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Si traduire, c’est faire exister dans une langue ce qui en était absent, Debenedetti est celui qui a fait exister Proust en italien. D’autres traducteurs se sont, après lui, attaqués à l’édifice immense de l’oeuvre proustienne, mais la traduction de Debenedetti est celle qui, rééditée depuis à plusieurs reprises au mot près, a le mieux traversé l’épreuve du temps. Amoureux de l’oeuvre, Debenedetti a même signé ses critiques du pseudonyme « Swann », montrant du même coup à quel point il s’identifie à Proust et à son oeuvre.
Cette chaste pulsion amoureuse qui a amené Debenedetti à vouloir faire vivre l’oeuvre de Proust en italien, Agostini-Ouafi cherche à nous la faire comprendre au moyen d’une étude comparative exhaustive et profonde de la poétique d’un des tomes de la série du Temps perdu, plus particulièrement Un amour de Swann. Par son étude pointue d’une minutie sans faille, Agostini-Ouafi fait ressortir les liens d’affiliation entre l’oeuvre traduite et la traduction, d’une part, et la tradition littéraire italienne, d’autre part. Autre but visé par Agostini-Ouafi : déterminer si Debenedetti a respecté les critères de qualité à l’aune desquels il critiquait lui-même les traductions littéraires.
Centrée avant tout sur l’exégèse et sur la manifestation de la parole dans la prose littéraire de Debenedetti, cette étude de reconstitution par induction (Debenedetti n’a pas écrit sur son travail de traducteur) porte sur un corpus de passages comportant ce que l’auteure appelle les « mots palimpsestes », c'est-à-dire ces mots ayant une force poétique marquée ou une grande puissance d’évocation intertextuelle. Dépassant largement la simple étude normative de l’équivalence des deux textes, l’ouvrage d’Agostini-Ouafi analyse plutôt les écarts morphosyntaxiques du texte de Debenedetti par rapport à la langue générale, à la lumière de ces mots palimpsestes.
Selon l’auteure, Debenedetti a tenté, dans sa traduction, de compenser la musicalité de l’original par le recours à des archaïsmes issus de la langue italienne, plus particulièrement du toscan vernaculaire. De plus, Debenedetti recourt fort habilement aux latinismes et à l’intertextualité, technique qui montre que l’auteur de la traduction de Swann, selon Agostini-Ouafi, fait montre d’une connaissance approfondie de la littérature italienne. L’étude met en évidence l’influence d’auteurs de la littérature classique italienne tels que Pascoli, D’Annunzio, Montale et Leopardi. Le Swann de Debenedetti s’inspire fortement de la tradition néo-classique italienne du XIXe siècle.
Dans sa « réécriture d’Un amour de Swann » (p. 139), Debenedetti réussit avec brio, selon l’auteure, ce tour de force voulant que, d’après Proust, la musique que le poète fait résonner dans son oeuvre fait « respirer au lecteur » le parfum de la terre natale. En lisant certains passages tirés du corpus par l’auteure, on note en effet que Debenedetti pousse sa recherche du mot juste au-delà de la simple équivalence de sens, et cherche l’équivalence de l’évocation par les sens, comme dans la traduction de la jolie phrase : Comme il avait dû lui faire de la peine, qui devient Quanto l’aveva dovuto appenare!, que l’on peut comparer aux traductions de Schacherl (Quanta pena le aveva dovuto fare!) et de Ginzburg (Qual dolore doveva averle dato!). Ces deux dernières traductions sont fort exactes d’un point de vue sémantique et justes d’un point de vue idiomatique, mais l’évocation musicale de la traduction de Debenedetti semble leur faire défaut.
Finalement, l’auteure resitue la traduction de Swann par Debenedetti dans son contexte d’après-guerre et illustre dans quelle mesure les politiques fascistes de l’époque ont pu influencer certains des choix lexicaux du traducteur, préférant parfois le recours aux latinismes et aux archaïsmes qu’offrent les variantes topolectales à l’emprunt lexical ou à certains calques du français affichant sans vergogne leurs origines transalpines.
L’analyse poussée de la fonction poétique de la traduction de Debenedetti, c'est-à-dire à l’égard du rythme, de la prosodie, de la rime, des assonances et des allitérations, dépasse les simples préoccupations habituelles du traducteur ou du traductologue, mais l’auteure parvient à faire comprendre ses descriptions théoriques à quiconque s’intéresse à l’étude du discours, qu’il soit poétique, littéraire ou purement pragmatique, mettant en évidence la beauté du texte de Proust et l’ingéniosité du traducteur qui brûle de faire partager son amour pour cet auteur.
Au début de son ouvrage, l’auteure nous laisse entendre qu’elle mettra en évidence dans quelle mesure le traducteur a respecté les principes qui lui sont si chers en tant que critique d’oeuvres littéraires. Or, l’auteure invite plutôt le lecteur à tirer lui-même ses conclusions au fil de sa lecture. Ce sera notre seule réserve.
En conclusion, cet ouvrage, agrémenté de repères biographiques sur le critique-traducteur qu’est Giacomo Debenedetti, laisse entrevoir sa vision de l’oeuvre de Proust et illustre à quel point sa traduction de Swann représente un exemple de sa recherche de l’esthétisme. Ayant su distiller près d’un millénaire de traduction littéraire, Debenedetti déploie dans sa traduction un style sur lequel le temps n’a pas d’emprise, un style à la fois nouveau et fortement empreint de la traduction séculaire de la littérature classique italienne, un style dans lequel la recherche d’un temps perdu révèle les horizons d’une nouvelle ère littéraire.