resacralisation grâce à leurs croyances primitives ancrées dans la terre » (2004, p. 349). On voit là tout le danger que pouvait représenter un tel discours dans une société encore fortement agraire et catholique comme celle de Franco. Cette résurgence des croyances païennes au détriment du dogme catholique constituait une attaque frontale contre l’orthodoxie franquiste. Et les stratégies censoriales activées à cette occasion vont plus loin que la simple suppression. Une censure qui n’a pas pour objet de faire taire, de passer sous silence. C’est là sa particularité : il s’agit d’une censure non pas destructrice, mais transformatrice, créatrice d’éléments de conditionnement idéologique; une censure qui met en oeuvre un traitement d’appropriation, en détournant un discours subversif en vue de renforcer les valeurs dominantes.

Cet exemple de métacensure – comme type de censure qui va au-delà des techniques suppressives classiques –, nous invite, au moins en partie, à appréhender les phénomènes censoriaux dans la lignée de la vision foucaldienne, en ce sens que la censure existe également à travers l’établissement de normes et la volonté des instances de production de diriger la mise en forme du discours :

Pour Michel Foucault, l’injonction est double : injonction de silence, d’inexistence, « et constat, par conséquent, que de tout cela il n’y a rien à dire, ni à voir, ni à savoir » (Foucault, 1976, p. 10), mais aussi injonction de parler et d’agir en suivant les recommandations du Pouvoir.

Martin, 2009, p. 74

Conclusion

La Terre a réussi à contourner la censure franquiste mais, avant de s’infiltrer dans le système littéraire de l’époque, ce roman a dû subir un processus d’adaptation visant à atténuer voire éliminer les éléments qui le rendaient impubliable. Selon les résultats de notre étude, la censure s’est particulièrement concentrée sur le traitement de la composante religieuse, en écho à l’influence omniprésente de l’Église catholique dans le système du contrôle des idées sur lequel s’est érigée la dictature. Cette tâche n’a d’ailleurs vraisemblablement pas été entreprise par l’administration; en tout cas, le dossier de censure officiel de l’AGA ne révèle aucune piste permettant de le dire, l’hypothèse la plus probable étant que le texte aurait été soumis à un exercice de censure interne (entre traducteurs et éditeurs). Les deux versions franquistes coïncident globalement sur les passages à remanier, et emploient des stratégies d’adaptation variées et distinctes.

De plus, non seulement le contenu subversif a été supprimé ou atténué, mais des stratégies spécifiques ont parfois été employées pour créer un nouveau discours favorable au régime. Dans ces situations, la parole de Dieu finissait par être renforcée, quand bien même, dans le roman, elle était continuellement remise en question. Cette technique de réécriture met en évidence l’activation de ressources créatives qui visent à assurer la reproduction du discours dominant, en analogie avec la théorie foucaldienne qui conçoit la censure comme une force productrice (Foucault, 1976). À l’instar du rôle d’« (ex)change agent » attribué par Merkle (2009) à l’éditeur anglais qui s’est aventuré à publier l’oeuvre de Zola dans l’Angleterre victorienne, les responsables de la censure des nouvelles versions de La Terre dans l’Espagne franquiste ont eux aussi expurgé les textes. Mais contrairement à Vizetelly, ces derniers n’avaient évidemment pas un profil d’« avant-garde intercultural agent working against dominant norms » (Merkle, 2009, p. 102) : ils ont plutôt assimilé les normes en vigueur dans le contexte autoritaire de l’Espagne franquiste, incarnant la figure d’agents au service du maintien du statu quo. Ce phénomène, qui va s’amplifier avec la promulgation de la Loi sur la presse et l’imprimerie, s’inscrit dans la conception bourdieusienne selon laquelle, à mesure que les mécanismes d’intériorisation se mettent en place, la nécessité d’interdictions explicites émanant de l’autorité en charge de la censure diminue (Bourdieu, 2001). En somme, vue à travers l’exemple de La Terre, la dynamique qui caractérise le champ littéraire avec les traductions injectées sur le marché éditorial dans les années 1960 semble être associée à la notion de construction d’une certaine littérature franquiste qui se révèle, facette par facette, enrichie par les conclusions que l’on peut tirer de chaque cas de traduction censurée. D’autant plus que, dans le présent cas, n’ayant fait l’objet d’aucune nouvelle édition depuis, ce roman porte encore les stigmates imposés par le régime franquiste, prolongeant au fil du temps l’écho de son instrumentalisation par la dictature.