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Depuis le concile Vatican II, la prière chrétienne en Afrique subsaharienne s’est transformée de fond en comble. Ce fut d’abord la langue de la prière qui changea, et qui attisa le plus l’attention du peuple. Ensuite, ce furent les airs de musique qui emboîtèrent le pas inauguré par la langue vernaculaire : du grégorien ou des airs anglo-saxons et allemands, on passa aux airs typiquement africains, en suivant les accents des langues africaines. Enfin, au lieu de répéter la prière latine, littéralement traduite en langue africaine, un autre pas s’est enclenché avec le mouvement de l’inculturation : traduire le message dans les langues africaines avec des images africaines au lieu des images méditerranéennes ; les images littéraires sont intraduisibles ; elles peuvent tout au plus être remplacées par des images plus proches de l’univers ambiant du récepteur.

Voilà le coeur du recours aux rythmes corporels et aux images africaines, dans les hymnes à Dieu et au Christ, dans des Églises Subsahariennes. Nous allons ici étudier les images évoquées dans ces hymnes chantés au cours de différentes célébrations du salut en Jésus Christ ; le fait même que de tels hymnes figurent dans des liturgies d’Afrique est déjà un pas dans la décentralisation prônée par le pape François. En comparant ces prières, l’objectif que nous poursuivons n’est pas principalement le plaisir littéraire ou esthétique, mais de nous faire sentir la richesse de la diversité dans l’humanité, et faire deviner dans cette approche, l’infini du mystère divin. Nous utiliserons pour cela trois documents venus d’Églises catholiques africaines :

  • un « Rituel ad experimentum », du diocèse de Mbuji-Mayi, au Kàsaayì en République Démocratique du Congo ;

  • un rituel qui a vu le jour au sein d’une institution de formation des prêtres diocésains au Kàsaayì, sous l’égide de L. Museka-Ntumba ;

  • la transmission de la prière des psaumes juifs aux peuples du Burkina Faso par un missionnaire français, Louis Lemarié.

Les deux premiers documents sont en langues locales, tandis que l’adaptation des psaumes est en langue française ; ce dernier document est celui qui met le mieux en évidence les différences de perception et des images utilisées entre la bible judéo-chrétienne venue du monde méditerranéen et les manières de percevoir l’univers et de parler des peuples subsahariens. Aussi commencerons-nous par ce dernier document.

Dans un premier temps, nous exposons le travail riche de ce missionnaire rédemptoriste en savane burkinabaise, en essayant de comprendre sa problématique herméneutique et l’enracinement des images choisies dans le milieu subsaharien. Puis nous exposerons les images des hymnes du Kàsaayì. Dans un troisième temps, nous en proposerons un décodage. Dans un quatrième et dernier temps, nous discuterons des questions soulevées par la traduction africaine des psaumes. Nous clôturerons notre propos avec un petit refrain Kàsaayien, support idéal du sentiment d’omniprésence de Dieu dans l’univers ; car c’est fondamentalement ce sentiment qui a guidé les fidèles à nommer Jésus Christ et Dieu son Père, en employant tout ce qui passait devant leurs yeux : cette expression du sentiment de la présence de Dieu est l’application concrète d’une saine théologie de la création. « Les cieux proclament la gloire de Dieu, et le firmament raconte l’ouvrage de ses mains » (Ps 18,2).

1. La savane africaine loue Dieu

Il n’a pas fallu demeurer longtemps dans des villages d’Afrique noire pour que Louis Lemarié, né à Nantes en 1926, se rende compte que la prière des psaumes, élément central de la Prière du temps présent destiné à tous les chrétiens, était très loin de l’imaginaire de ces peuples. Ce constat avait été fait par beaucoup d’autres missionnaires, mais peu avaient eu le courage de proposer un produit de rechange. Certains prêtres africains avaient même proposé d’abandonner les psaumes dans les célébrations, et de laisser éclater les génies des griots africains, pour donner naissance à de nouveaux hymnes chrétiens en Afrique (Ntumba Muanza 2001, 67). En 1972, le père Lemarié a choisi une autre voie : celle d’une traduction-interprétation qui privilégie le message biblique, mais remplace les images de la Bible par celles du milieu vital africain. Voici un exemple, qui suffira à nous mettre dans le bain (Lemarié 1972, 222-223).

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Remarquons dans le psaume 146-147 que là où la Bible judéo-chrétienne en français courant (BJC) parle de Sion, Jérusalem et d’Israël, les Psaumes de la savane (PS) adoptent plutôt la terminologie de « peuple de Dieu » ; quand Dieu « rebâtit Jérusalem », PS mentionne qu’Il remet le peuple dans les terres de ses ancêtres, dans leurs villages et leurs champs. Le « savoir sans limite » de la BJC est traduit par « plus de sagesse que tous les vieillards » dans les PS. Le « chantez et célébrez » est rendu par « battez du tam-tam et frappez des calebasses » dans la savane africaine ; la « lyre » qui ne se rencontre que très rarement en Afrique subsaharienne est remplacée par « la flûte et le violon », très familiers. PS omet aussi le « blé » et la description des montagnes de Judée ; ainsi apparaît dans PS l’environnement habituel en Afrique noire où on rencontre de la « savane », du « mil », du « maïs ». Les « exploits du coureur » ont été traduits chez PS par « la souplesse des danseurs ». Le givre, la neige, la glace et les grêlons, le dégel qu’on ne connaît pas au sud du Sahara ; on les remplace par les « vents », la « terre sèche », la « pluie », l’« harmattan », le « tonnerre », les « tornades », etc. Il y a des termes qui ne sont pas traduits tels les « alleluia », « Seigneur », « Roi » ; le titre de Roi et Seigneur sont automatiquement remplacés par un titre très prisé en Afrique subsaharienne : « Chef ».

J’ai parcouru les Psaumes de la savane ; tous ces textes mériteraient d’être décortiqués, un à un. Sans mettre côte à côte les deux versions comme je viens de le faire pour le psaume 146-147, il nous suffira, pour la présente contribution, de relever ci et là, encore quelques images dans d’autres psaumes (je souligne) :

Le manguier planté près du ruisseau ne séchera pas comme sur la latérite.

PS 1

[…] mon coeur a soif de Toi, comme la terre aride a soif de la pluie à la saison sèche.

PS 2

Notre chef s’est assis, Il a dit sa parole. Les méchants eux-mêmes ont lié leurs pieds.

PS 9

Il a caché sa tête sous son pagne.

PS 9

J’ai longtemps frappé des mains devant ta porte, que mon tam-tam chante tes miracles pour moi.

PS 12

Couvre-moi avec ton pagne.

PS 16

Agrandissez l’entrée des enclos, refaites les murs plus hauts, le Chef de tous les chefs va entrer.

PS 23

Mon Dieu est le mur de ma maison, qui pourrait me faire peur ? […] Le bonheur que je désire, c’est d’être reçu comme un fils dans sa maison et de l’aimer plus qu’un gâteau de miel. Dieu m’a fait entrer dans sa maison, Il m’a offert sa propre natte. Le jour où j’étais pauvre et malheureux, Il m’a donné son propre siège. Maintenant je porte le chapeau des chefs […] je prendrai mon tam-tam, je frapperai la calebasse pour Toi, […] ne Te cache pas sous ton pagne ! Ne me laisse pas tomber dans les mains de mes ennemis ; ils ont faim de ma chair, ils ont soif de mon sang, leur coeur mauvais sort par leur bouche, comme la morsure d’une vipère[1].

PS 26

Si vos fautes sont comme des torrents gonflés, elles n’emporteront pas la patience de Dieu. Il est pour nous un pont solide. Sa main nous guide au milieu du courant, il a placé des pierres sur le fond, pour que nous traversions sans peur […] Ne soyez pas comme des chèvres folles

PS 31

Le pauvre lui tendait sa calebasse vide, à présent elle déborde du meilleur des riz… Avant il avait faim, maintenant il est rassasié… Même si le lion manquait de gibier dans les réserves, celui qui aime Dieu n’aura jamais faim… Ce qu’il faut faire pour avoir le coeur en fête, et arriver à voir les enfants de ses petits-enfants : garde ta langue du mensonge, que ta bouche ne dise pas des paroles contre tes frères ; marche derrière la vérité[2], souhaite à tous la paix, arrête les disputes.

PS 33

L’orgueilleux ne va jamais consulter son Dieu, il garde chez lui un fétiche de mensonge […] aucune parole vraie ne sort de sa bouche. Lorsqu’il sera vieux, il ne sera pas un sage. Au lieu de dormir en paix sur sa natte, il cherche le meilleur endroit pour mettre ses pièges […] Ton jugement est plus droit qu’un palmier royal […] Tu remplis de boisson leurs gobelets ; toi seul rends leurs femmes fécondes, ta pluie et ton soleil sont ta bénédiction sur leurs champs […] Ne nous laisse pas tomber dans les pièges des méchants, que leurs flèches empoisonnées se retournent contre eux.

PS 35

Si le malade est sans force sur sa vieille natte, son Dieu lui prête la sienne. Il le protège avec sa couverture, du froid de la nuit […] Mon frère a grandi chez moi[3] ; il a mangé mon riz, il a bu ma bière dans ma calebasse ; et maintenant, il ne pense qu’à prendre ma femme […] Toi mon Dieu, si tu te lèves, mes ennemis ferment leurs bouches. Béni sois-tu, Toi, le Dieu de nos pères, Dieu de nos enfants et de nos petits-enfants !

PS 40

Une grande sécheresse est venue. Les troupeaux meurent de soif. Les puits sont secs et les greniers sont vides. Mais nous ne mourrons ni de soif ni de faim. Nous ne tremblons pas pendant l’orage, devant les éclairs, même si les torrents débordent et abîment nos champs […] Notre Dieu est le grand chef de tous les peuples ; Il brise les lances des plus forts guerriers, Il casse la corde de leurs arcs, Il détourne la flèche empoisonnée.

PS 45

Le village que tu as choisi pour habiter se trouve dans la plaine la plus fertile […] Ta maison est entourée de nos cases, nous avons de beaux champs de riz et d’arachides. Les serviteurs des fétiches s’étaient rassemblés, ils voulaient détruire ta maison ; les chefs des villages voisins viennent ; c’est Toi qui juges leurs palabres. Nous raconterons à nos petits-enfants que notre Dieu est plus puissant que les fétiches.

PS 47

Mon coeur est mauvais depuis ma naissance, j’étais déjà méchant sur le dos de ma mère. Seigneur, tu aimes les hommes au coeur droit, rappelle-toi la sagesse de nos ancêtres […] je vais me baigner et je serai propre, je vais me frotter avec l’éponge de fibres, je laverai mon corps avec du savon, ma peau brillera au soleil[4] […] arrache le mensonge de ma vie comme la mauvaise herbe […] que mes pieds se remettent à danser ; tu n’as pas voulu la boisson versée par terre[5], tu n’as pas recueilli le sang des poulets […].

PS 50

[…] je danse comme le meilleur danseur, […] mon coeur danse quand j’entre chez Toi, je vais m’asseoir devant Ton siège […] ceux qui veulent me faire du mal qu’ils se sauvent au fond de la brousse, où les hyènes mangeront tous leurs os.

PS 62

Je me repose en silence dans la paix, comme un enfant qui dort sur le dos de sa mère, il sait que son lait ne lui manquera jamais.

PS 130

Battez des tam-tams et frappez les calebasses, chantez-le sur la flûte et le tambour ! […] la joie de Dieu est dans la maison de ses fils, les pauvres deviennent des fils de chefs […] Lui-seul commande à tous : présidents et rois.

PS 149

Plusieurs questions peuvent être posées au sujet des Psaumes de la savane, questions littéraires, questions d’herméneutique biblique, dont principalement celle-ci : peut-on se permettre une telle liberté dans la traduction de la « Parole de Dieu » ? C’est à cette question que répond Monseigneur Anselme Sanon qui a préfacé le Psaumes de la savane alors qu’il était jeune prêtre : « que le bibliste ne s’y méprenne pas […], on ne fait pas la “traduction” de la Révélation en langues africaines, mais il s’agit de permettre aux Africains de pouvoir prier selon la Bible, sans dire les mêmes mots que la Bible, c’est-à-dire dans l’esprit de la Bible ».

À cette époque, la constitution de Vatican II sur la liturgie avait déjà très clairement montré les rapports étroits entre Liturgie chrétienne et Bible (voir Sacrosanctum concilium de Vatican II, §24, 35-40 ; voir aussi le numéro 190 de la Maison-Dieu [1992], consacré à cette question) ; aussi pouvait-on à ce moment-là difficilement introduire dans la liturgie des heures, une traduction des psaumes qui gommait les images et symboles véhiculés par le texte biblique. Malgré l’intérêt suscité par l’introduction des langues vernaculaires en liturgie, les Psaumes de la savane demeurèrent un outil facultatif à la disposition des catéchistes soucieux de faire comprendre les Psaumes aux catéchumènes des savanes africaines. Ils ne furent donc pas introduits dans la Prière du temps présent au Burkina Faso. L’auteur, qui en plus de son béret de théologien était un poète, se tourna vers d’autres créations, dont D’amour et de liberté : poèmes (1988), Prières et Psaumes pour toutes sortes de nécessités (1996) et Poèmes du coeur d’Afrique, des fêtes et des saisons (2005). Mais c’est à l’Est, dans la région des grands lacs, vers 1975-1976, que les Psaumes de la savane furent utilisés dans la liturgie des heures, au sein des communautés des Pères-Blancs (Guisson s. d.).

2. Des images du Kàsaayì pour louer Dieu et son Fils

Les graines jetées par des missionnaires au nord et à l’est de l’Afrique noire ont été emportées par les vents et se sont retrouvées quelques années plus tard au coeur du continent, notamment au Kàsaayì ; ici, un facteur déterminant joua le rôle de catalyseur dans leur germination : ces peuples lubas, qui avaient émigré du Sud-Est vers le centre du pays, se sont retrouvés pris en étau entre des courants sociaux divers et contradictoires qui les poussèrent au renforcement de leur identité dans la recherche de leur survie. Et cette recherche de survie s’est manifestée, non seulement dans les techniques d’agriculture et d’élevage, mais aussi dans leurs célébrations, la prière liturgique étant liée à la vie. En habitant plus pleinement la prière qu’ils récitaient dans leur langue, ils renforçaient la conscience de leur identité. Parmi eux, beaucoup ne la parlaient plus correctement ; mais peu importe ; ils s’identifiaient à cette langue. Quand ils se retrouvaient parmi d’autres peuples, ils utilisaient des bribes du luba pour cacher ce qu’ils voulaient dire, et surtout pour faire valoir une identité ; tout comme en France les jeunes Arabes qui disent : « l’arabe c’est ma langue, mais je ne la parle pas, je la comprends seulement » (Billez 1985, 99). La langue maternelle, c’est celle des profondeurs de l’être humain, celle qu’il utilise quand il pleure, quand il est ému. Quand on compare les images véhiculées par la langue d’origine, et celles utilisées dans la langue de l’école ou de l’Église coloniale, les images de la langue étrangère sont uniquement « utilitaires », « instrumentales » ; tandis que les images qui sortent de la langue d’origine reflètent le coeur, le corps, la vie quotidienne et intime de l’enfant d’immigré, même si cet enfant ne maîtrise pas sa langue d’origine (Billiez 1985, 101).

Les premières tentatives d’inculturation dans la prière, apparurent d’abord dans les chants : l’introduction des tambours, des xylophones, des flûtes et des instruments à percussion (makasa) avait déjà stimulé les appétits des chrétiens Lubas, bien avant l’indépendance nationale, à l’exposition internationale de Bruxelles de 1956 : la Messe Luba, avait mis à contribution des pièces musicales traditionnelles des clans lubas (Kanyoka, Lulua, Hemba, Songye etc…), pour interpréter l’ordinaire de la messe (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei). Cette Messe Luba avait fait le tour du monde, et elle n’avait de luba que les rythmes et les airs, tandis que la langue demeurait latine.

Entre 1965-1967, des chorales lubas se répandirent, chantant le propre des messes dominicales. Autour des années 1972-1974, de premiers hymnes à la Vierge Marie et à Jésus circulent, accompagnés de danses royales ; ces dernières étaient exécutées par des danseurs bien rodés dans la tradition ; elles étaient exécutées après la consécration. Les hymnes à Jésus et à Marie étaient construits à la manière du chant « Kasàlà », cet hymne traditionnel chanté ou récité aux grands événements de la vie de la société tels deuils, combats, promotions sociales… (Nzuji-Faïk 1974, 7).

Les Lubas de Kananga excellèrent dans les rythmes traditionnels, pétris et élaborés pour la liturgie chrétienne ; les images qu’ils utilisèrent ainsi pour invoquer Dieu et le Christ étaient les plus succulentes et les plus proches de la nature ambiante.

Ces hymnes ne sont pas figés : ils évoluent, soumis à l’épreuve du temps, à la circulation des idées dans l’espace géographique ; ils sont tributaires du renouvellement des traditions ainsi que de l’approfondissement de la foi. Mais saisissons-les dans l’instant présent de notre époque. Ils sont en langue luba et c’est moi qui les ai traduits en langue française pour cette investigation — au détriment de la sonorité et du jeu des mots luba qui leur donnaient une esthétique particulière. Nous soulignons les images.

2.1 Mbuji-Mayi

L’hymne à Jésus

C. = Célébrant / T.= Tous
C. — Ohé, ohé, venez voir Jésus oint de l’onction royale,
 Il est comme un bélier à la musculature saillante,
 Seigneur à la marche majestueuse.
 Il est le léopard à forêt propre,
 qui ne se dispute sa chèvre avec personne.
 Il est l’épervier qui aime à planer,
 ne trouvant pas de trou ici-bas,
 il dépose ses oeufs dans les hauteurs.
 Seigneur nous t’acclamons et te félicitons
T. — Louange à toi Mon Seigneur,
 Louange à Toi, Seigneur.
C. — Fils unique de Marie et de Joseph le menuisier,
 étang aux énormes étendues,
 bâton impérial, bâton de soutien pendant la marche,
 Jésus, vers qui tout tend,
 Jésus, héros venu d’au-delà des eaux.
 Première sauterelle à se présenter à la sortie de la nasse,
 fourmi à la tête de la file, tampon amortisseur des chocs
 et qui accueille toute charge sur la tête,
 mais celui qui rejette le tampon se fait mal à la tête.
 Route qui ne gémit pas sous le poids des passants,
 ce sont plutôt les passants qui gémissent.
 Dieu tu es la terre sur laquelle les hommes marchent,
 Dieu, tu es la calebasse du repas familial
 et qui garde les confidences ;
 tu ne te laisses pas accabler
 par les calomnies des hommes.
 Dieu, tu es celui qui mange au vu et au su de tous,
 pour que personne ne se plaigne d’avoir faim ;
 celui qui s’enferme pour manger est répréhensible.
 Seigneur nous t’acclamons et te félicitons
T. — Louange à toi Mon Seigneur,
 Louange à Toi.Seigneur.
C. — Ohé, ohé, venez voir l’oiseau
 qui jamais ne se crève l’oeil
 même s’il passe à travers une forêt
 truffée de lianes et de chardons.
 Venez voir l’arc-en-ciel qui arrête les pluies dangereuses,
 arc-en-ciel qui entoure le ciel de ses bras.
 Venez voir la termitière
 toujours laborieuse au fond de la terre ;
 Oh Christ notre frère, tu es la merveille des merveilles,
 « Citundu » (un être qui arrive en surprenant) fils d’en haut,
 lion de Juda, parcourant monts et vallées,
 grotte aux innombrables cavernes,
 alors qu’elle est une, on dirait qu’il y en a cinq ;
 vent qui fait tourbillonner les herbes ;
 ouragan qui dévêt ceux qui portent du raphia ;
 bouclier sur qui se brise les vaillants combattants ;
 héros qui excelle dans le maniement de l’épée ;
 héros qui a toujours des flèches en réserve ;
 « Kanda Kazadi » (titre d’un héros),
 qui par sa croix a évincé le démon ;
 héros qui jamais ne fuit l’ennemi,
 mais c’est toujours l’ennemi qui détale devant lui.
 Seigneur nous t’acclamons et te félicitons.
T. — Louange à toi Mon Seigneur,
 Louange à Toi Seigneur.
C. — Oh Jésus notre oint
 tu es la hache qui ne craint pas les chardons,
 la houe qui ne craint pas de s’enfoncer dans la boue,
 « Dinyanu » (résidu de sueur) qui poursuit l’homme,
 alors que l’homme le fuit ;
 mortier autour duquel s’assemblent ceux qui pilent,
 « cinkunku » (grand arbre),
 autour duquel se rassemblent les chasseurs.
 Tu es celui à qui chacun soumet ses problèmes,
 celui qui aime à dépanner,
 celui qu’il faut invoquer quand on est dans le pétrin,
 celui dont on ne se lasse pas de citer le nom ;
 pilier d’appui, quand on a mangé, on s’y frotte les mains ;
 toi pour qui nous sommes créés,
 chêne sur lequel s’appuient les Esprits,
 Chef qui nous indique la route à suivre,
 Jésus, Jésus, tu es le saint.
T. — Saint, Saint, Saint…

Cilowa Lwabanya Ntete 1994, 20-21[6]

2.2 Kananga (Museka-Ntumba 1992-1993)

Les attributs ci-dessous ne se retrouvent pas alignés de la même façon dans le document original ; je les ai glanés ci-et-là dans la formulation des psaumes pour la prière des dimanches et vendredis I, II, III, au Grand-Séminaire Malole, ainsi que dans des préfaces « kassayiennes » des diverses circonstances aménagées par Museka.

Hymne à Dieu

Il est juste et bon de louer notre Dieu, et de le glorifier, Lui
Mikombo’ fils de Kalewo, qui se créa lui-même, muni de ses armes, chargé de ses besaces et ses arts.
C’est lui qui créa hommes, femmes, enfants, et tout ce qui existe sur terre.
Il est le soleil qu’on ne peut fixer, celui qui le fixe en pâtit à ses yeux.
Les empreintes qu’il laisse sont déroutantes, c’est comme la trace du pied dans l’eau, tu ne sais pas si elle représente l’aller ou le retour.
C’est la longue corde, pendant qu’on la tresse au-devant, elle est en train de bourgeonner en arrière.
Le léopard qui a sa propre forêt, où n’entre aucun animal à sabots.
Léopard aux griffes pointues et bien pleines, c’est sur un brancard qu’on le porte ; on ne le met pas autour du cou comme tous les petits animaux.
Dieu tu es l’Araignée qui fait des tours, tes yeux le situent devant, mais son ouvrage t’a déjà dépassé en arrière.
C’est Lui qui a créé les bras et les jambes.
C’est Lui le « Ntita », qui distribue les pouvoirs.
Il est la corde raide et menue, que seuls les singes montent et jamais l’homme.
Il est l’insigne herbe Mùteete, qui même mélangée à une casserole de Nsampu garde sa spécificité.
C’est comme l’arbre Mulombela : on ne peut le perdre de vue, même à travers une forêt touffue et immense.
Dieu le grand arbre Nkulumyongo, au feuillage plein de chenilles, aux pieds couverts de champignons, et entre les deux déambulent les jambes des humains.
Grand serpent aux anneaux que personne ne peut défaire.
Ses yeux sont innombrables comme les trous de la termitière : tu vois ceux qui sont près de toi, mais au loin des trous invisibles laissent échapper des fourmis.
C’est le cancrelat aux yeux dans le chaume : rien ne lui échappe, même ce que tu racontes le soir dans l’intimité de ta maison.
C’est le gouffre profond et insondable, même s’il a plu pendant dix jours, jamais il ne se remplit.
C’est le sable de la rivière Luluwa, qui s’étend à perte de vue, de l’amont à l’aval.
Dieu Chef suprême, qui tient l’herminette du monde en mains.
Dieu de bonté, ceux qui t’ont vu jubilent et sautillent de joie, ceux qui ne t’ont pas vu demeurent dans la désolation.
Jamais il ne garde rancune pour ses enfants, même si ces derniers l’ont vilipendé.
Donneur magnanime, il donne sans compter, même aux arbres en forêt.
Seigneur qu’on ne sait plus comment nommer, car il a déjà pris tous les noms.
Hymne à Jésus
Sois loué Seigneur Dieu tout-puissant pour ton Fils,
Lui le roseau « dilenga », tige unique au départ, devenant ensuite toute une botte.
Le vaillant et entreprenant gaillard, que rien ne fait reculer.
Ce n’est pas son physique opulent qui l’inspire, mais bien son coeur et ses convictions.
Il est le tronc, et non une branche qui casse facilement ou se détache.
Il va toujours de l’avant, comme le serpent « Ntoka » qui, même s’il est hué, il poursuit son chemin.
C’est le tilapia mâle, qui remonte la rivière sans biaiser.
C’est le cuir qu’on n’arrive pas à rendre mou, même pilonné dans le mortier.
Le léopard à queue longue, qui ne se fie pas à ses qualités de bolide, mais plutôt à sa finesse et ses astuces.
Il vaut mieux ne pas le provoquer, sinon on se fait poursuivre longtemps, comme fait le serpent Cyânga dès qu’on lui lance un caillou.
C’est le pangolin aux écailles fameuses, qu’il est impossible d’ouvrir par le ventre, il faut le dépecer par le dos.
C’est le bouclier qui arrête et casse les héros.
Guerrier « mwanzambala » devant qui tous les combattants détalent.
C’est la pluie qui, dès qu’elle s’annonce, fait déguerpir les laboureurs.
C’est l’étang marécageux que les pécheurs tendent en vain d’assécher.
Il est le hérisson aux aiguilles dangereuses ; il prend l’avantage même sur le léopard aux dents pointues.
Rocher qui se dresse dans la vallée, qui ne craint ni pluies diluviennes, ni tempêtes aux éclairs et tonnerres fracassants.
L’engagé irréversible, il est de ceux qui disent : « mourons pour notre cause, ceux qui survivront engendreront d’autres humains ».
C’est comme le rat Mutumba qui ne craint pas la mort, heureux de rejoindre le monde de l’au-delà.
Invincible, il est de ceux qui ne meurent pas de coups, ni de flèches.
Première pluie après la saison sèche.
Fils aîné, copain du père, Fils aîné auquel on avait longtemps pensé.
C’est le fils Lokotooto, enfant qui grandit ensemble avec le père, portant de la barbe simultanément avec son père.
Jésus est la première feuille tombée dans la cour.
La fourmi « dijinda » en tête de file.
Le commencement de toutes choses.
C’est « Ntumba » venu d’en haut, venu en grondant à la manière de grandes eaux, venu avec la tête comme un serpent se faufile.
Ntùmbà est venu, est entré dans notre maison, comme un colis tout ficelé, qui a fait frémir les enfants.
Jésus est ce Ntùmbà qui fait frémir et trembler les plantes, du manioc au mil, atteignant toutes les denrées alimentaires.
Ce Ntùmbà est un héros inflexible, pareil au légume Cìnkadinkadi, que le sel ne ramollit jamais, même si on en met dix mesures.
Il est le métamorphosé qui continue la série, devenant brume, se changeant en pluie, prenant la forme de l’eau de nos rivières, jusqu’à se faire l’enfant que l’on porte dans nos bras.
Jésus est comme la belle papaye « Cibola », donnant envie d’engendrer, envie de contempler.
Il est beau, des bras aux jambes, beau même dans sa marche.
Devant Jésus on s’extasie, on crie d’admiration, comme on le fait devant des calebasses plantureuses, portées par l’herbe « mudibu ».
Jésus est l’enfant unique de la belle Marie, qui, ayant accouché, resta la même qu’avant.
Jésus est l’enfant confié à Joseph le charpentier, la hache qui ne badine pas avec le bois, le chemin qui ne gémit pas, ceux qui gémissent sont plutôt ceux qui le piétinent.
Il est de ceux qui font parler d’eux, de la tribu de Juda, qui ont émigré de pays en pays.
Il s’est fait aujourd’hui l’oiseau « Kambala » appartenant aux multiples régions et contrées, la souris qui traverse les rivières et n’a pas de frontières.
Il est le chef de tous les peuples, préoccupé du sort de chacun.
Il est le chef qui ne se préoccupe pas de son propre clan, mais recherche le bien de tous.
Il est Dieu qui habite avec les hommes, le pangolin aux écailles étincelantes, qui recherche la compagnie, et s’installe chez ses hôtes.
Jésus est l’étranger qu’il ne faut pas repousser car il n’est pas apatride, il rentrera chez lui.
C’est le visiteur qui arrive chargé d’un panier de victuailles, et il faut lui préparer de la place.
Il faut l’accueillir avec des dons : les hommes apportant des calebasses de vins, les femmes lui amenant des produits de la pêche.
Jésus est le chef des Chefs, celui à qui sied le pouvoir lui-même.
C’est le léopard, animal prestigieux à porter sur un brancard, tandis que d’autres animaux subalternes, on les porte autour du cou.
Il est le « fameux Kadyebwe » qui n’offre à personne, c’est vers lui qu’affluent les offrandes, car tous les hommes sont sous son pouvoir.
Il est de ceux qui recherchent l’union des êtres, l’union de toutes les races, l’union de l’eau et de la terre, l’union de la pagaie avec sa pirogue.
Il est le rassembleur qui unit les hautes herbes et les buissons.
C’est la termitière, lieu de convivialité, où les fourmis ailées cohabitent avec les fourmis rampantes, et toutes coopèrent sans disputes avec les fourmis rouges.
Jésus est la rivière Lubilanjiaux gués innombrables.
C’est le sable de la rivière Luluwa, qui s’étend de l’amont à l’aval.
C’est le lac dans lequel se jettent toutes les rivières de la région.
C’est le mortier, lieu de rassemblement de toutes les ménagères qui pilent.
Jésus est l’arbre Cinkunku sous lequel se réunissent les chasseurs avant et après la battue.
Il est la tête qui précède les membres à la naissance, balisant le chemin pour les bras et les jambes.

3. Décodage, renseignements, questions

Devant ce foisonnement de noms, on assiste à un véritable feu d’artifice. Sans doute, la richesse de la nature a provoqué ce feu d’artifice ; mais c’est surtout le caractère indéfinissable du divin lui-même, son incommensurabilité, son caractère infini, qui en est la base.

3.1 Catégorisation

On pourrait regrouper ces images en plusieurs catégories, selon la nature de ce qu’elles désignent ; je me limiterai à six catégories qui m’ont semblé les plus récurrentes sans être totalement distinctes les unes des autres : 1) Puissance–Force–Résistance, 2) Fécondité–Créativité–Infinité, 3) Rassembleur–Facteur d’union, 4) Héros-Défenseur, 5) Chef–Meneur–Conducteur, 6) Amour–Tendresse.

  1. Puissance–Force–Résistance : « Soleil », « bélier », « léopard », « arc-en-ciel », « lion de Juda », « vent et ouragan », « héros », « chêne », « tronc d’arbre », « tilapia-mâle », « cuir », « légume Cinkadinkadi », « pangolin », « Rocher inaltérable », « Ntumba venu d’en haut », « Grand serpent »

  2. Fécondité–Création–Infinité : « Mikombo auto-créateur », « calebasse qui distribue les graines », « termitière », « oiseau », « route », « terre », « étang marécageux », « grotte aux cavernes innombrables », « gouffre insondable », « épervier », « Roseau dilenga », « Sable de la Luluwa », « Lubilanji aux gués innombrables », « longue corde », « Araignée », « cancrelat qui voit tout », « arbre Nkulumyongo », « papillon qui engendre les chenilles ».

  3. Rassembleur–Facteur d’union : « tête qui supporte des ennuis » (mutù mupungila makunyi), « cinkunku », « calebasse du repas familial », « qui mange au dehors », « mortier », « lac où se dirigent toutes les rivières », « mortier qui rassemble celles qui pilent », « termitière lieu de convivialité ».

  4. Héro-Défenseur : « pilier », « bouclier », « tampon amortisseur », « chêne servant d’appui aux Esprits », « guerrier mwanzambala », « hérisson qui éloigne les prédateurs »,

  5. Chef–Meneur–Conducteur : « Kanda-Kazadi », « chef », « Ntita distributeur des pouvoirs », « fourmi en tête de file », « bâton hiérarchique », « première sauterelle de la nasse », « citundu fils d’en haut », « léopard », « première pluie après la saison sèche », « tête qui précède les membres à la naissance », « arbre mulombela ».

  6. Amour–Tendresse : « hache qui ne craint pas les chardons », « houe à qui ne répugne pas la boue », « Résidu de sueur », « Maweeja de bonté », « fils unique » ; « calebasse qui recouvre les méfaits, qui enterre les insultes ».

Remarquons d’abord que tous les attributs n’ont pas pu rentrer dans ces catégories ; et c’est tout à fait normal, car le Divin échappe à toute catégorisation, à tout emprisonnement, car, comme le dit si bien un des hymnes, Dieu est au-delà de tous les noms : « Seigneur qu’on ne sait plus comment nommer, car il a déjà pris tous les noms ». Ensuite, il y a des attributs qui se retrouvent dans deux ou trois catégories, par exemple : « termitière », qui se retrouve dans la catégorie du Rassembleur, et dans celle de la Fécondité ; le « léopard » se situe d’abord dans la catégorie de Puissance et Force, puis dans celle de Chef–Meneur ; la « calebasse » rentre dans trois catégories, celle de la Fécondité, la catégorie d’Amour–Tendresse, et celle du Rassembleur. Cela nous montre comment les images et symboles sont féconds et polysémiques, pouvant donc signifier plusieurs choses à la fois ; leur utilisation nécessite toujours l’accompagnement d’un contexte, d’un accent particulier, qui oriente leur perception.

3.2 À propos de Jésus

Les attributs relatifs à Jésus, comme ceux concernant Dieu, sont puisés dans l’univers tout entier, depuis les astres, en passant par les végétaux, les animaux et jusqu’aux phénomènes cosmiques. Mais certaines de ces nominations demandent un éclairage sur leurs contextes :

Pilier d’appui sur lequel on se frotte les mains quand on a mangé. Pour soutenir le toit en chaume, de plus gros troncs étaient plantés à la sortie, et dans les quatre coins de la structure. Ce sont ces troncs-là qui constituaient les « piliers d’appui » : on s’y appuyait en sortant de la maison et, souvent, on s’y frottait les mains pour s’essuyer après avoir mangé. L’image fait de Jésus notre soutien, le lieu que nous fréquentons jour après jour pour retrouver l’appui et la purification. Chez les Lubas, « le rocher » n’est pas un lieu d’appui : leurs maisons n’étaient pas construites sur des rochers.

Arc-en-ciel qui arrête les pluies diluviennes, Grand Serpent. L’arc-en-ciel est dénommé en langue luba « mwanza-nkongolo » : c’est un nom que l’on retrouve attribué à des personnes « Mwenza », ou « Mwanza », « Nkongolo » dans les sociétés lubas. Le dictionnaire luba fait remonter ce « nom » à un Serpent mythique « mwanzambala » qui, en soufflant, créerait le dessin de l’arc-en-ciel. Cette image réunit deux catégories, celle de la Puissance et de l’Infinité : en apparaissant dans le firmament ce signe arrête la pluie qui menaçait ; l’immensité de Dieu est aussi évoquée dans ce nom, car on ajoute « l’arc-en-ciel qui embrasse tout le ciel », comme pour signifier que Dieu a des « bras longs ». Dans la Bible judéo-chrétienne, la connotation de Serpent est négative, en référence au Diable, l’ennemi de Dieu (Gn 3 ; Apocalypse 12,9). Mais chez nos peuples d’Afrique subsaharienne, l’image du « Serpent » est reliée aux mythes de fécondité : on dit d’une femme enceinte qu’« elle a avalé le serpent ». Dans le roman L’enfant noir de Camara Laye, le « petit serpent noir » de la forge est une forme métamorphosée de l’ancêtre protecteur du Clan, émanation de l’Esprit protecteur du Clan. Chez les Luba, on dit d’une femme qui s’est méconduite qu’elle « a enjambé le serpent » ; cela veut dire qu’elle a « passé outre » une loi vitale et fondamentale, celle de la fidélité, car il y va de la sauvegarde de la vie.

Vent impétueux qui remue les herbes, Vent qu’on ne peut piéger et qui dévêt ceux qui portent les raphias. Bouclier qui arrête les vaillants combattants. Héros qui ne craint pas l’ennemi. Héros aux innombrables flèches. Héros auquel on recourt aux moments critiques. Tête qui supporte tous les ennuis. Chêne inébranlable. Le vent est cette force de la nature qui est quotidiennement sentie, sans qu’on puisse avoir prise sur lui. Le bouclier-instrument de combat, le Héros — celui qui jamais ne recule et qui a toujours des munitions—, la tête supportant les ennuis, sont tous des symboles de la force invincible : Jésus est le défenseur de l’homme. Le chêne est l’arbre le plus résistant dans ce pays ; dans les strophes d’un chant traditionnel exécuté lors des rites d’harmonisation, on évoque cet arbre « nsanga » comme étant celui sur lequel s’appuient les messagers du Divin, les Esprits ; la mère des jumeaux est comparée à cet arbre.

L’arbre cinkunku qui rassemble les chasseurs, la calebasse qui rassemble le clan. Cinkunku est un arbre particulier, unique et rare ; il pousse souvent dans des galeries forestières. À cause de sa rareté, il constitue un point de repère idéal : c’est là que les chasseurs se donnent rendez-vous, avant d’entamer une partie de chasse pour des consignes qui conjugueront leurs actions, comme à la fin de la chasse pour se partager de la viande. Il y est joint l’image de la calebasse comme récipient autour duquel les gens d’une même famille s’assemblent pour manger. Ces deux images évoquent Jésus comme le point de rassemblement et de ralliement de l’humanité ; elle invite à en faire le point de repère pour tous.

Chaux qui purifie et balaie les haines qui encrassent les entrailles. La chaux, ou kaolin blanc, est une image très riche et très prisée dans la culture luba — très riche, parce que la couleur blanche est celle des Ancêtres et de l’au-delà ; la couleur évoquant l’harmonie de vie, la réconciliation, la paix et la communion ; la couleur de la bénédiction et de la purification. Les chefs coutumiers s’enduisent de chaux pour poser des actes de gouvernance en signe de leur délégation par les Ancêtres ; les thérapeutes traditionnels s’enduisent de chaux au moment de prodiguer les soins thérapeutiques ; les parents bénissent leur enfant en lui mettant une trace de kaolin blanc sur le front…

Citùndùfils d’en haut (qui nous est tombé dessus, qui nous a surpris)[7]. C’est particulièrement l’image de Jésus « venu d’en haut ». On souligne le caractère insolite, spécial, de la naissance de Jésus. À cette image sont reliés plusieurs titres relatifs à l’enfant spécial chez les Kassayiens, l’enfant à titre « Ntumba » — qui, chez les Lubas, est conçu sans que sa mère ait repris son cycle normal de menstruations — est comme « envoyé par l’au-delà », sans être annoncé ; « Ntumba » est une leçon du caractère sacré de toute vie, comme don de Dieu (Kabasele et al. 2011, 141-142). Le rituel de Kananga foisonne de ces qualificatifs, comme pour affirmer que Jésus est le « Ntumba » par excellence. La préface de Noël et du Temps de Noël de Kananga reprend particulièrement ces attributs.

Fourmi « dijinda » en tête de file. Sauterelle d’en tête de la nasse. Première pluie. Tête qui passe avant les membres à la naissance. L’aîné, copain du Père, lui ressemblant même à la barbe… C’est la qualité d’éclaireur, de conducteur, de meneur, de chef qui est mise en avant. La fourmi « dijinda » relate l’expérience de ces insectes qui marchent à la queue leu leu, en se suivant respectueusement l’une après l’autre. Celle qui est devant a une importance capitale pour la survie du groupe. On retrouve la même expérience chez certaines sauterelles. Ainsi le Christ est-il évoqué comme premier-né, ressemblant au Père ; c’est la tête du groupe, c’est l’éclaireur et le conducteur.

Bélier à la musculature saillante et à la marche majestueuse. Léopard à forêt propre. Chef des Chefs. Ntita qui distribue les pouvoirs. À l’image de l’éclaireur est souvent reliée celle du Chef, figure de celui qui distribue les rôles, et celle du léopard qui est l’animal typiquement relié à la hiérarchie dans l’univers depuis l’Égypte des pharaons, jusqu’en Afrique du Sud aujourd’hui. Le Bélier est symbole de majesté, qui se distingue dans tout le troupeau par sa façon de marcher, par son odeur spéciale, par ses cornes et sa crinière.

Porte qui voit à la fois dedans et dehors. Cancrelat qui voit tout. Nasse aux yeux innombrables. Sable de la Luluwa qui s’étend de l’amont à l’aval. Gouffre que les pluies ne peuvent jamais remplir. Étang marécageux. Oiseau qui jamais ne se crève l’oeil. Grotte aux innombrables cavernes. Ici, ce sont les qualités de perspicacité, de dextérité et de plénitude, le caractère infini et insondable, qui sont suggérées par ces images : la porte, la nasse, l’oiseau volant en forêts touffues, la grotte dont à première vue on ne soupçonne pas l’immensité.

Route qui ne gémit pas. Hache qui ne craint pas les chardons. Houe qui ne craint pas les saletés. Coussin sur la tête et qui ne craint pas les poids. Jésus est la route, image retrouvée dans la Bible (Jn 14,6), mais ici, évoquée dans le sens de celui qui endure, qui ne se fatigue pas de soutenir les autres ; l’image d’endurance est reliée à celle de la Hache et de la Houe, et enfin du Coussin d’appui sur la tête ; ce sont là des outils très familiers du labeur quotidien. Ces images soulignent l’amour d’un Dieu qui ne craint pas de rejoindre nos tracas quotidiens, nos routes piégées et boueuses ; elles suscitent l’espoir que l’homme doit garder dans la vie.

3.3 À propos du Père créateur

Les Psaumes de la savane ne sont pas bavards sur les titres à Dieu ; c’est le titre de « Chef » qui les inonde. Au Kàsaayì les titres de Dieu sont légion, à l’image de cette terre verdoyante, plantureuse. Ainsi retrouve-t-on : soleil, terre, route-chemin-termitière, eau, air (le vent), arbre, oiseau, léopard, insecte, l’arc-en-ciel. Reprenons-en quelques-uns des plus typiques.

Mikombo fils de Kalewo, qui se créa lui-même. C’est l’évocation de la grande épopée luba, dans le mythe où un héros Mikombo venu d’en haut sous forme d’un enfant né sans intervention d’un masculin (il s’était créé lui-même), conçu par une jeune fille vierge du nom de Kalewo, vient apprendre aux humains le chemin de la vie en plénitude.

Soleil qu’on ne peut fixer, qui ose le fixer en sort les yeux brûlés. C’est le soleil qui rythme la vie : au lever il nous invite au réveil et au travail ; au coucher il nous envoie au lit. Il fait germer et croître les plantes. Le soleil est là, on ne le fixe jamais ! Mais ce n’est pas un point négatif, c’est une invitation au respect ; on ne toise jamais un aîné, un chef ; on lui parle en baissant les yeux. Les Lubas ne sont pas les seuls à appeler Dieu « Soleil ». On rencontre chez les anciens Égyptiens le nom « Soleil » attribué à une divinité. La différence avec les Lubas, c’est que ces derniers ne faisaient pas du Soleil une divinité, mais plutôt un des multiples noms du Dieu unique, de l’Esprit aîné, de l’Être suprême.

Papillon qui engendre les chenilles. Calebasse qui distribue les graines. Termitière qui grouille de vie, et que n’inquiète ni pluie ni sécheresse. Le mois de janvier dans ces pays est marqué par l’envol splendide des papillons de toutes sortes ; c’est également la promesse d’une grande quantité de chenilles pour le mois suivant, car le papillon est celui qui engendre les chenilles, ces bestioles pleines de protéines qui constituent un régal pour les populations du Kàsaayì. La calebasse se présente ici comme « mère », donnant d’innombrables graines. La termitière est un lieu qui grouille de vie, de manière imperturbable, qu’il pleuve ou qu’il fasse sec. Dieu est considéré comme le « fécond par excellence ». Un proverbe chez les Kassayiens affirme : « pour engendrer, il ne suffit pas d’être brillant de santé, encore faut-il que Dieu vous bénisse ».

L’eau origine du sel. Image du Créateur dans ces pays où le sel provenait de certains lacs très rares, subsistance d’anciennes poches d’eaux marines, d’où « eau origine du sel ». La signification et l’enseignement sont dévoilés dans la conjugaison de cette image avec la figure du héros mythique Mikombo, qui « se créa lui-même ». C’est Dieu qui a tout créé ; il est l’origine de tout ce qui existe.

Arbre Mulombela, Nkulumyongo. Le tronc du « mulombela » est assez léger et flotte facilement dans l’eau ; c’est avec ce tronc-là qu’on fait des radeaux pour traverser des rivières profondes et larges. Nkulumyongo est un arbre précieux et rare : son feuillage est l’habitat de prédilection pour les grosses chenilles qui sont très recherchées, tandis qu’autour de son tronc et sous son ombre, pousse une sorte de champignons ; aussi, les alentours de cet arbre sont-ils fréquentés par les hommes.

Longue corde, l’araignée. L’araignée, c’est l’image de l’artiste par excellence, de l’acrobate de l’univers ; il est difficile de démêler le sens et l’orientation d’une toile d’araignée. Cette image de l’araignée est complétée par celle de la longue corde qu’on tisse d’un côté pendant qu’elle germe de l’autre ; c’est le caractère insaisissable, indéchiffrable, du créateur.

4. Questions de fond

Il n’est pas nécessaire d’analyser et de commenter toutes les images évoquées dans ces hymnes africaines ; l’échantillon que je viens d’examiner suffit à nous faire comprendre leur importance dans la célébration liturgique : elles font de la prière une vie concrète, collant à la peau et vibrant au coeur de l’homme qui prie. Relevons d’abord la question soulevée en sourdine dans la préface des Psaumes de la savane, et posée symboliquement par toutes ces images africaines dans les hymnes : la Bible judéo-chrétienne étant incontournable pour la liturgie chrétienne, serait-on infidèle à la Bible si on utilisait de l’huile de Palme au lieu de l’huile d’Olive pour administrer le sacrement des malades, ou la galette de mil au lieu du pain de blé pour célébrer l’Eucharistie en Afrique noire ? Nous y avons déjà répondu à plusieurs reprises (Kabasele-Lumbala 1996, 80, 152) ; cette question est bien liée à celles des images et de la transmission du message divin : serait-il infidèle à la Bible, le Congolais qui dirait dans la liturgie « lave-moi et je serai plus blanc que le coton » au lieu de « lave- moi et je serai plus blanc que neige » ?

Si on pense que la Parole de Dieu a été « dictée » à un homme (ce qui n’est jamais le cas), alors on ne peut ni la traduire dans une autre langue ni y changer une virgule. Mais si Dieu s’est adressé à des hommes pour leur dire sa volonté, avec injonction de « transmettre » cette volonté aux générations et à toutes les nations, alors la traduction en d’autres langues et cultures — qui respecte toutes les exigences scientifiques et littéraires y compris l’identité de l’interlocuteur — devient un impératif majeur ; et au nom du devoir de « transmission », l’interprétation devient une nécessité ; car traduire, c’est interpréter, avec tous les risques que cela comporte toujours, y compris celui de trahir l’original.

Nous devons travailler pour que « toutes les langues proclament que Jésus Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père » (Philippiens 2,11). Traduire est un acte de foi dans l’infini de Dieu. Tel est l’un des enjeux majeurs de la décentralisation dans l’Église. Celui qui refuse de traduire par crainte de « trahir » la révélation préfère « trembler » devant Dieu au lieu de s’en approcher. Souvenons-nous de la parabole des talents : « j’ai eu peur, et j’ai gardé tel quel le talent que vous m’aviez confié » (Mt 25,25) ; et Dieu le condamne.

L’auteur des Psaumes de la savane était un Français, blanc, missionnaire en Afrique noire. Sa situation d’étranger en Afrique lui a permis de mesurer les gouffres symboliques entre les deux mondes. Malgré l’enthousiasme soulevé, son travail demeura dans les tiroirs. Il fut repris ailleurs, par des Pères Blancs, dans la région des grands lacs de l’Est africain, pour faire un pas plus loin, son intégration dans la Prière du temps présent des communautés chrétiennes d’Afrique (Guisson s. d.). Ceci pose la question de la possibilité d’insérer des lectures non « bibliques » dans la liturgie chrétienne, et par-delà, remet sur la table le problème de la Révélation. Théologiquement, on ne peut plus soutenir que Dieu n’ait « parlé » qu’avec Israël, selon l’idéologie d’un « peuple élu ».

Enfin, si Dieu résonne dans toute la création, quel intérêt y aurait-il d’aller chercher ailleurs des images et des supports pour le louer ? Tout ce que nous avons dit par rapport à la richesse contenue dans chaque culture et dans chaque langue ne doit pas nous enfermer chacun dans son univers. Un vrai croyant ne se prend pas pour le nombril du monde spirituel. Dieu nous parle aussi à travers les autres. Mais tout ce que nous recevons des autres croyants ne peut fructifier en nous que si nous le disons dans notre propre langage. Comme l’écrivait Jean Marc Ela, « Il s’agit désormais de faire renaître en nous-mêmes ce qui, ailleurs, a été dit de Dieu et de sa Révélation à l’homme de tous les temps, de toutes les langues et de toutes les cultures » (Ela 1991, 200).

Conclusion

Le prophète Isaïe (Is 6,3) avait vu juste : « la gloire de Dieu emplit toute la terre » ! Comment s’étonner alors que la terre africaine résonne de la présence du Très-Haut ? C’est le même cri qui s’est levé des entrailles d’un griot chrétien de Mbuji-Mayi au Kàsaayi :

[…] où irons-nous que nous ne puissions te trouver ?
Tu as imprégné tout de ta présence,
comme le sel répandu partout dans la nourriture.
Ô Père, tu es avec nous, comme l’enfant porté sur le dos.

Ce cri est un écho de leur culture de l’oralité, mais aussi une trace de la foi de leurs Ancêtres pour qui Dieu qui a tout créé continue d’être présent à son oeuvre. Une Église décentralisée ouvrira-t-elle ses bras pour intégrer et accompagner ces échos des liturgies africaines ? Il y va de l’enrichissement de sa foi.