Abstracts
Résumé
Contrairement à ce qui est habituellement véhiculé en traductologie, nous faisons valoir dans cet article que les notions de cohérence, d’analyse contextuelle ou d’intention de l’auteur ne sont pas toujours éclairantes pour les fins spécifiques de la critique des traductions. Nous procédons d’abord à une lecture critique succincte de la notion d’unité qui se trouve au centre de l’analytique des traductions chez Antoine Berman, puis présentons l’importante relecture, de la part de l’hispaniste Paul Julian Smith, de cette même notion qui traverse l’ensemble du discours de la critique traditionnelle au XXe siècle du roman picaresque espagnol anonyme du XVIe siècle, La vida de Lazarillo de Tormes, y de sus fortunas y adversidades. Nous situons notre propre projet critique des traductions françaises du Lazarillo de Tormes en marge de cette quête d’unité afin de mettre en avant un modèle d’analyse des ambiguïtés syntaxiques qui puisse prendre en charge les interprétations multiples en découlant et non pas forcément s’appuyer sur le besoin de recentrer le texte ou de le ramener à un tout cohérent. Afin d’illustrer ce propos, nous faisons appel à l’analyse stylistique de la syllepse (au sens de Michael Riffaterre) telle qu’elle se manifeste dans certains passages du Lazarillo de Tormes et de ses cinq traductions françaises parues entre 1560 et 1968.
Mots-clés:
- cohérence,
- analyse contextuelle,
- intention de l’auteur,
- critique des traductions,
- Lazarillo de Tormes
Abstract
Contrary to what is usually argued in translation studies, this article intends to show that the notions of coherence, contextual analysis and authorial intention are not always suited for the specific needs of the critique of translations. We begin by briefly presenting the notion of unity that is at the heart of Antoine Berman’s project of critique of translations, before proceeding to Paul Julian Smith’s seminal critical reading of the same concept in the discourse of most of 20th-century critics of the 16th-century anonymous Spanish picaresque novel La vida de Lazarillo de Tormes, y de sus fortunas y adversidades. We set our own critique of the French translations of the Lazarillo de Tormes on the very margins of this quest for unity in order to put forward a model of analysis of syntactic ambiguities that can account for multiple interpretations and that do not necessarily depend on the need to re-centre the text or reduce it to a coherent whole. To illustrate this, we propose a thorough analysis of the syllepsis (as per Michael Riffaterre) as it appears in certain passages of the Lazarillo de Tormes and its five French translations between 1560 and 1968.
Keywords:
- coherence,
- contextual analysis,
- authorial intention,
- critique of translations,
- Lazarillo de Tormes
Article body
Introduction
Cet article vise principalement à montrer en quoi s’avèrent parfois trop limitatifs, pour les fins de la critique des traductions, certains concepts traductologiques qu’on associe assez librement, en analyse textuelle, aux principes plus larges d’unité, de cohérence et de contexte. Les quelques exemples qui serviront, en fin d’article, à théoriser sur les enjeux épistémologiques qui en découlent sont tirés du roman picaresque espagnol anonyme du XVIe siècle intitulé La vida de Lazarillo de Tormes, y de sus fortunas y adversidades et de cinq traductions françaises de ce récit parues entre 1560 et 1968. En nous situant en marge des critères d'uni(ci)té textuelle et de cohérence (qui sont, par exemple, au centre des préoccupations d’un projet critique comme celui d’Antoine Berman), nous voulons montrer la pertinence de revoir certaines idées reçues en stylistique pour enfin aborder la problématique de la traduction des jeux de langage, surtout depuis une perspective qui tient compte, suivant Michael Riffaterre, de l'ambiguïté syntaxique et de la syllepse. Pour illustrer le bien-fondé de cette démarche, nous proposerons la lecture sylleptique de quelques passages du Lazarillo de Tormes et de leurs traductions françaises, qui disent simultanément une chose et leur contraire, soit la vérité et son mensonge.
Quel genre de critique des traductions ?
Tout projet de critique des traductions, quel qu’il soit, s’il se limite à étudier, tant dans le texte à traduire que dans le texte traduit, ce qui a trait à la reconstruction de l’intention du texte de départ, pourra difficilement se soustraire à l’évaluation ou au jugement, à la réussite ou non, en traduction, de la reconstruction de cette intention. En fait, c’est en quelque sorte de la volonté exprimée par Berman de sortir la critique des traductions de ses ornières prescriptives ou scientifiques que l’idée même du projet bermanien de critique des traductions a vu le jour. S’appuyant à la fois sur ce qu’il appelle l’« herméneutique post-heideggérienne » et la « critique benjaminienne », Berman dit vouloir élaborer un projet critique des traductions qui admet le jugement, mais sur « une base non subjective, et surtout non dogmatique, non normative, non prescriptive, une base consensuelle de jugement »[1]. Face aux échecs de la critique subjective, dogmatique et prescriptive, Berman reconnaît quand même que le jugement est essentiel à la critique et qu’il peut exister en réalité une base consensuelle de jugement. À notre avis, l’intention du texte à traduire et le problème de son interprétation demeurent ici au centre des préoccupations de Berman, puisque ce nouveau projet critique se trouve intimement lié à des termes qui ne font qu’insister sur ce qui se trouve déjà au centre : essence et consensus (comprendre avec le sens). Il apparaît donc clair que tant que les projets de critique des traductions parleront, comme le fait celui de Berman, d’essence et de consensus, il demeurera impossible pour ces mêmes projets de reconnaître ce qui se trouve en marge à la fois du texte à traduire et de la traduction, de reconnaître qu’au-delà de l’essence il y a excès, qu’au-delà du consensus, il y a des tensions qui doivent faire l’objet de négociations, qu’au-delà des frontières du texte à traduire et de la traduction, il existe un certain entre-deux traductif qui doit intéresser le travail d’analytique des traductions, un espace qui n’est pas déterminé a priori par l’interprétation, l’intention ou même la logique prétendument interne des textes étudiés.
En insistant particulièrement sur ce qui déborde les questions d’intention du Lazarillo, il sera possible d’en étudier les éléments qui, dans les traductions, débordent à leur tour le cadre d’interprétation pour se situer en position intermédiaire ou de renégociation continuelle, c’est-à-dire les éléments mêmes qui échappent au sens commun et au consensus, à l’analyse contextuelle et à la cohérence, et qui occupent une place non pas tant superflue que supplémentaire.
La critique des traductions selon Berman est amenée à se bâtir sur ce qu’il appelle une « dialectique entre les translations non traductives et les traductions »[2]. Cette dialectique mène le critique de traductions, en fin de compte, à confronter la ou les traductions d’un texte et le texte (de l’auteur) à traduire. Pour Berman, il s’agit, après avoir défini ce qui constitue le « projet de traduction » du traducteur (projet que Berman affirme sans ambiguïté pouvoir « reconstituer aisément »[3]), de procéder « à la longue “analyse” [du poème de John Donne qui fait l’objet du travail critique de Berman], sans renvoi aux traductions »[4]. Selon la logique que poursuit ici Berman, « [s]eule cette analyse [du texte à traduire], qui est aussi bien un commentaire, une interprétation et une mise en situation historique, permet une confrontation rigoureuse »[5]. Il semble ne planer aucun doute sur ce que Berman entend par l’interprétation à donner au poème de Donne : le « long travail analytique et interprétatif » consiste à faire ressortir l’« unicité la plus profonde [du poème] », où se trouvent concentrés, « au centre de gravité du poème, deux ou trois vers [qui] prennent la valeur d’énonciations poétiques à visée de vérité », celles-là mêmes qui « résument la pensée métaphysique de Donne »[6]. Enfin, selon Berman, « ce qui atteste [...] ce caractère métaphysique des énonciations, c’est l’extrême précision du vocabulaire employé par Donne dans ces vers : chaque mot a sa nécessité propre, et j’essaie de la montrer »[7].
Parmi ces quelques affirmations, il se trouve certains termes ou expressions qui retiennent d’emblée notre attention et qui nous font prendre conscience que le projet critique bermanien se caractérise, en termes traductologiques, par un type d’essentialisme renvoyant davantage aux théories et aux approches pré-postmodernes selon lesquelles un texte renferme un sens ou une signification propre, voire extirpable, qui, au-delà des interprétations qu’on peut vouloir en donner, demeure centrale et donc difficilement muable. Ainsi, regardons de plus près ce que signifie l’emploi de ces termes ou expressions : premièrement, Berman annonce d’emblée la qualité première du texte qu’il étudie, soit son unicité la plus profonde; deuxièmement, il affirme qu’il existe deux ou trois énonciations à visée de vérité qui constituent le centre de gravité de l’objet étudié; enfin, il parle de la précision du vocabulaire où chaque mot a sa nécessité propre.
Même si Berman reconnaît que l’« interprétation d’une oeuvre » peut varier selon l’analyste des traductions, il accorde néanmoins à l’oeuvre un certain nombre de qualités intrinsèques, auxquelles aucun analyste bermanien ne s’aviserait de passer outre dans sa critique des traductions. Parler de l’unicité d’un texte, c’est présumer, il nous semble, de la systématicité de traits formels qui viennent appuyer une logique interne du texte. Parler des « deux ou trois vers » (dans le cas du poème de Donne) qui s’avèrent des énonciations poétiques à visée de vérité, c’est présumer que certaines parties du texte sont plus essentielles que d’autres, que tout le texte tourne autour de ce centre poétique de gravité. C’est aussi statuer que, de toutes les intentions textualisables, il en existe certaines qui révèlent la vérité du poème. Parler de la justesse du lexique d’un texte et de la nécessité propre d’un mot, c’est encore présumer de l’intention d’un vouloir-dire du texte ou de l’auteur. Ce faisant, Berman met la critique des traductions au service d’un essentialisme poétique, qui répond à la question : qu’est-ce qui fait d’un poème un tout nécessaire et cohérent, un tout qui doit absolument être rendu par la traduction ? Vouloir étudier les traductions, en faire la critique, comme le propose ici Berman, c’est chercher à comprendre de quelle façon un texte est bâti autour de son propre caractère essentiel, c’est exiger de la traduction qu’elle puisse rendre cet essentiel.
Le problème que pose une telle poétique, qui se trouve à présider à une réflexion aussi essentialiste sur les traductions que sur la critique qui doit en être faite, n’est pas qu’elle déplace en position marginale les faits textuels et traductionnels dont son analyse ne peut tenir compte, mais plutôt qu’elle en nie essentiellement la présence éventuelle. Peut-on penser, contrairement à ce que Berman suggère ici, que certaines caractéristiques formelles du texte à traduire, plutôt que d’échapper à l’organisation, à la logique ou à la cohérence interne du texte, viennent au contraire la contredire ? Que certains aspects textuels viennent en déstabiliser le centre de gravité, voire mettre en question la possibilité même de l’existence d’un tel centre ? Que la présence de certaines parties de discours ou énonciations expose non pas tant leur nécessité, mais l’instabilité de leur signification dans un texte (phénomène souvent accentué par leur récurrence), voire la futilité de poursuivre, en critique ou en traduction, la quête de leur uni(ci)té sémantique ?
Si nous anticipons qu’il est possible de faire autrement que ce que propose l’approche interprétative de Berman, c’est parce qu’il existe, pensons-nous, des manières autres[8] d’aborder certains faits textuels et, donc, d’en critiquer les traductions. Encore une fois, Berman a beau répéter, en ce qui a trait cette fois-ci à l’« architectonique d’une analyse des traductions », qu’« il est presque superflu de dire que cette forme maximale [l’architectonique] peut se moduler suivant les finalités particulières de chaque analyste »[9], il continue néanmoins d’insister sur le fait que les principes d’unicité du texte à traduire (et les sous-principes qui en découlent) ne sauraient, eux, différer selon l’orientation herméneutique de l’analyste. Il apparaît donc que c’est au critique des traductions qu’il incombe de dégager cette unicité du texte à traduire en essayant de remonter aux intentions du texte et de l’auteur.
On comprendra que, dans le cas du Lazarillo, la tâche d’un tel critique serait d’emblée vouée à l’échec, ne serait-ce qu’en raison des réels problèmes que présentent l’anonymat de l’ouvrage et l’absence d’une édition princeps (aucune des quatre éditions connues de 1554 du Lazarillo ne constituant en réalité la vraie version originale). Ces facteurs – qui semblent encore aujourd’hui causer un certain malaise et exercer une réelle fascination sur la critique, et qu’aucune analyse du Lazarillo ne parvient jamais à totalement ignorer – expliquent peut-être pourquoi, chez ceux et celles qui étudient ce texte, il se dégage quand même une assurance quant au traitement de la question de l’unité du récit, comme si on pouvait mieux l’expliquer et qu’elle permettait de pallier le manque de certitude nécessaire à l’étude des questions relevant spécifiquement de l’intentionnalité.
L’unité du Lazarillo et la traduction
La prétendue unité du Lazarillo, qu’il faut entendre ici à la fois au sens de cohérence interne mais aussi de caractère unique (n’est-ce pas là, à vrai dire, son sens premier ?), est la qualité même dont Paul Julian Smith a souligné combien elle avait préoccupé toute la critique lazarillesque « sérieuse » du XXe siècle[10]. À cette préoccupation épistémologique chez la critique lazarillesque de montrer en quoi consiste l’unité du Lazarillo (voire du genre picaresque espagnol en général), en quoi ce texte forme un tout cohérent et surtout en quoi les tensions et les contradictions qui le traversent finissent par se résorber, Smith répond en tout premier lieu qu’elle ne saurait beaucoup différer de la critique humaniste du milieu du XIXe siècle :
Though many critics proclaim their adherence to the literary conventions of the Golden Age, the critical concepts they employ and the aesthetic values they propose (suggesting on the one hand a primal ‘unity’ or ‘integrity’, and on the other an ‘ambiguity’ or ‘tension’ neatly resolved by the author) are consistent with received, nineteenth-century ‘humanism’.[11]
Dans sa forme la plus achevée, ce discours critique « humaniste » déborderait sur ce que Smith appelle le « pictoralisme », où l’on présumerait par exemple que :
On the one hand, the author (through the narrator) is thought to give an illusionistic ‘picture’ of at least an aspect of the ‘real’ itself, however partial or relative this may be. On the other hand, this ‘painterly’ depiction of the world leads the critic to seek structural symmetry in the plot and psychological unity in both character and author: perspective is identified with and justified by authorial intention. The stress on point of view, that is, on the individual as origin of vision and of speech, thus presupposes both a concrete and empirically verifiable object ‘out there’ [...] and a coherent and unified subject ‘in here’.[12]
Ces commentaires, Smith les adresse d’abord à l’influent hispaniste Francisco Rico[13], dont la thèse repose selon le critique britannique sur :
[...] the possibility of a simple opposition of subject and object and of the direct operation of the former on the latter: the writer reproduces the world in the text, and the text, in turn, reproduces the writer’s meaning in the reader.[14]
Mais le pictoralisme ne se limiterait pas uniquement à la thèse défendue par Rico. Smith poursuit :
[I]n many other critics, contradictions and discontinuities in the text are said to reinforce both the illusionistic depiction of character and the intentionalist model of literary creation.[15]
Comme Smith l’établit assez clairement, toute entreprise critique du genre présuppose « la maîtrise du personnage sur son environnement et celle de l’auteur sur son texte », c’est-à-dire, en ce qui concerne le lecteur, la vraisemblance psychologique des personnages tels qu’ils seraient « dépeints » dans l’oeuvre de fiction et la possibilité, via la lecture, de remonter à l’intention de l’auteur ou à l’intentionnalité du texte. Afin de mieux pouvoir critiquer cette position « pictoraliste », Smith propose la mise en place d’une « rhétorique de la représentation » qui, comme il le dit : « [...] not only dissolves the unitary and functionalist aspects of the ‘point of view’ but is also peculiarly appropriate for the study of picaresque. »[16] Prenant appui sur la notion du « cadre » en peinture, Smith explique que, s’il est normalement admis que le cadre est perçu en arts visuels comme « extérieur et subordonné à l’image qu’il enferme », il doit également être admis que ce même cadre est « intrinsèque et nécessaire au processus de représentation ». C’est ainsi que :
Without the frame the image would be physically unlimited and artistically unmotivated, commensurate with the world itself. The image is deficient: it lacks finality, in the twin senses of ‘completion’ and ‘purpose’, and this absence can only be supplied by the frame. [...] The relation of image to frame in painting is thus reflexive and reciprocal: each determines and is determined by the other. And this relation may be transposed to picaresque narrative as follows: the texts offer the reader a ‘picture’ of contemporary society which has not failed to move and delight in all periods. But they also present a very prominent attempt to bound or frame this proliferating image with an internal representation of the necessary conditions of narrative itself: the narrator constantly addresses the reader, whether specific or general; reveals the supposed causes of his narration and the effects he hopes it will cause; draws attention to the process of story-telling and its relation to didacticism. The picaresque is a frame-tale.[17]
Dans sa version la plus élémentaire, la critique pictoraliste serait donc celle qui nierait ici toute présence du « cadre », toute possibilité que le texte picaresque cherche à représenter les conditions mêmes de son propre processus narratif.
Il ne saurait, à notre avis, en être autrement en ce qui concerne la traduction, qu’il s’agisse de sa pratique ou de sa critique. La traduction peut choisir de reproduire ou de supprimer ce processus d’encadrement; quant à la critique des traductions, elle peut choisir ou non de tenir compte de cette particularité du texte picaresque dans l’élaboration de sa méthode. Ce qui est certain, c’est que cette discussion autour du cadre permet de saisir, pour les besoins de la traductologie, les relations de réflexivité et de réciprocité qui touchent non seulement les textes à traduire et leurs traductions, mais le fait que chacun de ces textes renferme potentiellement à son tour des frontières qui lui sont internes, loin de son centre (sur lequel ou autour duquel s’est surtout concentrée jusqu’ici la critique des traductions).
Dans un tel contexte de redéfinition de critique des traductions (qui puisse être autre qu’une critique « pictoraliste » des traductions), notre projet critique prévoit au moins la possibilité d’analyser l’espace entre ce qui encadre le « portrait » de la société que décrit le texte picaresque à traduire et ce qui encadre le « portrait » de la société que décrivent sa ou ses traductions. En se préoccupant d’abord ou davantage de la façon (étudiée parallèlement) dont le texte à traduire et sa traduction font en quelque sorte le procès du processus même de leur représentation (narrative, sociale ou autre), notre projet critique des traductions juge important, contrairement à la critique des traductions comme l’envisage Berman par exemple, de pouvoir analyser le devenir traductif de ce qui ne constitue pas le centre de gravité du texte à l’étude. L’analyse de ce même centre n’a pas pour autant à être négligée, mais il peut être tout aussi intéressant d’aborder la relation de réciprocité qu’il entretient avec ce que nous avons appelé ici le « cadre ». Comme le fait remarquer Smith au sujet des framing devices (ou « procédés d’encadrement ») qu’exploite le récit picaresque :
[...] ‘secondary’ or ‘extrinsic’ material may prove to be as essential as that safely included within the critical convention of ‘relevance’. Elements commonly excluded to the margins of discourse or society may hold the key to their respective systems as a whole.[18]
Bien que nous ne privilégiions pas une approche qui oblige à parler de « matériel extrinsèque comme matériel essentiel », nous reconnaissons qu’une des tâches de la critique des traductions du récit picaresque espagnol est d’être, sur ce point, inclusive. Parce qu’encore une fois, c’est de l’immuabilité du texte (et donc de l’interprétation que la critique s’efforce à lui attribuer) qu’il est, somme toute, question :
[M]odern critics [...] tend to conceal the labour they have expended in the assimilation of Renaissance texts and present the unitary, pictorialist qualities they have projected on to the text as the intrinsic and immutable nature of the text itself.[19]
Une critique des traductions qui se limiterait, dans le cas du récit picaresque espagnol et notamment du Lazarillo, à vouloir analyser ce qu’elle juge être les qualités intrinsèques du texte à traduire serait inévitablement amenée à mesurer jusqu’à quel point la ou les traductions à l’étude s’éloignent ou non du centre (s’adonnant en un certain sens à une forme d’ex-centrisme) et ainsi à montrer comment ces qualités se trouvent transformées.
Sous-jacente à cette méthode critique en traductologie, se trouve obligatoirement une tentative (parfois très louable, comme chez Berman) d’en arriver à une interprétation juste ou correcte du texte à traduire, présentée en réalité comme une condition préalable au travail critique. Même les textes que le critique annonce d’avance comme étant polysémiques échappent rarement à cette condition[20]. La critique lazarillesque fait généralement grand état de l’ambiguïté du Lazarillo (véhiculée comme un terme générique qui exprime la difficulté du critique face à l’interprétation juste à donner à certains passages). Et c’est sans doute en raison de ce sentiment de ne pouvoir déterminer avec certitude ce que raconte vraiment parfois le narrateur-protagoniste du Lazarillo que la critique « sérieuse » a expressément choisi de se donner comme tâche la reconstruction de ce qui en constitue l’« unité littéraire et artistique » (pour reprendre les termes d’un article de F. Courtney Tarr[21], que Smith voit comme « the foundation of all serious criticism » portant sur le Lazarillo). Face aux multiples lieux d’expression de cette ambiguïté du texte, la critique « sérieuse », « pictoraliste », « humaniste », répond en y voyant certes un obstacle, mais un obstacle qui ne doit en rien atténuer la volonté de travailler au repérage et à la reconstruction de ce qu’elle estime être les qualités intrinsèques de l’oeuvre. Smith affirme :
Any reading of the Lazarillo will suggest two areas of uncertainty or possible disagreement. The first is formal: what is the significance (if any) of the evident disproportion between the length of the first three tratados and the brevity of the remainder, between the leisurely detail of the first half and the extreme compression of the second ? The second is epistemological: what value (if any) can we attribute to the disjunction between the predicament of the character and the protestations of the narrator ? How can we know what is happening at any particular point ? [...] The two questions become one in the work of modern critics who seek to uncover both artistic and psychological continuity beneath what they take to be a merely ‘superficial’ fragmentation of the aesthetic and conceptual registers of the text.[22]
Préoccupée au plus haut point par la nécessité pour ces éléments disparates de faire sens, la critique lazarillesque traditionnelle maintient qu’il s’agit là d’un problème superficiel (ex-centrique, faudrait-il peut-être ajouter), qui ne saurait être résolu qu’en associant les deux problématiques au nom d’une unité artistique qui viendrait les transcender toutes deux. Voilà donc pourquoi, souligne Smith : « For pictorialist critics unity is perhaps the highest good, and its innate prestige is rarely subject to question. »[23]
Plus encore que ce refus de reconnaître que l’incertitude générée par toute lecture du Lazarillo constitue une réelle problématique ou même qu’une problématique jugée superficielle mérite peut-être qu’on s’y attarde, il faut relever, dans le discours critique, l’assurance de pouvoir toujours faire appel à l’intention de l’auteur. À ce sujet, Smith note : « Formal inconsistency is [...] resolved to a seamless, ‘aesthetic’ integrity, hermetically sealed from social practice and remorselessly policed by authorial intention. »[24] Et c’est là, nous semble-t-il, un des dangers épistémologiques qui guette la critique des traductions : étant donné que cette dernière repose (tout comme les traductions qu’elle critique) sur un certain « étayage de l’acte traductif »[25], il est important de déterminer quelle position le projet critique doit en définitive adopter face aux « lectures » qui composent cet étayage. Dans le cas d’une critique des traductions du Lazarillo, il faudrait non seulement être en mesure de comprendre certains choix des traducteurs à la lumière de ces lectures (bien qu’ils n’aient pu eux-mêmes faire ces lectures), mais surtout d’expliquer les liens de réciprocité qui existent entre la critique des traductions et la critique lazarillesque.
En fait, l’unité si chère à la résolution éventuelle des « inconsistances formelles ou stylistiques » qui traversent le Lazarillo est avant tout un construit critique, où la moindre anomalie (syntaxique ou syntagmatique, si l’on songe aux exemples les plus frappants dans le Lazarillo) parvient à offrir sa raison d’être, l’auteur, dira-t-on, l’ayant voulu ainsi. Depuis la parution de l’article de Tarr en 1927, estime Smith, cette position critique a suivi son évolution propre (suivant les différents courants littéraires ayant marqué ce siècle ?), sans pour autant abandonner l’idée, tout au contraire, que l’unité formelle et psychologique était au coeur des préoccupations de celui (ou celle ?) ayant écrit le Lazarillo et, du même coup, le premier roman picaresque :
Subsequent critics take the ‘unity’ of the Lazarillo for granted, though the justification they give for it may vary. [...] [For example, this can go so far as to suggest that] difference becomes symmetry, and symmetry unity, in an ingenious movement of pictorialist rationalization. [...] These symmetrical schemes are of course imposed retrospectively. They are undisturbed by the frequently disorientating process of reading the text, but assume a transcendental ‘viewpoint’ from which all its divergent and conflicting moments may be safely ranged and classified. The critic’s role seems to be to construct by careful selection an ideal paradigm which will explain and correct the deficient and inconveniently material syntagm which is the narrative process itself. [26]
Toute une série de questions se présentent alors à celui ou celle qui se propose de réaliser la critique des traductions du Lazarillo : en premier lieu, est-il possible d’aborder les traductions, aujourd’hui, autrement qu’en tentant de déterminer en quoi elles corroborent le discours pictoraliste ou, au contraire, s’y opposent; puis, si l’on admet que cette dernière hypothèse prévaut (ne serait-ce, en théorie, que parce que la majorité des traductions françaises datent d’avant l’article de Tarr de 1927), les divergences entre les traductions et l’original tiennent-elles uniquement à des facteurs depuis mis en lumière par la critique pictoraliste du Lazarillo (la translation d’une oeuvre incluant tout aussi bien, selon Berman, l’étayage de l’acte traductif que les traductions proprement dites de cette dernière); et si encore une fois il fallait répondre par l’affirmative, comment devrait-on envisager aujourd’hui la distinction entre le pictoralisme raisonné tel qu’il s’est manifesté depuis 1927 et la lecture pictoraliste de la fin du XIXe siècle, notamment du grand hispaniste Ramón Menéndez Pidal, qui, tout en admirant les qualités pittoresques du récit de Lázaro, jugeait pourtant la composition du Lazarillo maladroite à bien des égards[27] ?
Qu’on parvienne ou non à apporter des réponses satisfaisantes à ce type de questions (qui s’avèrent, nous le reconnaissons, plutôt complexes sur le plan méthodologique), il n’en demeure pas moins qu’elles permettent de s’interroger de façon très réelle sur le rôle de l’étayage de l’acte traductif, non pas tant dans la réalisation effective des traductions (comme c’est le cas chez Berman), mais dans l’élaboration même d’une critique des traductions telle que nous l’envisageons. Nous croyons que, dans un contexte de critique des traductions, les ouvrages sans lesquels le traducteur ne peut vraiment traduire (c’est l’exemple donné par Berman[28]) participent de ce que nous pourrions appeler l’étayage de l’acte translationnel, sans lequel le critique des traductions ne peut vraiment développer son analytique. Car, s’il est vrai, comme le prétend Berman, que l’espace translationnel d’une oeuvre suppose la présence de traductions et de textes non traductifs, il devient alors impensable de critiquer les traductions du Lazarillo sans rendre compte de toute la place qui revient, dans l’espace translationnel qui est le sien (un des plus parcourus de toute la littérature occidentale, surtout en cette fin de XXe siècle), au courant appelé ici « pictoralisme ».
Notre projet critique des traductions devient donc un projet d’analyse de l’espace traductif (entre les zones frontalières d’un original et celles de sa ou ses traductions), mais aussi de l’espace translationnel (entre tous ces éléments et ce qui constitue l’étayage du critique des traductions). Dans le cas de l’espace translationnel du Lazarillo, la critique pictoraliste (qu’annonçait déjà en un certain sens la critique humaniste du XIXe siècle) vient elle-même annoncer ce que Smith qualifie de critique « paradigmatique », mais aussi ce qu’il appelle le « dogmatisme relativiste » :
[T]he vigour with which they [the paradigmatic critics] defend the plastic virtues of unity and symmetry is matched by the certainty with which they seek to resolve the inconsistencies of the narrative by subordinating them to the figures of narrator and author. This reduction is achieved by the presupposition of a ‘real’ situation exterior to the text itself, of which the text is somehow a necessary, but deficient, reflection. For example [...] critics have offered a variety of readings of the final tratado, each of which competes for the status of ‘genuine’ truth: Lázaro is the innocent victim of a cruelly arbitrary predicament; the disillusioned subject resigned to a status quo over which he has little control; the malevolent cynic who succeeds in procuring an immoral but advantageous position. To choose any of these interpretations as the ‘real’ one is to presuppose the author’s interest in the illusionistic representation of character, in the creation of a three-dimensional narrator with a single, unified, and authentic psyche. But equally, to claim, with other critics, that the Lazarillo is a purely ‘open’ text, the product of its author’s (successful) attempt to reproduce a moral and evaluative ambiguity, is to assert what might be called a ‘dogmatic relativism’. That is, the libertarian free-play of the text is in fact superseded and ‘framed’ by the supposed authorial perspective, which invariably transcends and invalidates the inferior and subordinate propositions of the voices it creates.[29]
Si l’on considère l’importance du statut accordé à l’auteur (tant du côté de la critique paradigmatique que de celui du dogmatisme relativiste), il apparaît encore une fois difficile de s’éloigner des notions de « vraisemblance » (« illusionistic representation of character ») et d’« intention » (« framed by the supposed authorial perspective »). Comme le réitère Smith, le choix critique qu’on fait de retenir telle ou telle interprétation (par exemple, vouloir préciser la signification réelle à attribuer au dernier chapitre du Lazarillo), ou encore l’hypothèse du « texte ouvert », présuppose une maîtrise et une réussite complètes de l’auteur du Lazarillo (et donc la prédominance de l’intention de celui-ci sur tout autre élément de nature linguistique ou textuelle qui serait étranger à cette intention). Si l’on adhère, du point de vue de la traduction et même de la critique des traductions, à cette forme de réification de l’intentionnalité, il est certain que le travail analytique ne peut être motivé que par le désir de reproduire le plus fidèlement possible ce qu’on imagine être l’intention de l’auteur, qu’il s’agisse de brosser un tableau soit réaliste soit ironique de la société espagnole du milieu du XVIe siècle.
S’il a été possible de faire admettre jusqu’ici les deux variantes de ce que Smith appelle la « authorial perspective », c’est, à notre avis, que la critique lazarillesque a pu d’abord faire accepter l’idée selon laquelle le texte du Lazarillo constituait un chef-d’oeuvre d’ambiguïté et que l’intérêt qu’il suscitait encore de nos jours était en grande partie imputable au caractère volontairement ambigu que son auteur a bien voulu y donner (à un point tel que l’auteur s’est même gardé de révéler son identité). La question de l’« ambiguïté intrinsèque » du Lazarillo, que cela soit ou non un pur construit de la critique lazarillesque du XXe siècle, est cependant à lier étroitement à celle de la subjectivité et surtout au fait que cette dernière serait problématisée pour l’une des premières fois en littérature (c’est aussi à dire qu’elle devient du coup indissociable de la question plus générale de la naissance du roman moderne).
L’ennui majeur auquel a donné lieu cette question de la subjectivité dans le Lazarillo découle, en fait, de l’entêtement de la critique à en poursuivre l’analyse à l’écart des ambiguïtés qui traversent le récit même, comme si ces dernières n’étaient aucunement pertinentes du point de vue de la conception même de la subjectivité dans l’oeuvre. Le mérite de la brève étude de Smith sur la subjectivité dans le Lazarillo est justement de soulever la relation de réciprocité qui existe entre les énoncés traitant de cette question et leur énonciation, c’est-à-dire la représentation même de ce processus de développement par l’écriture. Smith estime que la subjectivité de Lázaro passe par la projection même de son identité sur certains objets qui occupent son quotidien[30] :
[I]f Lazarillo as character achieves a certain measure of identity it is through the projection on and misrecognition of self in objects which he encounters and desires. His often noted concern for clothes is a case in point. But this primal division is not merely represented in the narrative as the varied and often contradictory experience of a fictional protagonist; it is also reproduced by the narration in the inconsistent texture of its representative process.[31]
Mais plus encore, il note au sujet des codes de la représentation et de l’ostentation du processus d’écriture[32] :
[T]he position (or positions) from which the author writes is curiously mobile and contingent, and the reader is confronted with a plurality of mutually exclusive codes of representation, a patchwork of heterogeneous fragments. The Lazarillo is, in Maurice Molho’s word, a cento, a linguistic scrapbook. [...] But I would suggest that it also reveals the ‘under-side’ of subjectivity and of fiction: in its ignorance of the consistency we associate with ‘classic’ realism, it lays bare the devices of both identity and narration, the ‘seams’ of the psychological and literary garment which are conventionally repressed.[33]
Ce qui frappe le lecteur, ce qui doit retenir l’attention du traducteur et ce que doit analyser le critique des traductions du Lazarillo, c’est justement la présence manifeste des procédés d’énonciation, dont on aura du mal à admettre l’insistance si l’on continue à ne voir que les qualités réalistes du récit. Pour la critique du Lazarillo et aussi pour celle qui choisit de se pencher sur ses traductions, ce refus équivaut en quelque sorte à entériner le caractère absolu de l’intention de l’auteur. Smith propose d’aborder autrement les enjeux de la présence du « cadre de représentation » :
[I]f we ‘read out’ the implications of the narrative and the contradictions of the narration by appeal to the authorial intention we merely reproduce the trajectory of Lázaro’s own subjection, by internalizing external authority as both censor mechanism and validating principle. The representative ‘frame’ of the Lazarillo (its avowed concern for the origin and purpose of its own enunciation) should be read not illusionistically, as a necessary (but self-erasing) aid to the depiction of a coherent, if complex, individual, but critically, as the (unintended) pointer to the reflexive and contingent relation of self and world and the deficient status of the social subject. This ‘critical’ reading does not linger in the narrative space, speculating on the relative ‘truth’ of fictional propositions which must, finally, remain unanswerable.[34]
En conviant la critique lazarillesque à demeurer ici « sans réponse » (c’est-à-dire incapable d’en accepter comme d’en proposer une), Smith va jusqu’à indiquer les raisons, autres que les véritables qui demeurent tout aussi inconnues, pour lesquelles on ne connaît toujours pas l’identité de l’auteur du Lazarillo :
Critics have always tried to identify a particular author and thus reduce the text to an original authority. But it remains a text whose author (1/4( has rejected its paternity. The author’s ambivalent position itself bears witness to the origins of subjectivity. [...] It is highly appropriate, then, that the emergence of a modern subjectivity should be marked by such a marginal text, deprived of fixed origin or distinction, and whose value goes unrecognized on its first appearance. But it is also significant that the representation of the individual in this fiction is based not on the speaking but on the writing subject [...]. [35]
Le débat entourant l’identité de l’auteur du Lazarillo n’est pas nouveau; il date en effet de plusieurs siècles et n’est aucunement propre à un courant en critique littéraire en particulier. Pourtant, rares sont les réflexions comme celles de Smith où l’on tente de faire ressortir le lien possible entre la question de la subjectivité et son traitement dans l’écriture même du Lazarillo. La représentation de l’individu, qui passe par la problématique de l’homo scribens, ne saurait être reconnaissable qu’à partir de l’hypothèse (celle de Smith) de la position ambivalente qu’occupe l’auteur (tant dans le texte du Lazarillo que dans, pourrions-nous ajouter, son histoire translative). Il apparaît donc improbable, même si cela s’avère ironique, qu’on puisse qualifier de fortuit le lien entre la question de l’émergence de la subjectivité moderne en littérature et celle du recours, dans le discours de la critique, à l’intention de l’auteur. Il est intéressant de noter qu’au coeur des préoccupations de la critique des traductions (qu’on songe aux « recensions critiques qui existent depuis l’Âge classique » dont parle Berman ou à la critique des traductions, comme « un des genres de la Critique », telle que l’envisage encore le traductologue français), on trouve toujours la figure de l’auteur.
Dans un tel contexte, l’« intention de l’auteur » serait à ranger parmi les concepts dont il incomberait à la critique des traductions de reconnaître, de recréer, de traduire et de « translater ». Nous avons vu ici avec Smith que l’intention de l’auteur permet, dans le discours critique sur le picaresque, de procéder à la marginalisation d’un certain nombre de contradictions ou de discontinuités jugées excessives ou excédentaires (non essentielles) au profit de la classification des qualités jugées intrinsèques (essentielles) au texte. Les tentatives d’élucider le mystère de la paternité du Lazarillo ne procèdent pas, d’ailleurs, de façon très différente : en cherchant à établir des liens de parenté entre certaines particularités du texte du Lazarillo (vocabulaire, allusions à des événements historiques, motifs folkloriques, traitement parémiologique, etc.) et les textes de certains auteurs de la Renaissance espagnole, la critique (surtout celle dite d’orientation humaniste) s’est efforcée d’aplanir ces mêmes contradictions ou discontinuités. En tirant d’étroits parallèles avec, par exemple, l’humanisme espagnol du XVIe siècle, ou avec telle oeuvre dont on connaît bien la genèse ou encore avec l’oeuvre complète de tel auteur, le but poursuivi reste toujours de mieux cerner l’intention de l’auteur anonyme (dans les cas les plus extrêmes, cela déborde même sur la prétention de lever le voile sur certains traits du Lazarillo jugés énigmatiques[36]).
Toute la question de l’identité de l’auteur et, par conséquent, de l’intention de l’auteur, a retenu, traditionnellement, une place importante en traduction littéraire[37]. On n’a qu’à penser au titre de l’ouvrage de Berman consacré à la critique des traductions : le sous-titre de l’ouvrage (ce qui vient « après les deux-points ») n’est-il pas justement le nom de l’auteur et rien que cela? Pourtant, dans la partie appliquée proprement dite du livre, il n’est question d’analyser que quatre traductions d’un seul poème, aussi « unique », aussi « essentiel » à la compréhension de « l’oeuvre de Donne » ce poème soit-il. Au-delà des normes éditoriales pouvant être invoquées pour justifier le choix du sous-titre de l’ouvrage, ce choix demeure néanmoins symptomatique, nous semble-t-il, d’une conception de la traduction et de la critique des traductions qui repose d’abord sur l’auteur (du texte) à traduire. Que tout un ouvrage ait comme point de départ ou aboutissement l’analyse de quatre traductions d’un seul poème, cela n’est en rien problématique. Nous ne soutenons pas non plus (le projet de Berman est limpide à cet égard) que le critique veuille résumer l’oeuvre du poète à un seul de ses poèmes, ni encore qu’il veuille montrer en quoi ce poème (l’élégie XIX, appelée Going to Bed) est emblématique de toute la poésie de Donne. Toutefois, le nom de l’auteur permet à Berman de souscrire au principe suivant :
Unique, Going to Bed n’est pas seul. Comme poème de la joie, de l’amour, de la nudité, il s’inscrit dans toute une lignée, toute une constellation de poètes occidentaux, qui englobe Pindare, les troubadours, Blake, Hölderlin, Hopkins et bien d’autres. Mais dans l’oeuvre de Donne elle-même, le poème s’inscrit dans une constellation très précise : certains poèmes forment comme son « noyau », son « germe », d’autres sont, et chacun à sa manière, son inversion, d’autres « développent » certains de ses aspects. Cette constellation déterminée, à son tour, est en réseau avec d’autres constellations poétiques chez Donne [...][38]
Berman souligne d’abord les « liens de parenté »[39] qui unissent Donne à d’autres « grands poètes », mais il insiste surtout sur le fait que ce poème « agit en réseau » (pour paraphraser une formule de Berman, qui l’emprunte lui-même à Jean-Marie Benoist, directeur du dossier John Donne chez L’Âge d’Homme) avec d’autres poèmes de la même « constellation ». Sinon, comment Berman pourrait-il, suivant sa propre démarche épistémologique, insister autant sur « l’extrême précision du vocabulaire employé par Donne dans ces vers [où] chaque mot a sa nécessité propre » ?[40] En définitive, tout converge parfaitement chez Berman vers la reconnaissance de principes fondamentaux sur lesquels repose l’étape qui précède la lecture du texte à traduire : l’« auteur à traduire », le « réseau des constellations poétiques » et la « nécessité propre de chaque mot ».
Nous reconnaissons d’emblée que Berman traite ici de la traduction d’un poème et que, dans un contexte de traduction d’un texte narratif ou dramatique, il envisagerait sans doute autrement la question du « réseautage poétique ». Il est pourtant difficile de croire que Berman cesserait, dans un tel contexte, de parler de « constellations » (elles seraient romanesques ou fictionnelles, ou dramaturgiques, ou autrement qualifiées), et il est à peu près certain que les autres principes continueraient sans peine à faire partie intégrante de son esquisse de méthode. Car le but de l’ouvrage de Berman n’est-il pas, en définitive, d’énoncer des principes qui satisfont d’abord aux exigences de la critique des traductions (en tant que « genre de la Critique ») et non seulement à celles de la translation de John Donne en France? Même si l’on voulait ne pas écarter la possibilité que des normes éditoriales puissent être invoquées pour justifier le choix (qui a pu certes revenir à d’autres que Berman lui-même) du titre de l’ouvrage, on imaginerait mal Berman (ou n’importe quel autre auteur ou, mieux, critique) ne pas revendiquer le droit d’expliquer au lecteur ce qui rend ce choix essentiel. La critique des traductions, comme (sous-)genre de la Critique, est donc mise au service de l’auteur à traduire, mais plus encore au principe poétique d’unité (dans son double sens d’union et d’unicité), qu’il s’agisse de montrer de quelle façon, à tel moment, l’auteur fait partie de « toute une lignée, de toute une constellation », ou de quelle manière, à tel autre, à l’intérieur de cette même constellation, il brille de sa propre étoile.
Ce qui découle jusqu’ici de la méthode critique de Berman, c’est que l’auteur étudié, même lorsque sa poétique l’« individue »[41], ne risque jamais d’occuper la périphérie, ne quitte jamais le centre, le noyau de la constellation à laquelle il appartient. Harmonieusement établi entre une tradition poétique qui l’englobe et la constellation spécifique que le critique choisira d’analyser, se trouve l’ensemble (ou le réseau) des constellations poétiques de l’oeuvre de l’auteur à traduire. Tout bien considéré, il apparaît difficile de ne pas lier cet ensemble à la notion même du « style de l’auteur », dont il incomberait à la critique des traductions de déterminer si ces dernières en ont effectué la translation (réussie ou non). Il est entendu que ce qui caractérise le plus le style ici, c’est ce que Berman appelle la « nécessité propre de chaque mot »[42]. La méthode de Berman (on le voit bien dans l’élaboration même de sa « critique productive » des traductions) fait du style de l’auteur une question de nécessité et de précision, d’essence et de justesse. À ces notions s’opposeraient, entre autres, celles d’excès et d’excédent, de superfluité et de supplément. La critique des traductions, telle que la conçoit Berman, fait donc peu de place à tout ce qui touche, de près ou de loin, à l’imprécision ou l’indétermination. En réalité, peut-elle même l’admettre ?
La notion d’imprécision ou d’indétermination n’est pas, en soi, de celles qu’on associe d’emblée au style, lui-même associé d’ordinaire aux notions d’auteur et d’intention. On évoquera davantage, lorsqu’il est question de style, la notion de polysémie. Les termes liés d’ordinaire à l’imprécision ou à l’indétermination gênent souvent, tout simplement parce qu’ils ne préfigurent pas la volonté et l’intention de l’auteur desquelles dérivent, plus certainement, la polysémie. Il n’est donc pas étonnant que cette dernière se trouve à préfigurer plus aisément l’intention de l’auteur, comme le sous-entendent les propos de Smith déjà cités au sujet du malaise de la critique face à l’inconsistance formelle du Lazarillo’, soit : « Formal inconsistency is [...] resolved to a seamless, ‘aesthetic’ integrity, hermetically sealed from social practice and remorselessly policed by authorial intention. »[43] Un des problèmes que pose la critique des traductions du Lazarillo, en raison de l’absence du nom de son auteur, est justement celui de nommer cette inconsistance formelle. S’agit-il d’ambiguïtés souhaitées et déployées par l’auteur (d’où un texte, pourrait-on penser, volontairement polysémique), ou s’agit-il plutôt d’imprécisions et de superfluités (volontaires ou pas) ? Et même s’il s’agit davantage de cette dernière hypothèse, doit-on en tenir compte ou, au contraire, conclure que cela ne saurait modifier en rien le projet critique?
Polysémie, ambiguïté et syllepse
Pour dire d’un texte qu’il échappe à toute interprétation consensuelle, ou pour parler d’un texte qui admet une pluralité d’interprétations, on est souvent tenté de faire montre de sa valeur polysémique. Or, il n’est pas certain que cette absence de consensus[44] ou cette pluralité d’interprétations relève de la polysémie proprement dite. C’est ce que nous aimerions avancer ici pour les fins de la critique des traductions, en rappelant d’abord une distinction que faisait déjà Michael Riffaterre il y a vingt ans entre les notions de polysémie et d’ambiguïté :
Ambiguity is not the polysemy most words display as dictionary entries but results from the context’s blocking of the reader’s choice among competing meanings, as when, to use an example from Derrida, a French context hinders the reader from deciding whether plus de means “lack” (no more) or “excess” (more than). In this case, the undecidability is due entirely to the fact that the reader is playing a score, the syntax, that will not let him choose.[45]
Contrairement à la polysémie, l’ambiguïté naîtrait donc de la difficulté qu’éprouverait le lecteur [le traducteur ?] à choisir parmi différents sens contextuels possibles, non pas en raison de la valeur polysémique de tel mot ou de telle expression, mais en raison d’une construction syntaxique qui ne lui permet aucunement d’opter pour tel ou tel sens contextuel sans pour autant en abandonner un ou plusieurs autres. Ainsi, contrairement au traducteur, le lecteur ou même le critique n’est pas ouvertement amené à privilégier telle ou telle interprétation. Le traducteur, lui, serait amené à choisir alors même que, pour reprendre l’expression de Riffaterre, « la syntaxe l’empêche(rait( d’opérer ce choix ». Il s’agit peut-être là de la distinction fondamentale à faire entre la traduction d’un terme polysémique et celle d’une construction syntaxique ambiguë. La polysémie serait presque toujours le résultat d’une lecture qui autorise plus d’une des différentes significations d’une entrée de dictionnaire (souvent liées les unes aux autres par métonymie), alors que l’ambiguïté semblerait davantage résulter de la difficulté qu’éprouve le lecteur à choisir entre tel sens contextuel et tel(s) autre(s). Riffaterre rend explicite la distinction entre les deux notions lorsqu’il procède en quelque sorte à une révision du concept d’« intertextualité », rendue nécessaire à son avis en raison de la confusion trop fréquente de cette notion avec celle d’« intertexte » :
We must be careful to avoid the confusion between intertextuality and intertext that spoils most of the studies newly born of the current craze for intertextuality. The intertext proper is the corpus of texts the reader may legitimately connect with the one before his eyes, that is, the texts brought to mind by what he is reading. [...] The ability to connect or collocate texts does not, however, result from superficial similarities of wording or topic; two or more literary passages are collocable and comparable as text and intertext only if they are variants of the same structure. Intertextual connection takes place when the reader’s attention is triggered [...] by intratextual anomalies – obscure wordings, phrasings that the context alone will not suffice to explain – in short, ungrammaticalities within the idiolectic norm [...] which are traces left by the absent intertext, signs of an incompleteness to be completed elsewhere. These, in turn, are enough to set in train an intertextual reading, even if the intertext is not yet known or has been lost with the tradition it reflected.[46]
Les notions d’ambiguïté (« phrasings that the context alone will not suffice to explain ») et d’agrammaticalités ou d’anomalies sont donc liées, et ce, dans un rapport d’intratextualité. Si l’on tient compte de ces précisions, il apparaît que l’ambiguïté diffère de la polysémie en ce que cette dernière ne trouve aucunement son origine dans l’incertitude, ni ne s’inscrit dans un rapport d’opposition à ce que Riffaterre appelle la « norme idiolectale », ni dans le sillon d’un autre texte absent ou incomplet (c’est-à-dire « à être complété »).
Il existe une réelle tentative chez Riffaterre de proposer une analyse sérieuse de l’intertextualité qui dépasse l’allusion, la parodie, la citation, etc., analyse d’autant plus étonnante qu’elle trouve son point d’ancrage dans des anomalies ou ambiguïtés dites « intratextuelles ». Du même coup, ce type d’analyse nous évitera, dans le cas spécifique du Lazarillo[47], de poursuivre la longue pratique de vouloir arraisonner le texte anonyme aux discours érasmisants de certains ouvrages de la Renaissance, aux motifs folkloriques issus du Moyen Âge, aux traditions orales, à la parodie des romans de chevalerie (dont en premier lieu l’Amadís de Gaula), etc. Nous ne disons pas qu’aucune analyse de ce type ne peut avoir sa pertinence (on n’a qu’à penser aux brillants travaux de Marcel Bataillon ou, plus récemment, d’Augustín Redondo sur les rapports entre le Lazarillo et le folklore), mais plutôt que le temps est peut-être venu de procéder à un examen des anomalies linguistiques et stylistiques du Lazarillo (ayant spécifiquement contribué à la multiplication des interprétations dont il a fait l’objet depuis un siècle[48]) qui intègre sa dimension proprement intertextuelle (au sens, bien entendu, de Riffaterre).
Le texte du Lazarillo, croyons-nous, justifie qu’on s’attarde à la distinction que fait Riffaterre entre ce qu’il appelle la « significance » (signifiance) des mots par opposition à leur « meaning » (sens)[49]. Cette distinction, Riffaterre la formule pour montrer en quoi consiste la productivité sémiotique de la figure du discours appelée « syllepse ». Face à un texte aussi sylleptique que le Lazarillo, il s’impose de consacrer une étude sérieuse de cette figure de style afin de voir si elle peut nous aider à mieux critiquer non pas tant le sens mais la signifiance en traduction.
La signifiance, contrairement au sens, doit être comprise comme un lien de dépendance où deux ou plusieurs variantes d’une même structure peuvent être comparées. La lecture intertextuelle de Riffaterre, ou la pratique même de cette comparaison, est possible et doit être réalisée même si, comme nous l’avons déjà vu, on ne connaît pas ou ne peut évoquer l’intertexte. La connexion intertextuelle se fait là où la lecture du texte bute sur une agrammaticalité, une anomalie qui ne retrouvera sa grammaticalité qu’avec la complétude réalisée par l’intertexte. Cette forme d’« intertextualité au degré zéro » (dite incomplète ou non actualisée), Riffaterre préfère la nommer presupposition, c’est-à-dire « [a] significance where words signify by presupposing an intertext either potential in language or already actualized in literature »[50]. En ce qui concerne spécifiquement le Lazarillo, il est certain que la plupart des phénomènes semblables à ceux décrits par Riffaterre ont été associés à un intertexte « déjà actualisé en littérature » (qu’il ne faut pas confondre avec les études portant sur l’intertextualité qui déborde le simple repérage, déjà évoqué, d’influences ou de sources possibles pour la composition du Lazarillo[51]). Pourtant, l’autre type de « présupposition », celle où les mots n’atteignent leur signifiance qu’à travers « une potentialisation du langage même », n’a pratiquement jamais été effectuée à la lumière d’une lecture intertextuelle du Lazarillo[52]. La présupposition de Riffaterre implique donc qu’il existe un intertexte (de l’un des deux types évoqués), et que la littérarité d’un texte résulte de la séquence des mots non plus organisée uniquement en syntagmes (qui renverraient au sens de ces mots) mais aussi en présuppositions (qui renverraient à leur signifiance). Cette intertextualité « au degré zéro » existe, selon Riffaterre, sous l’une des trois formes suivantes :
So far as I can make out, there are three types of intertextuality: first, the complementary type (every sign has a reverse and an obverse); the reader is forced to interpret the text as the negative, in the photographic sense, of its intertext); second, the mediated type (where the reference of text to intertext is effected through the intercession of a third text functioning as the interpretant that mediates between sign and object [...]); and third, the intratextual type (where the intertext is partly encoded within the text and conflicts with it because of stylistic or semantic incompatibilities).[53]
Avant de passer à l’explication de chacune de ces catégories et à leur utilité dans le cadre d’une étude proprement traductologique, il nous faut faire part de quelques précisions qu’apporte Riffaterre au sujet de l’intertextualité et de l’intertexte. En tout premier lieu, on ne doit en aucun temps confondre la relation aléatoire issue de l’intertexte qui s’appuie sur l’allusion ou l’influence (un type de connexion intertextuelle dépendant de la culture du lecteur ou du critique) et la relation obligatoire issue de la présupposition au sens de Riffaterre (un type de connexion qui n’exige en fait d’autre aptitude que celle de la compétence linguistique)[54]. En second lieu, Riffaterre maintient qu’il faut savoir discerner entre l’intertextualité en tant que principe contraignant de la lecture (« a set of restrictions upon the reader’s freedom, as a guide for him in his interpreting ») et l’ambiguïté (« or the kind of obscurity that prevents the reader from quite discerning which of a word’s pertinent meanings are equally acceptable in context »)[55]. Enfin, mentionnons que l’analyse de l’ambiguïté est étudiée chez Riffaterre à la lumière de l’ « indécidabilité » propre, selon lui, aux analyses mais aussi à l’écriture de Derrida : « Undecidability has become a central feature in Derrida’s analyses of literariness, and it is also the main underpinning of his creative writing. Better still, his own critical discourse has put undecidability to use [...] »[56]. L’analyse de la littérarité qui passe par l’indécidabilité s’illustre souvent chez Derrida, selon Riffaterre, par la « syllepse » :
[...] a pun or, as Derrida prefers to call it, a ‘syllepsis’, the trope that consists in understanding the same word in two different ways at the same time, one meaning being literal or primary, the other figurative. The second meaning is not just different from and incompatible with the first: it is tied to the first as its polar opposite or the way the reverse of a coin is bound to its obverse [...][57]
Aux différentes formes que peut prendre la syllepse correspondent, toujours selon Riffaterre, les trois types d’intertextualités déjà nommées, soit la complémentaire, l’interposée (ou l’intermédiaire) et l’intratextuelle :
With the complementary type, the syllepsis itself suffices to presuppose the intertext and by itself conveys the significance. With the mediated type, the syllepsis refers to the textual interpretant. With the intratextual type, the syllepsis symbolizes the compatibility, at the significance level, between a text and an intertext incompatible at the level of meaning.[58]
Nous ne pensons pas qu’il soit impératif, dans le cadre de notre étude critique des traductions du Lazarillo, de déterminer si les emplois sylleptiques repérables dans nos exemples relèvent de tel type d’intertextualité plutôt que tel autre (bien que nous entrevoyions qu’il s’agit très clairement d’exemples d’intertextualité intratextuelle[59]). Toutefois, l’étude générale des traits sylleptiques du texte du Lazarillo est susceptible d’indiquer précisément là où le récit de Lázaro amène le lecteur (le traducteur) à ne plus être en mesure de décider de l’interprétation qu’il doit donner à sa lecture (à sa traduction).
Nombreuses et riches ont été les analyses stylistiques du Lazarillo, mais toutes ont cherché à dresser une liste plus ou moins longue des tropes auxquels aurait eu recours ou dont se serait servi (trait intentionnel donc) l’auteur pour styliser le discours de son narrateur-protagoniste. Nous voudrions, pour notre part, désindividualiser la stylistique de l’auteur anonyme pour voir quelles sont les ressources internes du langage même qui sont à l’oeuvre dans le Lazarillo, et aussi pour voir jusqu’où la traduction peut participer ou veut participer des jeux de mots lazarillesques. Jeu de mots, jeu de langage, « pun », ce sont là les termes qu’il faut utiliser ici pour parler de la syllepse. À son sujet, Riffaterre n’hésite même pas à dire : « It is simply a pun ». On peut donc comprendre en quoi la syllepse, ce simple jeu de mots ou de langage, intéresse au plus haut point la traduction et l’étude critique des formes traduites des variations stylistiques d’un texte.
Le jeu de langage sylleptique : que peut la traductologie ?
Les essais critiques ou analyses descriptives qui concernent la traduction des jeux de langage ne sont pas légion en traductologie; plus rares encore sont les études proprement théoriques. À vrai dire, il y a peu de travaux à signaler sinon les contributions essentielles parues, ces dernières années, dans deux collectifs dirigés par Dirk Delabastita[60]. Sans recenser un à un les travaux que renferme chacun de ces ouvrages, nous pouvons néanmoins affirmer que nul d’entre eux ne prend la traduction de la syllepse comme objet de recherche principal ou secondaire, nul donc qui s’intéresse à la signifiance des mots davantage qu’à leur sens, nul qui s’intéresse à l’intertextualité (au degré zéro) qui viendrait compléter ce qu’une analyse de ces mêmes mots en contexte ne permet pas d’élucider. Cette absence générale d’études sur la traduction des « formulations ou anomalies que le contexte n’arrive pas à expliquer » n’est pas étonnante en soi, quand on sait que la question de la levée de l’ambiguïté en traduction est souvent étroitement liée à l’idée reçue en traductologie voulant que seule une analyse (minutieuse) du contexte puisse permettre au traducteur de choisir parmi différentes interprétations possibles d’un même passage, donc, que le choix soit, en définitive, possible.
Dans son introduction à Traductio: Esssays on Punning and Translation, Delabastita a le grand mérite de ne pas reprendre ce type d’argumentation et propose qu’on aborde plutôt la « stabilité sémantique des textes », et aussi les questions de la « nature délibérée » et de la « pertinence textuelle » des jeux de langage. Cette préoccupation chez Delabastita résulte en bonne partie, croyons-nous, de la difficulté qu’il éprouve à admettre la perspective post-structuraliste :
Post-structuralist criticism, [...], by its insistence on the need to read more carefully, has drawn our attention to the fact that all words and texts depend on, and therefore refer back to other words and other texts in an endless maze of linguistic and intertextual relationships. This gives an associative, fluid, or plural character to any kind of meaning and eventually makes it theoretically impossible for the reader to pin down and control the meanings – be they single or double – of a piece of text, so that the pun becomes the rule rather than the exception.
What avenues remain open to the scholarly critic once this basic principle is accepted ? Engaging in the anything-goes variety of criticism is a tempting proposition, but fails to address a key issue: empirically speaking, it is pretty obvious that not every word in every text is a multiple pun, or certainly not to the same extent, or in the same way, as those puns that do stand out clearly to a wide circle of text users. In all linguistic communities and discursive practices there do seem to exist specific limits to the associative power of language.[61]
Même si Delabastita ne dit rien de la façon dont il entend modéliser sa propre approche théorique, l'historicisme qui la caractérise est tout à fait en accord avec la prémisse post-structuraliste selon laquelle on ne saurait tolérer l'idée du « perfectly stable and controllable language ». Mais, estime-t-il, on ne peut non plus affirmer que toute expression constitue potentiellement un jeu de langage sans pour autant s'acquitter de la tâche de déterminer à quel moment, pour quel type de lecteur et pour quelle raison il en va ainsi. Delabastita se montre donc en accord avec la pensée théorique des poststructuralistes, mais il juge que leur refus d'imposer des paramètres de recherche clairs les empêche d'aller au-delà de la généralisation et ainsi de passer à de véritables études empiriques. La question de la stabilité sémantique des jeux de langage doit, selon lui, pouvoir s'exprimer « in terms of a complex and historically variable constellation of factors »[62].
On pourrait difficilement récuser les arguments de Delabastita au sujet du traitement méthodologique et de la rigueur auxquels doit se soumettre la recherche en cette matière. Toutefois, ses préoccupations ne permettent pas d'aborder la problématique soulevée par Riffaterre concernant l'évaluation des jeux de langage pour lesquels l'analyse contextuelle ne saurait être d'aucun recours.
Il semble donc important que le point de départ d'une étude des traductions des jeux de langage demeure linguistique et non culturel. La cohérence textuelle et la primauté du contexte – deux paramètres auxquels Delabastita semble vouloir continuer de soumettre l'analyse des jeux de langage – ne peuvent constituer ici les bases d'une véritable hypothèse de travail. En tant que paramètres, la cohérence textuelle et la primauté du contexte peuvent expliquer certaines traductions, certaines interprétations, mais elles ne peuvent pas toutes les expliquer. Sans les admettre toutes, il incombe néanmoins au travail critique de rendre compte de cette incapacité du lecteur de pouvoir lever les ambiguïtés (aussi compétent soit-il, aussi culturellement et historiquement déterminée sa lecture soit-elle). C'est cet espace ou écart entre l'incapacité de pouvoir choisir et le choix que toute traduction finit par faire qui doit, à notre avis, intéresser la critique des traductions des jeux de langage.
La syllepse et le Lazarillo de Tormes
Reprenant, dans ses grandes lignes, l'essai sur la syllepse de Riffaterre, l'hispaniste américain Claudio Guillén a procédé il y a une dizaine d'années à une relecture sylleptique du Lazarillo de Tormes, notamment du premier chapitre[63]. Guillén retient surtout de la notion d'« indécision » qu'elle provient du jeu de langage créé par la syllepse qu'il appelle « sémantique », où se trouveraient « fusionnés les niveaux littéral et analogique (ou métaphorique) d'un terme ». On se rappellera que Riffaterre, pour sa part, ne souligne pas tant l'incompatibilité entre le sens premier et le sens figuré d'un mot donné que la relation antinomique qui lient ces deux mêmes sens. Guillén se trouve donc à insister sur la nature sémantique, voire polysémique du phénomène, alors qu'on a déjà vu que, pour Riffaterre, la syllepse repose d'abord sur l'accès interdit à l'interprétation par la syntaxe et sur l'impossibilité pour le lecteur de décider laquelle de deux lectures antinomiques (ou contradictoires) il doit retenir ou privilégier. Voilà peut-être ce qui explique que, dès l'ouverture du premier chapitre du Lazarillo de Tormes, figure un passage non commenté par Guillén, où le narrateur-protagoniste, Lázaro, raconte ce qui suit sur les destinées de son père, un meunier accusé d'avoir volé les gens venus moudre à son moulin :
Mi padre que Dios perdone tenía cargo de proveer una molienda de una hazeña [...] en la cual fue molinero más de quince años. [...] [S]iendo yo niño de ocho años, achacaron a mi padre ciertas sangrías mal hechas en los costales de los que allí a moler venían. Por lo cual fue preso y confesó y no negó y padeció persecución por justicia. Espero en Dios que está en la gloria, pues el Evangelio los llama bienaventurados. En este tiempo se hizo cierta armada contra Moros, entre los cuales fue mi padre que a la sazón estaba desterrado por el desastre ya dicho, con cargo de acemilero de un caballero que allá fue, y con su señor como leal criado feneció su vida.
pp. 3-4
Littéralement, ce que dit en toutes lettres le passage en gras, c'est que le père du narrateur comptait parmi les Maures. Puis, au lieu de dissiper toute ambiguïté (qui provient de l'irrecevabilité, en contexte, d'une lecture littérale de ce passage, où l'Évangile serait co-textuellement associé aux Maures-hérétiques), le narrateur poursuit en faisant le récit des aventures de sa mère avec un esclave dont le nom, Zaïde, maintient bien présente l'isotopie de l'« arabité » et ne vient en rien « désambiguïser » la question à savoir si le père de Lázaro comptait réellement parmi les Maures ou, au contraire et suivant toute logique contextuelle, parmi les chrétiens. Ainsi, plutôt que de lever l'ambiguïté sur l'origine ethnique du narrateur-protagoniste (une question on ne peut plus sensible dans l'Espagne inquisitoriale et contre-réformiste du XVIe siècle), le texte oblige le traducteur à choisir entre la participation du père de Lázaro à une guerre sainte soit contre les « infidèles » (ce que seul tolérerait le contexte social et historique de l'époque ou la « stabilité sémantique » de Delabastita), soit contre les chrétiens (ce que dit néanmoins le texte en toutes lettres).
En définitive, doit-on simplement se limiter à parler ici de maladresse syntaxique ? Ou s'agit-il tout simplement d'un usage stylistique particulier (ce que la critique a toujours soutenu) ? Serait-ce en quelque sorte « dé-lire » que de faire du père de Lázaro un Maure et de la cierta armada contra Moros une guerre contre lui et les siens ? Ayant toutes à répondre à cette question directement, les traductions parlent d'une même voix :
Saugrain (1561) : Mon père (auquel Dieu pardonne) avait charge de voiturer la mouture à un moulin [...] [É]tant en l'âge seulement de huit ans, mon père fut accusé d'avoir mal versé en sa charge, et taillé quelques veines aux sacs de ceux qui venaient là à moudre. Pour lequel cas étant mis en prison, et endurant la question entre les mains de justice, confessa finalement le tout sans nier aucune chose du fait. Dont je crois qu'il soit en Paradis, eu égard que l'Évangile dit telles gens être bienheureux. L'on fit en ces temps-là une armée contre les Turcs : à laquelle mon père (qui pour la défortune avant déduite était banni du pays) alla pour muletier d'un gentilhomme de l'armée : au service duquel, comme loyal serviteur, finit ses jours.
pp. 4-5
Bonfons (1616) : Mon père à qui Dieu fasse pardon avait la charge de pourvoir de mouture un certain moulin [...] [É]tant âgé de huit ans, l'on accusa mon père d'avoir malicieusement fait quelques saignées aux sacs de ceux qui y venaient moudre; pour raison de quoi étant pris, il ne nia mais confessa le fait, dont il en souffrit persécution par justice, et j'espère en Dieu qu'il est au Paradis, vu que l'Évangile dit bienheureux ceux qui endurent. Au même temps on leva certaine armée contre les maures, avec laquelle mon père (qui pour le désastre susdit, était banni du pays) s'achemina, avec charge de muletier de l'un des Cavaliers d'icelle : où comme fidèle serviteur, il finit sa vie avec son maître.
pp. 11-13
Viardot (1842) : [M]on père, que Dieu lui fasse miséricorde! était chargé de pourvoir un moulin [...] dans lequel il fut meunier plus de quinze ans. [...] J'avais à peine atteint l'âge de huit ans que l'on accusa mon père de certaines saignées malicieuses faites aux sacs de ses pratiques. Il fut arrêté, mis à la question, n'eut pas la force de nier, et souffrit persécution pour la justice, ce qui me fait espérer qu'il est aujourd'hui dans la gloire de Dieu, puisque l'évangile l'appelle bienheureux. Dans ce temps-là, on arma une flotte contre les Mores, et mon père, qui était banni pour le malheur que je viens de raconter, suivit en Afrique un chevalier dont il menait le bagage, et, en fidèle serviteur, y mourut avec son maître.
p. 423
Morel-Fatio (1886) : Mon père (que Dieu absolve) avait charge de pourvoir la mouture d'un moulin [...] où il fut meunier plus de quinze ans. [...] Après – j'avais alors huit ans – on accusa mon père de certaines saignées mal faites aux sacs de ceux qui venaient moudre au moulin. Il fut pris, questionné, ne nia point et souffrit persécution à cause de la justice. J'espère qu'il est dans la gloire, car l'Évangile nomme ceux qui ainsi souffrent bienheureux. En ce temps on leva une armée contre les Mores, où mon père, pour lors banni en raison dudit désastre, alla comme muletier d'un gentilhomme, et là-bas, aux côtés de son maître, comme loyal serviteur, finit ses jours.
pp. 5-6
Molho (1968) : [M]on père, à qui Dieu pardonne, avait charge de pourvoir la mouture d'un moulin [...], où il fut meunier plus de quinze ans. [...] [Q]uand j'eus huit ans, mon père fut accusé d'avoir mal taillé quelques veines aux sacs de ceux qui venaient moudre, pour lequel cas fut mis en prison, confessa et ne nia point, et souffrit persécution pour justice. J'espère en Dieu qu'il est en gloire, car il est dit dans l'Évangile que ceux-là sont bienheureux. L'on fit en ce temps-là une armée contre les Mores. Mon père, banni du pays pour l'infortune devant dite, y alla comme muletier d'un gentilhomme qui partit là-bas, au service duquel, en loyal serviteur, finit ses jours. (Molho ajoute une note : « Il s'agit de l'une des deux expéditions, l'une et l'autre malheureuses, que montèrent les Espagnols en vue de s'établir à Djerba, dans le golfe de Gabès : la première en 1510, la seconde en 1520. »)
p. 5
Dans les versions de Saugrain et de Bonfons, il ne transparaît aucun doute; si l'on s'en tient ici à la syntaxe, il semble clair que les deux premières traductions excluent l'idée que le père figure parmi les Maures contre qui se hizo cierta armada (la première en disant « mon père alla à l'armée contre les Turcs comme muletier », la deuxième, « mon père s'achemina avec l'armée contre les maures » avec charge de muletier). Pour ce qui est de la version de Viardot, elle fait se déplacer le père « en Afrique » avec « une flotte contre les Mores »; quant aux traductions de Morel-Fatio et de Molho, elles ne précisent pas, certes, le lieu où le père de Lázaro « alla comme muletier », mais elles renferment toutefois les précisions « où mon père alla » et « mon père y alla » respectivement. Ainsi, on ne pourrait parler d'évolution marquante, sur plusieurs générations de lecteurs, entre les différentes façons d'aborder cette tournure syntaxique. Dans la mesure où fue peut signifier il fut comme il alla, on notera qu'aucune des cinq traductions ne retient la possibilité que fue renvoie à la troisième personne au prétérit du verbe ser (être) : chacune, sans exception, associe le fue à la troisième personne du verbe ir (aller)[64]. Conséquemment, aucun traducteur n'a choisi de reproduire l'ordre syntaxique de l'original. En faisant dépendre co-textuellement le passage fue mi padre (de façon à ce qu'il signifie exclusivement « mon père alla ») au passage con cargo de acemilero (« avec charge de muletier »), nos cinq traducteurs ont choisi de rapprocher des éléments qui se trouvent syntaxiquement éloignés l'un de l'autre dans l'original, plutôt que de faire se succéder syntaxiquement, comme dans l'original, les passages entre los cuales (« parmi lesquels ») et fue mi padre (qui peut signifier, rappelons-le, tant « mon père fut » que « mon père alla »). Le récit dit donc une chose mais également son contraire (ou « polar opposite » pour reprendre les termes de Riffaterre) : le père est maure et, à l’opposé, il ne l'est pas. La critique n'a jusqu'ici offert d'autre explication pour résoudre la question – qu'elle ne semble pas d'ailleurs juger problématique – que d'avancer qu'il s'agit d'un exemple de rupture ou de discontinuité dans le discours du narrateur, en somme une simple anacoluthe. Même les quelques critiques et éditeurs du Lazarillo qui ont déjà souligné la valeur littérale du passage entre los cuales fue mi padre l'ont toujours fait en invoquant le contexte social et historique pour faire valoir le caractère ironique du passage, c'est-à-dire en précisant que parmi les meuniers on comptait à l'époque bon nombre de Maures (cela dit, ces mêmes critiques et éditeurs s'imaginent-ils qu'on ne saurait s'expliquer, sans cette précision, la présence d'une telle anomalie dans le récit ?)[65]
Il faut donc reconnaître que la critique et l'ensemble des traducteurs du Lazarillo s'entendent ici dans la mesure où ils privilégient tous une interprétation unique qui, sans dire qu'elle s'appuie sur un sens figuré du passage (hypothèse qui ne se pose pas dans ce cas-ci), a quand même pour conséquence ultime d'en rejeter l'interprétation littérale. Cependant, afin d'outrepasser cette interprétation littérale, il faut que cette dernière soit éclipsable par un intertexte qui valide, pour ainsi dire, l'interprétation contraire (à savoir un contexte, par exemple, où il est clairement spécifié que le père de Lázaro appartient au groupe des chrétiens et non à celui des infidèles). Or, il faut savoir que l'interprétation traditionnelle a toujours été défendue – notamment par les traductions – en raison de ce qui est dit dans la deuxième partie de la phrase, soit : « [...] con cargo de acemilero de un caballero que allá fue, y con su señor como leal criado feneció su vida », ce qui sous-entend que le père de Lázaro est allé à la guerre avec son maître, à qui il servait de muletier, et que là-bas (chez les Maures), il finit ses jours toujours loyal serviteur de son maître. La guerre à laquelle il est fait allusion a depuis toujours été considérée par la critique comme l'une des deux expéditions espagnoles dont parle Molho dans la note qui accompagne sa traduction du passage (bien qu'on se rappellera que le narrateur-protagoniste dit 'una cierta armada contra Moros', ce qui, on en conviendra, n'a rien de bien spécifique). Rien ne permet de croire, néanmoins, que l'affirmation de Molho est erronée. Quoi qu'il en soit, la critique établit ce lien – « avec l'histoire », pour ainsi dire – en s’appuyant sur le fait que, au moment où la mère de Lázaro s'apprête à confier son fils à son premier maître, l'aveugle, celle-ci lui dit que son fils « era hijo de un buen hombre. El cual por ensalzar la fe, había muerto en la de los Gelves [...] ».
[Ella] me encomendó a él, diciéndole como era hijo de un buen hombre. El cual por ensalzar la fe, había muerto en la de los Gelves.
p. 6
passage qui a été rendu de la façon suivante en français :
Saugrain : [Elle] le pria me faire bon traitement, pource que j'étais fils de bon père, lequel pour augmenter la foi de Jésus-Christ fut tué en la bataille des Gelves.
p. 7
Bonfons : [...ma mère]; Qui me recommandant à lui, lui dit que j'étais fils d'un homme de bien, lequel pour exalter la foi, avait été tué en la bataille des Gelves.
p. 21
Viardot : Celle-ci me recommanda de son mieux, disant que j'étais fils d'un homme qui avait été se faire tuer à la bataille des Gelves pour la défense de la foi.
p. 424
Morel-Fatio : Elle me recommanda à lui et lui dit que j'étais fils d'un homme de bien, qui, pour exalter la foi, était mort en la journée des Gerbes
p. 11
Molho : [...] ma mère, laquelle me recommanda à lui et lui dit que j'étais le fils d'un homme de bien qui, pour exalter la foi, était mort en la bataille des Gelves. (Molho ajoute une note : « C'est l'expédition de Djerba, dénommé Gelves en espagnol ».)
p. 7
En apparence simple, ce passage renferme un certain nombre d'ambiguïtés; pourtant, son interprétation unique à ce jour laisse croire à plusieurs inférences de la part de la critique, qui ne reposent en réalité que sur l'interprétation unique du passage étudié précédemment. Dans ce second passage, rien n'est vraiment explicité, ne serait-ce que si l'on tient compte des sens antinomiques qui peuvent être attribués au mot « buen » dans le Lazarillo (« buen hombre » : dont le sens figuré est « cocu »); et que si l'on tient compte également que l'expression « por ensalzar la fe » ne dit pas « pour la foi de qui au juste » (s'agit-il vraiment de la foi catholique ou faut-il comprendre autrement l'expression ?). De plus, la critique n'a jamais relevé qu'il est peu probable que la mère de Lázaro ait pu savoir avec certitude que son mari était bel et bien mort, c'est-à-dire peu probable que les autorités espagnoles du XVIe siècle aient pris le soin d'informer la femme de celui qui avait été « banni du pays » de son décès à la guerre. En fait, le passage « como leal criado, feneció su vida » dans l'exemple analysé précédemment laisse entendre, certes, que le père mourut là-bas, mais de surcroît qu'il y termina ses jours, après peut-être un bon nombre d'années passées là-bas). En d'autres termes, le choix de « fenecer su vida » par opposition à « morir » ne permet aucunement d'avancer, avec certitude, que le père mourut à la guerre. Cette interprétation, c'est la critique qui l'a inférée.
Ainsi, on aurait toutes les raisons de douter de la véracité des propos de la mère ou, plus précisément, du rapport que le narrateur-protagoniste en fait. Rien n'autorise textuellement de conclure que le père de Lázaro est parti à la guerre contre les Maures au nom de la chrétienté et qu'il est mort au combat. On l'a très bien vu, le texte dit cela, tout en disant le contraire de cela. C'est pourquoi le second passage (celui où la mère du jeune Lázaro confie son fils à l'aveugle) doit être mis en parallèle avec le premier pour voir si certains éléments offrent ou non un exemple de syllepse intratextuelle.
Nous avons déjà dit du passage 'había muerto por ensalzar la fe' que rien ne précisait de quelle foi il s'agissait; pourtant, même s'il s'agissait absolument de la foi chrétienne, rien ne permet de choisir entre l'interprétation qui voudrait que le père combattît pour cette foi et l'interprétation qui voudrait que le père de Lázaro, un Maure, mourût dans le but d'exalter la foi des autres, les chrétiens. Une des leçons à retenir ici est peut-être celle de la lecture, pour le moins inusitée, que fait de ce dernier passage l'hispaniste Dalai Brenes Carrillo[66]. En effet, Brenes Carrillo affirme – à tort cependant, car vérification faite, ce n'est pas le cas – que l'une des éditions originales de 1554 du Lazarillo se lit « El cual por ensalzar la se había muerto » (sans virgule) et non « El cual por ensalzar la fe, había muerto »; Brenes Carrillo fait ensuite valoir les liens intertextuels entre ce passage et un passage tiré d'une traduction espagnole du XVIe siècle de L'Odyssée. Même si elle repose au départ sur une erreur, cette lecture tout à fait singulière permet de faire ressortir les anomalies grammaticales que renferme la « bonne » formule 'El cual por ensalzar la fe, había muerto' : premièrement, ensalzar (ou « exalter ») est un verbe qui prend habituellement pour complément une personne (la renvoie à « la mère » dans la version de Brenes Carrillo et non à une chose, « la foi », tel que c'est le cas dans la « bonne » formule); deuxièmement, il serait tout à fait normal que le verbe morir s'emploie, dans un tel contexte, à la forme pronominale (ce qu'on trouve effectivement dans la version de Brenes Carrillo); enfin, il ne faut pas manquer de signaler l'étrange similitude, surtout si l'on pense aux caractères d'impression de l'époque, entre les lettres s et f (la présence du f, dans la « bonne » formule, serait alors imputable à une erreur typographique, si l’on poursuit le raisonnement de Brenes Carrillo).
Conclusion
En liant sémiotiquement les passages où figurent les deux formules una cierta armada contra moros, entre los cuales fue mi padre et el cual por ensalzar la fe había muerto, on retient surtout que l'indétermination du second passage résulte de l'indétermination du premier, donc que l'intertexte inconnu ou incomplet dont parle Riffaterre est peut-être, pour le premier passage, la surinterprétation du second. Là où la présence d'un lien intratextuel paraît ici la plus convaincante, c'est dans l'incapacité ou, plutôt, l'impossibilité des traductions du second passage d'établir justement ce lien. La détermination et l'interprétation unique du second passage, dans le cas des traductions, trouve une seule origine, soit l'interprétation unique et déterminée du premier passage. Ainsi, à la lumière de la lecture sylleptique des traductions, on peut penser que la cohérence textuelle et l'analyse contextuelle ne peuvent suffire à l'interprétation des passages ambigus, ni constituer les seuls ou même les principaux critères sur lesquels s'appuyer pour évaluer la portée d'une traduction, et ce, au-delà de l'interprétation et des critères que telle génération de lecteurs ou de traducteurs choisit, à son époque, de retenir ou de privilégier.
Appendices
Auteur
Marc Charron
Professeur au Département d’études langagières, directeur du Module des lettres et responsable du Diplôme d’études supérieures spécialisées en localisation de l’Université du Québec en Outaouais. Ses champs d’intérêt comprennent la traductologie contemporaine, l’adaptation, la sociologie des nouveaux médias et les littératures hispanophones. Il a publié, entre autres, dans les revues International Journal of Localisation et Journal of Contemporary Thought. Ses recherches actuelles portent sur les traductions anglaises et françaises récentes de Don Quichotte.
Notes
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[1]
Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 16.
-
[2]
Ibid., p. 17.
-
[3]
Ce que nous ne nions pas a priori, quoique Berman ne dise à peu près rien dans son ouvrage sur la façon dont il entend procéder pour y arriver.
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[4]
Ibid., p. 24.
-
[5]
Ibid., p. 24.
-
[6]
Ibid., p. 25.
-
[7]
Ibid., p. 25.
-
[8]
Ce qui ne veut pas nécessairement dire différentes, mais peut-être tout simplement supplémentaires, au sens de qui viennent s’ajouter ou qui en débordent les frontières.
-
[9]
A. Berman, op. cit., p. 64.
-
[10]
Paul Julian Smith, Writing in the Margin: Spanish Literature of The Golden Age, Oxford, Clarendon Press, 1988. Voir notamment le chapitre intitulé “The Rhetoric of Representation in Spanish Picaresque Narrative”, pp. 78-126.
-
[11]
Ibid., p. 80.
-
[12]
Ibid., pp. 80-81.
-
[13]
Il est précisément fait référence ici à Francisco Rico, The Spanish Picaresque and the Point of View, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
-
[14]
P.J. Smith, op. cit., p. 81.
-
[15]
Ibid., p. 81.
-
[16]
Ibid., p. 84.
-
[17]
Ibid., pp. 84-85.
-
[18]
Ibid., p. 85.
-
[19]
Ibid., p. 87.
-
[20]
Nous pensons ici, entre autres, à L’interprétation du texte et la traduction, Svetlana Vogeleer (dir.), Louvain-la-Neuve, Peeters, 1995, et surtout au premier article de Yvette Van Quickelberghe, consacré à la traduction par Maurice Coindreau de Other Voices, Other Rooms de Truman Capote, texte dont Van Quickelberghe salue au départ la « pluralité d’interprétations possibles » avant de s’adonner à une critique de la version de Coindreau reposant sur le choix inévitable de l’interprétation qu’elle est elle-même amenée, comme critique, à privilégier.
-
[21]
F. Courtney Tarr, ‘Literary and Artistic Unity in the Lazarillo de Tormes’, PMLA, 42 (1927), pp. 404-421.
-
[22]
P. J. Smith, op. cit., p. 89.
-
[23]
Ibid., p. 89.
-
[24]
Ibid., p. 90.
-
[25]
L’étude des traductions chez Berman ne saurait être complète sans l’apport de l’« étayage de l’acte traductif », c’est-à-dire les travaux d’analyse et ce qu’il appelle les « translations non traductives » de l’oeuvre critiquée.
-
[26]
P. J. Smith, op. cit., pp. 90-91.
-
[27]
Voir à ce sujet, Ramón Menéndez Pidal (dir.), Antología de prosistas españoles, 4a edición, Buenos Aires, Espasa-Calpe Argentina, 1945, pp. 71-92. L’anthologie parut pour la première fois en 1899. La partie consacrée au Lazarillo comprend une brève présentation de l’oeuvre ainsi qu’un extrait abondamment annoté (surtout en ce qui a trait aux anomalies proprement linguistiques) du troisième chapitre.
-
[28]
A. Berman, op. cit., p. 68.
-
[29]
P. J. Smith, op.cit., pp. 91-92.
-
[30]
Cette problématique a récemment fait l’objet d’une étude intéressante de la part de Giancarlo Maiorino, “Picaresque Econopoetics: At the Watershed of Living Standards”, dans Giancarlo Maiorino (dir.) (1996), The Picaresque: Tradition and Displacement, Hispanic Issues 12, Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, pp. 1-39. Maiorino passe rapidement sur la contribution de Smith, la considérant éminemment (trop?) littéraire.
-
[31]
P. J. Smith, op. cit., p. 94.
-
[32]
On sait que Michel de Certeau parle d’« économie scripturale » pour décrire l’espace social ayant pris naissance avec la Renaissance, où le discours devient un bien de production et où le terme « économie » renvoie à l’avènement de la notion de progrès (la naissance de la technologie au sens propre) associé au passage de l’oralité à l’écriture. L’ostentation du processus d’écriture du Lazarillo exemplifierait ici l’étape transitoire. Voir Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Union générale d’éditions, 1980.
-
[33]
P. J. Smith, op. cit., p. 95.
-
[34]
Ibid., p. 98.
-
[35]
Ibid., pp. 98-99. Précisons que le narrateur-protagoniste, Lázaro, indique à plusieurs reprises que, dans le récit qu’il écrit, il ne dira pas telle ou telle chose.
-
[36]
À ce titre, il faut préciser que de telles lectures sont encore très courantes. L’exemple le plus frappant au cours des dernières années est sans contredit la lecture de Dalai Brenes Carrillo, « Lazarillo, La Ulixea y Anón », Boletín de la Biblioteca de Menéndez Pelayo, 63, 1987, pp. 57-104, et « ¿Quién es V.M. en Lazarillo de Tormes? », Boletín de la Biblioteca de Menéndez Pelayo, 68, 1992, pp. 73-88. La prémisse de Brenes Carrillo est celle du Lazarillo comme « roman à clefs » (identification de l’auteur à partir d’un calcul mathématique effectué sur la première phrase du récit, signification du chiffre 3 et de ses multiples, etc.).
-
[37]
Comme si, au contraire, un texte sans auteur avait en soi quelque chose d’incomplet; comme si, malgré tout, ce type de texte devait absolument avoir une origine, et que c’était cette origine qui en véhiculait le sens (et, conséquemment, en permettrait la traduction). À la lumière de notre introduction, on se rend compte combien ce principe figure presque comme un donné de l’analyse et de la traduction littéraires.
-
[38]
A. Berman, op. cit., p. 25.
-
[39]
Ce terme sert très bien à décrire cette manifestation d’intertextualité, tout particulièrement dans un contexte où la question de la « paternité » de l’oeuvre semble primordiale.
-
[40]
Ibid., p. 25. Si Berman insiste à ce point sur l’« extrême précision du vocabulaire » chez Donne, on peut penser que, pour lui, il ne saurait être question que d’autres mots apparaissent à leur place. Aussi faudrait-il reconnaître le « germe » ou le « noyau » à la présence de ces « mots essentiels ».
-
[41]
Terme que Berman emprunte lui-même à Paul Ricoeur.
-
[42]
Bien entendu, comment ne pas penser que cette nécessité est établie a posteriori par le critique, où le lecteur sera inévitablement amené à conclure que « le mot qui est là devait y être ».
-
[43]
P. J. Smith, op. cit., p. 90.
-
[44]
Ce manque de consensus autour de l’interpétation à donner à plusieurs passages du Lazarillo (voire à l’oeuvre en général) suffit à notre avis à rendre inopérant le critère de Berman selon lequel la critique des traductions doit reposer sur une « base consensuelle de jugement ».
-
[45]
Michael Riffaterre, “Syllepsis”, Critical Inquiry, vol. 6, no 4, 1980, p. 628.
-
[46]
Ibid., pp. 626-627.
-
[47]
Lors de l’étape de la « lecture et relecture de l’original », qui fait partie intégrante de la critique des traductions.
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[48]
Il s’agit, comme on le verra plus loin, du point de vue de Claudio Guillén, El primer siglo de oro: estudios sobre géneros y modelos, Editorial Crítica, Barcelona, 1988.
-
[49]
Riffaterre explique ainsi la distinction qu’il fait entre les deux termes : « I shall speak of meaning when words signify through their one-to-one relationship with nonverbal referents, that is, their reference to what we know or believe we know as reality. I shall speak of significance when these same words signify through their relationship with structural invariants », art. cit., pp. 625-626.
-
[50]
Ibid., p. 627.
-
[51]
Claudio Guillén ne dit pas autre chose en fait quand il écrit : « No puede aquilatarse la deuda del Lazarillo con unos relatos tradicionales como si se tratase de una conexión entre textos escritos. », C. Guillén, op. cit., pp. 83-84.
-
[52]
La seule « lecture intertextuelle » digne de ce nom jusqu’à ce jour en ce qui concerne le Lazarillo nous apparaît être celle d’Antonio Gómez-Moriana, notamment dans son article « La subversión del discurso ritual: una lectura intertextual del Lazarillo de Tormes », Revista Canadiense de Estudios Hispánicos, 1980, pp. 133-154.
-
[53]
M. Riffaterre, op. cit., p. 627.
-
[54]
Comment ne pas relever la pertinence de cette remarque en ce qui a trait à la traduction, où l’on ne peut présupposer du degré de culture du traducteur; comment mesurer sa capacité à reconnaître des allusions littéraires à l’intérieur d’un texte, surtout si celui-ci date de plusieurs siècles ? De plus, on pourrait toujours supposer que même si le traducteur dispose des connaissances littéraires et culturelles nécessaires à la traduction de toutes les allusions d’un texte, rien ne l’empêchera de ne pas vouloir les reproduire (par exemple, en les explicitant ou en les adaptant) pour des lecteurs qu’il sait pour la plupart incapables de les réperer (sans que cela ne consiste nécessairement un jugement de valeur, un acte de condescendance ou une impression de supériorité intellectuelle de la part du traducteur).
-
[55]
M. Riffaterre, op. cit., p. 628.
-
[56]
Ibid., p. 628.
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[57]
Ibid., p. 629.
-
[58]
Ibid.
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[59]
Ce sont également les conclusions qu’on peut tirer des quelques pages que Claudio Guillén a consacrées à cette problématique.
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[60]
Il s’agit de Wordplay and Translation, numéro spécial de la revue The Translator, vol. 2, no 2 (1997) et Traductio: Essays on Punning and Translation, Manchester et Namur, St. Jerome Publishing et Presses Universitaires de Namur, 1997. En 1993, Delabastita a aussi publié There’s a Double Tongue: An Investigation into the Translation of Shakespeare’s Wordplay, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1993.
-
[61]
Dirk Delabastita, “Introduction”, op. cit., p. 6.
-
[62]
Ibid., p. 8.
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[63]
Claudio Guillén, El primer siglo de oro: estudios sobre géneros y modelos, Barcelone, Editorial Crítica. Voir le chapitre « Los silencios de Lázaro de Tormes », notamment pp. 87-108.
-
[64]
Comme c'est le cas dans l'expression « de un caballero que allá fue », où fue, en raison de la présence immédiate de l'adverbe de lieu allá, renverra naturellement au verbe ir.
-
[65]
De façon plus générale, la critique s'en est tenue à l'explication de l'hispaniste allemand Gustav Siebenmann, qui a réalisé, dans les années 1940, l'étude la plus complète du style dans le Lazarillo : 'Los cuales geht natürlich nicht auf moros zurück, sondern auf die Teilnehmer an der armada'13, c'est-à-dire « où los cuales ne renvoient naturellement pas à moros, mais bien entendu aux participants à la armada ».
-
[66]
Dalai Brenes Carrillo, « Lazarillo, Ulixea y Anón », Boletín de la Biblioteca Menéndez Pelayo, 63, 1987, pp. 57-104.
Références
- ANONYME (1987). « La Vida de Lazarillo de Tormes, y de sus fortunas y adversidades », dans Tri-linear Edition of Lazarillo de Tormes of 1554 (Brugos, Alcalá de Henares, Amberes), Joseph V. Ricapito, Madison, Hispanic Seminary of Medieval Studies.
- — (1561). L'histoire plaisante et facétieuse du Lazare de Tormes Espagnol. Dans laquelle on peult recognoitre bonne partie des moeurs, vie & conditions des Espagnolz, trad. de Jean Saugrain, Paris, Jean Longis et Robert Le Mangnier.
- — (1616). La vie de Lazarille de Tormeset de ses fortunes et adversités, nouv. trad., rapportee et conferee en espagnol par M. P[aul] B[audoin] P[arisien], Paris, Adrien Tiffaine.
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