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1 Origines de l’hommage[1]

C’était en 1996 ou en 1997. Je terminais un baccalauréat en histoire à l’Université de Montréal. Désireux de poursuivre vers les cycles supérieurs, mais un peu perdu. Histoire de la Russie, des États-Unis, de la Grèce antique? Lors de ma dernière session, je me suis inscrit au cours « La Bible et ses sources historiques ». Ce fut mon premier contact avec Aldina da Silva, spécialiste de la Bible hébraïque (Ancien Testament) et des religions du Proche-Orient ancien, qui était alors professeure à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Pour moi, c’était déjà clair : je voulais faire une maîtrise sous sa direction. Avant même de connaître mon sérieux et mon potentiel, elle m’a dit en souriant : « Mais oui! ». Après quelques discussions, elle m’a d’abord suggéré de travailler sur le livre du prophète Jonas. J’ai plutôt choisi d’étudier le Deutéro-Isaïe, mais l’article que je propose dans le cadre de ce numéro lui rendant hommage porte justement sur Jonas. Elle aura donc fini par me convaincre.

Il y a de ces personnes qui nous marquent profondément. Elles sont rares, mais leur influence est inestimable. Aldina da Silva aura été comme une étoile filante dans ma vie. J’ai peine à croire que cette belle aventure humaine et académique aura à peine duré quatre années. Aldina da Silva est décédée le 25 décembre 2000, le jour de Noël. À l’âge de 50 ans à peine. J’ai pourtant l’impression de l’avoir côtoyée pendant des décennies. Sans doute parce que je l’ai gardée vivante avec moi pendant toutes ces années. Je pense à elle (et à mon père) avant chaque cours que je donne. Toujours. C’est elle qui m’a appris qu’au Proche-Orient ancien, une personne n’était jamais vraiment morte tant et aussi longtemps qu’on se souvenait d’elle et qu’on répétait son nom. C’est ce que je fais depuis un peu plus de 20 ans. Ce numéro de la revue Théologiques est ma façon de lui rendre hommage et de commémorer – avec un peu de retard, en raison de la COVID-19 – le 20e anniversaire de son départ. Aldina da Silva est encore, malgré tout, bien vivante grâce à son oeuvre et grâce aux nombreuses personnes qui ont eu le bonheur de croiser son chemin.

Pourquoi avoir choisi le thème de la peur pour ce numéro? La raison est bien simple. Parce que ce fut le dernier sujet d’étude abordé par Aldina da Silva avant son décès. L’année précédente, elle avait participé à l’organisation d’un colloque intitulé : « La peur : éthique de la décision tragique ». Au moment de sa tenue, le 30 septembre et le 1er octobre 1999, une bonne partie du monde s’apprêtait à entrer dans le 3e millénaire et on entendait alors parler du « bogue de l’an 2000 », peur que l’on pouvait certes qualifier d’irrationnelle, mais qui illustrait bien certaines peurs auxquelles l’humanité a toujours été confrontée : celle de l’inconnu, de la nouveauté, du changement, etc. Les actes de ce congrès, qui avait pour but « d’encercler les îlots de la peur, [d’]en retenir les formes changeantes, [d’]en saisir les pointes dirigées vers chacun de nous », ont par la suite été publiés aux Éditions MNH (Bellavance 2000). Affaiblie par la maladie, Aldina da Silva m’avait alors donné l’opportunité d’en assurer la direction. Nous avons donc décidé de reprendre ce thème universel et éternel. La peur ne disparaîtra jamais puisqu’elle est profondément ancrée dans la conscience humaine et accompagne l’humain tout au long de son existence : peur de l’autre, de la différence, de l’étranger, de la maladie, de la mort, etc.

Dans le contexte mondial d’aujourd’hui, comment réfléchir de nouveau au thème de la peur, de l’effroi? Dans les dernières années, des millions de personnes migrantes, déplacées, réfugiées, ont dû fuir des situations d’instabilité politique et économique et de terreur permanente. Elles sont « accueillies » par la crainte, le rejet – souvent violent – au moment de la traversée des frontières. Cette méfiance envers l’autre, particulièrement l’étranger, celui qui est différent, qui vient d’ailleurs, fait partie des thèmes de prédilection d’Aldina da Silva, qui a particulièrement travaillé sur les personnages bibliques de Joseph, de Ruth et d’Esther, de même que sur les prophètes Amos et Jonas. Sa contribution académique la plus importante est sans contredit son étude sur le rôle du vêtement et du rêve dans l’histoire de Joseph (Gn 37-50) (da Silva 1994). La professeure da Silva aborde la théologie de Gn 37-50 par le biais de deux nouvelles approches : la symbolique des rêves et celles des vêtements. Elle a admirablement su démontrer « que la théologie de Gn 37-50 s’articule principalement autour du rapport entre l’accomplissement ou le non-accomplissement des rêves d’une part, et l’obtention ou le manque de vêtement d’autre part. » (da Silva 1994, 15) L’utilisation des thèmes du rêve et des vêtements ne saurait être considérée comme de simples artifices littéraires : toute la théologie de Gn 37-50 s’articule autour du rapport entre la symbolique des vêtements et la symbolique des rêves.

Aldina da Silva s’est aussi fait connaître du grand public par une série de petits livres publiés dans la collection « Parole d’actualité » (aux Éditions Médiaspaul) : Joseph face à ses frères. Un appel à mieux dialoguer aujourd’hui (1996); Ruth: un évangile pour la femme aujourd'hui (1996); Amos: un prophète « politiquement incorrect » (1997) et Esther: chronique d'un génocide annoncé (1999). Les histoires de Joseph, de Ruth et d’Esther ont toutes un point en commun : elles véhiculent un message en faveur de ceux que l’on rejette : les marginaux, les étrangers, bref, ceux qui sont différents et qui, ultimement, font peur. Le prophète Amos prend aussi leur défense et condamne avec véhémence tous ceux qui les exploitent et les oppriment.

La professeure da Silva avait cette ambition de faire sortir la recherche universitaire de sa « tour d’ivoire ». De la rendre accessible au grand public en cherchant à en actualiser le contenu. S’inspirant souvent de son propre vécu – des gens de son quartier, de graffitis ornant les ruelles de Montréal (da Silva 1998), de sa maladie, de la guérison, etc. – elle portait un regard neuf et inspirant sur les grands enjeux sociaux, le vécu concret de l’humanité, soucieuse de favoriser le développement d’une véritable conscience collective[2].

Le dernier texte qu’a publié Aldina da Silva avait pour objectif d’« interroger les sentiers battus, mais toujours à explorer, de la fuite, de l’abîme et du risque » (da Silva 2000a, 49) à partir de l’histoire biblique de Jonas. Selon elle, la fuite du prophète, qui refuse d’obéir à l’ordre de Dieu, est suscitée par sa peur du changement. Comme les lecteurs et les lectrices pourront le constater, la peur prend de multiples formes et peut être analysée sous une multitude d’angles. Par conséquent, nous souhaitons que ce nouveau projet en hommage à Aldina da Silva soit, lui aussi, « une aventure interdisciplinaire à la confluence des méthodes, des intérêts et des inquiétudes subjectives et intimes » (Bellavance 2000, 8).

2 De la crainte de Dieu à la peur de la mort et du diable : une incursion dans le monde des frayeurs bibliques, médiévales et contemporaines[3]

Le choix du thème de la peur peut sembler curieux pour honorer la mémoire de la professeure Aldina da Silva, plus de vingt ans après sa disparition. À travers ce thème, le présent numéro réunit pourtant de riches contributions connectant toutes, d’une manière ou d’une autre, avec des pans importants de ses domaines de recherche et de ses méthodes privilégiées : histoire du Proche-Orient ancien, études bibliques et études juives, approches féministes et contextuelles. Le thème de la peur permet non seulement de revenir sur les derniers écrits d’Aldina da Silva, tel que mentionné par le co-directeur de ce numéro, mais aussi de souligner l’attention fine de la bibliste aux relations affectives et souvent difficiles entre les personnages et aux effets de ces textes sur les lectorats dans leurs contextes pluriels, sans jamais perdre de vue la dimension historique de la littérature ancienne à l’étude.

Le premier texte de ce numéro thématique est celui de l’assyriologue Paul-Alain Beaulieu sur les rêves dans le livre de Daniel 2-5 et l’hypothèse historique d’une identification du Nabuchodonosor biblique au dernier roi de Babylone, Nabonide. Plusieurs inscriptions cunéiformes témoignent en effet de l’obsession de Nabonide pour ses rêves et de l’effroi suscité par ceux-ci, ce qui ressemble beaucoup au personnage du souverain de Babylone dans le livre biblique. L’auteur tisse plusieurs liens convaincants entre Dn 2-5 et ce qu’il est possible de dégager à propos de Nabonide, surtout à partir des sources épigraphiques. Cet article offert par Beaulieu touche par ailleurs directement à l’un des thèmes de prédilection d’Aldina da Silva : les rêves[4]. Le texte permet par ailleurs une sortie du domaine strictement biblique pour s’intéresser plus largement aux dernières années de l’empire babylonien. C’est une belle occasion de rappeler qu’Aldina da Silva détenait une maîtrise en histoire du Proche-Orient ancien (da Silva 1986). L’angle biblique et théologique de ses études doctorales ne l’a d’ailleurs jamais menée à délaisser son intérêt pour la Mésopotamie, ce dont témoignent plusieurs publications (da Silva 1995a, 75-102; 1995b, 147-157; 2000b) en résonance avec la contribution de Beaulieu.

Le texte du bibliste Chi Ai Nguyen nous permet de nous replonger dans un récit travaillé en profondeur par Aldina da Silva, celui de Joseph et de ses frères en Genèse 37-50 (da Silva 1994). En dialogue étroit avec les travaux de l’exégète André Wénin, Nguyen propose une interprétation narrative du motif de la peur/crainte et de ses effets sur Joseph, ses frères, leur père, et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Il s’intéresse notamment aux manifestations de la crainte de Dieu dans le récit, ainsi qu’aux différentes mentions de la peur humaine et d’autres émotions connexes, par exemple la haine et la jalousie. Il montre habilement comment la peur des frères, dans les derniers chapitres du livre de la Genèse (Gn 42; 50), mène à une transformation positive de leurs relations fraternelles avec Joseph, une métamorphose à laquelle ce dernier contribue.

Éric Bellavance, bibliste et co-responsable de ce numéro, offre un article en dialogue étroit avec son ancienne directrice d’études supérieures, plus particulièrement le dernier texte publié par da Silva, avant son décès prématuré : son étude sur la « peur du changement » du personnage de Jonas dans le livre éponyme (da Silva 2000a). Bellavance propose de réexaminer cette question à partir d’un angle original, celui de la dimension sapientiale du petit livre prophétique. Il émet en effet l’hypothèse que Jonas, loin de se comporter comme un sage pour lequel « le commencement de la sagesse est la crainte de YHWH » (Pr 9,10), agit d’abord comme l’un des insensés du livre des Proverbes en prenant la fuite et en refusant de véritablement craindre son Dieu, au contraire des marins.

En plus de contribuer au thème commun de la peur/crainte, l’article de l’exégète Jean-Jacques Lavoie aborde de front l’« autre » thème au coeur de tout hommage posthume : celui de la fin de vie, de la mort. L’auteur consacre en effet un article à la réception juive de Qohélet 12, 5a dont il propose la traduction suivante : « aussi d’en haut ils craindront et des terreurs dans le chemin » (cf. infra). Lavoie présente une vaste exploration couvrant à la fois les traductions et les interprétations littérales et allusives de ce verset au sein de la littérature rabbinique et midrashique et des nombreux commentaires à travers les siècles. La question de la vieillesse et de la mort, en particulier les craintes et les angoisses qui leur sont associées, se trouve au coeur de plusieurs des interprétations de Qo 12, 5a.

Dans l’article qui suit, offert par la bibliste Isabelle Lemelin, le rapport à la finitude se pose tout autrement dans le contexte du martyre au sein du Deuxième Livre des Maccabées. Eléazar accepte de mourir dans la souffrance car seule la crainte de Dieu importe (2 M 6, 30). De même, la mère des sept martyrs appelle son dernier fils à ne pas craindre son tortionnaire et la mort à venir (2 M 7, 29). Dans son exploration sémantique des quelques rares occurrences du vocabulaire lié à la peur en 2 M, Lemelin s’intéresse à ce qui fait la spécificité de cette crainte dont les personnages judéens font l’expérience, orientée vers Dieu et pour la protection de son espace sacré.

La mention de la mère anonyme de 2 M 7 mène à considérer la place de la peur dans un autre récit rédigé en grec mettant cette fois en scène trois femmes, Marie de Magdala, Marie de Jacques et Salomé, au chapitre 16 de l’évangile de Marc. La contribution de l’exégète néotestamentaire Antoine Paris s’inscrit dans le prolongement du souci d’actualisation d’Aldina da Silva, pour « aujourd’hui », mais aussi de l’importance accordée par l’autrice aux personnages féminins dans ses études dédiées aux personnages de Ruth et d’Esther[5] (da Silva 1996b; 1999). Paris propose une interprétation de l’effroi ressenti par les trois femmes au tombeau : un jeune homme leur annonce que Jésus est vivant et qu’il n’est plus là (Mc 16, 6). Tout en tissant des liens intra et intertextuels avec d’autres récits (Spiegelman 2008; Levillain-Danjou 2008; Mc 4, 35-41; 6, 47-52), l’auteur développe l’idée du deuil inabouti des femmes, en étroite association avec la réaction de peur au tombeau. Cette exploration le mène de même à considérer l’expérience tout aussi endeuillée du lectorat en Mc 16.

L’article de Guadalupe González Diéguez permet un retour à la crainte de Dieu, mais cette fois-ci dans un tout autre contexte historique et littéraire. Le texte nous plonge dans le monde des sciences en Andalousie médiévale, en particulier l’influence de L’Énumération des Sciences d’Al-Fārābī sur l’encyclopédie intitulée Les fondements de l’intelligence et la tour de la foi du philosophe juif Abraham bar Hiyya, au 12e siècle. González Diéguez s’intéresse en particulier à la mention de la crainte de Dieu dans l’introduction de cette dernière encyclopédie. Cette crainte fonctionne en effet comme une sorte de garde-fou épistémologique permettant d’éviter les risques d’hétérodoxie associés à la pensée d’Al-Fārābī et à l’exploration des sciences plus généralement. Cette contribution bien ancrée dans le contexte de l’Ibérie médiévale permet de souligner un point d’attache intéressant avec les écrits d’Aldina da Silva, en particulier les ouvrages sur les communautés juives portugaises auxquels elle a participé (da Silva 1996; 1998).

L’article d’Ignace Ndongala Maduku nous permet finalement d’atterrir dans le monde contemporain de l’Afrique – un continent qui n’est pas étranger à Aldina da Silva, puisqu’elle a vécu de nombreuses années en Angola –, plus particulièrement dans le contexte des assemblées de réveil (néo-pentecôtistes) en République démocratique du Congo. Il propose une analyse discursive d’une forme de témoignage, le litatoli, diffusée sur les médias sociaux et les chaînes youtube, et incontournable dans la construction du leadership religieux et charismatique du pasteur Jonas Lunkutu Mpala, ancien sataniste converti. La peur est centrale dans les monologues du pasteur Jonas alors qu’il vise à libérer son public des craintes associées à la sorcellerie, aux démons et au diable, tout en entretenant paradoxalement celles-ci, en rappelant constamment les lieux et les personnages qui sèment l’effroi. Ici comme dans le cas des contributions précédentes, les peurs façonnent non seulement la caractérisation émotionnelle des « personnages », mais aussi la réception de ces affects par le lectorat et l’auditoire, dans une variété d’espaces discursifs, du texte biblique au témoignage vidéo.

Si le texte « hors thème » du théologien Jean Patrick Nkolo Fanga ne traite pas de la peur, le souci d’actualisation des textes bibliques qu’il inscrit au coeur de son plaidoyer est en résonance parfaite avec l’une des préoccupations centrales d’Aldina da Silva dans nombre de ses écrits. Dans le cadre de cet article, Nkolo Fanga se penche sur le décalage qu’il constate entre la formation théologique reçue par les pasteurs en Afrique francophone et les réalités locales et les pratiques des Églises sur le terrain. Son enquête auprès de pasteurs de différentes confessions, notamment dans le cadre de la Faculté de théologie évangélique de Bangui (FATEB), le mène à noter de nombreuses insatisfactions et difficultés ayant trait aux enjeux financiers associés à la fonction de pasteur, à la gestion des relations humaines en contexte ecclésial, au rapport aux cultures et spiritualités traditionnelles, etc. Selon l’auteur, la formation théologique et biblique devrait être complétée par une dimension plus pragmatique et socio-anthropologique s’enracinant dans les contextes locaux. De même, l’interprétation biblique ne devrait pas être déconnectée de ces contextes, mais enracinée dans ces milieux d’actualisation. Nkolo Fanga propose à cet effet de s’inspirer de l’agir – et surtout de l’écoute – du Christ dans sa rencontre avec les disciples d’Emmaüs en Lc 24, 13-35.

N’ayant pas eu la chance de connaître la professeure da Silva de son vivant, je me réjouis de la parution de ce numéro qui rend hommage à une bibliste hors pair dont l’influence se poursuit dans la lecture de ses ouvrages et la dissémination de ses intuitions exégétiques et bibliques. J’ai, pour ma part, découvert sur le tard son travail inspirant sur le motif du vêtement en Gn 37-50 (da Silva 1994), un travail pionnier qui prend au sérieux les objets de la narration et les émotions – notamment la peur – dont ils permettent la circulation entre les personnages. Cette attention à l’émotion, et à ses différents lieux d’incrustation, me semble précisément être l’intuition importante circulant au sein des différentes contributions de ce numéro thématique sur la peur. Un choix tout désigné pour célébrer l’apport d’Aldina da Silva à l’exégèse biblique, à l’histoire du Proche-Orient ancien, aux études juives et aux théologies contextuelles.