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Introduction

La censure des livres fut l’une des conséquences de la dictature franquiste (1939-1975). Ce régime, mené par le général Franco, empêcha, pendant sa première étape connue sous le nom de « premier franquisme » (1939-1959), la circulation officielle des auteurs jugés subversifs. Cependant, à partir de la nouvelle Loi sur la Presse de 1966[1] selon laquelle les éditeurs n’étaient plus théoriquement obligés d’envoyer leurs publications au ministère de l’Information et du Tourisme pour approbation, les maisons d’édition espagnoles commencèrent à publier des textes d’écrivains opposés aux principes idéologiques du gouvernement. Comme nous le verrons ultérieurement, la censure était toujours en vigueur malgré cette nouvelle loi et les maisons d’édition étaient, dans les faits, censées envoyer les originaux[2] à l’appareil censorial, puisqu’elles pouvaient être poursuivies après la publication de leurs traductions.

Ce besoin d’éditer des livres politiquement inappropriés, du point de vue du régime, allait également de pair avec le changement des mentalités durant le « second franquisme » (1959-1975). En effet, la société espagnole de l’époque différait de celle des années 1940 et 1950 : l’Espagne des dernières années du franquisme, plus riche et développée, ne ressemblait guère à l’Espagne des premières années de la dictature, pauvre et fermée. Sans aucun doute, ce changement fut remarquable dans les années 1960 grâce au développement économique, en même temps cause et conséquence de cette transformation (Bernecker, 2009, pp. 49-70). Au moyen du Plan de Stabilisation de 1959[3], il y eut des tentatives pour contrôler l’inflation, pour supprimer les restrictions qui existaient à l’intérieur du marché et pour intégrer l’économie espagnole à celle du reste du monde. D’un point de vue économique, la période de 1960 à 1974 fut l’une des plus prospères de toute l’histoire contemporaine du pays.

Dans cet article, nous commencerons par souligner l’importance des concepts d’« idéologie », de « pouvoir » et de « résistance », inhérents au processus de traduction dans un contexte dictatorial. Cette étude étant centrée sur le second franquisme, nous exposerons ensuite la situation historique, culturelle et idéologique de cette dernière étape avec l’apparition de mouvements étudiants et d’éditeurs engagés, ainsi que le processus de censure des livres pendant cette période charnière. Enfin, nous présenterons les différentes maisons d’édition qui ont cherché à traduire et à publier des livres d’André Breton, figure de proue du surréalisme qui, par son adhésion au marxisme (Löwy, 2000), était réprouvé par le gouvernement franquiste. Nous avons choisi deux de ses ouvrages clés : Manifiestos del surrealismo (1969) [Manifestes du surréalisme (1962)] et El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones (1972) [Entretiens (1969)]. Ce sont ceux dans lesquels Breton théorise ce que devrait être le surréalisme et revient sur l’histoire de ce courant artistique. Il s’agira donc d’analyser l’accueil réservé à ces traductions par la critique littéraire de l’époque en nous appuyant sur deux périodiques de tendances politiques différentes : le journal conservateur ABC, destiné au grand public, et la revue culturelle de gauche Triunfo [Triomphe], dont l’influence au niveau national était moindre car elle visait un public plus cultivé. Nous avons également consulté la revue franquiste La Estafeta Literaria [Le Courrier Littéraire], plus spécialisée dans la littérature, et le journal provincial Hoja del lunes de Barcelona [Feuille de lundi de Barcelone][4], qui se trouvent dans la Biblioteca Virtual de Prensa Histórica [Bibliothèque virtuelle de Presse historique] appartenant au ministère de l’Éducation, de la Culture et des Sports. Nous avons choisi ces deux revues littéraires afin de vérifier si, malgré leur ligne conservatrice et la persistance du régime dictatorial dans les années 1960 et 1970, toutes deux acceptaient progressivement les critiques littéraires d’oeuvres opposées aux idéaux du régime.

Nous avançons l’hypothèse selon laquelle, à cette époque, il existait un (jeune) lectorat politisé et désireux de lire des ouvrages connotés à gauche; par conséquent, les maisons d’édition les plus militantes décidèrent de traduire et de publier André Breton en Espagne. En d’autres termes, ces traductions – et leur réception – pourraient être considérées comme un acte politique de la part de la population la plus engagée.

Idéologie, pouvoir et résistance : traduction et censure à la croisée des chemins

« Idéologie », « pouvoir » et « résistance » sont trois concepts inhérents au processus de traduction d’un texte (v. entre autres Bourdieu, 1980, 1982; Foucault, 1976). Ils sont d’une importance primordiale dans un contexte dictatorial tel que le franquisme, puisque le traducteur doit non seulement tenir compte des questions linguistiques mais aussi être conscient que sa position en tant que traducteur est fortement influencée par le contexte socio-politique dans lequel il exerce son métier (Gómez Castro, 2009, p. 24). Prenant en compte l’importance des rapports qui existent entre ces concepts, il convient tout d’abord de souligner le comportement de résistance des pouvoirs dictatoriaux, qui visent à empêcher l’influence des tendances et des opinions externes opposées aux idéaux de la dictature. Dans ce contexte, la résistance a des conséquences négatives car elle empêche l’arrivée d’idées nouvelles, ainsi que le souligne Pascale Casanova à propos du régime franquiste :

La fermeture politique et intellectuelle de l’Espagne franquiste est une des expressions les plus significatives de la tentation isolationniste de ce pays. […] La guerre civile a marqué une cassure profonde, radicale, dans les lettres espagnoles. Très brutalement, les mouvements amorcés par les avant-gardes des années 10 et 20, puis par la génération de 27, ont été stoppés; la classe intellectuelle a été décimée, et la littérature de l’intérieur, qui s’écrit sous le contrôle de la censure dans les années 40 et 50, est considérablement affaiblie et appauvrie.

2008, pp. 167-168

De cette manière, le gouvernement a eu recours à la censure afin de protéger ses bases idéologiques et d’empêcher l’arrivée d’idées contraires au franquisme, à la religion catholique ou en faveur de pratiques sexuelles, y compris celles hors norme (v. Godayol, 2020; Merino et Rabadán, 2002; Zaragoza Ninet et Llopis Mestre, 2021). Selon Elena Bandín Fuertes, il s’agissait d’un « objectif caché sous une attitude paternaliste » (2007, p. 35; notre trad.). D’un point de vue sociologique, Sue Curry Jansen définit la censure comme « une forme de surveillance : un mécanisme de collecte de renseignements que les puissants peuvent utiliser pour resserrer le contrôle sur les personnes qui menacent de perturber les systèmes d’ordre établis » (1988, p. 14; notre trad.). C’est pourquoi, à l’époque franquiste, le traducteur devait non seulement prendre en compte les enjeux linguistiques du texte original mais aussi le contexte politico-idéologique dans lequel le texte traduit allait paraître.

C’est dans ce cadre que le mot « idéologie » acquiert une grande importance pour notre étude, même s’il s’avère compliqué de cerner son sens et de délimiter sa portée. Dans les études traductologiques, l’idéologie est liée à la manipulation (Hermans, 1985), à la réécriture ou à la distorsion (Lefevere, 1992) sans que cela implique forcément une connotation négative. Lefevere décrit l’idéologie comme « la grille conceptuelle qui consiste en des opinions et des attitudes jugées acceptables à un certain moment, et à travers laquelle les lecteurs et les traducteurs abordent les textes » (1998, p. 48; notre trad.). Pendant le second franquisme, l’idéologie a évolué de manière progressive et modérée, surtout parmi la population la plus intellectuelle et engagée. Cela a rendu possible la publication de beaucoup de livres subversifs en Espagne. Néanmoins, certains éditeurs et traducteurs ont dû continuer à tenir tête au pouvoir, bien que la résistance du régime ait été moins forte que durant les années précédentes.

Situation historique, culturelle et idéologique pendant le second franquisme (1959-1975)

Le second franquisme, qui débuta en 1959 grâce au célèbre Plan de Stabilisation mené par une série de technocrates de l’Opus Dei[5] et qui prit fin en 1975 avec la mort de Franco, fut la seconde grande phase de la dictature franquiste. Ce Plan représenta non seulement un moment de transformation économique considérable, mais aussi un changement de mentalité important pour la plupart des Espagnols.

En sus du Plan de Stabilisation, le gouvernement mit en place les premiers Plans de Développement en 1964 afin de fournir les ressources nécessaires aux entreprises privées, et pour développer l’industrie espagnole. Parmi les principaux piliers du « miracle économique », figurèrent l’investissement étranger, l’émigration et le tourisme (Townson, 2009, p. xxv). L’idéologie de cette dernière période fut de plus en plus floue et la résistance de plus en plus sélective et indulgente, même si la dictature montra toujours une grande hostilité envers l’athéisme, la démocratie et le communisme. La société espagnole était en train de se transformer avant l’arrivée des changements économiques de la fin des années 1950 (Bernecker, 2009, p. 49). Il est donc possible que le Plan de Stabilisation de 1959 soit une réponse aux émeutes sociales de 1956 menées par des étudiants et des travailleurs en grève. Il reste que tous ces changements économiques et sociaux provoquèrent l’adoption de comportements typiques des pays les plus développés, dont une tolérance religieuse plus grande, un croissant laxisme en termes de traditions, de même qu’un plus grand pluralisme politique. L’une des contradictions du second franquisme fut assurément la relative modernité économique et le manque de libertés fondamentales, ce qui provoqua des tensions politiques et sociales accompagnées d’une forte mobilisation sociale. De cette manière, les formations les plus progressistes de la société (intellectuels, étudiants, travailleurs) prirent parti pour l’idéologie marxiste, laquelle jouissait d’une large diffusion dans ces cercles.

Il faudrait donc remonter aux années 1940 ou 1950 pour mieux analyser ces mentalités jugées subversives. Selon Daniel F. Álvarez Espinosa (2003), les jeunes universitaires appartenant aux classes aisées se réconcilièrent avec les enfants des vaincus de la guerre civile et s’indignèrent des conditions du travail dans les zones marginales des villes où habitaient les immigrés ruraux. Cela favorisa leur engagement politique et ils se joignirent à l’opposition intellectuelle afin de rééduquer la population la plus engagée, grâce notamment à la publication de plusieurs revues culturelles ayant pour objectif de changer progressivement les mentalités dans les cercles littéraires et cultivés. Dans ce sens, il est indispensable de mettre en relation les traductions de Breton, publiées dans les années 1960 et 1970, avec la situation politique et culturelle de l’Espagne à cette époque.

En effet, l’anti-franquisme s’enracina durant le second franquisme, en raison de l’irruption de tendances idéologiques de gauche comme le marxisme ou l’existentialisme. Ces idées marxistes motivèrent donc la traduction et la publication d’ouvrages subversifs comme ceux de Breton. Barreiro López soutient que « ce mouvement croissant de contestation a profondément affecté le champ culturel », car, au courant des années 1960, « non seulement les travailleurs mais aussi un grand nombre d’intellectuels [et] de critiques d’art prendraient une place de plus en plus active dans la sphère sociale et politique » (2017, p. 3; notre trad.). Cette nouvelle conscience sociale fut particulièrement soutenue par le Parti communiste espagnol (PCE), qui opérait de manière clandestine depuis la fin de la guerre. Elle favorisa également l’apparition de mouvements d’étudiants qui luttaient en faveur des droits politiques et civils des Espagnols et qui participèrent en grand nombre aux révoltes de l’Université de Madrid de 1956 visant à supprimer le Syndicat espagnol universitaire (SEU), une organisation d’étudiants de la Phalange[6], finalement dissout en 1965 à la suite des protestations.

Les associations étudiantes étaient à l’époque interdites, ce qui explique la création d’organisations clandestines telles que l’ASU (Agrupación Socialista Universitaria [Regroupement socialiste universitaire]) et l’UDE (Unión Democrática de Estudiantes [Union démocratique des étudiants]). Leur but était de réorganiser démocratiquement les institutions universitaires et de promouvoir la conscience politique. L’un des regroupements les plus importants fut la FUDE (Federación Universitaria Democrática Española [Fédération universitaire démocratique espagnole]), créée en 1961 par des membres de l’ASU, le Parti communiste et l’organisation politique anti-franquiste FLP (Frente de Liberación Popular [Front de Libération populaire]), fondée trois ans auparavant. Les étudiants politisés étaient minoritaires au début des années 1960, mais à partir de la seconde moitié de cette décennie le changement fut plus qu’évident. Selon une enquête sociologique de 1965-1966, les activités culturelles des colegios mayores [résidences universitaires] furent de plus en plus liées aux activités dissidentes (Barreiro López, 2017, p. 91). Les jeunes Espagnols les plus engagés suivirent avec grand intérêt les événements de mai et juin 1968 en France. Cette situation favorisa bien sûr un sentiment d’indignation, qui, en 1969, déboucha sur de nombreuses manifestations dans plusieurs universités. Par conséquent, le gouvernement déclara l’état d’exception le 24 janvier de cette même année (Powell, 2001, p. 29), en limitant le droit à la liberté d’expression.

Ainsi, les concepts en rapport avec une plus grande conscience socio-politique et la récupération du marxisme, de la philosophie de Jean-Paul Sartre ou d’Antonio Gramsci eurent une importance vitale dans les cercles les plus dissidents. Effectivement, la littérature marxiste se multiplia de manière retentissante sur le marché espagnol, ce qui facilita la rapide propagation de la marxisation parmi les critiques militants et au sein de la gauche. Pour ce qui est du monde artistique, une série d’écrivains réalistes (dont Juan Goytisolo, Carlos Barral[7], Jaime Gil de Biedma) eurent pour objectif de décrire les conditions de travail de la classe ouvrière espagnole. La scène culturelle du moment s’éloignait de plus en plus du franquisme et les artistes se positionnaient ouvertement pour une résistance contre ce pouvoir dictatorial. Malgré leurs différences idéologiques et politiques, ces écrivains et artistes militaient pour obtenir une réforme démocratique. En 1963, la revue Cuadernos para el Diálogo [Cahiers pour le Dialogue] naquit avec le but de rendre possible un débat entre socialistes, chrétiens et la Gauche divine[8], entre autres. Des articles portant sur des domaines divers furent publiés : politique, philosophie, art et littérature. Cette variété rendait possible l’accès des théories marxistes à un lectorat de plus en plus large, favorisant « un dialogue sérieux entre chrétienté et marxisme comme approche générale afin de discuter d’un avenir politique alternatif pour l’Espagne » (Barreiro López, 2017, p. 178; notre trad.). Ce nouveau contexte politique incita très probablement des maisons d’édition telles que Barral ou Guadarrama, dont nous parlerons un peu plus loin, à traduire et à publier le surréaliste André Breton, pour autant que ses ouvrages pouvaient servir la lutte symbolique contre la dictature franquiste.

La censure des livres pendant le second franquisme

Les traductions des écrits de Breton furent complètement interdites pendant le premier franquisme (1939-1959) à cause de la forte résistance exercée par les censeurs, qui se méfiaient de ses idées contraires à l’idéologie franquiste. C’est pourquoi ils surveillaient de très près les propositions de traductions pour empêcher leur publication. Or, un changement important eut lieu en juillet 1962, lorsque Manuel Fraga accéda au poste de ministre de l’Information et du Tourisme. La légère ouverture effectuée par ce ministère modernisa l’industrie éditoriale en l’adaptant à celles de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Si la consultation pour la publication des livres était théoriquement volontaire à partir de la promulgation de la nouvelle Loi sur la Presse (1966), les éditeurs n’étant plus obligés d’obtenir l’approbation de l’appareil censorial, en réalité cela impliquait une censure cachée. Ainsi, alors que la plupart des maisons d’édition continuèrent de consulter l’appareil censorial afin d’éviter de possibles répercussions, une minorité d’éditeurs se rendirent compte de l’ambigüité de cette loi et en profitèrent pour publier des textes sur des sujets – religion, politique et sexe – auparavant interdits. Il s’ensuit que cette nouvelle loi fut partiellement responsable de la propagation d’idées communistes, d’autant plus que ces publications subversives « jouissaient d’une réception inconditionnelle surtout parmi les professeurs et le milieu étudiant » (Vega, 2004, p. 555; notre trad.). Autrement dit, les avant-gardes « historiques » comme le surréalisme réapparurent grâce à « leurs liens avec le communisme » (Barreiro López, 2017, p. 103; notre trad.).

Pour cette raison, le ministère de l’Information et du Tourisme surveillait les activités des éditeurs et alertait les censeurs, même si, selon Franco, « nous ne devons pas employer des mesures strictes qui ne seraient pas bien accueillies par nos pays amis dans le monde entier » (cité par Muñoz Soro, 2005, p. 84; notre trad.) et que le contrôle systématique de ces livres séditieux mettait en danger l’image internationale du régime. Cet apparent laxisme envers des oeuvres « élitistes » eut un impact plus important sur la population engagée qu’espéré par le gouvernement, puisque celles-ci furent lues non seulement par une « minorité intellectuelle » dissidente, mais aussi par des étudiants et des ouvriers qui accédèrent ainsi aux théories esthétiques, artistiques et philosophiques marxistes de même qu’à la poésie sociale espagnole de Gabriel Celaya ou Jaime Gil de Biedma, pour ne citer que deux exemples. D’ailleurs, les critiques militants, grâce à leur activisme artistique et socio-politique, étaient de plus en plus soutenus par la société espagnole en général.

Pour qu’un ouvrage traduit puisse être publié en Espagne pendant le second franquisme, il fallait d’abord savoir négocier avec le pouvoir établi, car « il n’y a pas d’acte de traduction qui ne soit pas un acte de négociation » (Tessicini, 2014, p. 1; notre trad.). Comme Gómez Castro (2008, pp. 66-67) le précise, il existait à cette époque deux types de négociations. D’une part, il y avait les négociations « internes » entre l’éditeur et l’écrivain ou le traducteur pour essayer de tromper les censeurs. Il existait alors plusieurs possibilités : resoumission du même livre mais avec un titre autre que celui présenté dans un premier temps à l’appareil censorial; resoumission du même livre mais avec une autre couverture; soumission d’une traduction différente de celle initialement envoyée au ministère; adoucissement de la traduction avant de la soumettre à l’appareil censorial; modification du tirage déclaré. À cela s’ajoute encore la possibilité de supprimer quelques parties de la traduction.

D’autre part, il existait des négociations « externes » menées entre la maison d’édition et les censeurs. Dans ce cas, il y avait aussi plusieurs options : autorisation de traduire le livre à condition que des suppressions soient effectuées avant la traduction; accord pour adoucir la traduction; fausse déclaration concernant le pays où l’ouvrage a été imprimé afin de faire passer un ouvrage espagnol pour étranger; accord pour éditer le livre dans la langue originale au lieu de le traduire; autorisation de publier le livre à l’étranger dans sa forme complète (sans coupures ni modifications); autorisation de publier un livre destiné à un public restreint.

En ce qui concerne les deux ouvrages étudiés dans cet article, il y a clairement eu plusieurs cas de négociation « interne » (suppression de certaines parties de la traduction avant de l’envoyer à l’appareil censorial), ainsi que de négociation « externe » (accord pour supprimer certaines parties de la traduction). Les quatre sujets tabous à l’époque étaient le sexe, la politique, le langage grossier et la religion (Abellán, 1980, p. 88). En ce qui concerne la négociation « interne », Guadarrama supprima une partie de Manifestes du surréalisme contenant des mots sexuels ou grossiers (ex. « foutre », « jean-foutre », p. 347) avant d’envoyer la traduction à l’appareil censorial (v. Panchón Hidalgo, 2021). Barral, pour sa part, décida de supprimer un fragment d’Entretiens lié à la religion (« Envers la religion, la position surréaliste demeure aussi intransigeante qu’au premier jour […] », p. 290) avant de soumettre la traduction au ministère. Pour ce qui est de la négociation « externe », les censeurs demandèrent, d’une part, de supprimer deux extraits de Manifestes du surréalisme en lien étroit avec les sujets tabous de la dictature, à savoir les opinions politiques pro-marxistes (« […] aussi faux que toute entreprise d’explication sociale autre que celle de Marx […] », pp. 187-188) et celles contre la religion (« il faut […] que cesse l’exploitation de l’homme par le prétendu “Dieu”, d’absurde et provocante mémoire », p. 341). D’autre part, les censeurs exigèrent la suppression de deux fragments de l’ouvrage Entretiens en rapport avec la civilisation chrétienne en général et avec la lutte révolutionnaire en Espagne en particulier (v. Panchón Hidalgo, 2019).

Les maisons d’édition espagnoles désireuses de traduire Breton et la réception de ses livres en Espagne

L’Archivo General de la Administración (AGA), situé à Alcalá de Henares, est l’un des principaux fonds de publication des XIXe et XXe siècles et il permet d’accéder aux dossiers de censure de l’époque franquiste (v. Lobejón Santos et al., 2021). Ces documents montrent les points de vue des censeurs et les parties du texte qui, selon eux, devaient être supprimées car contraires à l’idéologie franquiste[9]. Les entrées sont ordonnées par date d’archivage et indiquent le titre de l’ouvrage, le nom de l’auteur, le numéro de dossier, l’année, le numéro de catalogue et le nom de l’éditeur. Nous avons pu constater qu’il n’existait aucun dossier sur Breton dans les premières années du franquisme. En ce qui concerne les éditeurs, nous avons remarqué la présence de maisons d’édition très connues, comme Tusquets ou Anagrama, et moins célèbres, comme Ayuso ou Fundamentos, ce qui témoigne de l’intérêt croissant de Breton de la part d’éditeurs plus commerciaux, non seulement des plus engagés et indépendants.

Manifestes du surréalismeManifiestos del surrealismo – fut traduit par Andrés Bosch et publié en 1969 par Guadarrama dans la collection universitaire de poche « Punto Omega » [Point Oméga]. Lauréat du Premio Planeta[10] en 1959 pour son roman La noche [La nuit], Andrés Bosch (1926-1984) était écrivain et essayiste en plus d’être traducteur. Il exerça comme avocat jusqu’à 1961, date à partir de laquelle il se consacra entièrement à la littérature. Il fut également collaborateur dans plusieurs périodiques et il traduisit en espagnol d’autres auteurs, dont John Steinbeck, John Le Carré et Virginia Wolf.

Le directeur de Guadarrama, Manuel Sanmiguel, fonda en 1957 cette maison d’édition avec Eduardo Caballero Calderón et Pilar Vega García : leur but était de publier des écrivains espagnols en Amérique latine et des écrivains hispano-américains en Espagne. Lorsque Caballero Calderón quitta l’Espagne, Sanmiguel devint le seul propriétaire de Guadarrama et lui fit prendre une tout autre direction en la consacrant uniquement aux oeuvres de type culturel et universitaire telles Historia social de la literatura y el arte d’Arnold Hauser (Caballero Holguín, 2008). Le fait d’éditer cet essai dans « Punto Omega » suggère que le public susceptible de le lire était celui de jeunes intellectuels, mais pas nécessairement de gauche. Comme il l’expliqua dans un entretien réalisé par le journaliste Josep Carles Clemente (2005), Sanmiguel pensait à l’apport potentiel au patrimoine culturel espagnol et misait notamment sur les collections de poche afin de les mettre à la portée des bourses les plus modestes.

Selon lui, le public cible de la collection « Punto Omega » était plutôt les cercles populaires. C’est précisément à partir de 1966, date de la création de « Punto Omega », que l’activité de Guadarrama s’est intensifiée, avec des ventes prioritairement destinées à l’exportation, dont 50 % destinés aux marchés américains (Martínez Martín, 2015). La décision de fonder « Punto Omega » fut attribuée à l’intellectuel roumain d’extrême droite Vintilă Horia[11], qui la dirigea pendant les trois premières années de son existence. En février 1984, il donna une interprétation des intentions, tendances et réalisations de la collection dans un article publié dans le journal d’extrême droite El Alcázar. Elle y est décrite comme la représentation la plus prestigieuse de la réforme spirituelle, au sens contre-révolutionnaire, qui se produisait dans le monde sous l’impact, d’une part, de la nouvelle science et, d’autre part, d’une littérature, d’une philosophie et d’une critique littéraire qui n’avaient rien à voir « avec les mausolées léninistes décadents du réalisme pseudo-socialiste » (Horia, 2007; notre trad.). Il est intéressant de noter que trois ans seulement après la fondation de la collection, alors que Horia en était encore le directeur, la traduction des Manifestes du surréalisme fut publiée. Cela confirme les nombreuses contradictions de l’époque et le fait que, malgré tout, la résistance de la part du gouvernement était de moins en moins forte et que les maisons d’éditions destinées à un public intellectuel jouissaient d’une relative ouverture à la fin des années 1960.

Dans la Biblioteca Virtual de Prensa Histórica, nous n’avons trouvé aucune critique littéraire sur la traduction Manifiestos del surrealismo, alors que nos recherches dans les journaux ABC et Triunfo ont été plus fructueuses. ABC est le seul qui ait publié des comptes rendus de cette oeuvre. Fondé par Torcuato Luca de Tena y Álvarez-Ossorio en 1903, il s’agit d’un journal conservateur, monarchiste et catholique, dont le siège se situe à Madrid. Son ancienne section LIBROS NUEVOS [livres nouveaux] présentait de façon anonyme toutes les nouvelles parutions littéraires. Le 19 avril 1969, ABC (édition d’Andalousie, p. 55) y publia le compte rendu suivant :

Tableau 1

Manifiestos del surrealismo. ABC, 9 avril 1969

Manifiestos del surrealismo. ABC, 9 avril 1969

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L’auteur anonyme y résume brièvement l’ouvrage et se réfère à Andrés Bosch. C’est la seule fois où le traducteur est mentionné dans tous les comptes rendus consultés. Comme nous l’avons souligné dans nos recherches précédentes (v. Panchón Hidalgo, 2018), cet article confirme aussi le fait que le traducteur était considéré comme une figure secondaire dans les dernières années du franquisme; il était un simple trait d’union entre l’auteur original et le lecteur. L’auteur du commentaire emploie l’adjectif « aberrante » [aberrant] qui, selon lui, a été très utilisé pour qualifier ce type de mouvement artistique. Cette remarque suggère à quel point les avant-gardes étaient peu appréciées par le grand public, car différentes de la littérature dite canonique.

Le journal ABC publia également le 6 août 1969 (p. 43) un deuxième bref compte rendu anonyme, toujours dans la section LIBROS NUEVOS :

Tableau 2

Manifiestos del surrealismo. ABC, 6 août 1969

Manifiestos del surrealismo. ABC, 6 août 1969

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Dans ce bref commentaire, l’ouvrage est sobrement expliqué et les propositions de Freud et Breton sont qualifiées de « polémicas » [polémiques], car opposées au « flanco integrista y conservador » [flanc intégriste et conservateur]. Selon l’auteur, ces nouvelles idées suscitent la controverse dans la société, mais c’est précisément cette situation qui les rend encore plus fortes. Il est possible qu’avec ce commentaire, l’auteur faisait référence à la situation d’agitation qui régnait en Espagne en 1969 et aux émeutes de janvier 1969, lorsque les étudiants de l’université de Barcelone prirent d’assaut le rectorat. Cela confirme à nouveau le changement qu’était en train de vivre l’Espagne à la fin des années 1960. Il est intéressant de noter que le quotidien ABC, bien qu’étant de droite, traite les détracteurs de Breton comme des fondamentalistes et des conservateurs. Cela démontre une fois de plus l’ouverture réelle du milieu intellectuel, même à droite, à la culture dite « subversive » vers la fin des années 1960. La chute prend cependant la forme d’une question rhétorique : « ¿qué queda después del surrealismo? » [que reste-t-il après le surréalisme?], laissant sous-entendre que le surréalisme s’est déjà éteint.

D’un autre côté, la revue progressiste Triunfo ne consacra aucun article à l’essai de Breton, ni en 1969, date de publication de la traduction, ni en 1974, lorsqu’elle fut rééditée. En revanche, elle publia de longs reportages sur le mouvement surréaliste pendant ces trois années[12]. Fondée en 1946 par José Ángel Ezcurra, la revue incarna, dans les années 1960 et 1970, les idées et la culture de la gauche espagnole et fut un symbole de la résistance intellectuelle face au pouvoir de l’époque. L’un de ses reportages, « El surrealismo. 1924-1964 », rédigé par le critique d’art José María Moreno Galván[13], parut le 26 septembre 1964.

Dans cet article, Moreno Galván célèbre les 40 ans du mouvement surréaliste dans le monde et indique que celui-ci « a été le ferment de presque toutes les expressions artistiques en Europe » (1964a, p. 59; notre trad.). Se demandant si le surréalisme est vraiment mort comme le soutiennent certains critiques lorsqu’ils affirment que « c’est déjà de l’histoire ancienne » (ibid., p. 60; notre trad.), l’auteur le confirme : selon lui, le surréalisme est mort parce qu’il s’est dilué dans l’art; « il a cessé d’être une tendance pour devenir une puissance » (ibid.; italique dans l’original; notre trad.). Comme il le souligne à juste titre, c’était un mouvement « destructeur du prestige historique et des archétypes artistiques; il est iconoclaste, subversif, insultant, blasphématoire et a une conscience très aiguë de l’incivilité » (ibid., p. 61; notre trad.). Compte tenu de ce commentaire, il est possible que les oeuvres de Breton aient été traduites à une époque où elles étaient considérées comme inoffensives par le pouvoir franquiste. Il fait une brève allusion à Breton, en soulignant qu’il n’est pas seulement l’un des grands poètes de la France contemporaine, mais qu’il est, sans conteste, le plus grand idéologue et tenant du mouvement.

La deuxième partie de ce même reportage fut publiée dans le numéro suivant, le 3 octobre 1964. Ici Moreno Galván fait le rapport entre la poésie et la peinture surréalistes, ainsi qu’entre le communisme et le surréalisme, considérant qu’après 1935 « le divorce définitif entre les deux idéologies est consommé » (1964b, p. 62; notre trad.). Il se demande ensuite sur quoi reposait leur point commun et où se trouve le noeud fondamental de divergence qui les a rendues définitivement inconciliables. À son avis, les surréalistes et les communistes « se sont identifiés par le choix de leurs ennemis » (ibid.; notre trad.) : d’une part, la morale, la conscience et le goût bourgeois étaient les ennemis des surréalistes; d’autre part, la bourgeoisie elle-même était l’ennemie des communistes. Lorsque le surréalisme a clairement laissé de côté l’idéologie communiste, il n’y avait plus de « matière nourricière pour l’idéologie » (ibid.; notre trad.) : le surréalisme a cessé d’être politiquement controversé et est devenu une partie de l’histoire de l’art mondial. Dans cette deuxième partie du reportage, l’auteur décrit une fois de plus Breton comme l’un des grands poètes français de tous les temps, aux côtés de Paul Éluard et de Louis Aragon. D’après lui, la clé de l’échec de la révolution surréaliste consiste à avoir « confondu le témoignage avec l’action et la rébellion avec la révolution » (p. 63; notre trad.).

Un deuxième reportage intitulé « El arte y los sueños » [L’art et les rêves] fut également rédigé par Moreno Galván et publié le 22 mars 1969. Il traite de nouveau la relation étroite entre la peinture et la poésie surréalistes et cite des peintres majeurs tels que Miró, Picasso, Tanguy, Magritte et Dalí. Un troisième reportage, « Poesía surrealista en España » [Poésie surréaliste en Espagne] écrit par le critique José Monleón[14], parut le 21 août 1974. Monleón reconnaît que le groupe surréaliste est « résolument politisé » (p. 46; notre trad.) et qu’il fait preuve d’un « engagement radical et donc aussi politique » (p. 47; notre trad.). Enfin, un quatrième reportage, « El surrealismo: entre la revolución y los sueños » [Le surréalisme : entre la révolution et les rêves], est de Demetrio Enrique[15]. Il vit le jour le 28 septembre 1974, coïncidant avec le 50e anniversaire du mouvement. L’auteur rappelle en quoi consistait le surréalisme et indique que la réalité contre laquelle ces artistes se sont rebellés n’était pas très différente de celle de 1974. Il s’inspire justement de la traduction « El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones » de Jordi Marfà (v. ci-après) afin d’ajouter des citations en espagnol à son article. Cependant, toutes les oeuvres des principaux membres surréalistes qu’il cite à la fin du texte sont en français. Indirectement, ces trois reportages ont sûrement facilité l’intérêt des lecteurs de Triunfo pour les deux livres de Breton en traduction, étroitement liés à la théorie surréaliste.

Entretiens, publié sous le titre El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones, fut édité par Barral en 1972. Créée à Barcelone en 1911 en tant qu’entreprise d’arts graphiques, cette maison d’édition fut reprise par Víctor Seix et Carlos Barral en 1955. Le rôle joué par Barral dans le monde éditorial espagnol de cette époque est marquant. Cet homme d’affaires « épaulé par une solide culture cosmopolite, incarna l’avant-garde littéraire de ces années et fut maître et guide d’éditeurs plus jeunes » (De Diego, 2008, p. 4; notre trad.). Il publiait « les romans considérés de qualité » (Vila-Sanjuán, 2003, p. 187; notre trad.) et ses « propositions éditoriales […] frôlaient la provocation » (Jané-Lligé, 2015, p. 86; notre trad.). Cette réputation justifia très probablement les opinions négatives du ministère de l’Information et du Tourisme le concernant. Le 28 juin 1974, Ricardo de la Cierva, Directeur général de la Culture populaire, décida de créer une liste des maisons d’édition les plus engagées. Pour ce faire, il demanda la collaboration de la Direction générale de la Sécurité et la maison d’édition Barral fut taxée de « marxiste et gauchiste » (Martínez-Martín, 2011, p. 137; notre trad.). Jordi Marfà, le traducteur de El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones, traduisit dix-sept oeuvres selon la Biblioteca Nacional de España[16], parmi lesquelles figurent des auteurs tels que Jean Piaget ou Jean-François Vilar[17].

En ce qui concerne la réception de cette traduction de Breton, nous avons trouvé plusieurs comptes rendus provenant de différentes sources. Une annonce du journal ABC fut publiée dans la section LIBROS RECIBIDOS [livres reçus] le 19 juillet 1972 où apparaît seulement le nom de cet ouvrage, son auteur et la maison d’édition :

Tableau 3

El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones. ABC, 19 juillet 1972

El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones. ABC, 19 juillet 1972

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Par ailleurs, la revue littéraire hebdomadaire La Estafeta Literaria, considérée comme la publication culturelle officielle du régime franquiste (Garbisu Buesa, 2010) et dirigée à l’époque par l’écrivain Ramón Solís, publia également le 15 avril 1972 dans sa section El cuaderno roto [Le cahier cassé] un compte rendu rédigé par le poète José García Nieto, lauréat du prix Miguel de Cervantès et appartenant à la génération de l’après-guerre espagnole :

Tableau 4

El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones. La Estafeta Literaria, 15 avril 1972

El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones. La Estafeta Literaria, 15 avril 1972

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L’auteur du texte, malgré son idéologie conservatrice, fait une bonne critique de l’oeuvre et juge les interviews de Breton très intéressantes même s’il considère que le surréalisme n’existe peut-être plus, comme l’indiquait déjà le journal ABC (tableau 2) ou le reportage « El surrealismo. 1924-1964 » dans Triunfo. Ensuite, il décrit Breton comme un homme plein d’esprit, talentueux et doté d’une forte personnalité. Il fait allusion au livre l’Histoire des Indes, du moine dominicain Bartolomé de las Casas, où la question des dieux est abordée. Dans ce commentaire, le lecteur peut ressentir la religiosité de García Nieto : en effet, son désir de chercher Dieu est présent dans beaucoup de ses poèmes. Bien qu’il s’agisse d’une revue littéraire, l’article ne mentionne pas l’écrivain Jordi Marfá, traducteur d’Entretiens.

Enfin, le journal provincial Hoja del lunes de Barcelona publia un compte rendu anonyme le 26 juin 1972 dans sa section Letras – Letras [Lettres – Lettres] concernant la traduction d’Entretiens en Espagne :

Tableau 5

El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones. Hoja del lunes de Barcelona, 26 juin 1972

El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones. Hoja del lunes de Barcelona, 26 juin 1972

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Contrairement à ce que pensaient les critiques littéraires précédents, l’auteur de ce texte soutient la validité actuelle du surréalisme, c’est pourquoi il le considère comme très important encore à son époque. Comme le compte rendu précédent, celui-ci ne cite pas non plus le traducteur du livre. Sachant que cette revue provinciale est de Barcelone et que Barral est également de Barcelone, cela a pu influencer la publication de ce compte rendu, peut-être destiné – mais pas exclusivement – à la Gauche divine (v. note 8).

Mis à part ces documents, nous n’avons trouvé aucune autre critique littéraire ou article liés à la traduction publiée en 1972 par Barral. Cela suggère que les traductions de Breton en Espagne, notamment parmi le public populaire, eurent un retentissement très limité.

Conclusion

À partir des années 1960, des maisons d’édition ainsi que des étudiants et des artistes engagés commencèrent à traduire et à lire les textes d’auteurs surréalistes et de gauche, ce qui pour eux représentait une forme d’opposition à la dictature franquiste. En effet, les maisons d’édition espagnoles connurent une importante évolution pendant cette décennie en publiant de plus en plus de livres hostiles au régime, comme c’est le cas des oeuvres traduites de Breton, qui virent le jour à partir du « second franquisme ».

Cette situation s’explique grâce à une relative ouverture politique, qui permit la publication de traductions considérées comme subversives par les censeurs de l’époque.

Au cours du « premier franquisme », Breton n’a donc pas été traduit en Espagne en raison de la résistance exercée par le régime à travers son strict contrôle éditorial et parce que les cercles culturels de l’époque avaient aussi la possibilité de lire les ouvrages de cet écrivain en version originale sans devoir en chercher les traductions. Selon Cruces Colado (2006, p. 111), le français était une langue qui était encore lue par les intellectuels et, en général, par les personnes ayant fait des études universitaires, et par laquelle ils avaient accès à tout ce qui était nouveau et qui paraissait à l’étranger.

D’autre part, aussi bien la nouvelle Loi sur la Presse promulguée en 1966 que l’apparition de nouvelles maisons d’édition, plus intéressées par le caractère politique ou culturel des livres que par leur simple attrait économique, ont accru la publication d’oeuvres jusqu’alors peu accessibles dans ce pays et destinées à une minorité intellectuelle.

En revanche, les essais de Breton étudiés dans cet article n’ont presque pas eu d’impact dans la presse des années 1960 et 1970, ni dans les archives de la Biblioteca Virtual de Prensa Histórica, ni dans le journal conservateur ABC, l’un des plus importants du pays à l’époque, ni dans la revue culturelle progressiste Triunfo, même si cette dernière publiait habituellement des comptes rendus ou des critiques de livres politiquement opposés à la dictature. Cela montre effectivement le peu de répercussion que Breton a eu auprès du grand public, même si l’un des objectifs de Guadarrama était de faire connaître ses publications à un lectorat plus large grâce à sa collection de poche.

Cette étude nous a donc permis de corroborer notre hypothèse concernant l’engagement – non seulement politique mais aussi culturel – de certains éditeurs et critiques littéraires dans les années 1960 et 1970, même si ces ouvrages de Breton n’ont pas été particulièrement bien accueillis par la presse de l’époque car il s’agissait d’un écrivain opposé à l’idéologie du régime et peut-être aussi parce qu’il n’intéressait qu’un petit cercle intellectuel. En effet, les classes dirigeantes franquistes jouèrent un rôle prépondérant dans la limitation de la diffusion des livres de Breton, particulièrement auprès d’un lectorat plus large. Cela dit, en dépit de l’idéologie prédominante, les traductions de Breton attiraient quand même un public restreint et elles étaient considérées comme un acte politique de la part de la population la plus militante. Par exemple, le censeur franquiste Dietta était conscient de l’intérêt porté à Breton par les « intellectuels » ou les « pseudo-intellectuels » espagnols, « très enclins à ces doctrines, non par conviction mais par ressentiment »[18].

En revanche, nous avons également pu confirmer qu’un grand changement idéologique s’opérait dans la société espagnole. Cela se voit chez les éditeurs intéressés par la publication de Breton, puisque non seulement les plus engagés et indépendants – Ayuso ou Fundamentos –, mais aussi les plus commerciaux – Tusquets ou Anagrama – voulaient le publier, conscients de l’intérêt littéraire de ses oeuvres et peut-être moins préoccupés par les tendances politiques de l’auteur. On peut également le constater, par exemple, dans le compte rendu de la revue officielle du régime Estafeta Literaria[19] ou même dans celui du journal ABC (tableau 2) qui, bien qu’étant de droite, traite les détracteurs de Breton comme des fondamentalistes et des conservateurs.

Tout cela confirme l’importance des concepts d’« idéologie », de « pouvoir » et de « résistance » dans le processus de traduction et de diffusion d’une publication dans un contexte dictatorial comme le franquisme. Cependant, nous avons pu vérifier que l’idéologie devint de plus en plus floue pendant la seconde étape de la dictature et que la résistance de la part du pouvoir franquiste, surtout envers les textes les plus dissidents, était de moins en moins forte grâce au nouveau contexte socio-historique qui se jouait au niveau national et international.