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Introduction

Dans le corpus de ce qu’Ilaria Vitali appelle la « nébuleuse beure[1] », Kiffe kiffe demain de Faïza Guène occupe une place particulière, aussi bien par l’énorme succès qu’a connu très vite le roman dans sa version originale parue en 2004 que pour le nombre de traductions auquel il a donné lieu. Plus que d’autres romans beurs emblématiques tels ceux de Mehdi Charef, Azouz Begag et Rachid Djaïdani, Kiffe Kiffe demain, récit d’une adolescente destiné aux adolescents (Sourdot, 2009, p. 505), a plu à un large public. Il marque d’ailleurs un tournant décisif dans la littérature beure, non seulement puisqu’il renoue avec le succès populaire qu’avait connu en 1986 Le Gone du Chaâba d’Azouz Begag et ravive l’intérêt des critiques littéraires pour ce genre d’écrits de jeunesse, mais aussi parce qu’il montre l’évolution de la question identitaire en milieu urbain.

Plusieurs chercheurs en littérature maghrébine de langue française ont consacré des articles et des ouvrages critiques au courant littéraire beur. Au début des années 1990, on se questionnait déjà sur l’identité de ce courant (Achour, 1990) et sur le rapport conflictuel avec la France que vivent les jeunes auteurs qui le représentent (Djaout, 1991). Un Guide bio-bibliographique concernant cette littérature a d’ailleurs vu le jour grâce à Alec G. Hargreaves (1992). Pendant les années 2000, les recherches ont porté plus spécifiquement sur l’écriture féminine beure et sur la traduction des romans beurs, ainsi que sur la transition vers une littérature dite « urbaine » (Hargreaves et Gans-Guinoune, 2008; Redouane et Szmidt, 2012; Vitali, 2011b; 2011c). L’engouement pour ces textes s’explique certainement par les thématiques évoquées dans cette littérature urbaine qui concerne souvent la vie des jeunes dans la banlieue française multiethnique. Les spécialistes se penchent aussi sur l’emploi littéraire qui y est fait du « français contemporain des cités » (Goudailler, 2007). Ce procédé stylistique consiste, comme l’affirme Vitali, en une « dynamisation » – et « dynamitation » – linguistique et littéraire (2012, p. 108).

Si le « français contemporain des cités » tel que défini par Jean-Pierre Goudailler (2007) n’est pas forcément synonyme de « langue des jeunes », nous constatons néanmoins que, dans les romans de la banlieue, la variété linguistique qui nous intéresse relève toujours des deux notions à la fois. Dans ses analyses de Kiffe Kiffe demain, Marc Sourdot parle de « mots d’ados » (2009, p. 495), de « mots d’adolescents », (ibid., p. 499) et de « langue des jeunes des cités » (ibid., p. 498). Alena Podhorna-Policka et Anne-Caroline Fiévet font référence à l’« argot des jeunes » (2011). Valeria Zotti envisage le français des banlieues avant tout comme une variété « parlé[e] par les jeunes » (2010, p. 23 et p. 26), et Stella Linn (2016) va jusqu’à traduire l’expression « français contemporain des cités » par « Urban Youth Slang ». Le rapprochement entre les deux notions s’explique par les nombreuses caractéristiques que partagent la langue des jeunes telle que nous la définirons plus loin et le français contemporain des cités de Goudailler. Il nous paraît par conséquent légitime de nommer la variété qui nous intéresse par le terme « langue des jeunes des cités ». Si l’on envisage de soumettre à l’analyse la façon dont Kiffe Kiffe demain a été traduit, la langue des jeunes des cités nous semble donc un aspect incontournable.

1. Corpus

Publié en version originale française par Hachette en 2004 dans la collection Littératures, Kiffe Kiffe demain a fait l’objet de multiples éditions[2]. Les épisodes de ce court texte de 192 pages nous sont racontés par Doria, une jeune banlieusarde de 15 ans. Le trait caractéristique du roman est la langue utilisée par la narratrice. Dans un style presque oral, ponctué par des mots appartenant au registre de la langue des jeunes des cités, la voix de la jeune adolescente sonne juste. C’est probablement l’une des clés de la réussite du roman, qui est d’autant plus « porté par une tension romanesque, un style, en accord avec le vécu de cette héroïne et, tout d’abord, avec sa langue » (Sourdot, 2009, p. 495). Depuis l’abandon de son père qui est retourné au « bled » dans l’espoir de procréer un héritier mâle que sa première femme n’a pas pu lui donner, Doria vit avec sa mère dans la cité de Livry-Gargan, au nord de Paris. Le récit, ou plutôt le « monologue » (ibid.) de Doria, nous fait vivre une partie de son quotidien et partager son quartier, son entourage... Doria dépeint plusieurs personnes importantes dans sa vie et raconte ses séances chez la psychologue du lycée, les visites des assistantes sociales et les moments constitutifs de son cheminement personnel. L’humour, qui tient « à la grande variété de tons, conséquence de l’hybridation des langues » (ibid., p. 503) et des registres utilisés par la narratrice, en plus de la « vivacité du rythme » (ibid., p. 497), rend le récit incisif et les personnages attachants.

L’ouvage connaît un succès littéraire presque immédiat et sans précédent pour un roman beur. Sourdot souligne que « 15 000 exemplaires […] ont été vendus en deux mois » dès sa parution (2009, p. 495); « quatre ans plus tard, les ventes, toutes éditions françaises confondues, ont dépassé les 400 000 exemplaires » (ibid.). Le succès du roman se manifeste également par le nombre de traductions qui en ont été réalisées. L’Index Translationum (UNESCO, s. d.) en répertorie seize, et il n’est pas nécessairement complet. De ce nombre, mentionnons les traductions en finnois, italien, néerlandais et serbe, parues en 2005, un an seulement après la publication originale, de même que celles en anglais, allemand, catalan, croate, espagnol, japonais, lituanien, polonais, portugais, slovaque, suédois[3] et russe publiées en 2006. L’une des dernières traductions date de 2010, soit six ans après la publication originale, et concerne l’arabe. Cet écart dans le temps a de quoi étonner dans la mesure où la langue arabe est déjà présente dans le texte français par des mots, des expressions et des références géographiques et historiques qui concernent particulièrement le Maroc, pays d’origine de la narratrice.

Dans le cadre de notre étude, nous avons analysé trois de ces traductions :

  • Ghadan Kiffe Kiffe, traduction arabe réalisée par Sahar Saïd et publiée en 2010 à Bloomsbury par Qatar Foundation Publication (Guène, 2010);

  • Morgen kifkif, traduction néerlandaise de Frans van Woerden, publiée en 2005 à Amsterdam par Sijthoff (Guène, 2005);

  • Mañana será otro día, traduction espagnole réalisée par Jordi Martín Lloret et publiée en 2006 à Barcelone par Salamandra (Guène, 2006).

2. Méthodologie

Avant d’aborder directement la traduction des éléments lexicaux propres à la langue des jeunes des cités dans les versions arabe, néerlandaise et espagnole de Kiffe kiffe demain, il importe de cerner les caractéristiques de la langue des jeunes des cités et de nous pencher sur les principales stratégies de traduction décrites dans les études traductologiques en matière de traduction de régiolectes et de sociolectes.

2.1 La langue des jeunes des cités

Toute langue se décline en plusieurs registres et variétés, parfois même en plusieurs dialectes qui ont souvent comme raison d’être les locuteurs eux-mêmes. Ce sont en effet les différences entre les sujets parlants, leur âge et leur genre, leur origine ethnique et géographique ainsi que leurs conditions socioéconomiques (Hudson, 1999, p. 184-185) qui engendrent la variation linguistique.

Une première acception du terme « langue des jeunes » renvoie à la tranche d’âge de ses locuteurs. Ainsi, la langue des jeunes serait la variété qui englobe « all patterns of language use in the social age of adolescence » (Androutsopoulos, 2005, p. 1496). L’adolescence ne se caractérise cependant pas seulement comme l’étape chronologique qui constitue le passage de l’enfance à l’âge adulte; elle concerne également un phénomène typique de notre société moderne industrialisée, c’est-à-dire la période relativement longue que passent les jeunes ensemble, sur les bancs d’école, avant d’entrer de plain-pied dans le monde du travail (Taylor, 2001, p. 297-298). Les adolescents font en quelque sorte partie de deux communautés linguistiques : ils maîtrisent la variété linguistique des adultes, mais développent par ailleurs un registre qui vise à exprimer la solidarité et la cohésion qui règnent entre les jeunes de leur âge, leurs pairs (ibid., p. 298-299). La langue des jeunes se distingue sur le plan de la prononciation, du lexique, de la morphosyntaxe ou de l’orthographe, de même que sur le plan de la gestuelle ou d’aspects discursifs tels que les formes d’adresse (Zimmermann, 2009, p. 124-125). Ce qui est typique de la langue des jeunes et des variantes urbaines tel le français contemporain des cités, c’est qu’elles comportent de nombreux éléments vernaculaires et argotiques (Androutsopoulos, 2005, p. 1498-1499). Dans les études linguistiques anglo-saxonnes, le terme « vernacular » a plusieurs significations. Néanmoins, la plupart de ces études soulignent que le registre du vernaculaire ne peut s’utiliser ni dans un contexte scolaire ni dans la communication officielle, et encore moins dans les médias traditionnels[4] (Macauly, 2001). Tout comme la notion de vernaculaire, la notion d’argot réfère immanquablement à la langue informelle et, de nos jours, particulièrement aux variantes urbaines et à la langue des jeunes. La perception des mots argotiques peut évoluer : certains étaient auparavant considérés comme choquants et injurieux, mais ils ne scandalisent plus personne de nos jours (Allen, 2001).

Les chercheurs s’intéressent à la langue des jeunes depuis les années 1980 et 1990 (Androutsopoulos, 2005, p. 1496; Podhorna-Policka et Fiévet, 2011, p. 77). Ils se sont d’abord penchés sur certaines formes lexicales, puis ont analysé, dans une démarche davantage sociolinguistique, la différence entre les variétés linguistiques des adolescents et des adultes, en portant une attention particulière à la question du genre. Ils ont par la suite exploré l’importance des origines ethniques des locuteurs, souvent dans des contextes multiethniques (Zimmermann, 2009, p. 119). Depuis lors, les études sur la langue des jeunes concernent souvent les ethnolectes, c’est-à-dire les variétés « that mark speakers as members of ethnic groups who originally used another language or distinctive variety » (Clyne, 2000, p. 96). Les ethnolectes sont le résultat de contacts et de transferts linguistiques dans un contexte urbain : les membres de groupes minoritaires n’emploient plus entre eux la langue de leurs parents ou de leurs grands-parents, mais plutôt une « vernacular version of the dominant lingua franca » (Jaspers, 2008, p. 86). La notion d’ethnolecte reste cependant sujette à caution : les chercheurs qui accordent de l’importance au facteur de l’ethnicité n’en argumentent pas toujours la raison. En outre, des groupes ethniques qui sont présentés comme homogènes connaissent dans certains cas des variations internes marquées.

Les contacts linguistiques qui s’établissent dans un contexte multiethnique entraînent des mélanges de langues dont les manifestations les plus fortes sont les pidgins, les créoles et d’autres formes de langues mixtes. Les ethnolectes ne sont généralement pas considérés comme des langues mixtes, mais comme des variétés d’une seule langue dominante (ibid., p. 87). L’alternance codique est une forme moins développée de mélange de langues dans laquelle des interlocuteurs emploient deux langues (ou plus) à l’intérieur d’une même conversation. Quand l’interlocuteur introduit dans son discours, de façon relativement isolée, un seul mot issu d’une langue étrangère, on parle plutôt d’emprunt lexical, même si la frontière entre l’alternance codique et l’emprunt lexical n’est, dans les faits, pas toujours facile à tracer (Schoonen et Appel, 2005, p. 87; Riehl, 2009, p. 20-23). On peut en outre, parmi les emprunts lexicaux, établir une distinction entre ceux qui sont véritablement intégrés au vocabulaire de la langue hôte et ceux qui, bien qu’utilisés dans la langue hôte, sont toujours ressentis comme appartenant à une langue étrangère. Citons à ce propos Ovidi Carbonell i Cortés :

I take the concept xenism from terminology studies and extend its meaning to stand for any culture-specific word or phrase that remains phonetically unchanged in the target text, either maintaining its original phonemic transcription (qasīda), or orthographically adapted (qaseedah). A xenism is always sociolinguistically marked as foreign, and when such marking disappears because the source word or phrase has been integrated in the target language lexicon, then it is not a xenism proper, but a loanword (spaguettiespaguetis; casida or alcázar in Spanish).

2003, p. 159

La distinction établie par Carbonell i Cortés entre le xénisme et l’emprunt nous paraît pertinente dans le cadre traductologique; nous y ferons donc appel dans ce qui suit.

Ainsi, selon les recherches actuelles, la langue des jeunes des cités est le plus souvent définie comme une variété employée par des adolescents (1) appartenant à une communauté ethnique se situant dans un contexte multiethnique (2) et urbain (3), qui se caractérise par une grande présence de termes argotiques (4) et dans laquelle se déploient différentes formes de contacts de langues (5). Ces cinq marqueurs nous paraissent être des critères intéressants lorsqu’on aborde la langue des jeunes des cités par le prisme de la traduction.

2.2 Bases traductologiques

Pour bien cadrer notre recherche sur la traduction du lexique de la langue des jeunes des cités tel qu’il se présente dans le roman de Faïza Guène, nous nous sommes appuyées sur des études qui concernent aussi bien les régiolectes que les sociolectes. Les spécialistes traitent souvent conjointement de ces deux variétés (Czennia, 2004) et estiment en général que trois stratégies s’offrent aux traducteurs pour les reproduire.

Une première stratégie, envisagée le plus souvent sous l’angle théorique, concerne le recours à un sociolecte ou à un régiolecte équivalent dans la langue cible : c’est l’équivalence sociolinguistique. Lorsque cette stratégie est proposée, la discussion des spécialistes porte fréquemment sur le bien-fondé du choix spécifique, dont il s’agit d’évaluer la pertinence d’après des critères linguistiques, géographiques, historiques, socioculturels et ethniques (Wekker et Wekker, 1991; Bandia, 1994, 2007; Chapdelaine, 1994; Vidal, 1994). Si l’on considère cette stratégie dans le contexte des traductions de Kiffe kiffe demain qui seront examinées dans le présent article, les traducteurs auraient ainsi recours à ce qui pourrait être considéré, dans leur langue cible, comme la langue des jeunes des cités, sans toutefois que cette variété présente nécessairement les mêmes caractéristiques formelles que la langue des jeunes des cités utilisée dans le texte source. Pour traduire « flouse » (mot d’origine arabe) en néerlandais, par exemple, on pourrait proposer « doekoe », qui signifie « argent ». Ce mot est surtout utilisé par les jeunes des Pays-Bas et est issu du sranantongo, le créole surinamien. Il importe par ailleurs de garder à l’esprit que la langue des jeunes des cités dans Kiffe kiffe demain n’est pas à envisager comme une variété linguistique qui correspond en tout point à celle qui est réellement employée dans les banlieues parisiennes; il s’agit avant tout d’une langue littéraire, même si elle est déviante. Vitali montre que le traducteur peut essayer de trouver un équivalent sociolinguistique dans « les textes littéraires produits, dans la langue cible, par des écrivains migrants » (2012, p. 109) ou dans les « autres traductions déjà présentes dans le […] domaine [de cette littérature urbaine] » (ibid.). Cependant, bien qu’elle puisse paraître intéressante en théorie, cette stratégie s’avère rarement pertinente en pratique.

Une deuxième stratégie pour traduire les régiolectes et les sociolectes consiste à les rendre par la langue standard; c’est ce qu’on appelle la standardisation. Elle consisterait, par exemple, à prendre un synonyme du mot « compagne » ou « femme » pour rendre l’expression verlan « meuf ». Rappelons les propos d’Antoine Berman à ce sujet :

Malheureusement, le vernaculaire ne peut être traduit par un autre vernaculaire. Seules les koinès, les langues « cultivées », peuvent s’entretraduire. Une telle exotisation, qui rend l’étranger du dehors par celui du dedans, n’aboutit qu’à ridiculiser l’original.

1999, p. 79

Reste que l’emploi de la langue des jeunes des cités est considéré comme un des traits stylistiques essentiels de la littérature de banlieue :

La stratification langagière qui paraît dans leurs ouvrages ne se limite pas à la reproduction d’un sociolecte qui caractérise un groupe de personnages « marginaux », mais devient une véritable stratégie littéraire utilisée consciemment. En exploitant l’extrême richesse créative offerte par ce nouveau langage, les écrivains en font un usage « actif » et emploient ses procédés de (dé)formation lexicale pour faire oeuvre d’art.

Vitali, 2012, p. 108

Ainsi, appliquer la stratégie de la standardisation gommerait une des caractéristiques littéraires principales du roman que nous soumettons à l’analyse.

Une troisième stratégie se situe en quelque sorte à mi-chemin entre les deux précédentes; elle est basée sur l’idée selon laquelle « le dialecte est, du point de vue de sa fonctionnalité, la forme de la langue parlée » (Slobodnik, 1970, p. 142) et que le traducteur ne peut « pratiquement rien [faire] d’autre que d’accentuer le style de la langue parlée » (ibid.). Cette proposition, qui concerne spécifiquement les régiolectes employés au théâtre (Vreck, 1990), peut aussi s’envisager dans le cas des traductions que nous avons analysées. Traduire la langue des jeunes des cités en utilisant le registre parlé de la langue cible aurait cependant pour effet de gommer certains marqueurs typiques de la langue des jeunes (« adolescents », « communauté ethnique dans un contexte multiethnique », « urbain ») et d’en affaiblir d’autres (« termes argotiques » et « contacts de langues »). Ainsi, pour traduire « meuf » en espagnol, on pourrait par exemple proposer « tía ». Cette solution permettrait de sauvegarder la différence entre deux registres : dans le texte source, entre la langue des jeunes et la langue standard; dans le texte cible, entre la langue parlée et la langue standard.

2.3 Question de recherche

Dans le cadre de notre recherche sur la traduction du lexique de la langue des jeunes des cités, nous nous sommes intéressées à deux phénomènes qui caractérisent cette langue : le recours à des expressions relevant d’un procédé formel argotique courant, à savoir la verlanisation, et le recours à des mots issus du contact avec les langues arabe et tsigane. De façon plus précise, nous avons isolé les 62 passages de Kiffe kiffe demain dans lesquels apparaissent les 21 mots appartenant à la langue des jeunes des cités :

  • meuf, chelou, relou, ouf, téma, keuf et noich (verlan)

  • aïd, bled, blédard, flouse, chétane, toubab, hchouma, mektoub, kiffer, kif-kif, négafa et walou (arabe)

  • pourrave et chourave (langue tsigane)

L’importance de ces phénomènes varie dans le roman, que nous avons examiné dans sa totalité. Le recours à des mots d’origine arabe constitue le phénomène le plus courant : on l’observe en effet dans 33 passages sur 62, ce qui équivaut à 53,4 % des cas; de ces 33 passages, 10 concernent le seul mot bled. Le recours à des mots de la langue tsigane s’observe également, mais dans 4 passages seulement, c’est-à-dire dans un peu moins de 7 % des cas. Enfin, des mots verlanisés apparaissent dans 23 passages et comptent donc pour un peu moins de 40 % des cas examinés.

À partir des traductions néerlandaise, espagnole et arabe de Kiffe kiffe demain, nous avons voulu déterminer lesquelles des trois stratégies le plus souvent décrites dans les études traductologiques, telles que présentées plus haut, se concrétisent dans les traductions publiées.

3. Résultats et analyses

Nous nous sommes vite rendu compte que les trois stratégies en question ne suffiraient pas pour rendre compte des solutions retenues par les traducteurs. Tout d’abord, nous avons constaté que ce que les traductologues appellent « standardisation » recouvre dans les faits des réalités bien différentes. Dans la mesure où l’emploi de la langue des jeunes des cités est l’une des caractéristiques stylistiques essentielles du roman qui nous intéresse, la première équivalence à viser dans la traduction serait sociolinguistique et consisterait donc à employer la langue des jeunes des cités dans le texte cible pour rendre compte de la variété employée par la narratrice.

S’il n’est pas aisé de clairement distinguer la langue des jeunes des cités d’autres registres de langue, les cinq marqueurs que nous avons dégagés plus haut constituent néanmoins des critères fonctionnels pour ce faire. À partir du moment où ces marqueurs ne se rencontrent plus de la même façon dans le texte cible, nous sommes en présence d’une forme de standardisation, même si celle-ci peut recouvrir des opérations très différentes : remplacement de la langue des jeunes des cités par le registre neutre (1), mais aussi par le registre formel (2) ou par le registre informel (3). Le terme « standardisation » peut de fait signifier « remplacement par la langue neutre », dans la mesure où ce registre est souvent considéré comme la forme standard de la langue. Nous avons toutefois constaté que, dans le contexte de la traduction littéraire, la standardisation peut également s’appliquer au remplacement par la langue formelle, voire littéraire, qui correspond plutôt à la norme stylistique romanesque. Comme nous le montrerons plus loin, c’est amplement le cas de la traduction arabe de Kiffe kiffe demain. Nous estimons que la stratégie du remplacement par le registre informel constitue aussi une forme de standardisation, puisqu’elle efface – même si elle le fait dans une moindre mesure que le remplacement par le registre formel ou neutre – une bonne partie des traits spécifiques de la langue des jeunes des cités.

Très vite, nous avons noté que de nombreux mots de notre corpus ne sont tout simplement pas traduits et qu’ils apparaissent tels quels dans les textes cibles. Ces mots sont parfois adaptés à la prononciation et à l’orthographe de la langue cible ou accompagnés de marques typographiques (guillemets, italiques, etc.) indiquant leur statut particulier. Nous avons aussi remarqué des ajouts dans les traductions, qui sont surtout utilisés en combinaison avec d’autres stratégies. Enfin, nous avons repéré quelques cas où les mots étudiés ont tout simplement été omis. Globalement, nous avons pris comme point de départ de notre analyse les stratégies suivantes :

  1. remplacement par le registre neutre

  2. remplacement par le registre formel

  3. remplacement par le registre informel

  4. équivalent (sociolinguistique)

  5. ajout

  6. non-traduction

  7. omission

3.1 La traduction du titre

Les éléments paratextuels comme le titre ou la page couverture sont considérés comme décisifs dans la diffusion d’un roman, que ce soit en version originale ou en traduction. C’est ce qui explique que les titres des romans ne sont pas nécessairement choisis par les auteurs ou les traducteurs : les éditeurs cherchent des titres accrocheurs, dans une perspective commerciale (Dumontet, 2000, p. 150 et 155).

Le titre du roman examiné correspond parfaitement à son contenu. En effet, l’expression « kiffe kiffe demain » est utilisée par la narratrice à quelques reprises et rend compte de l’évolution que vivra tout au long du récit Doria, la narratrice et protagoniste. Le titre est basé sur un jeu de mots entre « kiffer demain » et « kif-kif demain ». Le dictionnaire Larousse (en ligne) souligne l’usage familier du mot « kif-kif » et son origine maghrébine : « adjectif invariable (arabe algérien kif, comme). Familier. C’est kif-kif, c’est pareil, c’est la même chose » (Éditions Larousse, s.d., n.p.). Dans un premier temps de l’histoire, Doria exprime son état de tristesse et de désespoir en affirmant « pour moi, c’est kif-kif demain » (Guène, 2004, p. 76) ou encore « c’est ce que je disais tout le temps quand j’allais pas bien et que Maman et moi on se retrouvait toutes seules : kif-kif demain » (ibid., p. 191). Vers la fin du roman, Doria est plus optimiste et dit : « kif-kif demain je l’écrirais différemment. Ça serait kiffe kiffe demain, du verbe kiffer » (ibid., p. 192). Podhorna-Policka et Fiévet précisent que le sens du verbe « kiffer » « est originellement celui de “prendre du plaisir” mais il a glissé, dans l’argot des jeunes, vers celui d’“apprécier, aimer bien (qqch, qqn)” » (2011, p. 101). Doria décide de profiter de la vie et d’y prendre plaisir, elle va kiffer le lendemain. S’impose donc l’expression qui donne le titre du roman : Kiffe kiffe demain.

La difficulté à traduire ce titre[5] réside dans le fait qu’il véhicule plusieurs aspects fondamentaux du texte – la thématique, le ton et le style – et qu’il le fait par le biais d’un jeu de mots. La traduction espagnole, Mañana será otro día, équivaut à « Demain sera un autre jour » et indique le ton optimiste du titre, mais n’en présente pas l’un des traits stylistiques les plus importants, celui de l’emploi de la langue des jeunes des cités, et en gomme donc la référence sociolinguistique. La traduction arabe est intitulée Ghadan kif kif, qu’on peut traduire par « Demain, la même chose » ou « Demain, ça sera pareil ». Ce titre annonce seulement l’état psychologique de Doria dans la première partie du roman et n’évoque pas l’évolution personnelle et mentale qu’elle vivra, ni la façon de s’exprimer si typique de la narratrice du roman, encore moins le ton de plaisanterie qu’elle emploie fréquemment. Il convient de souligner encore que, dans la mesure où il s’agit d’une expression purement maghrébine, l’expression « kif kif » telle qu’utilisée dans le titre arabe n’est pas forcément comprise par les lecteurs de tous les pays arabes. Dans le titre arabe, dépourvu de voyelles, « kif kif » peut facilement être confondu avec « kaif kaif », qui veut dire « comment » et qui est beaucoup plus courant. La majorité des lecteurs arabes liront donc Ghadan kaif kaif [= Demain, comment]. En néerlandais, le titre Morgen kifkif pose aux lecteurs un réel problème d’interprétation : « demain » est logiquement rendu par « morgen », mais « kiffe-kiffe » est rendu par « kifkif », et c’est ce qui pose problème. Le mot « kifkif » n’est pas néerlandais et il est donc absolument opaque. Le mot « kif » existe toutefois en néerlandais et, comme en français, il veut dire « haschisch ». En néerlandais, « kif » est aussi un synonyme de « dispute » dans la langue informelle aux Pays-Bas. Le lecteur néerlandophone verra donc dans le titre Morgen kifkif un redoublement du mot « kif » dans l’un ou l’autre de ces deux sens. L’aspect sociolinguistique n’est pas nécessairement gommé, mais le sens est résolument altéré. Reste que, comme nous le verrons plus tard, le lecteur du livre entier finira par comprendre, grâce à des explications et à des ajouts dans le texte même, ce titre a priori étrange.

Notre recherche ne concerne pas les versions anglaises du roman en question, mais la façon dont le titre a été traduit en anglais nous paraissait trop intéressante pour ne pas en faire mention. Si la traduction publiée aux États-Unis laisse une part très large à l’étranger dans son titre Kiffe kiffe Tomorrow (2006b), la version britannique, Just Like Tomorrow (2006c), introduit un jeu de mots très comparable à celui de l’original[6]. Comme explicité dans le texte même :

It’s what I used to say when I was down, and Mum and me were all on our own: ‘kif-kif tomorrow’. Nothing changes, today’s just like tomorrow. But now I’d say it differently. I’d say I just like tomorrow.

Guène, 2006c, p. 177-178

Si le jeu de mots est sauvegardé, il est basé sur une ambiguïté dans la seule langue anglaise et évacue donc le mélange des langues constitutif du titre français.

3.2 La traduction arabe

La stratégie générale suivie dans la traduction arabe est assez déconcertante. Dès les premières pages du roman, nous constatons que sont gommées de façon systématique toutes les spécificités de la langue de l’auteure : ainsi, la langue des jeunes des cités n’est pas du tout rendue dans le texte cible. La traductrice, Sahar Saïd, choisit plutôt d’employer un registre formel. En conséquence, le ton du roman en arabe n’est ni humoristique ni jeune, et le récit est plutôt monotone et sans aucun trait stylistique particulier. Dans la grande majorité des cas examinés (52 cas sur 62, ou 54 cas si l’on ajoute ceux qui combinent le remplacement par la langue formelle et un ajout), le lexique de la langue des jeunes des cités est remplacé par des expressions formelles qui sont celles de l’arabe standard moderne, utilisé à l’oral ou à l’écrit dans tous les pays arabes, dans le milieu de l’éducation, les médias, la littérature, les discours politiques, etc. L’arabe standard moderne s’utilise dans l’ensemble du monde arabe et, bien qu’il ne soit la langue maternelle de personne, il est partagé par plus de 500 millions de locuteurs.

Pour prendre l’exemple du mot « bled », qui apparaît 10 fois dans le roman examiné, nous constatons que la traductrice choisit dans 9 cas de le traduire par « balad », « بلد ». En arabe standard moderne, « balad » signifie « pays » dans le sens géographique et politique. Dans les passages du roman, « balad » traduit littéralement le lexème « bled » utilisé dans la version originale, mais le mot est dépourvu de toute connotation péjorative et il appartient au registre formel, contrairement à « bled » en français. Ainsi :

Le mot « balad » ne s’impose pas nécessairement en arabe : le choix de mots pour traduire « bled » est vaste. La traductrice aurait pu opter, par exemple, pour un autre mot qui signifie « village » en arabe, tel que « بلدة » (« balda », petit village), et qui rendrait parfaitement la connotation péjorative et sarcastique de « bled ».

Pour ce qui est des mots issus de l’arabe dans notre texte source, qui apparaissent dans 33 des 62 passages examinés, seuls 4 passages ne sont pas rendus par l’arabe formel. Comme nous l’avons vu, « kiffe kiffe » dans le titre est rendu par une non-traduction. Deux fois, la traductrice a recours à l’arabe dialectal marocain pour rendre « hchouma ». Ce mot, qui existe également sous les formes « ahchouma » ou « hahchouma », signifie « honte » (Goudaillier, 1998, p. 45).

Dans l’exemple 3, la traductrice reprend « hchouma » entre guillemets et ajoute une note de bas de page pour expliquer que le mot vient du dialectal marocain et qu’il signifie « honte ». Dans l’exemple 4, l’utilisation du mot en dialectal est maintenue sans guillemets ni italiques.

Dans un passage dans lequel apparaît « mektoub », la traductrice a recours à la langue neutre. La narratrice explique ce xénisme à l’intérieur même du texte : « Il veut dire c’était écrit. » « Mektoub », au Maghreb comme au Moyen-Orient, signifie « c’est le destin », implicitement « on n’y peut rien ».

La stratégie du remplacement par la langue formelle est choisie 22 fois (20 fois seule et 2 fois en combinaison avec l’ajout) pour traduire les 23 passages comportant des termes du verlan. Par exemple, « meuf » est traduit systématiquement par « مرأة » « Mar’a », c’est-à-dire tout simplement « femme ». Ainsi, la traduction gomme totalement le recours de la narratrice à des termes argotiques appartenant à des registres de langue différents. Ces deux exemples en témoignent :

En général, nous pouvons affirmer, concernant la traduction arabe du roman de Faïza Guène, que la traductrice s’est contentée de traduire presque littéralement, sans s’arrêter aux spécificités linguistiques de l’auteure. En effet, 85 % des passages sont traduits à l’aide de la langue arabe formelle. Si on ajoute à ce nombre le remplacement par la langue neutre, on monte à 87 %. Cette stratégie facilite la tâche aux lecteurs arabes de tous les pays, mais elle efface toute l’originalité du récit. Est-elle le résultat d’un choix traductif délibéré ou procède-t-elle de normes littéraires éditoriales propres au domaine culturel arabe? Il conviendrait, pour répondre à cette question, de situer nos constatations dans une recherche plus approfondie sur la traduction littéraire du français à l’arabe.

3.3 La traduction néerlandaise

Les stratégies les plus employées par Frans van Woerden, le traducteur néerlandais, sont le remplacement par la langue neutre et le remplacement par la langue informelle. En tant que stratégie unique, elles sont chacune utilisées respectivement dans 14 cas (= 22 %) et 15 cas (= 24 %), bien que la première se combine un peu plus souvent avec l’ajout (5 cas = 8,62 %) que la seconde (3 cas = 5,17 %). Ces différences sont somme toute assez négligeables et, ensemble, ces stratégies constituent presque 60 % des traductions. Comparativement aux autres, la version néerlandaise conserve tels quels de nombreux mots. La non-traduction se constate en effet dans 15 passages : 11 fois seule (= 17 %) et 5 fois en combinaison avec un ajout (= 8,62 %). Cette solution peut paraître étonnante quand on voit qu’elle n’est appliquée que dans 6 passages pour des xénismes du texte source (hchouma, chétane, mektoub et walou). Dans la mesure où ces mots sont également opaques dans la version française, ils ne nécessitent pas de véritable stratégie dans les traductions. Ils sont en effet souvent accompagnés d’explications dans le texte source[7]. En voici un exemple :

Dans 9 passages, il s’agit d’emprunts en français qui ne sont pas traduits et qui peuvent sembler incompréhensibles pour le lecteur néerlandophone. Il n’en est rien toutefois. La première fois que ces emprunts apparaissent dans le roman, la non-traduction est toujours accompagnée d’un ajout; les non-traductions seules ne sont donc employées que lorsque ce même emprunt se rencontre plus loin. Les non-traductions concernent seulement deux mots, « kif-kif » et « kiffer », qui sont parfois adaptés morphologiquement à la langue cible (exemple 10) et, quand ils apparaissent pour la première fois, ils sont accompagnés d’un ajout :

Quand ces mêmes mots sont utilisés plus loin dans le récit, c’est tantôt avec un ajout, tantôt sans ajout. Le texte néerlandais se caractérise donc par une certaine étrangeté, mais le traducteur essaie en même temps de remédier à l’opacité qui va toujours de pair avec la non-traduction. Concernant l’ajout en général, il apparaît assez régulièrement en néerlandais (15 cas = 24 %).

La polyglossie littéraire n’a pas qu’une fonction mimétique et elle ne peut être confondue avec la polyglossie sociale (Grutman, 1996). La présence de différentes langues et variétés dans un texte littéraire doit être analysée en dépassant leurs seules significations linguistiques, c’est-à-dire en prenant en compte plus largement leur signifiance. L’emploi que fait Faïza Guène du français des jeunes des cités doit ainsi être vu en corrélation avec les autres aspects littéraires de son roman, dont en premier lieu la dimension ludique et humoristique. Comme le remarque Sourdot, « on peut [...] considérer l’humour, allié à une grande maîtrise des mécanismes verbaux de la décentration, comme l’un des fils conducteurs du roman, élément essentiel de sa tension stylistique » (2009, p. 504).

C’est en correspondance avec cette constatation qu’il convient d’envisager les traductions néerlandaises de deux passages qui introduisent des néologismes en tant que manifestations du ludique romanesque. Concrètement, le traducteur a créé deux mots-valises pour rendre compte de mots issus de l’arabe et de la langue tsigane :

La stratégie générale du néologisme semble défendable dans le contexte qui nous intéresse. La réalisation concrète dans l’exemple 12 s’avère cependant nettement moins heureuse dans la mesure où la touche chrétienne (Linn, 2016, p. 20) introduit un glissement par rapport à l’identité ethnique et religieuse de la narratrice.

Le constat le plus important dans notre analyse concerne cependant l’emploi relativement réduit de la langue des jeunes dans la traduction néerlandaise. Il n’y a que cinq passages (= 8,62 %) qui présentent une véritable équivalence sociolinguistique, et il s’agit dans tous les cas de mots verlanisés : « chelou », deux fois « ouf », « keuf » et « tema ». Cette observation est intéressante, même si le raisonnement ne peut être renversé : le verlan n’est certainement pas toujours traduit à l’aide de la langue des jeunes en néerlandais. Il l’est le plus souvent par le remplacement par la langue informelle (10 cas sur les 23 passages avec verlan = 43 %), mais aussi par la langue formelle (7 cas = 30 %) et, comme nous l’avons vu, par la langue des jeunes (5 cas = 21,7 %) et les néologismes (1 cas = 4,3 %).

3.4 La traduction espagnole

Deux stratégies traductives dominent la version espagnole de Kiffe kiffe demain que nous avons examinée. Jordi Martín Lloret a eu recours à la standardisation 25 fois (26 fois si l’on considère le cas où cette stratégie est combinée à un ajout), donc à peu près dans 40 % des cas, et à la langue informelle 25 fois (40 % des cas) également. Les non-traductions constituent 6 cas, soit quelque 10 % du corpus étudié. L’exemple 13 donne un aperçu de la standardisation effectuée par le traducteur :

Comme nous l’avons déjà signalé, l’utilisation du mot « bled » dans le parler jeune des banlieues françaises a une certaine connotation péjorative. Le traducteur espagnol standardise le mot; il le traduit par « pueblo », c’est-à-dire « village ». Si le traducteur avait voulu rendre compte plus précisément du marqueur ethnique, il aurait pu utiliser d’autres mots d’origine arabe, « aldea », par exemple, souvent utilisé dans le corpus de littérature maghrébine de langue française traduite en espagnol.

Dans 24 passages, le traducteur reproduit une partie du vocabulaire vernaculaire des cités en le remplaçant par des expressions informelles. Ainsi en témoigne la traduction de « bled » dans l’exemple ci-dessous.

Contrairement à ce que nous avons vu dans l’exemple 13, le traducteur utilise dans l’exemple 14 non pas une expression neutre, mais le mot « poblacho », qui est de registre informel et veut dire « petit village délabré ». Selon le dictionnaire en ligne de la Real Academia Española, « poblacho » vient de « pueblo » (village) et a un sens péjoratif : « m. despect. Pueblo ruin, y destartalado » (Real Academia Española, s.d., n.p.). Le mot verlanisé « meuf » est également traduit par un mot informel en espagnol : « tía ».

« Tía » est un mot assez répandu qui appartient au registre familier. On l’utilise pour désigner une femme ou pour parler d’une amie.

Dans 7 passages, Martín Lloret a eu recours à la non-traduction. Comme c’était le cas dans la version néerlandaise, le fait de garder le terme tel quel dans le texte cible n’empêche pas nécessairement la compréhension de celui-ci par le lectorat. Dans 6 passages, les termes en question sont en effet des xénismes (« hchouma », « chétane », « mektoub » et « walou ») qui sont explicités dans le texte source. Reprenons la même phrase que dans l’exemple 8, pour montrer que les traductions néerlandaise et espagnole sont similaires :

Un cas de non-traduction s’applique à l’emprunt « toubab », mais, dans ce passage aussi, le mot est défini dans le texte source.

Quelque 88 % des passages examinés sont traduits à l’aide de la langue neutre ou informelle. Le traducteur espagnol a eu nettement moins recours à d’autres stratégies traductives comme la non-traduction (environ 12 %) ou l’omission (1,7 %). On constate ainsi une très grande standardisation dans la version espagnole, mais le recours à la langue informelle (dans 41 % des cas) a rendu justice au ton oral et relativement léger du roman.

3.5 Synthèse des résultats

Comme on peut le voir dans le tableau 1, les stratégies traductives employées dans les versions arabe, néerlandaise et espagnole de Kiffe kiffe demain pour rendre la langue des jeunes des cités varient grandement d’une version à l’autre.

Tableau 1

Résultats

Résultats

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La traductrice arabe fait appel de façon quasi systématique au remplacement par la langue formelle et uniformise donc le ton du roman. Les stratégies sont plus variées dans les traductions espagnole et néerlandaise, même si elles présentent de très nombreux cas de remplacement par la langue neutre ou informelle.

La non-traduction est par ailleurs relativement courante. Cette stratégie se constate dans 10 cas en espagnol (16 %) et 18 (29 %) en néerlandais, et ce, uniquement quand il s’agit de mots issus de la langue arabe. Assez logiquement, tous les mots arabes qui sont des xénismes en français restent tels quels dans les versions espagnole et néerlandaise. Pour ce qui est des emprunts, aucune stratégie n’est appliquée de façon constante pour les traduire. Le plus souvent, l’emprunt à l’arabe est remplacé par un mot neutre, informel ou formel. Dans un seul passage par traduction, nous avons constaté une non-traduction. Pour le néerlandais et l’arabe, il s’agit de « kiffe kiffe » (cf. 3.1. la traduction du titre) et, pour l’espagnol, il s’agit de « toubab » (cf. exemple 17). Les traducteurs gèrent différemment la présence du lexique de la langue des jeunes des cités; leurs démarches respectives concernant les ajouts sont à ce titre révélatrices. Le traducteur espagnol et la traductrice arabe y ont très peu recours (dans 3 % des cas) comparativement au traducteur néerlandais (24 % des cas).

La standardisation, que ce soit par le remplacement par la langue formelle, par la langue neutre ou par la langue informelle, est sans conteste la stratégie la plus employée dans les traductions que nous avons examinées : en arabe, elle est utilisée dans 90 % des cas, en espagnol, dans 82 % des cas et en néerlandais, dans 56 % des cas. Si l’on exclut l’équivalence sociolinguistique, le remplacement par la langue informelle est sans doute la seule stratégie qui soit en mesure de rapprocher le lecteur du roman traduit de l’univers de Doria dans Kiffe kiffe demain. Elle est appliquée dans 40 % des cas en espagnol et dans 29 % des cas en néerlandais.

Nous avons été étonnées de repérer si peu d’équivalences sociolinguistiques. Cette stratégie est employée dans seulement 5 passages (8,6 %), et jamais en espagnol ou en arabe. Les traducteurs ont ainsi très peu fait appel à la langue des jeunes des cités de leur domaine linguistique, ou langue cible, pour rendre compte de l’une des spécificités stylistiques les plus importantes du texte source.

Les raisons qui expliquent les préférences traductives observées dans notre corpus ne nous semblent pas claires. Nos résultats viennent-ils simplement confirmer le principe de la standardisation croissante proposé par Toury (2012, p. 306-307)? Quel est le rôle joué par les maisons d’édition en matière de choix traductifs? Ne disposant ni d’archives ni d’études critiques concernant ces traductions, il nous est impossible de le savoir. Il conviendrait en outre d’évaluer ces préférences en relation avec les habitudes et les normes littéraires qui ont cours dans les domaines culturels concernés. Devrions-nous expliquer les choix traductifs par des raisons qui concernent la diachronie? Étant donné l’évolution extrêmement rapide de la variété linguistique étudiée, les traducteurs ont peut-être préféré employer un registre de langue moins soumis à un vieillissement certain.

Enfin, il convient de souligner que nous avons pu dégager très peu de régularités en ce qui concerne les procédés linguistiques étudiés et les stratégies adoptées pour les traduire. Il n’y a que pour les xénismes que les traductions néerlandaise et espagnole laissent systématiquement les mots non traduits. Pour les emprunts à la langue arabe et à la langue tsigane, différentes stratégies sont employées sans que nous ayons pu dégager la logique sous-jacente. Il en est de même pour les mots verlanisés, qui sont traduits de façon très différente selon les versions examinées.

Conclusion

L’étude des traductions arabe, néerlandaise et espagnole de Kiffe kiffe demain a montré que la standardisation est la stratégie de traduction la plus fréquente pour rendre la langue des jeunes des cités. Cette stratégie efface de façon systématique un des traits stylistiques les plus importants du roman et, partant, un de ses principaux attraits. Il s’agit en quelque sorte d’une « dynamitation » de la « dynamitation linguistique et littéraire » qu’a vue Vitali (2012, p. 108) dans le roman beur. Au-delà de ce constat général, nous avons remarqué que l’importance des phénomènes linguistiques que nous avons étudiés dans le lexique de la langue des jeunes des cités variait considérablement : les arabismes et les mots verlanisés, qui constituent 93 % des passages examinés, mériteraient incontestablement plus que cette première analyse plutôt globale que nous en présentons ici. Il nous semble important de les soumettre à un examen plus approfondi et d’en étudier les traductions plus finement. La standardisation que nous avons constatée dans les traductions va à notre avis immanquablement de pair avec un appauvrissement stylistique du roman en question. Rien ne nous dit cependant que cet affaiblissement ait été perçu dans les domaines culturels que nous avons étudiés. Une étude de réception plus poussée pourrait nous éclairer à ce sujet.

Notre recherche s’est limitée à un seul roman appartenant à la littérature des banlieues et à trois domaines linguistiques. Il conviendrait d’élargir cet échantillon pour voir si nos constatations s’observent de façon plus générale, dans d’autres textes et d’autres langues. De plus, il nous semble crucial de considérer les choix traductifs observés dans les trois langues étudiées comme autant d’indices de la façon dont les domaines littéraires néerlandais, espagnol et arabe se positionnent par rapport aux marques stylistiques caractéristiques de la littérature beur. Les tendances observées ont peut-être plus à voir avec les normes littéraires en vigueur qu’avec de véritables stratégies de traduction. Quelle est la réceptivité des littératures arabe, espagnole et néerlandaise par rapport à la présence de la langue des jeunes des cités? Peut-on l’analyser en relation avec des exemples similaires de romans de banlieue existant dans ces différentes littératures? On voit ainsi se dessiner le panorama plus large dans lequel la traduction de la banlieue peut être envisagée, panorama qui n’est pas seulement d’ordre linguistique et littéraire, mais aussi, plus largement, culturel et idéologique.