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Depuis les travaux fondateurs de Susan Bassnett et André Lefevere dans les années 1990, les études de la Renaissance ont graduellement incorporé l’idée d’une approche « culturelle » du phénomène de la traduction, c’est-à-dire s’étendant au-delà d’une considération purement linguistique du traduire pour mettre en valeur les éléments de contexte politique, idéologique, social ou matériel qui motivent et conditionnent les activités des traducteurs dans un système d’accueil donné (voir Bassnett et Lefevere, 1998; Burke, 2007). Plus récemment, cette attention renouvelée envers les aspects « culturels » de la traduction a inspiré plusieurs chercheurs à dépasser les frontières nationales traditionnellement assignées à leur domaine d’étude et à considérer les activités de traduction à la Renaissance dans un contexte d’échanges et de transferts culturels transnationaux (voir en particulier Coldiron, 2015 et Boutcher, 2016). C’est dans cette double perspective que s’inscrit le collectif dirigé par Tania Demetriou et Rowan Tomlinson, The Culture of Translation in Early Modern England and France, 1500-1660.
Ces objectifs sont clairement établis dès l’introduction, où les directrices du volume soulignent que les « interactions » entre les cultures françaises et anglaises de la traduction ont été étonnamment peu explorées. Alors que les deux pays sont marqués par des traditions littéraires et traductologiques distinctes, ils partagent aussi un certain nombre de préoccupations communes, et sont liés tout au long de la période par des liens politiques, commerciaux, intellectuels et religieux privilégiés – liens que les mouvements de traduction entre la France et l’Angleterre mettent singulièrement en lumière. La structure de l’ouvrage, où alternent les essais sur chacun des pays, permet de prolonger la comparaison esquissée dans l’introduction; elle invite aussi à l’exploration des échanges textuels et intellectuels qui marquent le passage outre-Manche de textes-clés de l’humanisme français, tels le Tiers-Livre de Rabelais, les traités de Philippe de Mornay et les tragédies de Robert Garnier, les dictionnaires d’Henri Estienne ou encore les Essais de Montaigne.
Le premier chapitre, par Warren Boutcher, explore les soubassements théoriques d’une approche « culturelle » de la traduction, en insistant en particulier sur la nécessité de combiner analyse textuelle comparative et recherche contextuelle, et de se pencher sur les domaines non littéraires traditionnellement négligés par la critique. Il propose aussi d’élargir l’étude des transferts culturels associés à la traduction pour y inclure, non seulement les modalités écrites de la traduction, mais aussi les questions reliées à la circulation matérielle des textes et aux relations de sociabilité et de mécénat qui jouent un rôle déterminant dans la « culture de la traduction » (culture of translation) de la Renaissance.
Les enjeux idéologiques et politiques de l’acte de traduction sont au coeur de l’article de Glynn P. Norton, qui retrace les méandres du procès intenté en 1530 par la Faculté de Théologie de la Sorbonne contre les « lecteurs royaux » nommés par François Ier pour enseigner le grec et l’hébreu bibliques. À travers l’opposition idéologique et institutionnelle ouvertement manifestée par la Faculté se révèle une insécurité fondamentale envers la multiplicité des lectures et des interprétations impliquées par la répétition, dans un contexte pédagogique officiel, de l’acte interprétatif. Ainsi se voit soulignée la dimension potentiellement subversive de l’acte de traduction, qui vient remettre en cause une conception unitaire de la langue, du texte, et de l’autorité politique et religieuse. Le pouvoir de régénération de la traduction est aussi souligné par Neil Rhodes, qui s’intéresse à son tour à l’étude du grec, mais cette fois chez les humanistes anglais. En soulignant la place du grec – et en particulier des dialogues de Lucien – dans la culture pédagogique humaniste, il montre comment, à travers des projets collaboratifs de traduction (impliquant par exemple Erasme et Thomas More), la production d’éditions bilingues, les débats universitaires qui entourent le statut du grec et la récupération par les traducteurs protestants du discours sur la « koiné » (ou langage commun, accessible à l’ensemble de la communauté), l’étude du grec fonctionne paradoxalement comme un agent « catalyseur », contribuant à « libérer le vernaculaire de son statut secondaire » (p. 67).
Les deux chapitres qui suivent s’intéressent aux relations complexes entre traduction et commentaire, tant au point de vue des pratiques linguistiques et herméneutiques engagées dans chaque cas, qu’en termes de leurs usages pédagogiques et matériels. À partir d’une analyse des métaphores communes à l’imaginaire de la traduction et du commentaire, Paul White montre comment ces pratiques se croisent et se combinent chez l’un des éditeurs et commentateurs les plus prolifiques de textes antiques à usage pédagogique, l’imprimeur lyonnais Josse Bade Ascensius. En soulignant le rôle de médiateur culturel joué par le traducteur-éditeur-commentateur, l’étude montre comment les pratiques de la traduction et du commentaire s’inscrivent, non seulement dans un imaginaire commun, mais aussi dans un contexte matériel particulier, celui de la production et de l’usage de textes imprimés à usage savant ou pédagogique. L’article suivant, signé par Tania Demetriou, s’attache aussi à l’interface entre traduction et commentaire, mais cette fois sous l’angle de la réception des textes antiques. Ainsi retrace-t-elle les origines de la traduction anglaise usuelle de l’épithète homérique « periphron » par « chaste Penelope », en se penchant sur des sources intermédiaires les plus diverses, allant des commentaires marginaux des éditions de l’Odyssée au dictionnaires grecs de Thomas Elyot et d’Henri Estienne, en passant par Boccace, Della Porta, et les tragédies néoclassiques jouées à l’Université d’Oxford dans les années 1590.
Avec les chapitres de Patricia Palmer et d’Edward Wilson-Lee, on aborde la question importante des enjeux politiques et diplomatiques de la traduction dans l’Europe de la Renaissance. Palmer revisite un cas bien particulier dans l’histoire anglaise des traductions de Virgile, celle du catholique irlandais Richard Stanyhurst, souvent moquée pour ses choix linguistiques et poétiques des plus idiosyncratiques, mais qu’elle replace dans le contexte d’un projet plus vaste visant à donner à la noblesse catholique anglo-irlandaise une identité distincte, fondée sur la langue et le prestige virgiliens. Les liens étroits entre traduction littéraire, diplomatie, et identité culturelle et religieuse sont à nouveau mis en valeur par l’analyse d’Edward Wilson-Lee, qui situe les activités de traduction de Mary Sidney Herbert dans le contexte des relations diplomatiques changeantes entre la France et l’Angleterre sous le règne d’Elizabeth I. Ainsi, en publiant dans un même volume (1592) sa version du traité de Philippe de Mornay De la vie et de la mort et sa traduction de la tragédie Marc Antoine de Robert Garnier, Mary Sidney Herbert souligne à la fois la protection offerte par la famille Sidney au théologien huguenot, et l’importance, pour la reine Elizabeth alors de passage dans le domaine des Herbert, de tirer les leçons politiques de l’histoire antique telles que présentées par l’exemple célèbre d’Antoine et de Cléopâtre.
Les Essais de Montaigne sont l’objet des deux chapitres suivants; dans le premier, Kristi Sellevold s’appuie sur la théorie linguistique de la pertinence et son application par Ernst-August Gutt pour explorer les transformations, dans la traduction célèbre des Essais par John Florio, de l’expression de Montaigne « à l’aventure » au statut épistémologique notoirement incertain. En comparant les choix de traduction faits par Florio avec ceux qu’offrent des traductions anglaises plus récentes et une traduction contemporaine vers le suédois, Sellevold montre comment se modulent chez Florio les réalisations linguistiques du marqueur épistémique, sans que la complexité de la pensée de Montaigne en soit appauvrie. La question de l’incertitude est elle aussi au coeur de l’analyse menée par John O’Brien sur l’influence potentielle des philosophes sceptiques chez Montaigne. En partant de la traduction, chez ce dernier, de diverses maximes grecques (« il n’y a raison qui n’en ait une contraire »; « je ne bouge »; et le fameux « que sais-je?), O’Brien explore les nombreuses pistes interprétatives ouvertes par les pratiques de citation, de traduction, ainsi que les retours et ajouts successifs propres à la composition des Essais.
Le volume se clôt sur deux courts et brillants essais, l’un, par Anne Lake Prescott, consacré aux pratiques de la copia chez Thomas Urquhart, traducteur de Rabelais et émulateur incontesté des virtuosités verbales et interprétatives propres à l’auteur de Gargantua; l’autre, par Terence Cave, qui, après avoir souligné les apports majeurs des essais contenus dans le volume, revient sur la tension inhérente à l’acte de traduction, entre l’impératif de communication qui préside à tout transfert linguistique ou culturel, et les enjeux spécifiques qui l’enracinent dans un « écosystème » particulier, toujours historiquement et culturellement déterminé.
À travers ces exemples aussi riches que divers, le volume offre une vision élargie du contexte intellectuel, linguistique, idéologique et matériel qui marque la circulation des textes et des idées dans l’espace culturel anglo-français au long de la Renaissance. On saluera en particulier le traitement équilibré des deux domaines abordés, ainsi que les liens thématiques et conceptuels qui se dégagent, non seulement au sein des articles portant sur la France et l’Angleterre, mais entre les différentes études de cas. Par ailleurs, la décision de présenter les entrées bibliographiques par nom de traducteur ou de traductrice (et non nécessairement par nom d’auteur) paraît fort pertinente, non seulement pour des raisons de repérage des sources, mais aussi dans le contexte des débats récents portant sur l’autorité culturelle et textuelle des traducteurs, et leur « visibilité » stratégique dans les champs littéraires naissants de la première modernité européenne. Également intéressant (surtout dans un ouvrage entièrement rédigé en anglais) est l’accent mis sur le rôle d’intermédiaire joué par la langue française dans la diffusion européenne des textes. Ainsi, notent les éditrices, le français représente la seconde langue source, après le latin, pour les traductions imprimées en Angleterre; il joue un rôle tout aussi important comme langue pivot pour les traducteurs anglais ignorants de la langue originale du texte – l’exemple le plus connu étant celui des Vies Parallèles de Plutarque, dont la version de Thomas North (1573) s’appuie très explicitement sur la traduction composée par Jacques Amyot en 1559.
Les éditrices tirent grand parti des ressources bibliographiques du Renaissance Cultural Crossroads (RCC), le catalogue en ligne de traductions anglaises imprimées à la Renaissance établi sous la direction de Brenda Hosington (2013), mais on signalera une erreur dans la présentation des données quantitatives : les ressources du RCC sont compilées jusqu’en 1640, et non 1660, comme le titre des différents diagrammes l’indique (p. 4-5). Certains choix éditoriaux sont moins heureux que d’autres : on comprend mal, par exemple, pourquoi l’article de Sellevold sur les versions anglaises des Essais est placé avant l’étude de John O’Brien portant sur Montaigne lui-même, et qui éclaire les questions d’ambiguïté épistémique justement soulevées par l’usage de « peradventure » chez les traducteurs anglais. Enfin, on regrettera que, même après la publication du recueil de 500 pages English Renaissance Translation Theory, sous la direction de Neil Rhodes (2013), qui comprend entre autres des extraits du volumineux traité théorique de Lawrence Humphrey Interpretatio Lingarum (1559), l’introduction reprenne de manière si peu critique les lieux communs longtemps rebattus sur le « manque » de théorie de la traduction en Angleterre à la Renaissance (p. 7). Cela dit, l’ouvrage dans son ensemble présente une réflexion des plus riches et stimulantes sur la place de la traduction dans les échanges culturels qui relient la France et l’Angleterre au cours de la Renaissance. Par la variété des approches critiques et des textes étudiés, le collectif offre une contribution importante à la recherche sur les aspects historiques de la traduction, et sur son rôle séminal, non seulement dans la formation des langues et littératures nationales, dont les enjeux à la Renaissance sont bien connus, mais aussi dans la création d’un espace transnational où circulent les idées, les livres, et les agents humains dont dépend la dissémination des textes de part et d’autre de la Manche.
Appendices
Bibliographie
- Bassnett, Susan et André Lefevere (1998). Constructing Cultures. Essays on Literaty Translation. Londres, Multilingual Matters.
- Burke, Peter (2007). « Cultures of Translation in Early Modern Europe ». In P. Burke et R.P. Hisa, dir. Cultural Translation in Early Modern Europe. Cambridge, Cambridge University Press, p. 7-38.
- Boutcher, Warren (2016). « Intertraffic: Transnational Literatures and Languages in Late Renaissance England and Europe ». In M. McLean et S. Barker, dir. International Exchange in the Early Modern Book World. Leiden/Boston, Brill, p. 343-374.
- Coldiron, Anne E. B. (2015). Printers Without Borders. Translation and Textuality in the Renaissance. Cambridge, Cambridge University Press.
- Hosington, Brenda M. (2013). Renaissance Cultural Crossroads. An Annotated and Analytical Catalogue of Translations, 1473-1640. Disponible à : www.hrionline.ac.uk/rcc [consulté le 15 févr. 2017].
- Rhodes, Neil et al., dir. (2013). English Renaissance Translation Theory. Londres, Modern Humanities Research Association.