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Les chercheurs en sciences humaines sont bien placés pour enregistrer, non certes la vanité, mais la mobilité des phénomènes culturels, y compris au sein de la recherche. Les progrès technologiques nous permettent d’établir des critères externes apparemment objectifs pour mesurer les multiples révolutions. La difficulté est que l’analyse quantitative impressionne sans doute moins que nos vues sur le monde entier, nos catégories, nos classements, nos hiérarchies. La construction de compétences et de disciplines nouvelles ne donne pas nécessairement lieu à des révisions dans le monde savant, à moins qu’elle ne favorise la redéfinition de certaines responsabilités. Pour évaluer leur position dans le monde savant, les experts en traduction ont la vie aisée aussi longtemps qu’ils peuvent se servir de chiffres et de structures formelles. Il leur est par contre plus difficile d’évaluer les dynamiques culturelles lorsqu’ils sont appelés à situer leurs propres constructions dans des cadres plus larges. Il est par exemple plutôt dommage que les traductologues considèrent si rarement la traduction en rapport avec le multilinguisme ou avec une communication généralisée au monde entier, accessible dans nos foyers en se substituant à nos livres et aux bibliothèques. Le multilinguisme nourri par les langues du monde et par leurs réseaux de distribution illustre la mobilité propre à l’univers contemporain, et la traduction, au sens large, reflète ainsi des bouleversements plus vastes et plus fondamentaux. Homo academicus, l’expert en traduction amené à réfléchir sur ses rapports avec d’autres disciplines, préfère en général s’enfermer plutôt que de regarder ses voisins.

Le présent article prend place dans un volume autour de la pensée de Daniel Simeoni, un des rares collègues traductologues hautement conscients des ramifications de notre discipline avec le reste du monde. Traduction et interdisciplinarité ? On finirait par admettre que la traduction découvre le monde alors que c’est visiblement l’inverse qui a lieu. L’étude de nos rapports au monde est envisagée ici comme un hommage à l’un des explorateurs les plus lucides, trop brusquement enlevé à sa tâche, qui se concentrait justement sur la contextualisation sociale et institutionnelle de nos activités.

Du nom aux choses : à la recherche d’une homogénéité ?

Le monde universitaire a désormais attribué sa place au phénomène de la traduction, sur les cinq continents, et cela, au moment où les sciences humaines sont visiblement en crise. Un certain étonnement peut être de mise, d’abord parce que la découverte universitaire de la traduction prend des allures mondiales, ensuite en raison du nom et de la chose, pour citer l’expression de Holmes (1972). Daniel Gile a écrit à juste titre que l’institutionnalisation universitaire de la discipline (Translation Studies) est moins visible que l’institutionnalisation de la profession (traducteur) (Gile, 2012, p. 73). À vrai dire, même la professionnalisation a l’air plutôt tardif si l’on songe que la traduction compte parmi les vieux métiers du monde. Comme les discussions en la matière se font en ce moment largement en langue anglaise – noblesse oblige –, le concept de Translation Studies (TS), qu’on ne dissociera plus de James Holmes, peut nourrir l’illusion qu’on est même tombé d’accord sur « le nom ». Il est peu évident que traductologie et, a fortiori, traductology désignent vraiment la même réalité savante. Pour sa part, le monde germanophone n’a pas fini d’hésiter entre Übersetzungswissenschaft, Übertragungswissenschaft et Translationswissenschaft – Holmes aurait certainement préféré Übersetzungsforschung. Bref, ces trois langues majeures, considérées ensemble, ne donnent pas à penser que la mondialisation terminologique du monde savant, même et surtout en traduction, soit réussie.

Il est vrai que l’homogénéité du monde est depuis longtemps reconnue comme le résultat d’un jeu de constructions et de pouvoirs et que, selon d’aucuns, l’hétérogénéité des intellectuels et des chercheurs constitue un atout plutôt qu’un handicap (Martín Ruano, 2006; Janssens et Steyaert, 2003). Il n’est pas exclu que le succès incontestable de l’anglais comme lingua franca de l’academia soit de nature à favoriser une harmonisation croissante, mais c’est cependant à l’intérieur de la même lingua franca que plusieurs orientations de « la nouvelle discipline » se sont déclarées et maintenues jusqu’à ce jour. C’est visiblement le monde du business qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a soutenu la traduction comme une ressource au service de l’économie plutôt que comme une expertise universitaire, ce qui explique sans doute que, à ce moment-là, les universités aient gardé leurs portes fermées. Au tournant du XXIe siècle, la nécessité de fonder les TS sur la recherche ne manque pas d’animer jusqu’à l’Union européenne (UE)[1], qui soutient aussi les programmes doctoraux, et l’on constate qu’une cinquantaine d’universités sur les cinq continents lui ouvrent leurs portes. Reste à savoir à long terme si le reste du monde reconnaîtra ainsi la pertinence des questions de traduction, voire des questions de langue et de discours, et pour quelles raisons il le fera. En somme, l’université d’aujourd’hui est-elle séduite par le profil et la main-d’oeuvre représentés par les traducteurs, par le curriculum qui a généralement été construit pour eux en dehors des programmes universitaires, par le prestige des grands noms (Cicéron, Luther, Érasme, Ezra Pound…) qui en ont parlé, ou par les nouvelles possibilités intellectuelles offertes par la traduction face au Global Village de la communication multilingue ? L’avenir nous le dira.

La multiplication actuelle des universités et des communautés linguistiques qui accordent une place à la traduction n’est pas sans rappeler l’UE et son unité dans ses multiples diversités. La « science », ou mieux la recherche universitaire (die Forschung en allemand), fournit des concepts fondamentaux aux différents champs de spécialisation qui affichent leur spécificité (« nos objectifs, notre objet de recherche, nos théories, nos questions, nos hypothèses, nos méthodes et nos méthodologies, nos sociétés savantes et nos journaux, nos congrès et nos groupes de discussion virtuels… ») à l’intérieur d’une discipline donnée et au-delà. D’où l’évidence d’un cadre universitaire pluridisciplinaire censé être, en outre, international. Assez pour que le monde scientifique soit convaincu de solliciter le secours d’experts en traduction à l’occasion de projets collectifs et interdisciplinaires ? Pour les disciplines voisines comme pour les TS, il y a lieu de distinguer interdisciplinarité interne et interdisciplinarité externe. Les disciplines voisines se contenteront-elles d’avoir à leurs côtés des traducteurs et des correcteurs de textes, bref des secrétaires multilingues (voir Hermans et al., 1994) ou seront-elles plus exigeantes, par exemple en linguistique, en théorie littéraire, en anthropologie ou en sociologie ? Accepteront-elles les compétences des « traductologues » face à des objets de recherche communs ? Iront-elles jusqu’à s’inspirer de concepts de la TS pour résoudre leurs propres problèmes, notamment en matière de langue, de discours ou de traduction (voir Janssens et al., 2004) ?

Dans la plupart des cas, l’homme de la rue n’hésitera pas à souligner que la question des traductions, qu’il peut à peine formuler comme une question universitaire, est surtout une affaire entre deux langues. Dès les années 1980, nous commencions à entrevoir que la gent universitaire faisait preuve d’étroitesse de vue en rattachant la traduction surtout – ou exclusivement – à la linguistique appliquée et à la littérature comparée. De nos jours, les sources électroniques aidant, il est aisé de démontrer que « la traduction » fait partie du vocabulaire de la plupart des disciplines savantes. Le fait laisse-t-il des traces en TS ? On constate d’emblée une dispersion de « noms » et de beaucoup de choses lorsqu’on parcourt les pays et la diversité de leurs traditions en matière de traductions (et de langues), a fortiori de nos jours. Il n’empêche que c’est à l’heure de la mondialisation que les TS se sont taillées un nom. En anglais d’abord, ce qui nous donne peut-être un sursis quant à un éclatement éventuel.

Hétérogénéités internes

À travers l’histoire et le monde, nombre d’intellectuels, notamment des philosophes et des traducteurs, se sont donné pour tâche de résoudre la question de la traduction et les problèmes qu’elle soulève. Durant des siècles, ils ont presque toujours oeuvré seuls, faisant rarement appel à l’université. Après la Seconde Guerre mondiale, l’internationalisation a mené à la création d’instituts de traduction et d’interprétation appelés à former un réseau, où la théorie est mise au service de la pratique (Vinay et Darbelnet, 1958). Faire de même demeure un défi pour l’université d’aujourd’hui, et pas uniquement dans les sciences humaines. Au demeurant, dans les parages de l’université mais dans la perspective de la religion et des missionnaires, des entreprises d’enseignement et de recherche analogues se sont développées (Nida, 1964). Les théories qui s’y sont élaborées ont su convaincre l’université, ce qui n’est pas toujours le cas à l’heure actuelle. C’est dans un tout autre cadre, au carrefour de l’industrie et du milieu universitaire, que « la machine à traduire » s’est mise en marche dès les années 1950, bénéficiant de l’appui de quelques sociétés multinationales et de la future UE.

Toutefois, en dépit d’efforts de synthèse brillants, la formulation « des problèmes de la traduction » (Mounin, 1963; Catford, 1965) n’a pas suffi à créer une bonne entente entre les différentes spécialisations disciplinaires. C’est à partir des années 1970 qu’une formulation synthétique a modifié la perspective, non plus en définissant la traduction et ses problèmes ou ses théories, mais en élaborant un cadre général pour héberger les différentes approches du phénomène traductif. Malgré la suspicion qui pesait à l’époque sur quiconque entendait définir les problèmes de traduction à partir de cadres culturels ou littéraires (réels ou imaginaires), un traducteur-chercheur originaire des États-Unis parvint à formuler une base disciplinaire (Holmes, 1972) susceptible de convaincre une importante partie de la mouvance linguistique des « traductologues », notamment vers la fin des années 1980 (Snell-Hornby, 1988). Dès 1975, un nouveau mouvement se déclencha qui soutint que la base théorique nécessaire faisait toujours défaut (Toury, 1980), étant donné que les multiples théories déjà formulées étaient dans l’ensemble fictives, car normatives, portant sur les traductions à faire et, par conséquent, inexistantes. De nos jours, l’université accepte quelque peu la révolution copernicienne consistant à soutenir que c’est le passé qui est inexistant, que seul le futur est réel et empirique – révolution sur laquelle reposaient certaines des premières théories de la traduction. Cependant, selon une autre logique qui s’est plus ou moins imposée et qui invite à honorer la culture, le passé et les traditions, la tâche des chercheurs consistera à observer, étudier et analyser les phénomènes traductifs existants, et non à inventer de nouvelles théories reposant sur des objets imaginaires. Au lieu de théoriser dans l’abstrait, il convient alors de détecter, d’observer et d’analyser les traductions à travers les âges, les pays, les langues, les textes, les discours, les genres. La recherche eut par conséquent besoin d’un cadre interdisciplinaire et multiculturel que seul le monde universitaire pouvait lui fournir, non plus à partir des langues mais en termes de « normes ». D’où la création de Target en 1989 et la création d’autres revues, et d’où la nécessité des attributs de l’institutionnalisation (congrès, collections, projets collectifs, bibliographies, sociétés savantes, etc.). Le mouvement était donné, notamment du côté des structures de l’Éducation nationale, en partie même sous l’impulsion de l’UE, consciente que sans politique en matière de traduction, son discours s’écroule (Fishman, 1993). Se multiplient donc les structures éducatives destinées à soutenir la traduction (TS) jusqu’au niveau le plus élevé, le doctorat, d’autant que les réformes politiques et administratives ont entraîné dans de nombreux pays, surtout à la suite de la Déclaration de Bologne (1999)[2], l’intégration dans les universités du réseau des instituts de formation des traducteurs et interprètes.

Voilà un ensemble de glissements et de redéfinitions qui pouvait difficilement ne pas susciter des bouleversements : mettre en cause les théories premières, nier qu’il puisse y avoir des normes préétablies face aux instituts ad hoc dont la principale mission était d’enseigner des normes, affirmer que d’autres disciplines que la linguistique puissent prendre le dessus dans l’étude des traductions – toutes ces positions revêtent un aspect de sacrilège. Car la construction de la nouvelle discipline traductologique eut également pour effet de répartir des tâches, des responsabilités, des limites et, par conséquent, de (re)définir des positions sociales. Une question de pouvoir, en somme, question éminemment sociologique et politique.

Plusieurs domaines de recherche établis depuis longtemps paraissaient ainsi dévalués. Dès Holmes (1972) et a fortiori depuis Toury (1980), le statut des différentes options didactiques et savantes relatives à la traduction avait été révisé à partir de grilles universitaires reconnues, d’où, par exemple, la distinction entre recherche fondamentale et recherche appliquée (pure TS/applied TS)[3]. Ainsi, la formation des interprètes et des traducteurs, tâche principale des « instituts pour traducteurs et interprètes », tout en étant liée à des concepts théoriques particuliers, n’était plus reconnue comme relevant de la recherche fondamentale. Et le but de la discipline désormais désignée sous le nom de TS – décliné selon les langues – n’était plus d’alimenter les bases de la formation destinée à la seule pratique professionnelle. La fameuse question « Quel est l’intérêt de vos théories pour les traducteurs ? » ne se posait plus pour les TS, car le programme des recherches (dites descriptives ou empiriques ou culturelles) était légitimé par son statut universitaire en compatibilité avec les disciplines déjà établies.

Découpages disciplinaires

Il est vrai que, depuis belle lurette, ni l’université ni la société n’ignoraient ce type de dilemme, car, outre la linguistique et la psychologie, d’autres disciplines telles que la médecine, le droit, l’économie sont à cheval entre recherche appliquée et recherche fondamentale. À l’intérieur d’une même université, l’harmonie entre les départements n’est nullement garantie : les priorités de la médecine ne sont pas nécessairement celles de la biologie ou de l’économie. En l’occurrence, des facteurs idéologiques s’ajoutent aux composantes culturelles et sociales du débat. Face à la société entière, y compris la gent universitaire, les architectes de la nouvelle discipline viennent affirmer qu’il n’y a pas de « bonnes » et de « mauvaises » traductions, que ce ne sont là que des idées : comme le dit Hamlet, « [n]othing is either good or bad, just thinking makes it so ». Prémisses sans doute très universitaires, comme le diraient les sociologues, mais que de multiples disciplines, moins jeunes, affichent avec plus de diplomatie.

Il y a évidemment loin de la coupe aux lèvres. Holmes, le père de la dénomination Translation Studies, était sans doute moins radical, plus diplomate que Toury, le père de la recherche descriptiviste (Descriptive Translation Studies, DTS). Et le début de l’implantation de la traduction dans les structures universitaires a eu lieu sans beaucoup de débats préalables, souvent même sans discussion : il n’y en a eu pratiquement aucune au moment où l’Espagne, après le décès du général Franco, a multiplié les programmes de traduction au niveau doctoral (pour les interprètes comme pour les traducteurs) comme au niveau de la formation didactique. L’Italie a suivi l’exemple, de même que la Tchécoslovaquie des années 1960-1970 ou la nouvelle Afrique du Sud de Mandela. Le Canada, pour sa part, avait déjà installé la traduction au sein des programmes de ses universités avant les déclarations programmatiques des TS ou des DTS, commencées vers 1965, publiques, quoique mal connues dès 1975, soutenues par des congrès, des revues, des sociétés savantes dès la fin des années 1980. Les nombreux manuels de cette période, distribués surtout en anglais, réservaient la dénomination TS à l’ensemble du champ de la traductologie, en distinguant à la rigueur entre plusieurs conceptions de la discipline, dont celles qui refusent de donner le statut universitaire à la formation didactique.

Il apparaît donc que les TS résultent pour une bonne part de la fusion entre un courant institutionnel et un courant intellectuel : le réseau des formateurs, affiliés aux instituts ad hoc, et le réseau des universitaires qui s’interrogent sur la traduction, en se basant en partie sur une expérience acquise au sein d’autres disciplines (par exemple, la linguistique, la littérature, l’économie, la communication). La traduction automatique ou la localisation circulent entre le monde industriel, la formation et la recherche universitaire, leur position étant plus mobile, quoique moins explicite. Anthony Pym (2010) arrive à des conclusions analogues en se concentrant principalement sur les groupes plus « militants » qui ont animé d’une part la théorie du Skopos et, d’autre part, les DTS; selon lui, l’institutionnalisation était un des grands objectifs de Toury et des DTS (Toury et Lambert, 1989) tandis qu’elle jouait à peine un rôle dans le mouvement de Skopos. Dans la formation des traducteurs et des interprètes était prioritairement promue la perspective du traducteur dans ses dimensions didactiques, professionnelles, sociales, etc. Pour Holmes, Toury et les défenseurs des DTS, la perspective du traducteur représentait une des multiples approches du fait traductif, et rien de plus – au point que Pym leur a reproché de passer sous silence le monde social, celui que la sociologie et d’autres approches allaient reconsidérer dès le XXIe siècle. Chez Toury, le questionnement initial et fondamental du concept de traduction, dans les différentes langues, installait d’emblée l’entreprise du chercheur dans et surtout entre les disciplines (Snell-Hornby et al., 1994). Impossible, par conséquent, d’exclure la contextualisation des différents groupes et de leurs origines institutionnelles d’une observation de la traduction dans le paysage universitaire.

C’est grâce à la sociologie que nous connaissons l’impact des stéréotypes sociaux et ce qu’ils cachent. Les discussions autour d’Homo academicus touchent aussi les TS. L’image publique d’un chercheur individuel, d’un livre ou d'une discipline ne manque pas de jouer son rôle dans les jeux de pouvoir universitaire, que ce soit au niveau de l’information spécialisée (p. ex. dans les bibliographies) ou des médias. Les questions posées au spécialiste de la traduction illustrent bien que les équivoques foisonnent à ce propos, même en milieu universitaire. Parmi les questions les plus courantes, en voici un échantillonnage : « Vous qui êtes spécialiste en traduction, dites-moi comment je devrais traduire ? »; « Vous autres, théoriciens, dites-nous pourquoi… »; « Est-ce une traduction, cela ? »; « Comment le traducteur tire-t-il profit de vos recherches ? » En précisant ce que ces questions sous-entendent respectivement : les TS viseraient à enseigner comment traduire; le terme TS désignerait des théoriciens; la définition d’une traduction serait non problématique; les TS seraient au service du traducteur et de sa formation. Ces malentendus confirment tous l’impact des conceptions normatives. Or, rien n’interdit de donner une place aux préoccupations pédagogiques au sein de l’enseignement supérieur, à condition de reconnaître leur position et leur nature.

L’entre-deux : hétérogénéités externes

La diversité et les fractionnements internes, au sein des TS, sont de nature à engendrer des effets analogues sur le plan des rapports avec les autres disciplines, en attendant que l’interdisciplinarité soit reconnue comme une préoccupation majeure. L’insistance sur celle-ci ne donne pas nécessairement lieu à des projets d’envergure organisés avec d’autres départements. On dirait même que l’institutionnalisation – facilitée par le recours à un nom, Translation Studies, choisit non sans diplomatie, car il permet de faire passer la formation didactique sous la même bannière que la recherche sociologique ou historique – n’a pas eu pour conséquence d’inspirer les défenseurs de l’interdisciplinarité. Le passage des frontières va souvent à sens unique, à moins que les passages ne soient souterrains, et peut-être d’autant plus efficaces.

L’expérience prouve que les autorités universitaires et autres se montrent souvent ambiguës devant l’interdisciplinarité, sinon devant l’innovation en matière de recherche. En dépit d’efforts récents, nos directeurs de département et doyens éprouvent quelque difficulté face à des groupes de chercheurs difficiles à localiser et tentés par l’aventure du nomadisme interdisciplinaire. Dans les rivalités entre départements ou facultés, qu’il s’agisse de nominations, de promotions ou de projets de recherche, les chercheurs les plus nomades se font souvent éliminer par les collègues plus fidèles à leur étiquette. On comprend par ailleurs que la distribution des budgets, en haut lieu, mérite toute l’attention des décideurs. Inutile d’expliquer ainsi la logique qui travaille contre les recherches internationales, notamment contre le sort réservé à la traduction : les commissions responsables de la répartition des budgets et des politiques universitaires sont pour une large part nationales. Le grand public, par ailleurs, a tendance à saluer avec plus de respect « un grand médecin », « un grand linguiste » qu’un chercheur qualifié de « polyvalent » par ses collègues ou ses patrons. Il reste que l’« universalité » de nos structures universitaires n’est guère convaincante : dans deux universités, séparées par une dizaine ou une quinzaine de kilomètres, la question de la communication, y compris la traduction pour les médias, fera tantôt partie des lettres, tantôt des sciences sociales. L’organisation de nos unités d’enseignement et de recherche, par conséquent, rappelle nos fichiers d’antan, ou un classement par boîtes à chaussures. On ne sera pas surpris que des activités extra-universitaires telles que le sous-titrage, le doublage ou l’interprétation soient généralement exclues de la recherche au niveau supérieur.

Interdisciplinarité externe et interculturalité

Il serait paradoxal de soutenir que la traduction n’a pas encore donné lieu à des bases théoriques solides sans reconnaître dans le même mouvement nos limites présentes : où au juste situer les TS, dans et entre les classifications des structures universitaires ? De toute évidence, une nouvelle spécialisation aura toujours à se justifier, car ses lettres de noblesse ne sont pas établies. En outre, les fondateurs des TS ont beaucoup insisté sur la relativité des dénominations du phénomène traductif ainsi que sur la nécessité d’étendre les recherches au-delà des définitions courantes. Au demeurant, le monde moderne leur donne souvent raison : interprètes, sous-titreurs, réviseurs de textes ou experts en localisation ainsi que nombre de journalistes contestent souvent l’idée que leurs activités se situent au moins en partie dans l’univers de la traduction. On peut comprendre qu’ils insistent sur la spécificité de leur métier, notamment pour des raisons matérielles. Cependant, qu’il s’agisse de doublage, d’interprétation ou de dialogues (dans une interview télévisée, dans un documentaire ou dans un ouvrage de fiction, par exemple), la confrontation des différentes sortes d’oralité nous aide à fonder des distinctions utiles à la traductologie sur des critères empiriques et culturels. Bref, au moment où les combinaisons entre l’écrit et l’oral « de type primaire » ou « de type secondaire » (Ong, 1982) sont en plein mouvement, il importe de contextualiser la communication bien au-delà des cadres traditionnels et universitaires. Et alors que le bilinguisme et le multilinguisme fascinent et inquiètent un certain nombre de sociétés, les TS perdent souvent de vue que la conception de la traduction varie selon les pays, les régimes et les politiques linguistiques, alors que le discours traduit mérite toujours d’être situé parmi les types de discours produits au sein des sociétés.

Par ailleurs, l’expérimentation interdisciplinaire expose nos collègues, jeunes et moins jeunes, à des risques, ce qui les pousse logiquement à se consacrer plutôt à des sujets et à des personnages reconnus. Comme dans le champ des études littéraires, les TS n’hésitent pas à choisir des sujets faciles tels que les grands traducteurs, l’analyse du doublage d’un film qui a fait recette, etc. Il en va de même pour les catégories (inter)culturelles : si le concept de « mondialisation » circule partout, il demeure que l’exploration des « nouveaux mondes » et de leurs cultures sur les différents continents ou la confrontation systématique de nos cadres théoriques et méthodologiques en dehors du monde « occidental » continuent à effrayer les chercheurs du monde entier. Car, reconnaissons-le, s’il est vrai que notre connaissance des règles et des usages communs dans les sociétés occidentales en matière de traduction reste bien pauvre et peu systématique, l’absence relative d’enquêtes macroscopiques sur les autres continents nous empêche de traiter vraiment de la « mondialisation » en connaissance de cause. Les sociologues nous ont mis en garde contre une vue trop hiérarchique du monde : les enquêtes bottom up consacrées à la vie quotidienne et réelle de l’homme de la rue, les enquêtes sur les cultures périphériques, nous révèlent souvent mieux les dessous et les dynamiques traductives que les enquêtes conçues à partir d’en haut. D’où la nécessité, rendue possible, d’organiser des travaux selon des perspectives mondiales, sur la base de larges études, notamment statistiques (comme dans Casanova, 1999; Heilbron et Sapiro, 2002; Heilbron, 2010; Fouces González, 2011). Qu’on appelle ces recherches globales, globalisantes ou systémiques, les résultats empiriques qu’on pourra en tirer sont importants. En attendant, notre Homo academicus reste frappé de cécité, du moins s’il continue à approcher le monde contemporain par le biais de techniques et de conceptions souvent dépassées, toujours largement nationales et monodisciplinaires.

C’est surtout Yves Gambier qui a milité en faveur d’une ouverture délibérée vers les « disciplines voisines » (Ferreira Duarte et al., 2006). Il est rare toutefois que l’interdisciplinarité prenne la forme spectaculaire de grands projets communs, impliquant des déplacements de chercheurs, le partage de documents ou l’exploration de sujets et de méthodes importés à partir d’autres traditions. L’interdisciplinarité dans les TS adopte généralement des formes plus modestes, notamment par l’emprunt de concepts à des disciplines voisines. Précisément, une des mises en garde souvent répétées de Gambier se rapporte à l’emprunt terminologique, car le chercheur en TS entretient généralement des rapports plutôt unidirectionnels avec des approches qui l’inspirent. Faute de nous interroger sur le statut de nos termes (et de nos discours), nous ignorons souvent où nous mène notre propre discours.

La solution ne peut être, bien entendu, d’éviter les emprunts. En tant que membres d’une jeune communauté scientifique, les traductologues ne peuvent créer leurs instruments d’analyse ex nihilo. Impossible d’ignorer que toute traduction combine au moins deux traditions linguistiques particulières, d’où la nécessité de se servir d’un métalangage pertinent face aux langues en présence; impossible aussi d’ignorer les dimensions sociales ou culturelles du processus traductif, par exemple, le public visé. Une fois de plus, il apparaît clairement que la traductologie ne peut être une discipline strictement autonome. Elle est doublement historique et contextualisée : 1) dans son objet d’étude, qui combine différentes traditions textuelles, grammaticales, économiques, etc.; 2) dans son discours savant, qui ne peut faire abstraction des positions acquises en termes de logique, de terminologie, d’organisation (par exemple à propos de droits éditoriaux, de règles universitaires, de terminologie, etc.). Le fait est que les TS ne jouissent pas de l’autonomie des disciplines établies, où la codification des termes et concepts dispose d’une tradition facile à attester dans les manuels ou dans les bibliographies. Comme toute législation, les TS évoluent dans l’histoire : les concepts déjà attestés sont reconnus par la force des choses; les concepts nouveaux ou importés auront à se faire valoir. Ce qui, à la rigueur, implique aussi la possibilité que les TS redéfinissent ou redéfiniront des termes couramment utilisés dans la langue quotidienne, à commencer par les termes-clés traduction, interprétation, traducteur, etc. D’où la confirmation que l’interdisciplinarité n’est pas un luxe, car les traditions d’une discipline donnée ont pour effet de créer des écarts par rapport à la langue quotidienne, et de telles traditions ne sont à peu près jamais identiques d’une discipline à l’autre.

Questions de voisinage

Parmi les paradoxes à peine envisagés jusqu’ici, il convient de souligner que les TS doivent redéfinir le concept de « langue » en démontrant que « la traduction » est sans cesse active dans l’évolution des langues et la dynamique instaurée entre les langues, en renouvelant le stock des formules couramment acceptées : au sein de l’UE, dans le monde économique et politique, les langues bougent sous l’effet de la lingua franca ou du discours traduit. Pour ce qui est de l’UE, l’ensemble des discours correspond à un corpus dans lequel la distinction entre traduit et non traduit est devenue plus ou moins absurde, même sur des bases juridiques. De même – que les spécialistes le reconnaissent ou non –, le renouvellement des genres est largement redevable à la circulation internationale des textes, des genres et des discours, en lingua franca ou en traduction, d’où les changements terminologiques pour l’approche des émissions de télévision (doublage, sous-titrage, voix off) et pour l’étude du marché du livre (littérature de jeunesse; bande dessinée et comic strip; graphic novels; interviews, etc.). Dans l’éventualité où les TS n’auraient pas de prise sur ces phénomènes, une partie de ses ambitions officielles serait étouffée.

Comme l’atteste fort bien le phénomène des rankings, l’univers de la recherche dans son ensemble est lui aussi soumis à la dynamique du marché. Les linguistes et les littéraires sont visiblement divisés face aux ambitions manifestées en TS à propos des langues et des lettres, à en juger d’après les manuels de linguistique, d’après les programmes de littérature comparée ou d’après le discours sur la littérature mondiale. La volonté d’y réinventer la traduction ainsi que la recherche sur la traduction est fréquente, révélant une grande ignorance de l’état des travaux (voir Pym, 2007). Si les mondes culturels sont fragmentés et souvent protectionnistes, les mondes universitaires ne le sont pas moins, et une expérimentation commune et régulière aurait besoin d’être sérieusement encouragée.

Il serait naïf de traiter la position des TS en termes d’importation/exportation, c’est-à-dire dans le style que les économistes appliquent pour évaluer la balance de paiements entre pays. Notamment parce que, malgré des progrès institutionnels évidents à travers plusieurs pays et à travers les continents, les TS n’ont pas encore le rayonnement qui leur vaudrait d’être citées en référence. Précisons que le concept de traduction est fréquemment utilisé dans de nombreuses disciplines avec des valeurs sémantiques qui attestent précisément que la recherche sur la traduction – au moins celle que soutiennent les TS – est tout simplement inconnue. De fait, le renvoi à la traduction selon les définitions acceptées au sein de notre discipline y est généralement rare. Le renvoi à la discipline appelée TS y est bien plus rare encore, les exceptions confirmant la règle. Pour les traductologues, la valeur scientifique des renvois aux publications sur la traduction est facile à vérifier, soit parce que leur sélection est explicitée, soit parce qu’ils font partie de références qui ont une place bien définie en TS. L’application aux travaux des philosophes (par exemple, à ceux de Paul Ricoeur) ou aux travaux des littéraires serait intéressante à examiner et donnerait sûrement des résultats fort différents. Le fait est que, dans ces travaux, la discussion même dépend de l’usage de terminologies qui indiquent le degré de l’initiation à la recherche sur la traduction : ainsi, l’analyse de termes comme qualité de la traduction, équivalence, exactitude, correctvs incorrect ont eu une valeur indicatrice. Improviser dans l’usage des termes-clés en citant Saussure, Heidegger, Wittgenstein ou Descartes ne serait pas permis aux experts en traduction (ou en littérature); en revanche, improviser en traitant d’équivalence, de qualité ou d’exactitude ne discrédite en général pas le collègue linguiste, historien, philosophe qui entend faire une brève incursion dans le monde des traducteurs ou des traductions. Ce qui montre bien que les armes ne sont pas égales aussi longtemps que les collègues des disciplines voisines estiment qu’ils peuvent improviser face à la traduction, mais non face à leur propre tradition savante ou face à la philosophie, à l’économie ou au droit.

Effets et influences

On comprend que le prestige des disciplines joue un rôle décisif. Cependant, il existe d’autres façons d’évaluer l’interaction entre disciplines. L’infrastructure savante, que nous acceptons comme un des critères de l’institutionnalisation (Lambert, 2013), dispose d’autres instruments pour mesurer comment les TS exploitent les recherches des disciplines voisines et/ou dans quelle mesure le mouvement existe dans le sens inverse. L’emprunt de concepts-clés bien connus des autres disciplines est un des indicateurs du rapport à ces disciplines, mais la situation de la recherche sur la traduction mérite d’être envisagée à des niveaux que l’histoire des sciences pourrait développer en intégrant la traduction.

Une possibilité consisterait à passer en revue les manuels et leur nombre (croissant/décroissant), les ouvrages faisant état des travaux (tels Snell-Hornby, 1988; Snell-Hornby, 2006; Pym, 2010) ainsi que les livres théoriques de synthèse. Le risque est grand de pécher par des généralisations hâtives et subjectives, mais certaines grandes tendances, notamment diachroniques, semblent donner lieu à des confirmations lorsque plusieurs perspectives se recoupent. Ainsi, la position de la linguistique, qui était centrale dans les années 1960 et 1970 et qui déclenchait des discussions entre Hermans (1985) et Snell-Hornby (1988), se serait au moins affaiblie au début du XXIe siècle (Snell-Hornby, 2006, p. 70-90). À cet égard, un symposium récent a été consacré au « Linguistic ‘re-turn’ » (Vandeweghe et al., 2007), d’où l’hypothèse que la position de la linguistique en TS mérite une reconsidération. Des ouvrages entiers pourraient y être consacrés, de même qu’à la situation des études littéraires (Lambert, 2005). On peut toutefois douter que de tels débats sur les priorités langue vs littérature passionneraient encore les milieux qui, dans les années 1960 et 1970, s’y seraient engagés à fond. Les livres déjà cités révèlent plutôt que c’est d’abord à l’intérieur des TS que le paysage de l’interdisciplinarité se révèle fragmenté, complexe et soumis à des dynamiques nouvelles. Ainsi, il semble que parmi les multiples « turns of translation studies », certains changements aient été plus fondamentaux que d’autres ou se situent à des niveaux bien précis. C’est certainement le cas de l’interaction entre les TS et la technologie, qui affecte les pratiques en matière de traduction autant qu’elle touche la circulation des textes en général. Le phénomène n’est pas étonnant, car la technologie est omniprésente dans nos sociétés. Il s’agit là des voies de l’interdisciplinarité qui rangent les TS du côté de certaines disciplines voisines en les séparant des autres. En dépit des apparences et des tendances, des disciplines telles que linguistique, études littéraires, musicologie ou philosophie prétendent avoir leur autonomie, mais, dans la pratique, les conditions sociales et socioéconomiques imposent des options et des orientations communes, notamment en matière d’usage des langues, de publication, de structures internationales, etc. À l’évidence, nos collègues traductologues doivent prendre part aux débats sur la dominance de l’anglais, sur la technologie ou sur la mondialisation. C’est d’ailleurs avec un retard compromettant qu’ils ont découvert cette dernière, en se concentrant d’abord sur des aspects limités de la question (« pour » ou « contre » ?), ce qui mesure notre interdisciplinarité et ses failles.

Jusqu’ici, l’empire de l’anglais n’a guère mené les TS vers les recherches où le multilinguisme et la dynamique des langues « voisines » auraient été rattachés aux stratégies de traduction, si ce n’est à propos de l’UE. Cette limitation pourrait signifier que les TS ont à découvrir multilinguisme et lingua franca comme des objets nouveaux apportant un cadre nouveau pour la recherche. Depuis quelques années seulement, une des principales évolutions dans les rapports interculturels à l’échelle mondiale, à savoir le passage des relations binaires (par exemple langue source/langue cible) aux relations multilatérales, donne lieu à des travaux d’envergure, dont les études statistiques des sociologues (voir infra). Les structures mondiales se redéfinissent, et la recherche s’en aperçoit petit à petit. Les sciences humaines ont-elles révisé leurs cartes du monde ? On en doute, ce qui montre que les TS n’ont le monopole ni de l’interdisciplinarité ni du traditionalisme.

Au-delà du vase clos

C’est dans ce contexte que le sociological turn mérite une attention toute particulière. Les traductologues semblent adorer décrire la dynamique des TS en termes de tournants (culturel, sociologique), ce qui donne à entendre que notre champ de recherche aurait une autonomie manifeste et que des volte-face semblent se dérouler en vase clos, une interprétation conditionnée sans doute par un manque de visée interdisciplinaire et des perspectives strictement diachroniques. Or, il est indubitable que certaines évolutions nous sont venues des disciplines voisines ou que nous les partageons avec elles, telles l’innovation technologique, les modes en matière de théorisation (l’inspiration linguistique, par exemple, dont l’apogée a pris place bien avant les années 1980), les interrogations quant à l’institutionnalisation, etc. Ainsi, le début d’un tournant sociologique sous l’influence des oeuvres de Bourdieu, Habermas ou Luhmann, ne peut être isolé de l’introduction de la notion de normes dans nos débats et recherches.

D’où l’opportunité d’une autre logique. La philosophie de Wittgenstein est souvent invoquée, de nos jours, lorsqu’il est question d’innovations majeures en sciences humaines. La psychologie sociale (social research) et la théorie de l’organisation (organization studies) font remonter beaucoup de leurs expériences récentes à ce qui a souvent été désigné comme leur tournant linguistique. Déjà durant les années 1980, le terme traduction circulait dans les sciences sociales alors que les TS ne s’intéressaient guère à ce qui se passait en psychologie, en sociologie, peut-être en économie. Puis, dans les années 1990, deux jeunes chercheurs belges, un psychologue et une économiste, étendaient leur champ de recherche à la traduction, envisagée comme un laboratoire, et ce, au nom du multilinguisme. Au bout de quelques années, ils ont écrit un article, de concert avec un expert en traduction, sur les leçons que la recherche en matière d’organisation et de gestion peut tirer des TS (Janssens et al., 2004). Autre exemple : en 2002, une équipe de chercheurs dans le sillage de Bourdieu consacrait, dans les Actes de la recherche en sciences sociales, un numéro spécial sur la traduction littéraire dans lequel ils invitaient à se servir de la traduction littéraire comme d’une clé pour l’analyse des dynamiques sociales, tout en renvoyant à la « naissance de la nouvelle discipline » au milieu des années 1970 (« Introduction », Heilborn et Sapiro, 2002).

Contrairement aux tendances analysées jusqu’ici au sein des TS, la directionalité – pour emprunter un terme du lexique traductologique – est passée depuis quelques années de la stricte recherche sur la traduction à une recherche menée en collaboration avec des sociologues. Plusieurs publications ont vu le jour dans les années qui suivirent, dont Structure and Dynamics of the World System of Translation (Heilbron, 2010). Le livre de Pascale Casanova, La République mondiale des lettres (1999), disponible en plusieurs langues, a eu des retombées importantes tant en sociologie qu’en littérature comparée et en TS. Dans la même période, plusieurs sociologues espagnols consacrent des articles et des ouvrages à la traduction (Parada et Fouces, 2006; Diaz Fouces et Monzó, 2010) en s’inspirant fortement de la pensée de Bourdieu ainsi que des orientations de la revue Target. Que de telles initiatives se situent en sociologie, en TS ou ailleurs est bien moins important que les efforts pluridisciplinaires qui les marquent. Le recours à la sociologie a un effet supplémentaire sur les méthodologies adoptées dans la mesure où, enfin, les nouvelles ressources électroniques en bibliographie permettent de combiner les observations macrostructurelles et les questions microscopiques. Sauf par le biais de la linguistique de corpus, la révolution électronique n’a guère eu d’impact en traductologie, ni sur nos méthodes, ni sur les repérages bibliographiques (voir toutefois Van Bragt, 1995), ni en termes d’analyses textuelles et discursives.

Société et communauté

Il est malheureux de devoir souligner que la coopération entre les TS et d’autres disciplines ou écoles donnent surtout lieu à des mouvements à sens unique, vers la traductologie. En outre, peu de spécialistes des TS ont fait allusion à ces mouvements en sociologie, par exemple. Et au cas où des répertoires bibliographiques auraient enregistré ces interactions, l’impact sur les recherches nouvelles semble avoir été à peu près nul à ce jour.

Cependant, les recherches récentes sur la traduction ont laissé d’autres traces dans des spécialisations voisines que, jusqu’ici, ni les publications ni les bibliographies en TS n’ont repérées. On l’a vu, des contacts ont eu lieu dès les années 1970 entre les « groupes » de Tel-Aviv autour d’Even-Zohar et les équipes de Bourdieu; Anthony Pym et Daniel Simeoni empruntèrent des voies analogues. D’autres contacts se sont développés autour de recherches sociales d’un autre type, par le biais de la psychologie sociale, de l’économie, de la théorie de l’organisation. En voici un exemple : la suggestion faite par des chercheurs belges à des spécialistes en Organization Studies de s’inspirer des innovations théoriques et méthodologiques récentes en TS, qui aboutit à la publication d’un article dans The Journal of World Business (Janssens et al., 2004). L’index des publications dans ce secteur, notamment au sein de la société EGOS, atteste que l’article a orienté les recherches sur la gestion, surtout en rapport avec des questions de langue ou de multilinguisme, et que des groupes de travail internationaux au sein d’EGOS se sont constitués sur les thèmes suivants : discours, langue, traduction, internationalisation (EGOS, 2009; EGOS, 2010). Inutile de préciser qu’un des résultats de la collaboration est la reformulation des rapports entre facteurs sociaux et facteurs discursifs, linguistiques, institutionnels, politiques. Il est apparu par ailleurs que dans les publications d’un groupe d’envergure mondiale comme EGOS, le terme traduction est un des mots-clés, et ce, depuis des années. La coopération entre disciplines au sein des sciences humaines a donc bel et bien apporté des résultats au-delà des frontières conventionnelles de la recherche.

La question des communautés est devenue fondamentale depuis que, dans notre vie quotidienne, les sociétés dites nationales n’ont plus le monopole ni de l’organisation ni des décisions. Outre les communautés nationales (les nations) et les multiples types de communautés ou d’organisations internationales, le citoyen d’aujourd’hui se réclame de plusieurs communautés (telles les « communities of practice » (Snyder et Wenger, 2000; Wenger, 1998). Or, le jeu des identités est toujours largement lié aux questions de langue, alors que les options sont bien plus ouvertes que jadis : les langues sont devenues multiples dans des cadres autrefois monolingues; elles sont en outre divisées et s’interpénètrent, ce que savent bien les traductologues. C’est depuis peu que les théoriciens ont établi que les identités culturelles fondées sur la langue constituent un phénomène culturel dont l’histoire est récente. Compte tenu des responsabilités interculturelles mondiales de l’université et de l’ensemble des structures de recherche, on voit mal comment une communauté se limiterait à reconnaître la seule langue nationale comme ressource identitaire, et sur quelle approche collective autre qu’interlinguistique fonder désormais la communication, qu’elle soit internationale, nationale ou locale. Si la conquête des langues nationales a été le résultat d’un long processus désormais abouti dans les pays du monde entier, la situation contemporaine en matière de langues est inédite. Pourtant, la plupart des autorités écartent toute discussion à propos de la politique de la langue en traitant celle-ci comme une question technique, pratique ou partisane : « Ne nous dites pas que vous avez des problèmes de langue! » La langue est traitée sur le mode instrumental, et toute l’idéologie de nos cultures entend nous convaincre que la difficulté a été résolue depuis longtemps. Puisque la question de la langue ne devrait pas poser de problèmes, elle est, dès lors, exclue de l’agenda des décideurs et des gestionnaires. Ce qui explique par ailleurs que la linguistique moderne – à l’exception, partiellement, de la sociolinguistique et de la pragmatique – n’a jamais eu voix au chapitre. Devant les mécanismes insatisfaisants des États-nations, si désormais les procédures de gestion prennent en compte la question de la langue, cela dépend des objectifs profonds des communautés concernées. Quant aux universités, c’est leur autodéfinition qui est en cause : veulent-elles s’exclure des communautés sociales, y compris celle de la recherche ? La circulation multidisciplinaire du savoir ainsi que la promotion multinationale et multilingue de l’université, notamment par le biais d’Internet, exigent des compétences qui sont loin d’être acquises.

Reste l’observation suivante, plutôt consternante, à poser en conclusion. Si la formation des traducteurs avait sans doute de bonnes raisons d’entrer dans l’université moderne, celle-ci, dans les années 1960 ou 1990, a négligé le potentiel d’innovation contenu dans cette nouvelle discipline, d’autant que, par ailleurs, un pourcentage considérable de traductologues n’avaient pas non plus d’idées précises sur leur avenir collectif dans le milieu universitaire. Les questionnements se sont déplacés au point que médecins, psychologues ou anthropologues ont tenu à coopérer, au point que la sociologie, l’économie, la théorie de l’organisation, la linguistique ou les études littéraires ont reconnu que, sans les défis relevés par les TS, ils parviendraient difficilement à résoudre leurs propres dilemmes. Quant aux organisations internationales, nombre d’entre elles tirent profit de nouveaux partenaires en matière de traduction, à titre de service ou de consultation. À l’université de réagir et de donner à la recherche en traductologie la dimension interdisciplinaire qui justifiera pleinement sa position institutionnelle face aux phénomènes contemporains.