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L’ « image entretenue par les historiens musulmans à propos du califat entre la mort du prophète (632/11) et celle de son cousin et gendre Ali (661/40) est celle de la cité la plus juste, la plus vertueuse que les musulmans et l’ensemble de l’humanité aient connue; « celle du califat bien guidé » fidèle à la politique menée par le prophète et inspirée par Dieu. Les musulmans ne pourraient retrouver le chemin du salut et des gloires perdues qu’en s’inspirant de ce modèle, qu’aucune autre expérience politique ne saurait égaler ».
Ferjani 2005, 117
La dissolution du sultanat ottoman[1] est alors perçue comme un complot ourdi par les Occidentaux contre la Oumma islamique. Un complot initié par le nationalisme turc de Mustapha Kemal Atatürk qui proclama la fondation de la République de Turquie en 1923. Balayant d’un seul coup une entité politique qui incarnait le califat islamique depuis plusieurs siècles. C’est ainsi que les musulmans, et pour la première fois dans leur longue histoire, se sont retrouvés face à une quasi-absence d’autorité centrale chargée de gérer les affaires religieuses et les intérêts de la communauté (Filali-Ansary 2005, 90). En effet, « la dissolution d’une telle institution n’était pas chose aisée du moins pour ceux-ci qui y croient. Aussitôt après, dans plusieurs régions du monde musulman, une série de mouvements se sont donné l’objectif de la restaurer » (ibid). L’une des réactions les plus notables vis-à-vis de ce séisme historique dans le monde sunnite, quatre ans à peine après la chute du califat fut l’apparition des Frères musulmans en 1928 en Égypte dont le projet politique est univoque : le rétablissement de ce califat[2]. Hassan al-Benna, fondateur et premier guide suprême des Frères musulmans, confirmait cette revendication en déclarant en 1939 devant ses fidèles :
Nous, Frères musulmans, considérons que les préceptes de l’islam et ses enseignements universels intègrent tout ce qui touche l’homme en ce monde et dans l’autre, et que ceux qui pensent que ces enseignements ne touchent que l’aspect culturel ou spirituel, à l’exclusion des autres, sont dans l’erreur. L’islam est en effet foi et culte, patrie et citoyenneté, religion et État, spiritualité et action, livre et sabre. Le noble Coran parle de tout cela, le considère comme substance et partie intégrante de l’islam, il recommande de s’y appliquer globalement.
al-Benna, 1939, cité par Ternisien 2005, 37
Plus tard, cette politisation excessive de la religion allait conduire les Frères musulmans à engager un bras de fer avec le régime monarchique égyptien. À la décision de dissoudre leur organisation par ce dernier, les Frères musulmans ripostaient par l’assassinat du premier ministre Mahmoud Al-Nukrashi (1948), accélérant ainsi un cycle de contestation armée au nom d’Allah. Sans tarder, le régime procédait à l’élimination du guide suprême Hassan al-Benna et à l’emprisonnement des hautes personnalités fréristes. Après le coup d’État de 1952 qui mit fin à la monarchie, les Frères musulmans se sont rapprochés des Officiers libres responsables du coup d’État, mais cette alliance ne dura pas longtemps. En effet, le divorce est prononcé juste après la tentative d’assassinat du président Nasser en 1954[3]. Leurs visions politiques sont entrées en confrontation directe. En effet,
les deux projets politiques, le nationalisme et l’islamisme, adversaires en apparence, présentent une vision utopique commune, celle de la résurrection d’un passé glorieux. Le nationalisme arabe a emprunté le chemin de l’utopie futuriste, une vision politique qui tend à réaliser l’unité des peuples arabes en une entité politique souveraine, celle de la « Grande nation » […] Quant à l’islamisme arabe, il semble reposer sur une utopie passéiste, souhaitant la revivification de la « Cité-État » du Prophète Mohammed et la résurrection de la première communauté islamique, celle des pieux prédécesseurs (Salaf al-Salih) […] Le nationalisme voulait former la nation sur le [principe] de « l’arabité », une identité ethnique basée sur une appartenance hypothétique à une descendance de souche […] L’islamisme souhaitait former une umma sur la base de l’identité religieuse. Autrement dit, les islamistes croyaient que la foi conduirait à l’abolition de tous les conflits entre musulmans et assurerait l’unité politico-religieuse de l’umma. Une seule foi, une seule umma et un califat.
A. Kabboura 2021, 98-99
La confrontation entre ces deux projets politiques aux visions plus ou moins idéalistes (panislamisme et panarabisme) fit subir aux disciples de Hassan al-Banna une nouvelle vague de répression qui força un grand nombre d’entre eux à se réfugier dans les pays musulmans voisins et en Occident. Curieusement, le déclin organisationnel des Frères musulmans en Égypte marque le début d’une période d’expansion de leur doctrine à l’échelle internationale (Mitchell 2007, 7). Le monde islamique, en particulier arabe des années 1960 et 1970, connaîtra l’émergence de plusieurs groupes islamistes qui reproduiront à leur manière l’expérience des Frères musulmans. Cela permit la mondialisation de la doctrine des Frères musulmans, de telle sorte que les écrits de Hassan al-Benna et de Sayyid Qutb sont devenus des références pour tous les mouvements islamistes (Fadil 2022, 10).
Ces mouvements se sont adaptés à leurs contextes locaux en suivant des trajectoires différentes, malgré leur appartenance à la matrice doctrinaire des Frères musulmans. L’islamisme de la première génération, celle des années 1960 et 1970, subira plusieurs mutations qui donneront naissance à des organisations plus radicales, et d’autres plus modérées. Les « années quatre-vingt et quatre-vingt-dix vont apporter une nouvelle génération d’idéologues de l’islamisme [Tourabi au Soudan, Ghannouchi en Tunisie, Raissouni au Maroc, etc.] qui prendront leurs distances avec le référentiel traditionnel » (Mohamed Tozy 1999, 172). Ainsi, l’islamisme engendrait « ses propres idéologues qui négocient en son nom l’inscription dans la modernité » (ibid.) Et il inventait une nouvelle littérature qui s’appuie sur des concepts tels que le « parti politique », la « participation électorale » et la « démocratie » (ibid.).
En effet, l’islamisme bien qu’il soit né dans le rejet de l’État moderne nationaliste n’a jamais su résister à la tentation de se l’approprier. Certes, les pistes tracées par les leaders de la première génération visaient très manifestement à instaurer un État islamique, susceptible de bannir la société modernisée de Jâhiliyya[4], mais le cours de l’histoire en a voulu autrement. Un processus de négociation avec les États-nations fut entamé par les nouvelles générations d’idéologues islamistes. Ces dernières, à des degrés divers, se sont graduellement alignées sur les normes du fonctionnement de l’État-nation moderne, entre autres sur l’acceptation du multipartisme et la participation aux élections. Ce processus de négociation entraînera l’intégration d’une bonne partie des organisations islamistes dans la sphère politique de leur pays[5]. Au Maghreb, cette intégration s’est reflétée dans la participation, puis le succès de nombreux partis islamistes aux différentes élections locales et nationales. Cette mutation donna naissance à des expressions politiques que l’on appellera plus tard, à tort ou à raison, « les partis islamistes modérés ». Ces derniers ont accepté les règles du jeu politique, endossant la participation électorale, et réussissant même à prendre le pouvoir (Maroc et Tunisie).
Ce numéro de la revue Théologiques présente, à travers une réflexion commune de plusieurs universitaires, les différentes expériences de l’islamisme dans les sociétés maghrébines. C’est le fruit de longs mois de travail et d’échange entre plusieurs chercheurs qui ont essayé de montrer les dynamiques qui traversent l’islamisme contemporain. On considère, souvent, l’islamisme comme une pensée holistique, atemporelle et incapable de suivre le rythme des temps modernes, ou comme un discours purement idéologique, variable et même contradictoire, oscillant entre l’acceptation des principes de la modernité et la défense de la suprématie de l’islam. Il s’agirait d’un double discours marqué par l’hypocrisie et portant
deux visages : l’un dont les théories, inspirées par l’esprit du Coran, s’adaptent au mode de pensée occidental afin de s’assurer le soutien de la presse internationale, de l’opinion publique et de l’État et l’autre, dont les préceptes s’inspirent de la lettre du Coran et qui s’adresse aux militants.
Lozowy 1993, 48
Ce numéro propose une autre piste de réflexion, il postule que l’islamisme est animé par deux dynamiques distinctes, celle de l’utopie et celle de l’idéologie. Il montre que ladite oscillation n’est rien d’autre qu’une rupture avec l’utopie et un engagement envers l’idéologie, une rupture avec le mythe fondateur de l’islamisme contemporain, celui de rétablir la cité vertueuse de Médine : l’idéal califal, mais aussi une rupture avec le récit utopique qui a accompagné l’islamisme dès son avènement et qui séduit encore plusieurs groupes islamistes, attirés par le djihadisme violent en tant que mode d’action politique. Cette rupture peut être interprétée par la réalité politique des sociétés arabo-musulmanes qui s’est avérée réfractaire à l’idéal politico-moraliste islamiste. Devant cette résistance au modelage utopique, plusieurs courants islamistes ont renoncé à leur idéal sociétal adoptant, dans le même geste, une idéologie pragmatique aux contours conservateurs. Ce pragmatisme ne semble être qu’une « attitude qui consiste à se détourner des choses premières, des principes, des « catégories », des nécessités supposées pour se tourner vers les choses dernières, les fruits, les conséquences, les faits » (James 2010, 107). En somme, ces courants islamistes ont délaissé une utopie passéiste qui ne peut leur offrir un plan d’action dans le quotidien politique afin d’embrasser une idéologie basée sur la simple capacité de s’adapter aux contraintes du réel, mais dont l’objectif principal est la conquête du pouvoir. Sans se préoccuper d’élaborer une théorie d’action fondée sur une pensée empiriste (James 2010, 104), l’islamisme non utopiste a fini par suivre les pratiques politiques usuelles des États-nations modernes. L’islamisme maghrébin est un cas typique de cette adaptation pragmatique, il n’y a qu’à consulter les programmes du Parti de la Justice et du Développement (PJD) au Maroc et ceux du Mouvement de la Renaissance (Ennaḥḍaẗ) en Tunisie pour s’en convaincre. La transformation de l’utopie militante à l’idéologie pragmatique leur a permis non seulement d’intégrer graduellement l’aréna politique, mais aussi d’accéder au pouvoir dans le contexte post- « Printemps arabe ». Ces islamistes ont démontré un grand sens de pragmatisme politique en contractant des alliances avec des acteurs politiques non islamistes afin d’emporter les élections démocratiquement. C’est d’ailleurs cette performance, parmi les plus imposantes dans le monde arabe, qui fait l’objet de ce numéro spécial de la revue Théologiques.
Conjuguant des approches multidisciplinaires, théoriques et empiriques, les chercheurs et contributeurs de ce numéro examinent les modes d’organisation et d’action qu’ont connus les mouvements islamistes du Maghreb ainsi que leur approche de négociation et de socialisation. Leurs articles traitent des dynamiques pragmatiques de ces mouvements au Maghreb (à part la Libye dont l’instabilité politique a empêché l’échange avec leurs collègues libyens). Les trois premiers articles sont consacrés à l’islamisme au Maroc, ils retracent le processus de transformation du mouvement islamiste qui est passé de la clandestinité à la légalité, et de l’activisme associatif guidé par l’idéal utopique à l’activisme partisan guidé par l’idéologie pragmatique. Les trois derniers articles portent sur le même processus de transformations de l’islamisme dans les autres pays du Maghreb : l’Algérie, la Tunisie et la Mauritanie.
Dans le premier ensemble d’articles, le politologue Hassan Zouaoui traite de l’histoire du plus important groupe islamiste au Maroc issu de la Chabiba Islamiya, en présentant les étapes de son évolution depuis ses activités dans la clandestinité jusqu’à sa constitution en parti politique légaliste (PJD : parti de la justice et du développement). Usant d’une approche sociohistorique, l’auteur remonte, d’abord, à la période d’avant les années 1980, pour examiner les activités de la Chabiba Islamiya (Jeunesse islamique) qui occupait, en ces temps-là, les campus et combattait les mouvements de gauche, tout en contestant énergiquement la légitimité politique et religieuse de la monarchie. Il souligne, en particulier, que cette mouvance suivait la doctrine des Frères musulmans d’Égypte. Ensuite, il examine la période post 1980, lorsque certains jeunes leaders de la Chabiba Islamiya renonçaient à cette doctrine pour arriver graduellement à former le Parti de la justice et du développement (PJD). Son article identifie le moment charnière (les années 1980) qui permit un changement dans l’orientation des islamistes du PJD, démontrant avec finesse leur processus de transformation. En outre, l’étude fait référence à un ensemble de documents et de travaux politiques définissant aussi bien l’idéologie de ce parti que celle du groupe d’Al-Adl wal-Ihssane (Justice et Bienfaisance). Ce dernier est le plus important groupe islamiste marocain à l’heure actuelle, il rejette, contrairement au PJD, toute possibilité de s’intégrer au régime politique marocain. L’auteur appuie son analyse sur des documents officiels et un ensemble d’entretiens qu’il a effectués avec des leaders et des idéologues du PJD.
Le deuxième article de cet ensemble provient du politologue Abdelatif Benbounou et présente une analyse originale de l’idéologie du Mouvement pour la nation (Al-Ḥaraka Mîn ajli Al-Omma), un autre courant issu de Chabiba Islamiya dont les leaders avancent une vision politique dite avant-gardiste, fondée sur une interprétation qui rapproche les sources fondamentales de l’islam (Coran et sunna) des idées politiques modernes. L’analyse et la comparaison de ces concepts politiques traités dans la littérature politique du MPO (Al-Ḥaraka Mîn ajli Al-Omma) permettent à l’auteur de constater l’évolution doctrinale de cette catégorie d’islamistes marocains qui restent cependant attachés aux textes religieux pour donner une légitimation à leurs actions politiques. L’importance de cet article vient, en premier lieu, du fait qu’il examine un courant islamiste élitiste très peu connu, et ensuite du travail sur le terrain qu’il a réalisé auprès des leaders et des idéologues du Mouvement pour la nation. À travers cet examen, l’auteur analyse les concepts clés de laïcité, de Nation, d’État et de charia propres à ce mouvement, en démontrant la spécificité de leurs définitions.
Le dernier article de cet ensemble est une étude du sociologue Mohamed Fadil. Sous un angle spécifique, il explore en profondeur les dynamiques de la perception et de la réception de la démocratie de deux leaders de la mouvance islamiste marocaine : Abdessalam Yassine (1928-2012) et Ahmed Raissouni (1953-). Le premier est le fondateur de la Confrérie de l’équité et de la bienfaisance (ǧamāʿaẗ al-ʿadl wa al-iḥsān) et son premier guide suprême, il ne reconnaît pas la démocratie, incompatible avec la société islamique à ses yeux. Le deuxième, président du Mouvement de l’unicité et de la réforme (ḥarakaẗ al-tawḥid wa al-islāḥ) (1996-2003) et prédicateur du Parti de la justice et du développement (Ḥizb al-ʿadāla wa al-tanmiya), reconnaît une certaine compatibilité entre choura et démocratie. Dans une perspective historique diachronique, l’auteur privilégie une approche socioanalytique comparative, outillée par l’analyse de contenu et l’étude de cas, pour présenter les définitions du concept choura, en articulant la dimension religieuse et la dimension politique, dans la pensée de ces deux leaders islamistes.
Le deuxième ensemble, composé de trois articles, traite la question de l’islamisme en Algérie, en Tunisie et en Mauritanie. Le texte signé par le politologue Samir Amghar et le sociologue Seghier Tab étudie le cas spécifique d’une mouvance islamiste en Algérie, le MSP (Mouvement de la société de paix) plus particulièrement. Pour comprendre le changement idéologique qu’a connu ce parti, les auteurs suivent une approche sociohistorique, analysant sa pratique durant les cinq dernières années qui ont précédé sa nouvelle posture politique. Ils postulent que son engagement dans la dynamique politique légaliste, et sa participation aux différentes coalitions gouvernementales, ainsi que les alliances contractées avec des partis non islamistes sont responsables de la transformation de son programme politique et de son discours idéologique. Ils soutiennent que cette mutation est moins le résultat d’un changement propre au mouvement qu’à des contingences politiques externes qui ont amené le MSP à faire des concessions.
Le juriste Stéphane Papi interroge, dans son article, l’expérience de l’islamisme dans un autre pays du Maghreb, celle du mouvement de la renaissance (Ennaḥḍaẗ) en Tunisie. Il présente d’abord un bref historique de cette formation en soulignant le fait qu’elle était sous influence de l’idéologie des Frères musulmans d’Égypte et qu’elle s’est opposée à la laïcité de l’État et à la séparation du politique et du religieux (instaurés par l’ancien président l’Habib Bourguiba). Il rapporte que la majorité des dirigeants de Ennaḥḍaẗ ont pris le chemin de l’exil pour éviter la répression. S’installant principalement en Europe, ils ont rejoint l’opposition à l’étranger et ils ont rallié la social-démocratie de gauche et les courants nationalistes pour former un large front d’opposition au régime de Ben Ali. Selon l’auteur, cette souplesse dans les positions politiques témoigne de l’ouverture de ce parti et annonce le renoncement à l’utopie fondatrice des Frères musulmans et la conciliation avec le monde séculier.
Enfin, à l’aide d’une approche philosophique, Mounia Ait Kabboura traite du mouvement des Frères musulmans en Mauritanie (un cas peu étudié), en mettant en évidence ses transformations graduelles, passant de la restauration de l’idéal du califat perdu, à l’idéologie réformiste centriste. L’auteure mobilise les théories de l’utopie et de l’idéologie pour montrer que le changement vécu par les Frères mauritaniens ne peut être considéré comme un échec (comme le préconise le politologue Olivier Roy), mais plutôt une sortie de l’utopie vers l’idéologie. Elle avance que les Frères mauritaniens ont adopté une voie différente de leurs homologues égyptiens afin de répondre aux conditions sociales et politiques de leur pays. Contrairement à l’Égypte, la Mauritanie (dirigée par des régimes autoritaires putschistes) est une société tribale codifiée par l’islam en tant que religion de l’ensemble des Mauritaniens et en tant que source de législations. Dans ce contexte, les Frères mauritaniens ne pouvaient pas traiter la République islamique de Jâhiliyya ni réclamer l’État islamique de la Ḥākimmiyaẗ. En adoptant le « réformisme centriste », les Frères mauritaniens ont concilié la charia islamique et la démocratie, créant ainsi la « chouracratie », afin de former leur parti, participer aux élections, et forcer l’État à se débarrasser de la casquette militaire. Selon l’auteure, ce virage politique eut des conséquences importantes sur les Frères du désert qui se sont divisés en deux courants opposés : l’un soutient le régime en place en adoptant une idéologie légitimiste, l’autre campe dans l’opposition en maintenant une idéologie contestatrice. Ainsi, expliquer cette expérience de l’islamisme par le biais de l’utopie et de l’idéologie permet de mieux comprendre les différentes dynamiques qui traversent l’islam politique contemporain.
Appendices
Notes biographiques
Mounia Ait Kabboura est professeure adjointe à l’Université de Moncton. Elle est détentrice d’un doctorat en philosophie, sur les fondements du radicalisme islamiste dans la pensée de Sayyid Qutb (1906-1966), de l’UQAM. Elle a obtenu un poste de post-doctorante au sein de l’Institut d’études islamiques de l’Université McGill. Avec le soutien du Fonds de recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC), elle a étudié « La rationalité en islam. Averroès et le salafisme djihadiste. Retour de l’histoire ». À la suite, elle a obtenu la bourse postdoctorale du Centre CELAT de l’Université Laval pour sa recherche « Le pluralisme d’hier à demain. Que peut-on apprendre de l’héritage andalou ? ». Puis, elle poursuit son troisième postdoctorat sur « L’utopie et l’islamisme radical. Le mythe de la cité idéale chez S. Qutb», subventionné par CERC de l’Université de Sherbrooke. Elle est responsable de la recherche et des activités scientifiques à la Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle a été professionnelle de recherche au Centre de prévention de la radicalisation de Montréal et chargée de cours à l’UQAM.
Mohamed Fadil est professeur de sociologie à l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah Fès-Maroc. Spécialisé en sociologie des religions, ses domaines d’intérêt scientifique couvrent entre autres : Sociologie de l’Islam, religion et politique, sécularisation, mouvements religieux, minorités religieuses et libertés individuelles au sein des sociétés musulmanes. Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’École Pratique des Hautes Études Paris-Sorbonne et d’un PhD en sciences des religions de l’Université de Montréal-Canada pour sa thèse portant sur la sécularisation des mouvements islamistes au Maroc, soutenue dans le cadre d’un programme de cotutelle internationale entre les deux institutions universitaires. Chercheur auprès de plusieurs instances scientifiques internationales, dont la Chaire sur la gestion de la Diversité culturelle et religieuse de l’Université de Montréal (Canada), la Chaire de recherche sur l’Islam contemporain en Afrique de l’Ouest de l’UQAM (Canada), le Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR) (Longueuil, Canada).
Notes
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[1]
Pour plus de détails sur la montée et le déclin de l’Empire ottoman, voir surtout les travaux d’Hamit Bozarslan. Dans un texte consacré à la fin de cet empire, le chercheur turc écrivait ceci. « L’Empire ottoman, jadis grande puissance dominant un vaste espace des portes de Vienne aux frontières marocaines, connaît une longue agonie au cours du dernier siècle de son existence. L’insurrection puis l’indépendance grecque (1821-1829), les guerres avec la Russie et la montée en puissance des Habsbourg réduisent drastiquement sa présence en Europe et dans le Caucase. Une nouvelle guerre avec la Russie en 1877-1878, puis les guerres balkaniques de 1912-1913 le transforment en un État faible replié pour l’essentiel sur l’Asie Mineure et quelques provinces arabes. La Grande Guerre, durant laquelle ses dirigeants s’allient avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, marque sa fin et le début d’un cycle de recomposition qui débouchera sur la suppression du sultanat en 1922 et la proclamation de la république de Turquie en 1923.Fondé en 1299 en Anatolie de l’Ouest, l’État ottoman n’était devenu un empire qu’après la conquête de Constantinople en 1453 par Mehmet II, qui réalisait ainsi la « promesse » ultime que le prophète de l’islam avait faite aux musulmans avant sa mort. Mais c’est sous Selim Ier (1466-1520), connu comme Selim le Terrible ou Selim le Brave, conquérant de Damas et du Caire, que l’empire se transforme en une puissance orientale, avant de connaître son apogée sous Soliman le Magnifique (1494-1566). Le 30 octobre 1918, lorsque est signé l’armistice humiliant de Moudros avec Paris et Londres, ne demeure de cet empire « tricontinental » qu’une peau de chagrin. Le traité de Sèvres (10 août 1920) vise à liquider ce qui reste d’avant la guerre, en créant deux nouveaux États – arménien et kurde – et en divisant l’Anatolie en zones d’influence – britannique, grecque, française et italienne » (Bozarslan, 2016, p. 311)
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[2]
Ce contexte historique a également engendré le Groupe Tabligh (1927). Contrairement aux Frères musulmans qui mettaient le fait religieux au centre du politique, les Tablighis adoptaient plutôt une approche apolitique.
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[3]
Les Frères musulmans n’ont jamais revendiqué cet attentat, dénonçant plutôt une mise en scène du régime pour les marginaliser et les diaboliser.
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[4]
Ce terme désigne la société arabe avant l’islam comme une époque marquée par l’idolâtrie. Qutb redéfinit ce terme en lui attribuant une connotation politique pour désigner l’État moderne et toutes les sociétés du monde qui n’obéissent pas à Dieu, qu’elles soient chrétiennes, judaïques, bouddhistes, athées ou même musulmanes. Voir : Sayyid Qutb, Li-māḏā a‘damūnī, (Pourquoi m’ont-ils exécuté?). Médine : al- šarika al-sa‘ūdia lil-abẖāẗ, wa al-tašwiq, (s. d.), p. 30.
-
[5]
Nous soulignons que les premières participations politiques des mouvements islamistes remontaient aux années soixante et soixante-dix comme dans le cas des branches syrienne (sous la direction d’Issam Al-Attar), jordanienne (sous la direction d’Ishaq Al-Farhane) et irakienne (sous la direction d’Abdelkarim Zidane) des Frères musulmans, de l’Union islamique au Soudan (sous la direction d’Hassan Tourabi), du Groupe Islamique au Pakistan (sous la direction Sayyid Abul Ala Maududi), etc. Par contre, ces participations ne traduisaient aucune tendance déclarée de ces mouvements à opérer en tant que partis politiques reconnaissant les modes modernes de la pratique politique. Elles se déroulaient dans certains cas à travers d’autres partis politiques avec qui ces mouvements étaient en alliance déclarée ou non. Dans d’autres cas, ces mouvements présentaient des membres aux élections comme candidats sans appartenance partisane. Pour plus d’informations, voir : (At-Tahhane,1984).
Bibliographie
- AitKabboura, Mounia (2001), « Les utopies résurrectionnistes radicales. Islamisme contre nationalisme », dans K. Fall, dir., Djihadisme, radicalisme et islamophobie en débat, Laval, Les Presses de l’Université Laval, p. 97-120.
- Al-Benna, Hassan, rasāʾil al-imām al-šahīd ḥasan al-Banna [Les Lettres de l’imam martyr Hassan Al-Banna], consulté le 20 octobre 2018. https://www.cia.gov/library/abbottabad-compound/BD/BD9016646485943DB0C28DD2846B548C%E2%8C%90%C2%BD%C6%92%E2%82%A7%CE%98%20%C6%92%CE%98%C2%A5%CE%A9%C6%92%CE%A9%20%C3%91%C2%BD%CE%B4%20%C6%92%CE%98%C3%A1%CE%B4%C6%92.pdf.
- Bozarslan, Hamit (2016), « La fin de l’empire ottoman (1918-1922) », dans Gueniffey, Patrice et Lentz, Thierry, La fin des empires, Paris, Perrin.
- Fadil, Mohamed (2022), Le parrain et les héritiers : Une sociologie de l’islamisme au Maroc (préface de Pierre-Jean Luizard), Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
- Ferjani, Mohamed-Chérif (2005), Le Politique et le religieux dans le champ islamique, Paris, Fayard.
- Filali-Ansary, Abdou (2005), Réformer l’Islam? une introduction aux débats contemporains, Paris, La Découverte.
- James, William (2010), Le pragmatisme, Paris, Flammarion.
- Lozowy, Dominique (1993), L’impact socio-politique du discours islamiste en Tunisie, Thèse : Institut des études islamiques à l’Université McGill.
- Mitchell, Richard (2007), The Society of The Muslim Brothers, New York, Oxford University Press.
- Qutb, Sayyid (s. d.), Li-māḏā a‘damūnī, [Pourquoi m’ont-ils exécuté ?]. Médine, al- šarika al-sa‘ūdia lil-abẖāẗ, wa al-tašwiq,
- At-Tahhane, Mustapha Mohamed (1984), al-fikr al-ḥarakī bayna al-aṣāla wa al-inḥirāf [La Pensée activiste entre authenticité et déviation], Kuwait, dār al-waṯāʾiq.
- Ternisien, X. (2005), Les Frères musulmans, Paris, Fayard.
- Tozy, Mohamed (1999), Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Politiques.