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C’est en étudiant les traductions effectuées par Michel Tremblay que l’idée nous est venue de proposer un numéro sur les écrivains-traducteurs. Parce que Tremblay est l’auteur d’une oeuvre considérable rédigée dans un style très caractéristique et qu’il a traduit parallèlement de nombreuses pièces de théâtre, il se prêtait remarquablement bien à notre recherche sur les rapports entre écriture en traduction. L’étude du corpus des traductions effectuées par Tremblay a révélé une recherche esthétique qui se veut aussi une éthique de la traduction spécifique au texte de théâtre. Soucieux de restituer non seulement le sens du texte mais aussi une oralité qui lui serait particulière, Tremblay traduit « à l’oreille » en portant une attention spéciale au rythme, aux sonorités et à la musicalité du texte destiné à être joué afin d’en reproduire la prosodie dans un français d’Amérique. Cette préoccupation prosodique est une constante : elle parcourt tout le corpus des traductions effectuées par Tremblay; elle résiste au temps, aux modes ainsi qu’aux diverses contraintes propres au contexte et à l’époque dans lesquels s’inscrit la traduction et qui peuvent influer sur les choix qu’elle met en oeuvre.
D’abord perçue comme relevant exclusivement du politique et de l’idéologie, l’insistance que met Tremblay à rechercher une équivalence qui soit à la fois fidèle à la prosodie du texte original et ancrée dans l’oralité particulière du destinataire québécois participe avant tout d’une éthique de la traduction appliquée à restituer le texte traduit avec la plus grande efficacité dramatique. Cette efficacité, déjà mise à l’épreuve dans sa propre écriture, est ici au service de la traduction. Il s’agit d’une ingérence assumée de la part d’un auteur confiant dans ses moyens et désireux de les mettre à profit afin de donner au texte traduit une voix qui sonne juste.
L’itinéraire de Michel Tremblay illustre à lui seul la complexité du rapport entre traduction et écriture. À ce titre, il pourrait être replacé dans le cadre plus large d’une réévaluation des termes classiques de ce rapport, qui a conduit à l’émancipation progressive du traduire. Plutôt que de nous lancer dans la généalogie ou l’archéologie des relations entre traduction et écriture, nous nous contenterons ici d’en poser quelques jalons. Le premier d’entre eux est sans doute le mouvement de la déconstruction (Heidegger, Derrida) qui a fait du traducteur l’agent privilégié de la mise en question de l’autorité métaphysique de l’original. Au terme d’un surprenant renversement de perspectives, le défaut constitutif qu’un certain platonisme imputait à la traduction se révélait être la condition même d’un dépassement, mieux, d’un renouvellement de l’original. De simple pratique ancillaire, donc, la traduction a acquis un statut inédit en ouvrant l’original au mouvement germinatif de son historicité.
Dans le sillage de Marx et d’Althusser, Venuti a, quant à lui, pris fait et cause pour le traducteur prolétaire dont il n’a cessé de dénoncer la scandaleuse « invisibilité ». Le combat pour la visibilité allait désormais prendre place sur le terrain politico-juridique et investir le traducteur d’un devoir de résistance face à l’impérialisme de l’anglais global et du Même en général. Envisagée dans l’optique de la lutte, la visibilité du traducteur ne peut être que stratégique sous peine de perdre toute efficace : l’injection de la différence – ou foreignization – dans le texte cible doit être dosée de façon homéopathique pour ne pas nuire à la lisibilité ou, pire, s’institutionnaliser. Aux antipodes du traducteur-résistant de Venuti, se trouve le traducteur d’état de la sociocritique, complice des normes de son temps et simple engrenage dans la machine.
En ce qui concerne les tenants de l’herméneutique de la traduction (Ladmiral, Le Blanc, Steiner, Ricoeur, Wilhelm), ils sont parvenus à hisser le « cas particulier » du traduire à la dignité universelle du comprendre. Il en résulte que la traduction (re)trouve désormais sa place au sein de la discipline herméneutique et se découvre même le potentiel de lui servir de « paradigme » (Ladmiral, Ricoeur, Steiner). Héritier direct de l’herméneute, le traducteur en a aussi nécessairement tous les attributs, à commencer par un vrai pouvoir de décision qu’informe une connaissance en bonne et due forme ou, pour reprendre la terminologie ladmiralienne, une « archi-compétence ». Le traducteur émerge enfin comme sujet à part entière dont la critique bermanienne de la traduction s’est chargée de dresser le profil. Les effets combinés de la déconstruction, du néo-marxisme et de l’herméneutique sur la traductologie ont incontestablement contribué à renforcer la visibilité de la tâche (ou du labeur) du traducteur, qui se trouve désormais mieux à même de faire une différence en pratique comme en théorie.
Dans un style plus polémique, Meschonnic abolissait le dualisme fondant la distinction entre traducteur et écrivain au nom de la « continuité poétique » à l’oeuvre dans la théorie du langage. Le traducteur n’a dorénavant plus de raison de nourrir des complexes à l’endroit de l’écrivain, son frère. D’autant plus qu’un certain nombre de critiques, notamment dans la mouvance de Bakhtine et du postcolonialisme, ont remis en question le postulat nationaliste d’une unité indéfectible entre la langue et le territoire. L’écriture peut donc maintenant se faire nomade, métisse ou encore multilingue et, à ce titre, être apparentée dans une certaine mesure au traduire. À la suite de Berman, Bandia a pu ainsi utiliser le terme d’ « écriture-traduction » pour caractériser le processus de création de certains textes hybrides. La critique postcoloniale n’a de cesse d’examiner les multiples modes de construction de cette hybridité. Pleinement assumée – c’est-à-dire soustraite à tout essentialisme et hiérarchisation –, la distinction entre écriture et traduction peut enfin se prêter aux expérimentations en tout genre et produire les effets les plus troublants. C’est donc au point de convergence de ces deux mouvements – à savoir, celui d’une réhabilitation de la traduction et celui d’une dénationalisation de l’écriture – que se situe ce présent numéro.
Chacune des contributions qu’il regroupe apporte un éclairage original sur la façon dont se trouve réévalué le doublet écriture/traduction. Tandis que les quatre premiers articles (Cisneros, Pegenaute, Rontogianni et Spriropoulou, Wolf) explorent les poétiques de plusieurs écrivains-traducteurs, les trois derniers (Galli, Constantinescu, Evans) procèdent à des études de cas.
L’article d’Odile Cisneros propose une généalogie du concept de « transcréation » forgé par le poète brésilien Haroldo de Campos. L’intérêt de cette généalogie est qu’elle prend en compte à la fois la pratique traductive de l’écrivain aux prises avec la poésie concrète, mais aussi le tournant postcolonial des années 1980 qui permet d’éclairer le concept de « cannibalisme ».
Par la suite, Luis Pegenaute étudie le rapport entre traduction et écriture qui se dégage des romans de Javier Marías. Lui-même traducteur, Marías crée des personnages traducteurs qui expriment leurs points de vue sur la traduction et proposent une poétique qui conçoit la traduction comme une activité non pas secondaire mais égale à la création originale. L’écriture et la réécriture sont ainsi perçues sans aucun préjugé hiérarchique.
L’article qui suit, signé par Anthoula Rotongiani et Katerina Sporopoulou, se penche sur le choix que fait l’auteur grec Vassilis Alexakis de rédiger d’abord une ébauche en grec avant de passer à l’autotraduction en français pour faire aboutir le travail d’écriture. Il s’agit ici d’un processus d’écriture nourri par la traduction puisque le texte final est le fruit d’un dialogue entre les deux langues.
Pour sa part, Pauline Galli s’intéresse aux traductions qu’a signées Mallarmé des poèmes de Poe. Partie intégrante du projet littéraire mallarméen, ces traductions ont ceci de singulier qu’elles intègrent la postérité des traductions de Baudelaire tout en proposant une vision renouvelée de Poe à travers des choix traductifs et éditoriaux très libres.
Dans sa contribution, Muguraş Constantinescu procède à une comparaison entre deux écrivains-traducteurs, à savoir Caragiale et Sadoveanu, qui ont en commun d’avoir traduit des contes français en roumain au début du XXe siècle. Cette comparaison met en évidence deux conceptions très différentes, voire antinomiques dans la façon de faire converser traduction et écriture.
Pour sa part, Evans examine un texte de l’auteure étasunienne Lydia Davis intitulé « Marie Curie, So Honorable Woman » dont l’originalité est qu’il problématise le rapport entre traduction et écriture en usant des multiples ressources de la parodie.
Enfin, Michaela Wolf inscrit sa recherche dans le contexte d’un courant critique mettant l’accent sur les rapports entre traduction et création. Son étude fait voir la complexité de ces rapports à travers les contradictions observées dans les textes autotraduits par l’auteure autrichienne Elfriede Jelinek et le discours qu’elle tient sur sa pratique de la traduction.