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À la fin des années 1960, la traduction est une discipline quasi inexistante dans les universités du Canada. Elle y est peu enseignée, mais à vrai dire cette discipline est partout en voie de développement et ne porte pas encore le nom de « traductologie » (Ballard, 2006).[2] Le statut de la traduction s’explique par l’histoire et par la situation linguistique du pays : il est avant tout d’ordre politique. Faisant suite aux premières recommandations, en 1967, de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, la Loi sur les langues officielles adoptée en 1969 oblige à étendre les services de traduction au-delà de la sphère législative et à former dans l’urgence des traducteurs pour l’ensemble de l’administration et des services fédéraux. Les premiers programmes universitaires ont donc une orientation professionnelle. Ils sont établis sous la dépendance des départements de linguistique, la traduction étant alors conçue comme une « application » de cette discipline.[3] Le Bureau de la traduction est le partenaire privilégié de ces nouveaux programmes. Il y attire des étudiants par des bourses et engage une grande partie des diplômés.

Les premiers colloques sur la traduction sont organisés en collaboration avec les associations professionnelles ou à leur initiative.[4] Les communications portent principalement sur les pratiques et les contenus d’enseignement, car il faut aligner la formation sur les compétences exigées d’un traducteur « opérationnel ». Signe des temps, le thème de ces premiers colloques, les interventions et les publications qui s’ensuivent opposent de façon obsessive le « praticien » immergé dans la vie professionnelle au « théoricien » adepte du « jargon » et supposément isolé dans sa « tour d’ivoire » universitaire. Cette vision est assez loin de la réalité. À l’époque, presque tous les enseignants sont des traducteurs en exercice ou d’anciens traducteurs actifs dans les associations professionnelles. L’enseignement théorique se limite à un cours de linguistique générale en début de parcours suivi d’une introduction aux théories de la traduction en fin de spécialisation.

L’hostilité de la profession envers la théorie témoigne d’une attitude défensive, mais elle est peu propice à la réflexion critique et au métalangage qu’elle prive de légitimité. Les lieux où l’on peut aborder la traduction dans un cadre réflexif sont les sociétés spécialisées dans les disciplines comme la linguistique, la littérature comparée ou encore la sémiologie. Le premier forum pour la théorie et la critique des traductions est créé par l’Association canadienne de littérature comparée (ACLC) sous la forme d’un comité modelé sur celui de l’Association internationale de littérature comparée (AILC) établi par le groupe de Tel Aviv-Louvain.[5] À l’occasion du congrès des Sociétés savantes réunies sous l’égide de la Fédération canadienne des études humaines, l’ACLC accueille chaque année des communications sur la traduction. Au Canada, ce comité sera le seul forum permanent dédié à la traduction jusqu’à l’établissement de l’Association canadienne de traductologie.[6]

À partir des années 1960 et de façon générale, les humanités connaissent une effervescence dans le monde occidental. Au Canada, de nouvelles universités et de nouveaux départements se créent ou se développent, multipliant séminaires, conférences et congrès internationaux auxquels sont invités des philosophes, sociologues et théoriciens de la littérature, notamment Paul Ricoeur, Jacques Derrida, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Julia Kristeva ou Tzvetan Todorov. Un autre carrefour important par son interdisciplinarité est l’International Summer Institute for Semiotic and Structural Studies dont les cours et les colloques alternent chaque été entre l’Université d’Indiana à Bloomington (sous la direction de Thomas Sebeok) et l’Université de Toronto (sous la direction de Paul Bouissac). Umberto Eco, Algirdas Greimas et Michael Holquist font régulièrement partie des conférenciers et professeurs invités avec nombre de philosophes, anthropologues, poéticiens, linguistes et théoriciens du discours venus d’Europe et des États-Unis. Tous ces échanges contribuent directement ou indirectement à l’essor de la traductologie canadienne en élargissant le cadre théorique fourni par les études descriptives naissantes. L’institutionnalisation de la recherche sur l’histoire, les pratiques et les théories de la traduction commence véritablement en 1987 avec la création de l’Association canadienne de traductologie. Celle-ci se dote rapidement d’une revue, TTR, expressément conçue la même année par Jean-Marc Gouanvic et Robert Larose pour répondre à un besoin pressant d’autonomisation de la discipline.

Premières publications 

Avant 1975, rares sont les ouvrages sur la traduction. En règle générale, ce sont des « notes de traduction » rassemblées au fil de l’expérience, des vocabulaires bilingues et parfois normatifs (dire/ne pas dire). Sans cadre théorique ni méthodologique, ces ouvrages sont néanmoins utiles aux traducteurs en attendant l’accès aux banques de terminologie. L’exemple type est Langage et traduction de Pierre Daviault (1961), vocabulaire bilingue des termes en usage dans l’administration publique, élaboré et publié en différentes versions (1931, 1933, 1941) tout au long d’une carrière de traducteur et de formateur.[7] La Stylistique comparée du français et de l’anglais de Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet (1958) propose un début de méthode, mais relève d’une même « orthopraxie » destinée à éliminer les anglicismes observés par les auteurs, à ceci près que ce livre porte sur des éléments de syntaxe et non plus seulement de vocabulaire. Également conçu pour les traducteurs, Deux langues, six idiomes d’Irène de Buisseret (1975) présente une typologie de déficiences et d’erreurs lexicales ou syntaxiques relevées durant sa carrière de traductrice et de réviseure.[8] La métaphore médicale filée dans ce manuel souligne l’état de la discipline, alors dépourvue d’assise théorique et de métalangage.

Inventaire des livres sur la traduction : critères de sélection[9]

Quelle qu’en soit la forme, les livres canadiens sur la traduction sont rares avant la création des programmes universitaires dans la discipline. Pour cette raison, l’inventaire des livres analysés dans ce qui suit débute en 1970, un an après l’adoption de la Loi sur les langues officielles, et s’étend jusqu’à 2017 inclusivement. Il répond à trois critères :

  1. Les livres retenus (monographies, collectifs, actes de congrès et colloques) concernent la traduction, l’interprétation, la terminologie et la traductique. Sont écartés les dictionnaires, lexiques et cahiers d’exercice; les ouvrages de linguistique pure ou appliquée portant sur la langue proprement dite (p. ex. méthodologie de la lexicographie, histoire des dictionnaires), l’aménagement linguistique (francisation) et le bilinguisme (politique ou droit des langues); les ouvrages d’informatique ou de linguistique informatique (p. ex. conception de logiciels d’aide à la traduction). Seule l’édition originale est comptabilisée, excluant les rééditions. Cependant, si le livre est traduit dans l’une ou l’autre des deux langues officielles, la version anglaise et la version française figurent dans la liste.

  2. L’ouvrage est rédigé ou dirigé (s’il s’agit d’un collectif) par un auteur canadien ou établi au Canada, quel que soit son pays d’origine. Certains collectifs résultent d’une collaboration avec des auteurs étrangers; leur inclusion se justifie quand un ou plusieurs codirecteurs sont canadiens et que l’ouvrage contient des articles d’auteurs canadiens.

  3. Le livre est publié chez un éditeur canadien ou étranger.

L’inventaire totalise 149 titres dont 60 % de monographies (89). Les titres sont d’abord extraits des catalogues d’éditeurs canadiens ayant une ou plusieurs collections spécialisées en traduction. Les Presses de l’Université d’Ottawa ont ouvert la voie en créant la collection « Cahiers de traductologie » dont le premier titre remonte à 1979. Lui ont succédé deux collections, « Pédagogie de la traduction/Didactics of Translation » et « Regards sur la traduction/Perspectives on Translation », simultanément inaugurées en 1993. Cet événement signale et accompagne la montée en puissance de la discipline. Avec les Presses de l’Université d’Ottawa, Linguatech Éditeur (Montréal) enregistre le plus de titres. D’autres éditeurs universitaires figurent dans le relevé, à des degrés divers : Les Presses de l’Université de Montréal, les Presses de l’Université Laval, les Presses de l’Université du Québec, McGill-Queen’s University Press, University of Toronto Press, Wilfrid Laurier University Press (Waterloo), University of Alberta Press (Edmonton) et les Presses universitaires de Saint-Boniface (Winnipeg). Au Québec, les éditions Fides, Thémis, Nota Bene, Beauchemin, Boréal, Sodilis, Balzac-Le Préambule, L’instant même et Véhicule Press comptent un ou plusieurs titres en traductologie, de même qu’à Toronto les éditions Antares, les Éditions du GREF, Canadian Scholars et Women’s Press.

À l’étranger, les traductologues canadiens publient principalement en France, aux Presses du Septentrion (Lille) et chez Artois Presses Université (Arras). En plus des éditions de l’UNESCO, on trouve également des titres d’auteurs canadiens aux éditions Champion (Paris), Droz et Slatkine (Genève). Ailleurs en Europe, les traductologues canadiens sont surtout présents dans les collections spécialisées en traductologie des éditions Routledge (Londres) et John Benjamins (Amsterdam). Ils publient également chez Palgrave Macmillan (Basingstoke), St. Jerome (Manchester), Frank & Timme (Berlin) ou chez Brill (Leyde), ou encore aux presses d’universités étrangères notamment celles de Grenade (Espagne) et Bucknell (Lewisburg, É-U.). La présence d’un éditeur étranger comme Pencraft (New Dehli) peut signaler une collaboration avec des traductologues du pays concerné.

Sans prétendre à l’exhaustivité, l’inventaire offre un bilan représentatif des champs de recherche et de leur évolution respective. Il est divisé en cinq périodes : 1970-1979 (11 titres), 1980-1989 (19), 1990-1999 (27), 2000-2009 (46) et 2010-2017 (46). La hausse du nombre des publications s’amorce au tournant des années 1990 : près de la moitié des titres des années 1980 paraissent durant les trois dernières années de la décennie. Elle s’accentue à partir des années 2000. Chiffre significatif : 80 % des monographies (71 sur 89 au total) sont publiées entre 1990 et 2017, dont 64 % pour la seule période 2000-2017 (57 sur 89).

Cette accélération reflète l’évolution de la discipline à laquelle contribue le développement des programmes d’études supérieures. D’une part, le corps professoral répond mieux qu’à l’origine aux critères de l’enseignement universitaire. D’autre part, les programmes de deuxième cycle s’enrichissent de composantes théoriques et de recherche, ouvrant la voie aux programmes de doctorat en traductologie. Le premier démarre en 1996 à l’Université d’Ottawa. C’est alors le seul en Amérique du Nord. L’année suivante, l’Université de Montréal crée un doctorat en traduction (d’abord une option du doctorat en linguistique) et l’Université Laval implante à son tour un doctorat en linguistique, option traductologie. Ces trois programmes ont la particularité de former des spécialistes en traductologie et en terminologie. Aujourd’hui, ce sont les trois seuls programmes canadiens de troisième cycle dans la discipline, ce qui n’empêche pas que des thèses impliquant la traduction continuent de sortir ailleurs, notamment en études littéraires et en sémiologie.

Pour suivre l’évolution des domaines de recherche, chaque titre est indexé suivant quatre niveaux dégagés à partir d’une première analyse :

  1. Domaine (traduction, interprétation, terminologie) assorti d’un indice typologique (juridique, littéraire, technoscientifique, texte sacré);

  2. Sous-domaine (critique, histoire, pédagogie, technologies, théorie-méthodologie);

  3. Approche (linguistique, poétique [analyse littéraire], sociologique, philosophique, psychologique [cognition]);

  4. Genre d’ouvrage (monographie, collectif) accompagné d’un indice typologique (actes, anthologie, bibliographie, manuel, traduction annotée).

La traduction absorbe 90 % des domaines traités tandis qu’il n’existe aucune monographie d’auteur canadien sur l’interprétation. Le sujet est abordé dans les actes de deux colloques consacrés, au début des années 1980, à l’interprétation judiciaire et à l’enseignement, mais, dans ce deuxième cas, l’interprétation n’a pas l’exclusivité. Le sujet reparaît accessoirement dans les actes de colloques professionnels subséquents. Dans le seul collectif sur la recherche en interprétation de conférence (Lambert et Moser-Mercer, 1994), les contributions sont presque toutes étrangères. La terminologie, discipline linguistique, ne couvre que 8 % des publications traductologiques. Le reste se répartit entre l’outillage technologique, la localisation et les réseaux sociaux, sujets parfois intégrés à des ouvrages sur la traduction ou la terminologie, notamment dans les domaines juridiques et technoscientifiques.

Deux grandes périodes se détachent, chacune caractérisée par un courant dominant de la recherche. Sans surprise, la didactique et les aspects pratiques et professionnels de la traduction s’imposent durant les deux premières décennies (1970-1989) tandis que la critique domine dans la période qui suit (1990-2017).

Première période (1970-1989) : la traduction comme pratique

Symptôme des besoins consécutifs à l’instauration du bilinguisme d’État, la terminologie couvre près du tiers des publications durant les années 1970 dont un ouvrage sur l’usage de l’informatique en terminologie juridique, le droit étant un des domaines prioritaires dans l’application de la Loi sur les langues officielles. Par la suite, la terminologie reste minoritaire par rapport aux autres domaines (9 titres entre 1980 et 2017).

L’apprentissage de la traduction est l’objet majeur des publications – environ 64 % durant la décennie 1970 et près de 53 % dans la décennie suivante. Les manuels constituent l’essentiel des ouvrages de pédagogie publiés durant la période (86 %), le reste regroupant des collectifs sur la formation. Menés en collaboration avec les milieux professionnels, les travaux se cristallisent autour de la question « Comment traduire? », car il faut répondre à la demande suscitée par la création des programmes de formation qui s’échelonne des années 1970 aux années 1980.[10] Les premiers ouvrages s’intitulent Manuel pratique de traduction (Buisseret, 1975), Pratique de la traduction (Bénard et Horguelin, 1977), Pratique de la révision (Horguelin, 1978), Manuel pratique de terminologie (Dubuc, 1978) ou encore Guide de la traduction appliquée (Vitale et al., 1978). Le mot « pratique » souligne la fonction utilitaire de ces ouvrages. Son usage appuyé, parfois redondant, dénote une méfiance envers les considérations théoriques, qui s’en trouvent dévaluées. À quoi s’oppose la traduction « appliquée » sinon à une idée abstraite de cette activité? Ces titres expriment la volonté de pallier l’insuffisance de la formation ressentie dans le monde du travail. Conformes à la doxa du moment qui sépare théorie et pratique, ils laissent aussi transparaître le caractère asystématique de cette formation.[11] À partir des années 1980, des chercheurs s’emploient à systématiser la didactique de la traduction. Les emprunts viennent de la théorie de l’énonciation et des sciences pédagogiques (Delisle, 1980, 1993), de la linguistique (Tatilon, 1986), de la cognition (Séguinot, 1989; Dancette, 1995) ou de la théorie du discours (Williams, 2004).

Loin derrière la pédagogie, qui avoisine 60 % des publications (1970-1989), l’histoire de la traduction arrive en deuxième place avec six titres seulement, soit environ 20 % du total des livres publiés, total au demeurant peu élevé durant ces vingt premières années (30 titres sur 149). Deux ouvrages portent sur la traduction au Canada : son histoire depuis l’établissement de la Nouvelle-France (Delisle, 1987) et une bibliographie commentée des critiques de traductions littéraires en anglais et en français depuis 1950 (Mezei, 1988); cette bibliographie de la critique prolonge l’inventaire des traductions littéraires établi par Philip Stratford (1975). Les trois autres livres sont consacrés à l’histoire des traducteurs et des modes de traduction : une recherche approfondie sur les théories et les pratiques de traduction occidentales (Kelly, 1979), une anthologie pour le domaine français (Horguelin, 1981) et un volumineux dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite de l’ancien et du moyen français au Moyen Âge et à la Renaissance (Chavy, 1988).

En résumé, la traductologie des années 1970 et 1980 est embryonnaire, dominée par la production de manuels d’initiation à la traduction et à la terminologie. L’histoire se détache comme le domaine (relativement) privilégié de la recherche auquel on peut rattacher un collectif sur le rôle de la traduction dans la littérature canadienne (La Bossière, 1982). Par son orientation analytique, ce recueil d’articles se distingue de la compilation (anthologie, bibliographie, dictionnaire), le genre de recherche qui prévaut à ce stade.

Durant les trois décennies suivantes, la pédagogie reflue, tombant de presque 60 % (1970-1989) à 23 % (1990-2009) avant de chuter aux alentours de 8 % (2010-2017). La courbe est identique du côté des manuels : leur part dépasse la moitié des publications durant les années d’implantation des programmes de formation (6 titres sur 11 de 1970 à 1979), mais, à la fin de la période étudiée, on n’en compte plus que 4 sur 46 livres publiés (2010-2017). On n’en trouvait déjà plus que 3 sur 27 dans la décennie précédente (1990-1999). La recrudescence de nouveaux manuels entre 2000 et 2009 (10 titres sur 46) intrigue d’autant plus. Cette hausse tient en partie aux ouvrages d’initiation à la traductique, à la terminotique (L’Homme, 2000; Bowker, 2002) ainsi qu’à l’utilisation des corpus (Bowker et Pearson, 2002), c’est-à-dire qu’elle résulte des avancées technologiques. On trouve aussi un genre hybride, mêlant traduction vers le français et vers l’anglais. Sans le préciser, ce type de manuel s’adresse à une clientèle allophone ou issue de l’immersion française, voire à des francophones vivant dans un milieu où le français est minoritaire. Publiés à Toronto et conçus par des anglophones bilingues, ces manuels visent moins à former des traducteurs qu’à préparer les étudiants à développer leurs compétences en français écrit et parlé, ou plutôt à éliminer les interférences avec l’anglais. La traduction y a donc une visée didactique qui se manifeste sans ambiguïté dans les exercices de « thème » et de « version » qu’on y propose. Ce genre minoritaire demeure présent jusqu’à la fin de la période étudiée, symptôme d’une évolution démographique de la clientèle étudiante dans les grandes métropoles comme Montréal et Toronto.

De façon générale, les titres des manuels signalent une évolution de la pédagogie. Désormais fondée sur des analyses méthodiques du « processus » de la traduction, celle-ci propose des « stratégies » et des « techniques » adaptées aux pratiques authentifiées par des « corpus ». Parallèlement, on observe un intérêt grandissant pour les assises théoriques de la pédagogie, en particulier les concepts (Delisle et al., 1999) et surtout les « modèles » de traduction (Williams, 2004) et de lexico-terminologie dans une perspective méta-théorique qui interroge notamment leur compatibilité avec les « méthodes » (L’Homme et Vandaele, 2007). L’avancée la plus visible est la prise en compte de la textualité. Si la notion de « discours » est apparue très tôt en didactique de la traduction (Delisle, 1980), cette notion était restreinte à la dimension énonciative sans toucher à l’architecture textuelle, qui diffère pourtant selon les genres de texte et les aires linguistiques. L’évolution du métalangage illustre de manière tangible la prise en compte de cette perspective. En témoigne, par exemple, la présence du terme « textologie » dans le titre d’un manuel consacré par ailleurs à la stylistique différentielle (Aubin et Valentine, 2017).

L’approche linguistique (entendons centrée sur la langue, mais pas nécessairement sur les concepts et les modèles de la discipline) suit la même courbe que la pédagogie. Elle est ramenée de 11 titres sur 30 soit plus de 36 % en 1970-1989 à seulement 4 titres sur 46 en 2010-2017, soit beaucoup moins de 10 %. On lui préfère des approches multidisciplinaires mieux adaptées aux nouveaux objets de recherche orientés vers la traduction comme « produit » dans une perspective sociologique et interculturelle, et non plus seulement comme « processus » interlinguistique.

Deuxième période (1990-2017) : le tournant critique

Un seul essai de nature théorique est publié dans les deux premières décennies : Théories contemporaines de la traduction de Robert Larose. Sa date de publication (1987) annonce le tournant qui s’amorce, mais il faut attendre les années 2000 pour que la hausse conjuguée des ouvrages sur l’histoire, la théorie et la critique des traductions reflète l’essor et la consolidation de la discipline. La montée des études réflexives coïncide avec le développement des programmes d’études supérieures d’où émerge une nouvelle génération de traductologues à partir des années 2000. Elle accompagne l’évolution de la traductologie sur la scène internationale, en particulier dans le monde anglo-saxon.

Le texte littéraire, nouvel objet de recherche

Absente dans la décennie 1970, la critique fait un bond spectaculaire dans les années 2010; elle couvre alors la moitié des publications. Si les vingt premières années sont nettement dominées par la traduction pragmatique, au tournant des années 1990 le texte littéraire devient le principal objet sur lequel s’exerce la recherche. Vu la conjoncture décrite au début, on comprend que la traduction littéraire soit longtemps restée minoritaire. Entre 1970 et 1989, on compte seulement 4 titres sur 30, dont trois répertoires (deux bibliographies et un dictionnaire) de traductions ou de traducteurs. C’est dire à quel point l’analyse et la critique sont peu présentes durant cette période. Entre 1990 et 2017, en revanche, 40 % des publications (48 livres sur 119) ont la littérature pour objet : 11 titres sur 27 en 1990-1999; 16 sur 46 en 2000-2009; 21 sur 46 en 2009-2017 soit plus de 45 %. La hausse est régulière et d’autant plus parlante que le total des publications a presque quadruplé durant la période, grimpant de 30 titres (1970-1989) à 119 (1990-2017). Cela dit, ces titres ne mentionnent pas toujours la littérature de façon explicite pour la bonne raison que la recherche qui leur correspond concerne rarement les particularités scripturaires ou esthétiques de l’oeuvre originale.

Au Canada, l’approche « poétique » de la traduction est minoritaire, contrairement aux pays européens où la traduction et les études littéraires sont historiquement conjointes. Le meilleur exemple vient d’Allemagne, où ce recouvrement entrave la formation des traducteurs au point de susciter en 1995 le programme POSI (Praxisorientierte Studieninhalte) pour un enseignement axé sur la pratique et adapté aux exigences professionnelles.[12] En France, la traductologie qui se dégage des ouvrages classiques (p. ex. Meschonnic, Ladmiral, Berman) aussi bien que des revues (Palimpsestes, Des mots aux actes) est sous-tendue par une visée nettement praxéologique.[13] En même temps, le « faire traductif » s’inscrit dans le courant herméneutique-poétique hérité du Romantisme allemand, avec des variantes phénoménologiques et sémiotiques, où prime la « vérité » de l’oeuvre originale. Au Canada, en revanche, l’approche esthétique des oeuvres littéraires occupe une place négligeable, bien au-delà de la période 1970-1989 focalisée sur la formation de traducteurs pour l’administration publique et l’entreprise privée. À vrai dire, le comparatisme littéraire et la sémiologie, d’où sortent les premières thèses de traduction ayant une orientation critique, sont alors eux-mêmes des secteurs en développement dans les universités canadiennes. S’il arrive que l’analyse soit au service des aspects littéraires des oeuvres traduites ou à traduire (Jolicoeur, 1995; Folkart, 2007; Arregui Barragán et Jolicoeur, 2013), elle sert plus souvent à explorer d’autres aspects comme la « présence dans le traduit du sujet traduisant […] défini par sa position dans l’espace socioculturel, temporel et géographique » (Folkart, 1991, p. 11), ce qu’illustrent d’un autre point de vue les ouvrages qui explorent (et parfois revendiquent) la « voix » féminine dans l’oeuvre traduite (Lotbinière-Harwood, 1991; Flotow, 1997) ou encore le rôle de la traduction dans « la sociabilité interculturelle » (Godbout, 2004) à l’intérieur d’une ville ou d’un pays « divisé » par la pluralité des langues et des cultures (Simon, 2006) au statut de surcroît infériorisé comme celui des « marges » (Merkle et al., 2008) et des « migrants » (Karpinski, 2012) ou qui résulte de la colonisation et appelle une traduction « réparatrice » (Bandia, 2008). Autrement dit, la question du contexte historique, social, politique de la traduction comme activité sous influence et génératrice d’effets sur des groupes humains préoccupe davantage que sa proximité accomplie ou inaccomplie avec la poétique de l’oeuvre originale dans ce qu’elle a de « singulier ».

Il n’est donc pas étonnant que les genres littéraires figurent rarement dans les intitulés des ouvrages canadiens de traductologie. Parmi les 149 titres répertoriés, seuls six portent la mention « roman » et quatre la mention « théâtre ». Parfois, le titre fait apparaître le nom d’un auteur connu comme romancier ou dramaturge, d’où l’on peut déduire l’objet littéraire, mais ce cas n’est pas fréquent. Les études sur le roman s’intéressent soit à la traduction d’un sous-genre comme la science-fiction, le roman réaliste ou le roman d’aventure (Gouanvic, 1999, 2007, 2014), soit à la traduction d’un auteur comme Faulkner (Chapdelaine et Lane-Mercier, 2001), Joyce et Kafka (O’Neill, 2005, 2014) ou Jacques Ferron (Bednarski, 2012) dont l’écriture pose des problèmes de traduction particuliers. Il reste que même si le genre romanesque est rarement précisé dans le titre des ouvrages, il est majoritaire comme objet d’investigation pour la critique des traductions.

Au Canada, le genre théâtral fait irruption en traductologie dès l’année 1990, mais il reste minoritaire avec un total de 7 ouvrages sur 149. Tous, sauf un, portent sur des traductions canadiennes et contemporaines. Cinq se penchent sur des corpus plutôt que sur des traductions individuelles pour en tirer des observations systémiques sur les rapports entre traduction et société (identité nationale ou socio-sexuelle, hétérolinguisme en milieux minoritaires) plutôt que sur la traduction théâtrale en tant que telle.

La poésie comme genre ou plutôt la « poétique » n’apparaît explicitement que dans le titre d’un seul ouvrage (Folkart, 2007). La part négligeable de la traduction poétique et de sa critique dans le répertoire tient sans doute à l’orientation « contextuelle » ou socioculturelle plutôt qu’esthétique de la traductologie canadienne par opposition à la traductologie européenne, notamment allemande et française où la poïétique de l’oeuvre est au premier plan. Au Canada, la critique de la poésie traduite existe plutôt sous forme d’articles dispersés dans des revues littéraires, mais son importance reste à vérifier.

Les études de traduction assimilent souvent les textes philosophiques et les textes sacrés aux textes littéraires en jugeant qu’ils font « oeuvre » au sens défini par Schleiermacher, c’est-à-dire qu’ils manifestent un travail individué et censément inédit sur la langue. En clair, la forme y est solidaire du sens. Plus encore que le langage poétique, le texte sacré incarnant la parole divine en serait la manifestation suprême, cette « pure langue », selon Benjamin, où le signifiant « se dissout » dans le signifié. Au-delà du signe, la forme englobe la textualité comme support d’une pensée singulière. L’inventaire ne contient que deux ouvrages sur la traduction des textes sacrés. Comme dans le cas de la littérature examinée pour autre chose qu’elle-même, le Coran est interrogé sur une question sociale, « l’image de la femme », que la traduction peut recontextualiser et faire évoluer dans l’Islam (Dib, 2010). Le second ouvrage relate les débats séculaires sur la langue liturgique au sein de l’Église russe orthodoxe, où préserver le sentiment du « sublime » par le maintien du vieux slavon le dispute à l’intelligibilité d’une traduction dans la langue commune (Gopenko, 2009). Dans les deux cas, la traduction renvoie à une intervention polémique sur les mentalités.

Dans le domaine de la philosophie, le contraste entre la traductologie canadienne et la traductologie française est encore une fois saisissant. En France où la critique des traductions, dominée par les oeuvres littéraires, a partie liée avec l’herméneutique, la phénoménologie et l’éthique, le champ de la traductologie compte de nombreux philosophes comme Jean-René Ladmiral, Marc de Launay, Philippe Forget, Antoine Berman ou Christian Berner, parfois doublés de poéticiens comme Henri Meschonnic ou Michel Deguy. On peut ajouter Jacques Derrida et Paul Ricoeur même si leur pensée ne gravite pas autour de la traduction. En comparaison, l’inventaire canadien compte seulement deux ouvrages abordant explicitement la traduction d’un point de vue philosophique (Le Blanc, 2009; Le Blanc et Simonutti, 2014). Le premier entre d’emblée en polémique contre le métalangage et les approches sectorielles et « thématisantes » de la traductologie contemporaine. Il plaide en faveur d’une « théorie générale » qui envisage un rapport à la langue déplaçant la traduction de la linguistique à la « poétique », dans le droit fil des propositions d’Henri Meschonnic.[14] Le second ouvrage donne suite au principe conclusif du précédent, à savoir qu’une théorie de la traduction exige une théorie de la lecture. Il pose, dans une perspective historique, la question essentielle du cadre de référence qui informe l’interprétation d’un texte et sa reformulation dans un espace-temps donné. Largement développé en théorie littéraire contemporaine, ce principe de lecture-écriture a été problématisé plus tardivement en traductologie, du moins dans le monde anglo-saxon, à la faveur de la « crise des représentations » enclenchée par le « tournant traductif » de l’anthropologie, prélude à la critique postcolonialiste.

Les titres reflètent rarement la complexité du contenu qu’ils annoncent. On vient de voir qu’un ouvrage philosophique sur la traduction peut autant concerner la poétique du traduire. Dans cet ordre d’idées, Le droit de traduire. Une politique culturelle pour la mondialisation (Basalamah, 2008) retrace les conditions d’émergence du droit de traduction et du droit d’auteur. Cette dimension historique n’apparaît pas dans l’intitulé du livre qui développe, en seconde partie, un argumentaire philosophique, d’ordre éthique, pour la libre circulation des savoirs dans nos sociétés contemporaines.

La place de l’histoire

Le volet « histoire » est très fourni : il regroupe 35 titres au total, soit près du quart des publications, avec une hausse notoire à partir des années 2000. Ce volet se divise en quatre grandes catégories qui portent respectivement sur les institutions, les modes de traduire, les traducteurs et l’incidence des traductions. Un seul ouvrage, Charting the Future of Translation History (Bandia et Bastin, 2006), se penche sur l’historiographie de la traduction, ses cadres théoriques et idéologiques, ses méthodes et ses modèles.

La première catégorie contient des études sur la traduction et la terminologie au Canada, leur établissement depuis l’origine et leur évolution dans l’appareil d’État depuis la création de la fédération canadienne. Ce tracé inclut les professions de traducteur et de terminologue et leur organisation. Ces études locales et plutôt contemporaines voisinent avec des collectifs et des monographies qui remontent jusqu’au Moyen Âge. On y analyse, par exemple, le statut ou la politique de la traduction au prisme des institutions comme la royauté ou l’Église, en divers lieux et à différentes époques, non sans décrire les pratiques subordonnées à cette inscription institutionnelle (Foz, 1998; Blumenfeld-Kosinski et al., 2001). Les pratiques de traduction sont tantôt étendues à un territoire aussi vaste que l’« Occident » (Kelly, 1979), tantôt restreintes à un domaine linguistique comme celui du français (Horguelin, 1981). Elles sont alors illustrées sous forme d’anthologies ou par des traductions intégrales avec leur paratexte et l’exposé des conditions matérielles qui les entourent (Belle et Cottegnies, 2017; Belle et Hosington, 2017). La théorisation de ces pratiques reste un sujet rare. Elle est abordée de façon générale dans The True Interpreter (Kelly, 1979) tandis que De la traduction parfaite de Leonardo Bruni, traduction annotée par Charles Le Blanc (2008), offre l’exposé complet de la théorie sous-jacente à la pratique d’un traducteur parmi les plus éminents du monde occidental. À ce genre on peut rattacher une autre traduction annotée d’un ouvrage du XIXe siècle sur « la traduction de l’anglais » (Léger, 2010).

La majorité des ouvrages historiques s’agglomèrent autour de la figure du « traducteur ». Le terme se retrouve au masculin ou au féminin, en anglais ou en français, dans 13 titres sur 35. Les biographies et les « portraits » de traducteurs et de traductrices apparaissent comme le genre privilégié de collectifs inaugurés par Les traducteurs dans l’histoire (Delisle et Woodsworth, 1995). Ces collectifs sont parfois organisés autour d’une époque précise : Traducteurs d’autrefois. Moyen Âge et Renaissance (Chavy, 1988), Traducteurs français des XVIe et XVIIe siècles (Horguelin, 1996), Les femmes et la traduction sous l’Ancien Régime (Beaulieu, 2004). Une variante mineure des collections de portraits examine l’oeuvre d’un traducteur particulier, en l’occurrence Gregory Rabassa, figure emblématique de la littérature hispano-américaine traduite en anglais (Guzmán, 2010), et Sheila Fischman, traductrice prolifique de littérature québécoise (Simon, 2013).

Le rôle agentif des traducteurs et les aspects interculturels de la traduction constituent le dernier volet des études historiques, celui qui apparaît le plus tardivement et signale que la traductologie évolue sous l’influence des Cultural Studies et de la sociologie. Cela dit, les titres faisant état du « rôle » des traducteurs sont rares et ce rôle fusionne avec celui de la traduction. On étudie, par exemple, l’incidence « de la traduction et des traducteurs » sur les constructions identitaires et les transformations culturelles ou encore sur les échanges littéraires et les transferts de savoir. Parfois, le traducteur est absorbé dans la catégorie des « agents » (Milton et Bandia, 2009) qui englobe d’autres types d’intervenants. La problématisation du traducteur comme sujet social, le « point de vue » de l’agent situé dans un entour historique, n’apparaît explicitement que dans un collectif consacré aux travaux de Daniel Simeoni (Guzmán et Hébert, 2015).

Dans le répertoire des ouvrages historiques sur la traduction, l’agentivité paraît donc mineure. En attribuer la cause à la légendaire « invisibilité » des traducteurs et à leur faible statut social dans le monde actuel est démenti par leur poids catégoriel dans l’inventaire des publications et par le contenu des ouvrages où leur rôle est omniprésent même s’il n’est pas toujours problématisé. Autrement dit, il faut distinguer le thème du traducteur de son approche sociologique, plus récente dans la discipline.

L’interculturalité

L’intérêt pour la critique des traductions coïncide avec le « tournant culturel » de la traductologie, lui-même subordonné à la « crise des représentations » dans les humanités évoquée plus haut, un mouvement réflexif qui accompagne la décolonisation ainsi que la lutte pour les droits civiques et l’émancipation de la femme. À l’exemple de l’anthropologie, de l’histoire ou de la critique littéraire, mais un peu plus tard, la traduction est interrogée comme support de représentations identitaires dont les effets humains ne sont pas neutres. On questionne la « position » du sujet traduisant et son cadre de référence en même temps que le contexte socio-historique et les rapports de pouvoir qui sous-tendent les pratiques de traduction. Il est intéressant de voir ce qui a filtré de ce mouvement critique dans les publications canadiennes, y compris sur la question attenante du féminisme.

Dans un pays façonné autour du récit antagonique des deux peuples fondateurs, pays d’immigration, multiethnique, multilingue et multiculturel, on comprend que l’interculturalité puisse être un sujet important de la traductologie. Il occupe près du tiers des ouvrages publiés entre 1990 et 2017, avec une proportion nettement supérieure à partir de 2010 (40 %). L’interculturalité se matérialise surtout dans l’étude des échanges littéraires. Le contingent le plus élevé est la littérature traduite d’une langue officielle à l’autre. Étendu aux « langues d’emprunt » de la migration (Karpinski, 2012), ce « trafic des langues » (Simon, 1994) est défini comme le moteur de la « sociabilité culturelle » (Godbout, 2004) tandis que l’interculturalité est donnée pour inhérente à l’identité des traducteurs en tant que « migrants transculturels » (Klimkiewicz, 2013). Les échanges sont thématisés en même temps que leurs enjeux « identitaires » à l’intérieur du Canada, mais ils s’étendent à l’échelle du continent américain (Jolicoeur, 2007; Cheadle et Pelletier, 2007). Cela rejoint le discours sur l’américanité de l’identité canadienne et surtout québécoise, sujet développé à l’intérieur de collectifs dans quelques études, par exemple sur les « traductions Nord-Sud » (Canada-Brésil), la « latino-américanisation » du Canada ou la « latinité » des Québécois. Sur la problématique identitaire se greffe la projection du Canada à l’étranger : la littérature canadienne traduite en allemand (Flotow et Nischik, 2007), les écrivains canadiens en France (Koustas, 2008), le Québec traduit en Espagne (Córdoba Serrano, 2013).

Plusieurs autres ouvrages examinent les échanges littéraires par le biais d’un genre, d’un auteur ou d’une oeuvre particulière. À ces études d’apparence conventionnelle mais traitées avec les outils de l’historiographie ou de la sociologie, s’ajoutent des analyses qui sortent du cadre littéraire : les traductions technoscientifiques et la modernisation de la Russie au XVIIIe siècle (Tyulenev, 2012a) ou, dans une optique plus large, la conceptualisation et la transformation du rapport au « modèle occidental » dans l’histoire contemporaine d’une société postcommuniste (Mihalache, 2010).

Ce dernier exemple illustre l’élargissement du concept de « traduction » que l’on retrouve dans plusieurs études sur l’intersection des langues, des mémoires et des identités au sein de villes cosmopolites comme Montréal, Barcelone, Trieste ou Calcutta (Simon, 2013). La ville comme lieu de « forces traductives » fait l’objet d’ouvrages qui s’inscrivent dans les Cultural Studies, particulièrement prégnantes aux États-Unis. Focalisées sur les rapports de pouvoir, la résistance aux hégémonies et les constructions identitaires collectives, ces études rejoignent la French Theory, en l’occurrence Derrida, Deleuze et Foucault. Elles reconduisent l’acception métaphorique de la traduction développée par Homi Bhabha et le concept postcolonialiste de « tiers espace », lieu d’une inter-traduction (idéalisée) des altérités en contact. On substitue toutefois la référence à Benjamin relu par Derrida à d’autres plus actuelles et socialement engagées comme Doris Sommer.

L’approche postcolonialiste, si proéminente dans les études de traduction anglo-saxonnes depuis la fin des années 1990, n’est mentionnée que dans le titre de deux ouvrages : un collectif qui rassemble une introduction et plusieurs textes sur le cas de l’Inde (Changing the Terms. Translating in the Postcolonial Era; Simon et St-Pierre, 2000) et une monographie consacrée à l’Afrique (Translation as Reparation: Writing and Translation in Postcolonial Africa; Bandia, 2008). La traduction associée à la colonisation est un motif qui renvoie à une altérité extérieure et lointaine. Appliquée au Canada, la critique postcolonialiste, aimantée vers les études culturelles, s’attache aux « migrants », minorités audibles et visibles aux « marges » des deux groupes linguistiques « fondateurs », mais elle fait l’impasse sur les Premières Nations. Quand on se penche sur la « périphérie », c’est pour examiner « la réception de la littérature canadienne en traduction », c’est-à-dire l’image de soi à l’étranger, ou bien au Canada quand l’investigation s’inscrit dans le rapport entre langue « dominante » et langue « dominée ». En même temps, aucun titre répertorié ne concerne les pratiques traductives, passées ou présentes, impliquant les langues autochtones. Au hasard des collectifs, on relève de rares textes, par exemple sur le « mythe colonial » dans le Cantique des Plaines de Nancy Huston ou sur la « traduisibilité » d’une pièce de Tomson Highway, montée… au Japon. L’écrit ayant préséance sur l’oralité, l’art verbal des Premières Nations est laissé aux linguistes et aux anthropologues.

Le genre

L’approche féministe ou plus largement la question du genre est attenante à la critique postcolonialiste intéressée par la condition des groupes minorisés et discriminés. La figure féminine du sujet traduisant ou traduit apparaît dans onze titres auxquels correspond une variété de traitements. Parmi ces ouvrages, on trouve les collections de portraits déjà évoquées où la traductrice est le plus souvent exhumée de l’histoire selon un schéma événementiel : sa vie et son oeuvre échantillonnée. À cette catégorie s’ajoutent deux collectifs qui rassemblent des études sur la femme, en divers lieux et à différentes époques, dans le rôle de traductrice, d’auteure traduite ou comme personnage de traductrice dans une fiction. Ces collections ont pour seul fil conducteur la traduction au féminin, thème plus ou moins articulé aux théories féministes (Flotow, 2011). Trois monographies sur le même sujet sont respectivement organisées autour d’une époque (l’Ancien Régime), d’un texte particulier (le Coran) ou des adaptations d’un même auteur en un lieu donné (Shakespeare au Québec).

La question du genre est posée dès 1991 dans le livre-manifeste de Suzanne de Lotbinière-Harwood. Le parti-pris de la différenciation y est doublement incarné dans le titre en forme de traduction : Re-belle et infidèle/The Body Bilingual. La revendication identitaire et politique, réaffirmée dans le sous-titre (La traduction comme pratique de ré-écriture au féminin), prétend renverser l’ordre phallocratique du discours et faire entendre la voix des femmes, fût-ce au prix d’un dommage collatéral pour l’oeuvre idéologiquement parasitée. Parler de « genre » (gender) annonce un encadrement théorique. Le terme ne figure qu’en anglais, dans le titre de trois monographies signées d’auteures anglophones, signalant l’influence anglo-saxonne des Gender Studies. Tantôt, les stratégies d’un féminisme militant à l’oeuvre dans les traductions restent au stade de l’illustration, tantôt le genre n’est qu’un aspect de l’étude (Drouin, 2014). Au total, peu d’ouvrages s’appuient sur la théorisation du genre qui s’est déployée dans le sillage de la critique postcolonialiste. Rappelons que celle-ci est elle-même peu présente en tant que telle dans le corpus et qu’elle émane aussi de traductologues anglophones.

L’approche sociologique

L’appareil conceptuel emprunté aux études culturelles et à la sociologie permet d’approfondir l’incidence du système traduisant, facteur de complexité introduit par Even-Zohar pour rendre compte de ce qui relie les choix de traduction à leur environnement littéraire et non plus seulement au texte original. La régulation par des « normes » (Toury), c’est-à-dire par des contraintes issues de cet environnement et statistiquement repérables, est une première approximation sociologique. L’enfermement dans un système particulier, celui d’une littérature ou d’un genre, devait être dépassé en faveur d’un contexte élargi à la communication. C’est ce que propose Sociocritique de la traduction (Brisset, 1990), qui inaugure au Canada l’approche sociologique de la traduction. Examinant ce qui relie le « traduit » au discours social, à ce qui se dit et s’écrit dans les différentes sphères de la société québécoise des décennies 1970-1980, cette étude interdiscursive des traductions destinées au public des théâtres doit plus à la sociologie des communications de Luhmann qu’à la théorie des champs et des agents de Bourdieu.[15]

Au Canada, Bourdieu est le modèle privilégié des études portant sur les transferts littéraires ou la circulation des idées (Gouanvic, 1999, 2007, 2014; Córdoba Serrano, 2013), études articulées parfois à un seul concept attaché à ce modèle, comme celui d’« agent » (Milton et Bandia, 2009).

Il est parfois difficile de départager le social de l’interculturel, souvent imbriqués. Il reste que l’application d’un modèle emprunté à la sociologie est plutôt rare parmi les ouvrages inventoriés. Seuls huit titres ou sous-titres s’en réclament explicitement : « sociocritique », « sociologie », « pratique sociale », « analyse sociologique », « approche socio-systémique » de la traduction. La répartition entre Bourdieu et Luhmann est inégale. Celui-ci, pionnier de la « complexité » dans l’étude sociale de la communication, est le seul auquel est consacré un essai théorique (Tyulenev, 2012b). Un autre ouvrage élargit la perspective sociologique par un exposé descriptif et comparatif des différents modèles élaborés depuis le XIXe siècle, avec leurs apports respectifs susceptibles d’éclairer certains aspects de la traduction (Tyulenev, 2014). Ayant une visée didactique, cet ouvrage propose de nombreuses questions de recherche qui touchent, par exemple, au statut des traducteurs et de la traduction.

Ces deux derniers ouvrages font partie de l’ensemble restreint des études véritablement théoriques, soit un peu plus de 10 % de l’inventaire. Le doublement de ce type d’études depuis l’année 2000 signale une plus grande intensité réflexive de la discipline. On a pu voir que des travaux de nature épistémique interrogent des concepts et des modèles de traduction et de terminologie. Plus récemment, l’attention se porte sur l’interdisciplinarité de la traductologie (Belle et Echeverri, 2017) suivant un courant de pensée né à l’extérieur de la discipline et qui dépasse les frontières du pays. De nouveaux sujets d’étude font leur apparition, liés à la communication socionumérique. Si la localisation n’a donné lieu qu’à deux collectifs, les réseaux sociaux font en revanche l’objet d’une théorisation conséquente suivant deux profils : l’un prolonge les travaux pédagogiques à visée professionnelle à partir d’une conceptualisation des nouveaux supports et des modalités qu’ils entraînent; l’autre s’inscrit dans le courant sociologique, mais sollicite la philosophie de la complexité pour étudier ce qui « émerge » des parcours aléatoires et translinguistiques de cette nouvelle forme de la communication (développement, changements sociaux et politiques).

En conclusion

Cette étude bibliométrique donne un aperçu de la traductologie canadienne. L’inventaire des livres exclut nombre de traductologues canadiens importants comme Barbara Godard ou Daniel Simeoni dont les travaux n’ont été publiés que sous forme d’articles. Pour un bilan plus affiné, il reste à examiner les textes de Meta et TTR, les deux revues canadiennes de traductologie au profil et aux contenus différenciés. Il faudrait aussi recenser les thèses doctorales inédites. Sans doute plus rares mais non moins importantes, les thèses sur la traduction défendues dans des disciplines mitoyennes (linguistique, littérature comparée, sémiologie, communications, études culturelles) ou dans des domaines plus éloignés (histoire, philosophie, pensée politique) fourniraient un utile éclairage multidisciplinaire. Le relevé s’en tient aux livres parmi lesquels se trouvent des ouvrages collectifs par nature hétérogènes et dont les composants appellent une étude plus approfondie. Ajoutons que la porosité des catégories introduit une part d’arbitraire dans l’indexation. Malgré ces lacunes, l’inventaire est suffisamment riche pour dégager les grandes orientations qui jalonnent l’évolution de la traductologie canadienne durant près d’un demi-siècle d’existence.

L’analyse des publications fait apparaître deux grands ensembles, pratique et critique, que dominent respectivement la didactique durant les deux premières décennies et l’interculturalité durant les trois dernières. Le schéma général montre que les manuels et les compilations historiques de la première période font place à l’analyse d’échanges littéraires et culturels fondée sur une approche plus ou moins explicite (historiographique, postcolonialiste, sociologique ou autre). Les études de cas dépassent largement en nombre les réflexions épistémiques ou métacritiques, mais ces dernières ont doublé après l’instauration des programmes doctoraux auxquels sont généralement assortis des projets de recherche subventionnés.

On retient que née dans un contexte de francisation, élaborée dans des universités francophones ou des départements d’études françaises d’universités anglophones, constituée à près de 60 % par des chercheurs francophones, la traductologie canadienne est néanmoins dans l’orbite des Translation Studies influencées par les études culturelles. Les approches critiques et méthodologiques qu’elle emprunte aux modèles français, notamment en sémiologie et en sociologie, sont essentiellement celles de la French Theory qui a circulé en Amérique du Nord.