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Le livre des « Juges », transmis sous ce nom en hébreu (שופטים), s’insère entre les livres de Josué et de Samuel, entre les narrations de la conquête et de l’établissement de la royauté en Israël, auxquelles il doit beaucoup (Spronk 2019, 16-19 ; 2009, 137-149)[1]. Mais ce nom, contrairement à d’autres livres bibliques (par exemple, בראשית, « Au commencement » pour Genèse), ne constitue pas l’incipit ou les premiers mots du premier chapitre ; il ouvre plutôt, par son insertion, une réflexion historique et politique sur la notion de « jugement », c’est-à-dire ici de gouvernance (Spronk 2020, 129-140 ; Müller 2019, 121-134). Son histoire rédactionnelle est loin d’être consensuelle[2]. Sa rédaction et son insertion à l’époque perse-achéménide au plus tôt, sinon hellénistique, paraissent plus probables qu’à l’époque monarchique (Spronk 2019, 22-25). Le livre des Juges instaure une polémique judéenne à l’égard du Nord, comme l’a redit Yairah Amit, qui associe la rédaction de traditions anciennes relatives à quelques figures héroïques à la critique présente dans les livres d’Esdras et de Néhémie (Amit 2014, 106). En effet, il n’y a de polémique que parce que le Nord, ancien royaume d’Israël, est au centre du livre des Juges : à l’exception d’Otniel fils de Qenaz, tous les juges ou libérateurs viennent du Nord et la plupart des événements se déroulent dans les territoires de ce qui correspond à l’ancien royaume du Nord. La polémique est d’autant plus concise, qu’il s’agit en un chapitre principalement, un chapitre introductif, de ressaisir et d’affirmer les intérêts judéens de manière aussi magistrale que définitive. Deux accusations majeures sont exprimées (Amit 2014, 107-108) : 1) la responsabilité « nordiste » dans la non-conquête de la terre (Jg 1,21-36), 2) la responsabilité de Benjamin dans le sort de Jérusalem où demeurent les Jébusites (Jg 1,21, contra Jos 15,63, où la responsabilité de Juda est engagée). Otniel, seul « sauveur » judéen, fait alors figure de héros « national » et pas seulement régional (Jg 3,7-11), tandis que la nature cyclique de la faute condamne irrémédiablement les tribus du Nord (3,7.12 ; 4,1 ; 6,1 ; 8,33-35 ; 10,6 ; 13,1). Cette perspective polémique a aussi été définie comme anti-saülide — puisque la première royauté en Israël est celle du Benjaminite Saül — en lien avec les derniers chapitres des Juges, l’affaire de la concubine de Guivéa, qui n’est autre qu’une condamnation de Benjamin (Jg 19–20). La finalité de l’ouvrage pointerait alors vers la défense de la dynastie davidique (Brulin 2021 ; Amit 2014, 113 ; Spronk 2009, 137-149 ; Brettler 1989, 395-418). Quoiqu’il en soit de la question politique — nous aurons l’occasion d’y revenir —, il paraît évident que la « re-conquête » du chapitre 1 des Juges corrige la « conquête » du livre de Josué. En effet, cette dernière vise plus particulièrement le territoire attribué traditionnellement à la tribu de Benjamin, l’essentiel du récit se concentrant sur Jéricho, Aï et Gabaon (Jos 2 ; 6–9), alors que la conquête du reste de la terre est sommaire (Jos 10–11, cf. Dozeman 2015, 27-31 et 392). En outre, Josué est un Éphraïmite. Certainement Jg 1 réécrit aussi brièvement que magistralement la « conquête » à l’avantage de Juda. La pratique divinatoire en Jg 1,1 — associée à la question « qui montera pour nous ? » — prend acte d’une conquête qui n’a pas été achevée (contra Jos 21,43-45) ou que YHWH n’a pas achevée (Jos 13,6-7). Elle permet donc de réitérer la conquête et de tenter ce coup de force majeur à la gloire de Juda !

Les liens nombreux entre le début et la fin du livre des Juges militent pour une réflexion active, de type identitaire, concernant les rapports entre les entités Juda et Benjamin. Comme le chapitre final (Jg 21) est une réhabilitation de Benjamin après sa condamnation dans l’affaire de la concubine de Guivéa, on peut penser que la réflexion s’est poursuivie jusqu’à la clôture définitive de l’ouvrage et que le débat identitaire est tout à la fois régional, ethnique ou clanique. La tension fondamentale dans l’histoire d’Israël entre Nord et Sud se focalise ici entre Juda et Benjamin.

Si le premier chapitre de Jg a fait l’objet de nombreuses études, il y a un point qui ne semble pas avoir été développé : l’intrusion dans la narration, « après la mort de Josué », de Juda et Siméon, deux entités définies comme « frères » (Jg 1,3.17), faisant alors référence à la descendance de Jacob (Gn 29,31–30,24). Le modèle tribal s’inscrit certes dans la suite logique du partage de la terre, mais ce partage s’est fait dans le livre de Josué avec les « fils » des tribus éponymes. Or, ici, ce ne sont pas les « fils de Juda » (forme: 2336508.jpg, à quelques exceptions près en Jg 1,8-9.16)[3] ou les « fils de Siméon » forme: 2336512.jpg[4] qui sont visés, mais bien « Juda » (Jg 1,2.3.4.10.17.19) et « Siméon » (1,3.17). On pourrait toujours arguer que ces derniers renvoient de manière collective à leur descendance. Pourtant, le texte insiste sur la fraternité des deux — produisant ainsi, comme on l’a dit, l’intrusion et l’irruption du modèle familial propre au livre de la Genèse (la descendance de Jacob), dans une narration qui se situe évidemment bien après la génération de Jacob et de ses fils, soit « après la mort de Josué ». C’est ce modèle généalogique tribal que l’on souhaite revisiter ici afin de comprendre ses arcanes et sa finalité , car il permet de jeter un autre regard sur la re-conquête judéenne du premier chapitre du livre des Juges, une relecture de la conquête dont les enjeux sont bien différents. L’étude de Jg 1 a donc pour but de mettre en évidence l’importance de ce modèle généalogique et sa fonction dans la construction du chapitre.

1 Jg 1,1-21 : forces d’unité et de désintégration dans la conquête judéenne

L’unité générale du chapitre est articulée autour de différentes petites sections liées par des mots-crochets (catchword ou catch-idea, Auld 1975, 276), qu’il convient de développer. Cette première partie analyse en détail Jg 1,1-21, la conquête de « Juda » et « Siméon », selon l’angle d’approche tribal, reléguant Jg 1,22-36, la non-conquête de la « maison de Joseph », en deuxième partie.

1.1 Jg 1,1-4 : La « montée » de Juda

Les premiers mots du chapitre, qui sont aussi ceux du livre, s’ouvrent par la conjonction de coordination wāw et la clause temporelle qui rappelle que Josué est mort et que les événements qui vont prendre place se situent après cette mort. Cette clause, par son thème et par sa construction grammaticale, constitue une suite logique et immédiate à la fin du livre de Josué (Jos 24,29-33). Comme les études sur Josué 24 l’ont montré, la fin de Josué est une alliance nouvelle ou plutôt renouvelée, mais cette fois à Sichem, en plein héritage du (futur, selon la chronologie biblique) royaume du Nord (Schorch 2020, 231-244 ; Dozeman 2017, 145-147 ; Schmid 2017, 148-160). Jg 1,1 en reprenant la structure grammaticale de Jos 24,29 s’inscrit donc dans la trame narrative comme une suite logique :

Jos 24,29

« Et il arriva, après ces choses »

« que Josué mourut »

Jg 1,1

« Et il arriva après… »

« la mort de Josué »

En même temps, la répétition quelque peu modifiée de Jos 24,28-31 en Jg 2,6-9 laisse deviner que le chapitre 1 du livre des Juges a été inséré secondairement dans une trame déjà existante (Spronk 2019, 87-88 ; Edenburg 2018, 355 ; Becker 2018, 339-352 ; Frevel 2018, 281-292 ; Neef 2012, 229-243 ; Rösel 2011, 375-376 ; Lanoir 2005, 120-125 ; Mullen 1984, 33-54 ; Auld 1975, 285). Cette insertion secondaire de Jg 1 pourrait alors viser le cadre plus large allant de la promesse abrahamique à l’instauration de la royauté davidique, comme on a pu le soutenir au sujet de la phrase « après la mort de Josué » (Jg 1,1), incipit à comparer à Gn 25,11 (Abraham), Jos 1,1 (Moïse) et 2 S 1,1 (Saül ; cf. Brulin 2021, 116.). Une répartition quadripartite de l’installation en Canaan jusqu’à David pourrait être envisageable, même s’il est difficile de montrer que cette structure est intentionnelle, d’autant plus que l’on peut douter de l’intérêt royal et davidique dans un texte qui ne fait aucune référence à quelque royauté que ce soit.

Par ailleurs, la suite du premier verset crée un lien non moins essentiel avec la fin du livre des Juges. Ainsi, la phrase oraculaire typique (forme: 2336417.jpg, « les fils d’Israël interrogèrent ») n’est pas sans renvoyer à Jg 20,18.27 (Edenburg 2018, 356-357 ; Auld 1975, 267-268), qui introduit précisément la victoire des fils d’Israël mais cette fois sur Benjamin. Comme dans notre chapitre, Juda, fils de Jacob, est propulsé (ou élevé pour garder le champ lexical de la racine עלה) à la tête d’une « re-conquête », il semble que l’enjeu, plutôt que royal (politique), soit tribal, ethnique et donc identitaire : le récit vient à point nommé réaffirmer la primauté judéenne, à travers la figure de Juda, fils de Jacob, tout en polémiquant et en reléguant au second plan la puissance du Nord (avec les références indirectes à Sichem et Benjamin).

Certainement le don de la terre ou du pays ancre ce récit dans la promesse abrahamique (Jg 1,2 cf. Gn 15,18 ; Nb 33,53). Ainsi, au-delà du premier verset, qui jette un pont vers la fin du livre (Jg 20) et la question benjaminite, l’unité se concentre sur l’élection (ou l’élévation) de Juda au milieu des fils d’Israël et sa légitimité à combattre « en premier » le « Cananéen ». C’est la primauté de Juda qui est affirmée, d’une part, par l’élection divine de nature oraculaire (1,2) et, d’autre part, l’accomplissement de l’oracle et du don (1,4). Cette primauté peut ainsi être mise en évidence :

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On notera que la nature oraculaire de l’élection judéenne ne présuppose pas un sanctuaire en particulier (Brulin 2021, 122-125) et que l’accomplissement ne reprend pas le même objet, complément du verbe « donner » : la « terre », au sens du « pays », unité géographique, même si elle est vague et donc non délimitée, laisse la place au double gentilice, « le Cananéen et le Perizzite » (que l’on retrouve en Jg 1,5), entités ethniques, non moins vagues pour l’époque tardive de la rédaction de ce texte (à comparer à Gn 13,7 ; 34,30), sachant cependant que le Perizzite peut être resitué au nord de Béthel, dans la montagne d’Éphraïm (Gass 2019).

Si l’un des enjeux du chapitre est une réflexion identitaire de type tribal et donc aussi territorial, force est de constater que la géographie du pays donné s’inscrit dans une tradition biblique de listes des peuples. La terre ou le pays sont, en effet, souvent caractérisés par des listes de six peuples ou de sept nations[5]. En regard de ces listes, il est clair que le choix éditorial de Jg 1 ne s’inscrit pas dans l’optique de la conquête du livre de Josué ou une optique deutéronomiste, à savoir « totale » à travers une liste et un chiffre symbolique. Elle se rapproche plutôt des deux références du livre de la Genèse qui, tout en mettant en scène des querelles, laissent entendre que le pays perizzite et cananéen s’étend de Sichem à Hébron et comprend aussi la vallée du Jourdain (Gn 13,6-18 ; 34,20-31). Ainsi, l’élection de Juda en fait un digne successeur, au verset 2, de la figure d’Abraham mais, en même temps, au verset 4, un digne successeur de Josué, victorieux dans une guerre de conquête, puisque 10 000 hommes sont frappés à Bèzeq. Bèzeq n’apparaît pas comme un lieu particulier de mémoire, même si on peut associer ce lieu à l’émergence de la royauté saülide (Brulin 2021, 153-161). Quoiqu’il en soit, le verset 3 qui est inséré entre l’oracle et sa réalisation, ramène à des affaires somme toute tribales, pour ne pas dire familiales, et on peut légitimement se demander : « Que vient faire Siméon » (Jg 1,3) ?

Siméon, comme entité clanique ou simplement généalogique, est en effet assez mal attesté (Augustin 1990, 137-145 ; Na’aman 1985, 111-136 ; Rainey 1981, 146-151 ; 1977, 57-69 ; Talmon 1965, 235-241 ; Albright 1923, 131-161), au point qu’E. A. Knauf et P. Guillaume (2016, 48) en font une « ghost tribe » (tribu fantôme) n’ayant jamais existé en dehors des textes bibliques. Dans la séquence généalogique, il convient de se rappeler que Siméon est second après Ruben, par Léa. Dans le récit des bénédictions de Jacob (Gn 49), Siméon est associé à Lévi dans une bénédiction qui ressemble plus à une malédiction (Macchi 1999, 54, 66). Leur crime est-il la vengeance de leur soeur Dina (Gn 34) ? Ainsi, la bénédiction-malédiction pourrait faire mémoire d’un tel acte. Siméon n’est mentionné ni dans le chant de Débora (Jg 5) — ce qui peut se comprendre, les tribus du Nord sont seules concernées — ni dans les bénédictions de Moïse (Dt 33) alors qu’auparavant Siméon et Lévi, dans l’ordre, font partie sur la montagne du Garizim des tribus bénies avec Juda, Issakar, Joseph et Benjamin (Dt 27,12). Selon le livre de Josué, il est simplement notifié que la part de Siméon se trouve au milieu du territoire de Juda (Jos 19,1-9 cf. Jos 15,26-32.42 ; cf. Na’aman 1980, 136-152). C’est donc manifestement en lien avec les traditions du livre de Josué qu’il faut comprendre l’insertion de Siméon dans la « re-conquête » judéenne du premier chapitre des Juges (Spronk 2019, 53-54). Ainsi, Jg 1,3 réécrit le récit de conquête de Josué, puisque : « Juda dit à Siméon son frère : “Monte avec moi dans mon lot, et combattons le Cananéen. Puis, moi aussi, j’irai avec toi dans ton lot.” Et Siméon alla avec lui ». Pourquoi introduire Siméon dans cette reconquête ? Sans risque, on peut avancer que l’enjeu est clairement généalogique, puisque Siméon est appelé « mon frère » (Jg 1,3 cf. Gn 29,31-35). En même temps, la question des « sorts », qui occupe le verset 3, pointe vers la conquête selon le livre de Josué (Jos 18 cf. Nb 34,13). Concrètement, si l’on considère l’espace géographique qui est allégué à Siméon selon ces textes, on comprend que l’association vise, par les liens de fraternité, à définir, voire justifier, un territoire « judéen » plus grand. C’est donc une « grande Judée » qui s’affirme à travers la figure de Juda avec Siméon. On peut se demander si la présence de Siméon n’est pas aussi introduite ici, de manière fine et stratégique, pour faire face à la double entité du Nord, que représente la maison de Joseph : Éphraïm et Manassé (Jos 16–17 cf. Gn 41,50-52). Ainsi, les premiers éléments de cette enquête, portant sur Jg 1,1-4, mettent en évidence des éléments identitaires. La promotion de Juda, si elle est politique, ne l’est pas tant au sens d’un gouvernement défini (monarchique), que d’une proéminence et d’une autorité d’ordre généalogique, déjà (pluri)ethnique mais aussi territoriale. C’est en tout cas dans ce sens que l’on peut comprendre au mieux l’insertion de la figure de Siméon au côté de Juda et les différentes références au don de la terre (promesse divine, Perizzites et Cananéens). Cette première séquence laisse percevoir à travers la figure de Juda l’importance du modèle tribal, son fondement généalogique comme sa dimension territoriale.

1.2 Jg 1,5-7 : De Bèzeq à Jérusalem

Le verset 5 se raccroche au verset précédent par au moins trois moyens : le lieu-dit « Bèzeq », le syntagme « le Cananéen et le Perizzite », et la forme verbale « et ils frappèrent » (ויכו, v. 5 cf. ויכום, v. 4). L’unité sémantique du passage se fait autour du personnage Adoni-Bèzeq, sans doute « roi » et « seigneur » — c’est son titre — de Bèzeq. En effet, le nom est répété à chaque verset, donc trois fois. La fin du passage, par la mention de Jérusalem, permet d’introduire, d’accrocher, le développement suivant. Pour autant, cette section pose différentes questions, en particulier celle du lien entre Adoni-Bèzeq et Adoni-Sédeq, « roi de Jérusalem », vaincu en son temps par Josué (Jos 10,1 ; cf. Auld 1975, 268). Selon A. G. Auld, le récit aurait d’abord eu pour objet la défaite d’Adoni-Sédeq à Jérusalem (expliquant alors sa fuite, puis sa mort à Jérusalem, « chez lui », dans sa capitale). Le nom aurait ensuite été corrigé pour permettre son insertion dans la trame narrative du premier chapitre du livre des Juges (Auld 1975, 269 ; Mullen 1984, 45). Mais quel est alors l’intérêt stratégique du passage et de la prise de parole d’Adoni-Bèzeq ? On apprend que le personnage est puni de ce qu’il a fait par le même châtiment atroce et humiliant qu’il avait lui-même infligé : les pouces des mains et des pieds tranchés. On apprend aussi qu’il reconnaît Elōhîm. On apprend enfin qu’il est conduit (ou, dans l’hypothèse où il est roi, reconduit) à Jérusalem où il meurt. Mais le statut de la ville n’a pas encore été mentionné — on sait seulement par la suite qu’elle n’est pas encore judéenne —, de sorte qu’il est difficile de tirer quelque conclusion, sinon que l’anecdote elle-même conduit de Bèzeq à Jérusalem. Elle est en quelque sorte cousue à la trame narrative et, avant d’introduire Jérusalem, elle met Bèzeq sous les projecteurs.

Que représente Bèzeq ? Bèzeq pourrait être lu en relation avec l’affirmation de la royauté de Saül (cf. 1 S 11,8 ; Brulin 2021, 153-161 ; Spronk 2019, 54-55). En effet, Jg 1,1-7 insiste sur le rôle fédérateur de Juda et la bataille de Bèzeq ouvre à nouveau le pays aux fils d’Israël. Jg 1,4-5 peut donc être mis en regard de 1 S 11,8 où Saül mène aussi une bataille victorieuse. En d’autres termes, Jg 1,5-7 polémiquerait, à travers cet épisode, sur la figure du premier roi d’Israël, Saül, benjaminite. Cette hypothèse est intéressante. Elle est peut-être fragilisée par le fait que la victoire de Saül (qui débouche en effet sur la royauté de Saül) a lieu en réalité à Yavesh de Galaad sur l’Ammonite Nahash : à Bèzeq, il ne s’agit que de la revue des troupes par Saül. De plus, comme on l’a dit précédemment, il n’est pas certain que l’enjeu politique du récit soit la royauté davidique. Enfin, il n’est pas impossible que le même nom renvoie à deux lieux géographiques distincts, comme le défend E. Gass (2011), l’un au nord en lien avec la royauté saülide, l’autre au sud, dans les environs de Jérusalem. Certainement, l’analyse de cette section (Jg 1,5-7) met plus en lumière les pratiques scribales de composition que les raisons historiques qui ont motivé les scribes[6]. Il n’en reste pas moins que, sous la houlette de Juda, non seulement 10 000 hommes sont tombés à Bèzeq (comme un seul homme selon le texte) mais un roi puissant est mort — dont le nom fait écho à Bèzeq, qui en son temps soumettait l’ensemble de la terre / du pays (à travers le chiffre symbolique des « 70 rois »). C’est donc la terre qui est donnée dans la main de Juda, comme annoncé par l’oracle. Ce caractère glorieux et victorieux de la conquête judéenne s’accentue dans la section suivante selon une structure qui a tout d’une « guerre éclair ». Ainsi, Juda, après avoir été promu ou élevé (1,1-4), s’affirme comme une figure glorieuse et victorieuse (1,5-7) dont les conquêtes vont dès lors s’accélérer (1,8-11) au prix d’un certain nombre de corrections et de réinventions, si l’on garde en mémoire les récits de conquête en Josué.

1.3 Jg 1,8-11 : (Re-)Conquêtes de Juda (Jérusalem et les Cananéens)

La conquête du pays judéen est d’une efficacité à la fois stratégique et narrative. Les quatre versets frappent par leur aspect répétitif (syntagmes, structures et formes verbales) et leur construction qui créent la rapidité d’une « guerre éclair ». Ils permettent aussi de distinguer clairement, d’une part, le sort de Jérusalem et, d’autre part, celui du Cananéen, dont ils montrent la diversité du territoire :

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Comme l’ont démontré différentes études, l’enjeu de la conquête judéenne se fait aux dépens des traditions nordistes (Abadie 2011, 28-38 ; Lanoir 2005, 119-147 ; Mullen 1984, 45-47 ; Lindars 1979 ; Auld 1975, 269-270). Jg 1,8-11 peut donc être lu en regard du livre de Josué, en particulier Jg 1,9, comme un résumé express des développements de Jos 15,21-63 relatifs au lot judéen dans le Néguev / le sud (Jos 15,21-32), la Shéphélah / la plaine (Jos 15,33-47) et la montagne (Jos 15,48-60). Il est notable que, privé des développements géographiques que l’on trouve en Josué, en particulier l’énumération des villes et de leurs villages satellites, Jg 1,8 produit l’impression d’une présence invasive, puisque les notions de montagne, de sud (sens étymologique du Néguèv) et de plaine (sens étymologique de Shéphélah) ne peuvent délimiter un territoire précis.

Reprenons les points les plus saillants de cette lecture croisée, qui concernent Jérusalem et Hébron, d’une part, et la « guerre éclair », d’autre part. Concernant Jérusalem, Jg 1,8 présente sa défaite et son incendie par la tribu de Juda. Or, en Jos 15,8, la ville, mentionnée comme ville frontière de Juda, est jébusite, mais en Jos 18,28, elle est benjaminite (cf. 18,16). Bien que Jérusalem puisse être considérée à l’origine comme un point frontalier, le récit de Jg 1,4-8 la place clairement sous le contrôle de Juda. Le retournement opéré va plus loin. En effet, ce qui est, selon Jos 15,63, une défaite judéenne (« Les Judéens n’ont pas été en mesure de déposséder les Jébusites, les habitants de Jérusalem ; ainsi les Jébusites habitent avec les Judéens à Jérusalem jusqu’à ce jour ») devient en Jg 1,21 une défaite benjaminite (« les Benjaminites n’ont pas chassé les Jébusites, les habitants de Jérusalem ; ainsi le Jébusite a habité avec les Benjaminites à Jérusalem jusqu’à ce jour »). L’enjeu devient donc théologique et Juda, tribu désignée par l’oracle de YHWH, conquiert la (future) ville de YHWH. Il en va de même pour la conquête d’Hébron (Jg 1,10 cf. 1,20 ; Mullen 1984, 47), qui est celle de Caleb en Jos 15,13, et la victoire sur les trois descendants des Anakim (Jos 15,13-19). C’est alors le rôle victorieux de Josué l’Éphraïmite que Juda s’approprie.

Enfin, les parallèles littéraires et la fréquence des verbes d’action forment un écho étonnant à la guerre éclair de Jos 10,28-39 sous la houlette de Josué qui, avec tout Israël, conquiert Livna, Lakish, Eglôn, Hébron et Devir. Dans ce passage, on retrouve le champ lexical propre à la conquête, des formules stéréotypées et répétées à loisir. Ces éléments donnent à cette section son caractère de « guerre éclair ». L’analyse littéraire de l’ensemble du chapitre montre pourtant un matériel très hétérogène mis ensemble (Rösel 2011, 157-178). La complexité de la transmission de traditions diverses et l’oeuvre scribale de réappropriation sont évidentes. Dans le cas du livre de Josué, il s’agit d’une oeuvre à la gloire des traditions nordistes, sous la houlette de Josué l’Éphraïmite. Dans le cas du premier chapitre des Juges, il s’agit — on l’a compris — d’une oeuvre à la gloire des traditions sudistes, sous la houlette de Juda.

Ainsi, à ce point du chapitre, Juda est premier mais étroitement associé à son frère Siméon, glorieux — puisqu’en lui symboliquement se soumet la royauté des 70 — et enfin victorieux, chef d’une « guerre éclair » sans renoncement ni défaite.

1.4 Jg 1,12-16 : du « fils de Qenaz » / Otniel aux fils de Qéni

La séquence suivante interrompt en quelque sorte la « guerre éclair ». Le mot crochet qui relie ce nouveau développement au passage précédent est le nom de la ville Devir. Si le nom de Devir renvoie à Josué 10,38-39, la figure de Caleb renvoie au partage de l’héritage de Juda en Jos 15 qui se termine précisément par la conquête de Devir par Otniel, le mariage de ce dernier avec Aksa promise par son père Caleb au vainqueur, et la demande d’Aksa à son père au sujet des bassins d’eau : le duplicat est presque parfait (Jg 1,12-15 = Jos 15,16-19 ; cf. Lanoir 2005, 139-141 ; Harlé et Roqueplo 1999, 76-77 ; Mullen 1984, 47-48 ; Auld 1975, 270-272). Pourquoi introduire cette séquence dans un flux narratif rapide et ainsi le ralentir ? Manifestement, c’est vers la figure d’Otniel que l’éclairage se fait : Otniel, « fils de Qenaz, frère de Caleb », premier juge ou plutôt « sauveur » du livre des Juges (3,9-11). Mais, par là même, c’est aussi la figure de Caleb qui est mise en lumière, figure dont on sait, par ailleurs, qu’il est le fils de Yefounnè, le Qénizzite (Nb 32,12). Or, Qénizzites et Qénites sont des clans clairement localisés au Levant Sud, de sorte que le verset 16 peut se lire logiquement : « Les fils de Qéni, beau-père de Moïse, montèrent de la ville des Palmiers avec les fils de Juda au désert de Juda qui est au sud d’Arad. Et ils allèrent et habitèrent avec le peuple » (Jg 1,16).

Peut-on dénouer les liens entre ces différents clans, plus édomites que judéens (Lanoir 2005, 143-144) ? N. Amzallag s’y est intéressé en travaillant à élucider les origines sudistes ou qénites du yahwisme (Amzallag 2021 ; 2020, 48-52). L’auteur rappelle que le beau-père de Moïse a plusieurs noms dans la Bible : Jéthro (Ex 3,1…), Réuel (Ex 2,18), Hobab, fils de Réuel (Nb 10,29) ou encore Qéni (Jg 1,16). Or ces noms ne sont pas sans créer d’autres liens dans les textes bibliques. Ainsi, Réuel est le nom d’un des fils d’Ésaü, dont le neveu n’est autre que Qenaz (Gn 36,10-12) ; ces clans sont influents en Édom / Ésaü (avec Témân, Omar, Cefo, Gaétam ou encore Amaleq). Qéni renvoie à la tribu des Qénites ou fils de Qayîn / Caïn, ce qu’indique le verset affirmant que « Héber, le Qénite, s’était séparé de la tribu de Qayîn, du clan des fils de Hobab, beau-père de Moïse » (Jg 4,11). Selon Jg 1,16, les Qénites ont un territoire autour de la « ville des Palmiers », cité manifestement localisée dans l’Arabah. En parallèle, les Qénites sont aussi dispersés parmi les peuples. Héber le Qénite habite parmi les Cananéens (Jg 4,11 ; 5,24), alors que d’autres clans sont installés dans le sud de la Judée (Jg 1,16) et d’autres encore au milieu des Amalécites (1 S 15,6). Aussi, la référence qénite n’est-elle pas sans renvoyer à la victoire de Taanak (Jg 4) et plus particulièrement au chant de Débora qui encense Yaël la Qénite, c’est-à-dire l’épouse de Héber, héroïne qui tua de ses mains propres Sisera, le général en chef des armées de Yavîn, roi de Canaan, régnant sur Haçor (Jg 5,24-27). Quant aux Qénizzites, ils apparaissent comme les héros-libérateurs de la Judée, connus pour leur zèle envers YHWH (Jos 14,14). De tous ces éléments, il ressort que la fonction du développement d’apparence quelque peu hétérogène en Jg 1,12-16 devient plus claire à la réflexion : les liens claniques et tribaux sont mis en exergue au sein de Juda. D’une part, Otniel, futur « sauveur » d’Israël, est « fils de Qenaz », ce dernier, frère de Caleb, lui-même fils de « Yefounnè, le Qénizzite ». D’autre part, Yaël, à qui revient la victoire définitive en Israël (sur Yavîn) est « femme de Héber, le Qénite[7] ». La séquence Jg 1,12-16 permet donc d’annoncer quelques victoires du livre des Juges en enracinant leur héros dans une identité multiethnique ou clanique, territoriale et judéenne. Au regard de la réflexion menée jusqu’ici et de la fraternité soulignée entre Juda et Siméon, on peut affirmer que la force de Juda et sa primauté, dans ce texte du moins, ne se fondent pas seulement sur une élection divine mais également sur une différence clanique ou une multiethnicité affirmée, voire revendiquée. On notera qu’en Gn 15,19-20, Qénites et Qénizzites appartiennent à la liste des peuples dont la terre est donnée à Abraham et sa descendance !

La séquence « et ils allèrent et habitèrent avec le peuple » (1,16) permet de renouer le fil de la « guerre éclair » en inscrivant ce mouvement à la suite des déplacements successifs de Juda (cf. Jg 1,10-11). C’est d’ailleurs cette expression qui permet d’accrocher la séquence suivante, la dernière dont Juda est le sujet (Jg 1,17-21).

1.5 Jg 1,17-21 : une drôle de victoire

Le fil de la guerre se poursuit dans cette section selon un rythme rapide et répétitif. Outre le vocabulaire de conquête, l’énumération des villes philistines comme l’insertion relative au nom de Cefath / Horma reprennent des pratiques scribales familières. On notera au passage la difficulté historique que pose la conquête judéenne des cités philistines (cf. Jos 13,2-3 ; 15,45-47 ; Jg 3,3)[8]. La progression rapide est encore soutenue par un terme, nouveau dans ce texte, symbole de la conquête dans le livre de Josué[9]. En effet, seuls Juda et Siméon réalisent le èrèm, pratique guerrière et sacralisée de destruction totale selon Dt 7,2 et 20,16-18. Comme le souligne E. T. Mullen (1984, 49), « since this institution of holy war is connected with the Judges account of the conquest only in reference to Judah, it brings into clear focus the intention of the redactor to show that only Judah of all the tribes had fulfilled the demands of Moses set forth in Deuteronomy ».

En même temps, une contradiction interne se fait jour au verset 19. Certes, YHWH est avec Juda, mais finalement, seule la montagne est prise : la plaine ne peut l’être, faute d’un matériel militaire adéquat, en particulier le char en fer ! Cette « guerre éclair » laisse donc le goût d’une drôle de victoire, pour ne pas dire une demi-victoire, voire une non-victoire. Ou bien est-il possible que la victoire réside plus dans l’être avec YHWH (forme: 2336418.jpg, 1,19) que dans la conquête des territoires ? Quoiqu’il en soit, les deux versets qui suivent marquent une transition géographique et un certain nombre de renégociations : on revient sur la ville d’Hébron, cette fois donnée à Caleb, qui a lui-même dépossédé les fils d’Anaq (et non Juda, 1,20 cf. aussi 1,10 ; Jos 15,13-19) et on revient sur Jérusalem, cette fois habitée par les Jébusites, que les Benjaminites ou « fils de Benjamin » (et non Juda selon Jos 15,63) n’ont pu dépossédée (1,21 ; cf. 1,8). Manifestement, ces renégociations sont aussi des corrections en accord avec le livre de Josué (Auld 1975, 274-275). Elles diminuent aussi la gloire de Juda et permettent de l’associer plus étroitement au sort des tribus du Nord. Aussi remonte-t-on par cette référence benjaminite au nord et, de fait, la seconde partie de ce premier chapitre est consacrée aux fils de Joseph[10].

Au terme de cette analyse de la première partie du chapitre, on peut réaffirmer la dépendance de la re-conquête judéenne par rapport au livre de Josué, comme défendue autrefois par A. G. Auld (1975, 276)[11]. Ce que l’analyse menée ici ajoute à ce résultat est l’importance du modèle tribal et la manière dont il sous-tend ce texte. Car si Juda est premier, c’est bien en référence à un modèle tribal, et s’il s’associe avec Siméon, c’est bien aussi en regard du modèle tribal et de la puissance de la descendance du Nord, Éphraïm et Manassé, fils de Joseph. Il y a donc deux éléments que l’analyse du modèle tribal permet d’expliquer : la fraternité soulignée entre Juda et Siméon, d’une part, et d’autre part, la primauté de Juda. En ce qui concerne ce dernier point, on sait qu’elle est généalogique, au prix d’un certain nombre de renégociations, puisqu’on se rappelle que Juda est le quatrième fils de Jacob par sa première épouse Léa. L’affirmation de la primauté de Juda fait donc écho en particulier aux bénédictions de Jacob :

8Toi Juda tes frères te célébreront, ta main sera sur la nuque de tes ennemis, les fils de ton père se prosterneront devant toi.
9Tu es un jeune lion Juda, à cause de la proie, mon fils, tu es monté. Il s’est accroupi, il s’est couché comme un lion et comme un lion qui le fera lever ?
10Le sceptre ne s’écarte pas de Juda ni le bâton de commandement d’entre ses jambes, jusqu’à ce que vienne la paix et qu’à lui soit l’obéissance des peuples.
11Attachant son ânon à la vigne et au cépage rouge le fils de son ânesse, il a lavé son vêtement dans le vin et dans le sang des grappes son habit.
12Les yeux sont brillants de vin et les dents blanches de lait (ou Les yeux sont plus sombres que le vin et les dents plus blanches que le lait).

Gn 49,8-12, trad. J.-D. Macchi

Sans entrer ici dans l’analyse détaillée de ce texte, rappelons simplement que la bénédiction de Juda, qui se développe sur cinq versets, a été annoncée ironiquement par les malédictions des tribus aînées selon la séquence énoncée des naissances de Léa en Gn 29–30. La bénédiction est royale et dynastique, voire messianique. Comme elle se rapproche au mieux des bénédictions de Balaam (Nb 24,8-10) sur « Israël » (et non Juda), elle plaide ainsi pour Juda, lui octroyant le statut non seulement de l’aîné des Douze, quatrième patriarche après Jacob, mais également le statut d’un royaume, et qui plus est, celui d’Israël ! À la lumière de cette bénédiction et de sa dimension royale et dynastique, il est clair que la primauté judéenne en Jg 1 n’est pas d’ordre politique, au sens monarchique. L’absence d’un gouvernement politique comme l’analyse menée ici permettent ainsi d’éclairer le texte et de pointer vers une époque où manifestement la monarchie n’est plus. Le modèle tribal est donc mis au service d’une identité qui est moins politique qu’ethnique et territoriale : la force de Juda n’est pas seulement affaire d’élection divine (Jg 1,2), puisqu’au moment même où cette préférence est réaffirmée (Jg 1,19a), l’aveu d’échec de re-conquête est admis (1,19b). À notre avis, cet aveu d’échec doit être mis en regard des liens claniques et tribaux qui sont développés dans ce même texte : Siméon, les Qénites et les Qénizzites. La force de Juda, c’est son identité mixte et territoriale qui lui permet de former une « plus grande Judée », une plus grande province, à savoir « Yehud ». Cet aveu d’échec annonce aussi la non-conquête des tribus du Nord, qui va suivre, liant alors étroitement les deux entités. Le modèle tribal sert ainsi à construire une identité qui n’est ni politique, au sens d’un gouvernement monarchique, ni militaire, comme en Nb 2 ou 10,11-28, mais bien régionale et territoriale, au sens où ce territoire est partagé et que les liens fraternels et les unions matrimoniales l’ont agrandi. Le tissage clanique ou multiethnique définit et construit l’identité judéenne plus que les frontières.

2 De la plus grande Judée au plus grand Israël

Jg 1 se poursuit maintenant en se tournant vers le nord et la non-conquête des tribus du Nord. Cette partie répétitive semble plus simple à analyser : le but est évident, mettre en avant Juda et sa primauté. En même temps, le fait que les territoires du Nord ne soient pas délaissés dans cette re-conquête démontre l’unité tribale et territoriale qui est pressentie.

2.1 Jg 1,22-36 : la « maison de Joseph », « Israël »

Cette dernière section du chapitre, la plus longue, frappe par son caractère répétitif. La « maison de Joseph » en est le sujet, une maison avec laquelle YHWH est aussi (1,22) en écho à la présence de YHWH avec Juda (1,19). Mais cette fois-ci, il s’agit d’une non-conquête de la « maison de Joseph ». On retrouve, dans un premier temps, le même champ lexical que celui utilisé précédemment, la « montée » de Joseph (1,22 cf. 1,2.3.4), l’action de « frapper » (1,25 ; cf. 1,4.5.8.10.12.17), « au fil de l’épée » (1,25 ; cf. 1,8), la forme verbale qui a caractérisé une guerre de mouvement (1,26 ; cf. 1,10.11.16.17), les insertions scribales relatives aux noms des villes (ici Béthel et Luz, 1,23-26). Puis, le caractère répétitif de la section va se systématiser autour de la notion d’héritage et de possession de la terre que la racine *yrš (ירש) traduit en hébreu biblique (ici systématiquement au hifil, cf. 1,19), alors que chacune des tribus du Nord est énumérée :

-> See the list of tables

On peut mettre en regard ce texte avec ses parallèles dans le livre de Josué et souligner, comme cela a été fait[12], les nouvelles corrections, au désavantage évidemment des tribus du Nord. De manière intéressante aussi, le tableau montre deux cas particuliers qui ne répondent pas à la structure répétitive : Israël et Dan. En lien avec ces deux mentions, celle du tribut apparaît en alternance, d’abord avec Israël (introduit entre Manassé et Ephraïm), et finalement avec les fils de Dan. Manifestement, il s’agit d’atténuer la non-conquête et de montrer qu’avec le temps « Israël est devenu fort » (1,28). Ce correctif à la non-conquête permet de tempérer le constat final d’une victoire des Amorites, puisque ces derniers retournent littéralement la grammaire de la (non-)conquête et deviennent à la fois sujet grammatical et victorieux dans une guerre de territoire (1,34-36). La « maison d’Israël » forme une inclusion (1,22-23.35) et signe alors la grande cohérence stylistique et idéologique de la section. Face à la victoire amorite, on comprend rétrospectivement pourquoi la victoire judéenne n’a pu être totale. Mais ce n’est pas tout, l’usage de la racine *yrš au hifil est théologiquement intéressant (Creach 2012, 156). Elle est traditionnellement traduite par « déposséder » : telle tribu ne déposséda pas tel site ou tel peuple. Mais cet usage revient alors dans la traduction à un sens actif paal : hériter d’une terre, c’est en déposséder un autre. L’idée du hifil causatif, c’est l’idée que celui qui est propriétaire ou celui qui exécute un testament donne en partage le bien. Ainsi, en Jg 1,19, verset dans lequel apparaît la première occurrence de la racine, on pourrait comprendre, non pas « YHWH fut avec Juda, et Juda prit possession (וַיֹּרֶשׁ) de la montagne, il ne put chasser forme: 2336410.jpg les habitants de la plaine », mais « YHWH fut avec Juda, et YHWH (le) fit hériter de la montagne, il ne (le) fit pas hériter de la plaine / il ne déposséda pas les habitants de la plaine ». Il est vrai que cette solution n’est pas pleinement satisfaisante au regard de la fin du verset « car ils avaient des chars de fer ». Par contre, elle l’est au regard de Jos 13,6 qui affirme que la conquête est le fait de YHWH, lui qui fait hériter ses fils, lui qui dépossède les peuples, tandis que Josué n’a qu’à partager le pays : « tous les habitants de la montagne, depuis le Liban jusqu’à Misrefoth-Maïm, tous les Sidoniens, je les déposséderai devant les enfants d’Israël forme: 2336515.jpg. Donne seulement ce pays en héritage par le sort à Israël forme: 2336510.jpg, comme je te l’ai prescrit » (Jos 13,6). La responsabilité divine dans la conquête, et par conséquent dans la non-conquête, ne doit pas être occultée et justifie alors l’analyse menée plus haut : la présence divine avec Juda comme avec Joseph se distingue de la réussite de la conquête. Il y a donc ici un correctif non négligeable à l’idéologie de la conquête, puisque YHWH est aussi responsable d’une conquête inachevée, d’une occupation mixte du territoire, d’une situation où la distinction identitaire doit nécessairement être pensée autrement que par le territoire ou la terre. En ce sens, le modèle tribal, clanique ou multiethnique mis en évidence confirme, à ce point de notre enquête, un enjeu identitaire majeur : qu’importe la mixité territoriale si les liens humains en définissent les frontières. Le modèle tribal permet alors de construire des frontières identitaires qui ne sont pas nécessairement territoriales. Il nous invite alors à penser au-delà d’une « plus grande Judée », un « plus grand Israël ». Ce constat nécessite de prendre un peu de distance par rapport à nos textes, avant de pouvoir conclure.

2.2 Du partage de la terre en Josué à la (re-)conquête de la terre (Israël) en Jg 1

Comme le rappelle Jacques Cazeaux, le personnage de Josué a été investi afin de conquérir la terre promise d’Israël (2004, 43-62). Mais plusieurs complications se sont fait jour. En premier lieu, l’établissement des tribus de Ruben, Gad, ainsi que la moitié de Manassé dans leurs territoires transjordaniens est déjà effectué. Elles viennent pourtant en aide aux autres tribus pour conquérir leur part, tout en redisant à Josué la formule de son investiture solennelle, « sois fort et courageux » (Jos 1,18 cf. 1,6-9). De plus, l’ordre de franchir le Jourdain suggère que le territoire d’Israël se trouve à l’ouest de cette frontière (1,2 ; cf. 3–5), alors que les trois tribus transjordaniennes offrent au contraire l’image d’un Israël plus vaste, qui englobe le Jourdain au lieu de s’y borner (Nb 32). Enfin, Josué est pressé d’assigner l’héritage des tribus (13,7), alors que la conquête est loin d’être achevée et le cadastre, toujours tissé de zones non conquises (13,2-13). Ainsi, l’établissement des tribus débute avec la présence irréductible des peuples au sein d’Israël et la partition des tribus transjordaniennes (13,15-32), auxquelles s’ajoute l’absence d’un territoire pour la tribu de Lévi (13,14.33). La fédération territoriale des Douze paraît donc pour le moins utopique !

Le chapitre 14 de Josué offre le cadre de la répartition du patrimoine par tirage au sort sous le patronage de Josué et Éléazar, « selon la parole de Moïse » (14,1-2). Il est notable pourtant que ce commandement de Moïse se trouve en Nombres (26,55 ; 33,54 ; cf. Jos 13,6b) et non dans les discours deutéronomiques. Manifestement, le partage de la terre par le sort n’appartient pas aux traditions les plus anciennes relatives au don de la terre (Rösel 2011, 227), d’autant plus qu’en Jos 11,23, le partage a déjà été effectué : « Josué prit donc tout le pays, selon tout ce que YHWH avait dit à Moïse. Et Josué le donna en héritage à Israël forme: 2336514.jpg, à chacun sa portion, d’après leurs tribus forme: 2336422.jpg. Puis, le pays fut en repos, sans guerre » !

Et de manière encore plus étonnante, en Jos 14–17, Juda comme Joseph et Manassé échappent au tirage au sort, même si leurs lots sont mentionnés ; contrairement aux autres tribus, la pratique des sorts avec les verbes d’action « monter » ou « sortir » n’est pas mentionnée. Juda est certes premier parmi les tribus qui restent pour le partage. Mais c’est parce que Caleb, du clan des Qénizzites, prend la parole et réclame le fruit de son courage, le territoire d’Hébron, région des Anaqim (14,6-15 cf. Nb 13). Vient ensuite la description du lot de Juda (Jos 15). Est-il possible que l’absence du tirage au sort concernant Juda et Joseph reflète l’idée que leurs territoires sont quelque part déjà hérités ? En tous les cas, d’un point de vue narratif, leur statut est clairement différencié.

Ainsi, Jg 1 défait la toile du livre de Josué pour en tisser une nouvelle et offrir une autre vision de la conquête. Si Juda est le grand vainqueur de cette reconquête du livre des Juges, la comparaison avec le livre de Josué permet de pointer une autre évolution importante. En effet, en Josué, c’est Israël en son entier qui mène une guerre de conquête avant de procéder au partage de la terre sous le patronage de Josué (par la pratique des sorts). En Jg 1, les actions de conquérir et de partager ne se succèdent pas mais sont réalisées simultanément : ce n’est pas « Israël » qui conquiert le territoire, c’est chaque tribu qui conquiert (et souvent ne conquiert pas) son territoire après tirage au sort. C’est précisément dans cette réécriture que la primauté de Juda prend tout son sens : c’est lui qui, parmi ses frères, doit conquérir son territoire « en premier ». Il le fait, on le sait, selon la narration, avec son frère Siméon[13]. Mais il s’agit bien de l’ensemble de la terre promise : la primauté de Juda n’invalide donc pas un territoire plus large, situé à la fois au sud et au nord, que l’on peut appeler « Israël ». Il est clair que la « plus grande Judée » ne se construit pas sans référence à un « plus grand Israël », une identité bien plus clanique et tribale que territoriale cette fois. Cette identité par le modèle tribal s’impose dans les textes bibliques plus récents (Nb, Ch, Ez), que l’on peut dater à l’époque perse-achéménide au plus tôt. Ainsi, ce modèle, si anciennement ancré dans les cultures levantines, s’édifie au fil des siècles pour devenir les « douze fils de Jacob » (Frevel 2021) et finalement l’identité d’« Israël ». Jg 1 dès lors peut être considéré comme l’un des manifestes de cette identité tribale.

Au terme de cette analyse, l’enquête menée a montré que si la promotion de Juda en Jg 1 est politique, elle ne l’est pas tant au sens d’un gouvernement défini (monarchique) que d’une proéminence et d’une autorité d’ordre généalogique, multiethnique et territorial. C’est bien en ce sens que l’on peut comprendre l’insertion de la figure de Siméon au côté de Juda et les liens entre Judéens, Qénites et Qénizzites. La force de Juda ne réside pas seulement dans l’élection divine, mais aussi dans une identité mixte qui lui permet de former une plus grande Judée / « Yehud ». Le tissage clanique ou multiethnique définit et construit l’identité judéenne plus que les frontières. Il y a donc un correctif non négligeable à l’idéologie de la conquête, puisque le territoire, plutôt qu’être conquis, est investi et agrandi par les liens de fraternité comme les alliances nouées. YHWH est aussi en partie responsable de l’inachèvement de la conquête : le texte renégocie manifestement l’identité d’une population, légitime l’occupation mixte et définit les frontières moins sur le plan géographique que sur le plan ethnique. Même si ces résultats pourraient être nuancés au regard de l’ensemble du livre des Juges (Gillmayr-Bucher 2014), il n’en reste pas moins que l’identité multiethnique et clanique mise en évidence est un résultat important pour comprendre l’identité qui se construit ici, en l’occurrence une identité judéo-israélite, à une époque où « il n’y avait plus de roi » (Jg 18,1 ; 19,1), et où, manifestement, l’héritage d’Israël se transmet en Judée. Cette réécriture se comprend au plus tôt à l’époque perse-achéménide, voire hellénistique, lorsque les traditions d’un Hexateuque et des Rois sont déjà « en place » (comme les travaux de Spronk l’ont mis en lumière, en particulier : 2019, 51). Il semble bien qu’à cette époque tardive, et en l’absence d’un gouvernement monarchique, l’intention du sanctuaire de Jérusalem, coeur de la petite province judéenne, soit d’affirmer son identité par un passé glorieux, certes, mais également par une identité tribale, ethnique et clanique, d’une antiquité presque mythique, puisqu’elle s’ancre dans la descendance « directe » de Jacob. Cette construction à la gloire de Juda dans le premier chapitre des Juges reste ainsi profondément ancrée dans le cadre du système tribal des « Douze », et laisse pressentir tout ce que ce modèle peut apporter à la construction identitaire d’un peuple dont la terre comme les frontières ne dépendent plus d’une souveraineté monarchique et sont le jeu d’intérêts et de puissances diverses, souvent étrangères.