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L’essor récent et invraisemblable de la philosophie de la religion, qui se remarque dans d’innombrables publications et dans la création, en 2011, d’une Société francophone de philosophie de la religion, puis d’une Société canadienne de philosophie de la religion en 2018, est un phénomène qui a plusieurs causes[1]. Le « retour du religieux » qu’ont ânonné les médias dans la foulée du 11 septembre 2001 y est pour quelque chose, tout comme l’arrivée dans les pays occidentaux d’immigrants issus de religions non chrétiennes qui ont confronté ces sociétés à une résurgence, déconcertante pour certains, du « religieux ». S’agissant de la philosophie, ce retour de la religion comme thème digne d’intérêt peut apparaître surprenant parce que la question toxique de la religion était à toutes fins utiles disparue de la philosophie d’après-guerre, avec la popularité de l’existentialisme « athée », du marxisme, du structuralisme et de la philosophie analytique « positiviste », qui estimait que le seul discours sensé était celui des sciences exactes. Pour toutes ces philosophies, qui eurent et continuent d’avoir une grande influence sur les esprits, notamment dans les écoles, les collèges, les universités et plusieurs médias, la cause de la religion était entendue : elle était l’opium du peuple dont une raison philosophique bien pensante et pensant bien s’était définitivement et triomphalement émancipée. Ici, la Chute du mur de Berlin en 1989 a fait son oeuvre : elle a montré que la certitude marxiste (et positiviste) selon laquelle la religion n’était qu’une forme d’aliénation était elle-même le fait d’une croyance, voire d’une ferveur, qui n’était pas sans analogie avec la religion. Raymond Aron a courageusement dit en 1955 de ce marxisme qu’il était devenu l’opium des intellectuels (ce qui reste vrai dans quelques cellules universitaires). L’effondrement du marxisme, dont on découvre qu’il a surtout fonctionné comme un ersatz de la religion, le 11 septembre, l’afflux d’immigrants attachés à leurs origines religieuses dans les sociétés occidentales et les apories des philosophies qui affectaient un air de supériorité vis-à-vis du « religieux » ont amené les philosophes — et des philosophes renommés comme Derrida, Habermas, Rorty, Taylor, Vattimo, Jean Greisch ou Rémi Brague[2], qui ne parlaient à peu près jamais de religion dans leurs écrits antérieurs, tant le sujet était honni — à redécouvrir les liens infinis, longtemps refoulés, entre la religion et la philosophie, dont j’aimerais surtout parler ici.

Il y a en effet plus d’entrecroisements entre la religion et la philosophie qu’il n’y a d’étoiles au firmament, même si les nuages du temps présent nous empêchent parfois de les voir et d’en apprécier la luminosité. On n’y peut rien : les plus grands philosophes ont été de redoutables et influents théologiens. Il n’est que de penser à Platon, Aristote, Plotin, Maïmonide, Avicenne, Anselme, Averroès, Thomas d’Aquin, Nicolas de Cues, Pascal, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel, Kierkegaard, voire Nietzsche et Heidegger (le premier était fils de pasteur et le second a d’abord étudié la théologie ; l’impact des deux sur la théologie contemporaine reste immense). Les théologiens ont pour leur part à peu près toujours été des philosophes de premier ordre : outre les noms que je viens de nommer (Thomas d’Aquin, Nicolas de Cues et Pascal étaient-ils plus philosophes que théologiens ? La question est indécidable), il suffit de penser à des géants comme Origène, Augustin, Bonaventure, Maître Eckhart, Malebranche ou Schleiermacher. Cela reste vrai aujourd’hui. Le pape Jean Paul II fut, comme chacun sait, d’abord un professeur de philosophie et son successeur, Benoît XVI, qui a aussi étudié la philosophie et qui a fait une thèse de doctorat sur Augustin puis une thèse d’habilitation sur Bonaventure, a mené, peu de temps avant de devenir pape, un débat haletant avec l’un des plus illustres philosophes de notre temps, Jürgen Habermas. La plupart des théologiens déterminants du xxe siècle bénéficiaient d’une solide formation philosophique. Je pense ici à des figures incontournables comme Karl Barth (même si, à l’instar de saint Paul et Luther, il disait se méfier de la philosophie ou de la « sagesse du monde »), Rudolf Bultmann (qui se réclamait volontiers de la philosophie), Karl Rahner (élève de Heidegger), Jürgen Moltmann (grand lecteur et interlocuteur d’Ernst Bloch), Eberhard Jüngel (Gott als Geheimnis der Welt donne une idée de sa vaste culture philosophique), Hans Küng (auteur d’un livre sur la doctrine de l’incarnation chez Hegel) ou Walter Kasper. Je m’honore personnellement d’avoir été l’élève des quatre derniers lorsque j’ai étudié la philosophie et la théologie à l’Université de Tübingen. Ils m’ont tous inculqué une très haute idée de la théologie.

Si les relations entre la religion et la philosophie ne sont pas quelconques, c’est parce que, comme le dit le descriptif d’une collection de « Philosophie et théologie » qui paraît aux éditions du Cerf, toute la pensée occidentale, et pas seulement elle, « vit d’un double héritage formé par la tradition philosophique et les théologies issues de la foi en un Dieu révélé ». Cet héritage s’exprime dans des doublets constitutifs de notre civilisation, si ce n’est de nos existences, comme ceux de la foi et de la raison, du sentiment et de la science, de la fragilité et de l’assurance. La seule banalité que je voudrais et que j’aurai à peine le temps de défendre ou de rappeler ici est qu’il y a de la religion dans toute philosophie comme il y a de la philosophie dans la religion, tant les deux font partie de l’homo sapiens que nous sommes, qui est à la fois un être de savoir (sapiens) et de conviction[3].

J’aimerais donc rappeler ici quelque chose des liens intimes entre la philosophie et la religion. Plutôt que de le faire en partant d’auteurs choisis, anciens ou contemporains (il y en aurait trop), je le ferai à partir des choses mêmes, en rappelant d’abord la religion qu’il y a dans la philosophie, puis la philosophie dans la religion, de manière télégraphique et en empruntant des raccourcis grossiers.

1. La religion dans la philosophie

La raison humaine et la philosophie ne peuvent penser sans se reconnaître une dette infinie, immémoriale et en un sens douloureuse à la religion. Elle est infinie parce qu’elle affecte tous les thèmes de la philosophie : l’idée d’une métaphysique ou d’une vision englobante de la réalité, qui comprend le réel à partir d’un principe, a d’abord été anticipée, voire réalisée, dans les grandes religions avant de se retrouver au coeur de tous les grands systèmes philosophiques [4] ; l’idée d’une morale ou d’une éthique qui propose des commandements à l’agir humain (ou qui veut porter ces commandements à la réflexion) se retrouve aussi dans les religions (il n’est que de penser aux dix commandements ou au Sermon sur la montagne), et il n’est pas faux de dire que toutes les éthiques présupposent une sensibilité morale qu’ont immanquablement façonnée les religions ; enfin, l’espoir de libération qui, depuis le mythe de la caverne de Platon, anime toutes les philosophies — quand bien même il ne s’agirait que de se libérer d’autres formes de philosophie… — procède à l’évidence des attentes sotériologiques dont sont porteuses les religions[5]. Cette dette, à mes yeux évidentissime, est immémoriale parce qu’elle est très ancienne et que les philosophes d’aujourd’hui n’en sont que rarement conscients, sans doute parce qu’ils croient (le verbe se veut un peu ironique ici), illusoirement, à l’autonomie radicale de la raison philosophique[6]. Il suffit d’un petit exercice d’anamnèse élémentaire pour s’aviser de cette descendance religieuse — de ce que l’on peut appeler la « philosophie de la religion » au sens subjectif du génitif, c’est-à-dire de la philosophie déjà inhérente à la religion[7] — et montrer en quoi elle porte toutes les philosophies. Cette dette est douloureuse enfin, parce que si la philosophie plonge ses racines dans la religion, elle sait ou pressent qu’elle ne peut en réaliser toutes les promesses, surtout à notre époque : c’est que l’idée d’une vision métaphysique et totalisante du monde est devenue problématique (en tout cas pour plusieurs) en cette ère postmoderne qui se plaît à célébrer le fragmentaire, l’inachevé et la finitude. C’est aussi parce que la vitalité des religions n’est plus celle qu’elle était, du moins en Occident (il en va sans doute autrement dans d’autres parties du globe), que cette dette peut être dite douloureuse[8]. C’est que, pour plusieurs philosophes, la religion ne représente plus aujourd’hui un interlocuteur crédible ou essentiel : comme le veut la vulgate répandue, la religion aurait été discréditée par les avancées triomphales de la science moderne, en commençant par la théorie de l’évolution. Comme s’il était besoin d’en rajouter, la « religion » se serait de plus disqualifiée elle-même par les agissements de ses propres représentants (prêtres pédophiles, terrorisme islamique, régimes théocratiques, etc.) ou les errances « bien connues » (rien n’est moins sûr) de sa propre histoire (l’Inquisition, les guerres de religion étant ici rituellement rappelées, comme si elles résumaient l’apport des religions à notre civilisation). Les liens se sont donc quelque peu distendus entre la religion (devenue affaire honteuse, surtout auprès des universitaires occidentaux) et la philosophie (enivrée de son rêve d’autonomie), mais j’aimerais dire qu’il s’agit dans le cas de la philosophie d’une forme inouïe d’ingratitude. Le seul espoir que je puisse former (je n’ai pas le temps de le justifier ici) est que cette ingratitude ne durera pas puisqu’elle nuit à la vigueur de la philosophie et à sa capacité à inspirer les consciences.

S’il est une autre présence secrète de la religion dans la philosophie, elle tient justement à cette sphère des convictions, de l’engagement et même de la foi, qui leur sont communes. La différence entre la religion et la philosophie est que, en théologie du moins, cette dimension de foi est expressément reconnue et réfléchie, alors que la philosophie veut volontiers faire croire qu’elle ne repose que sur des arguments rationnels[9]. Il suffit de lire n’importe quel texte de philosophie pour se rendre compte qu’il n’en est rien.

2. La philosophie dans la religion

S’il est difficile de penser la philosophie sans son arrière-fond religieux, la réciproque est vraie. C’est que depuis au moins l’âge axial, il y a 2 500 ans, la religion veut aussi comprendre — et faire comprendre — ce en quoi elle croit[10]. Le savoir ou la science à laquelle l’idée religieuse d’un ordre du monde a donné naissance chez les Grecs doit l’aider à mieux cerner ce dont il y va dans la religion elle-même. Depuis que le génie de la philosophie est apparu et qu’il requiert des raisons, la religion n’est plus et ne peut plus être l’affaire d’une simple conscience naïve, elle veut rendre compte d’elle-même, ce qu’elle peut difficilement faire sans avoir recours à la philosophie. Il n’est nul besoin de rappeler à cet égard que le terme de theologia fut d’abord introduit par un philosophe, Platon (République 379a), qui fut aussi, un bonheur n’arrive jamais seul, le premier à utiliser le terme de philosophia. On peut montrer cette présence de la philosophie dans les textes religieux eux-mêmes et d’autant que la langue dans laquelle ils ont été rédigés était, pour les écrits du Nouveau Testament et pour ne parler que d’eux, le grec, qui était alors la langue universelle de la science et de la philosophie : saint Paul semble avoir assez bien connu les philosophies dominantes de son temps et leur terminologie (les Actes des apôtres 17,18, nous apprennent en tout cas qu’il a pu discuter à Athènes avec des « philosophes épicuriens et stoïciens »), même s’il estime que la sagesse de ce monde représente une folie au regard de Dieu (I Cor 3,19), et l’auteur du quatrième Évangile évoque un Logos qui paraît sorti tout droit d’Héraclite, du stoïcisme et de la gnose philosophique[11]. L’apport de la philosophie s’avéra tout aussi indispensable lorsque la foi eut à se justifier contre ses détracteurs chez les apologètes, comme Justin et Tertullien, et les Pères de l’Église, dont la formation était à la fois théologique et philosophique. Augustin, comme bien d’autres, aperçoit dans la religion chrétienne la réponse à et l’aboutissement de la quête de sagesse de la philo-sophia[12] elle-même, et, comme chacun sait, c’est en lisant des « livres des platoniciens », Plotin et Porphyre (dont on sait, par ailleurs, qu’il était viscéralement antichrétien), qu’il dit s’être converti à la foi chrétienne (Confessions 7.10.16). Les horizons de la foi et de la philosophie, platonicienne en l’occurrence, semblent se fusionner chez lui.

Cette justification philosophique de la foi atteint une sorte de sommet chez Thomas d’Aquin qui, d’une manière heureuse pour notre propos, se trouve être l’auteur d’une Somme de théologie et d’une Somme philosophique (celle contre les Gentils). La bien-pensance lui reproche souvent d’avoir fait de la philosophie une docile servante (ancilla) de la théologie. Ce jugement hautain aurait fatalement mis en cause la sacrosainte autonomie de la philosophie, retardant ainsi l’avènement de la toute-puissante modernité. Cette lecture idéologique et complètement délirante ne correspond pas du tout à ce que Thomas dit dans le texte où apparaît sa formule censément incriminante, l’article 5 de la première question de la Somme de théologie qui porte sur l’objet de la science sacrée (qui est un autre nom de la théologie). Thomas s’y demande si la sacra doctrina est supérieure aux autres sciences (« utrum sacra doctrina sit dignior aliis scientiis »). Parmi les « difficultés » que pose cette question, Thomas fait valoir qu’une science qui doit beaucoup à une autre pourrait être considérée comme inférieure. C’est assurément le cas de la doctrine sacrée dont Thomas sait, et dit, qu’elle a beaucoup emprunté aux sciences philosophiques (« sed sacra doctrina accipit aliquid a philosophicis disciplinis »), ainsi que le reconnaît saint Jérôme lui-même, convoqué ici par Thomas. La vérité, dit Thomas, est que la doctrine sacrée est supérieure, un théologien rigoureux ne peut penser autrement, parce qu’elle tire ses lumières (et son autorité) de la Révélation elle-même. Si la science sacrée emprunte aux sciences philosophiques, c’est, dit Thomas, afin de rendre plus manifeste ce dont il est question dans la science divine (« ad maiorem manifestationem eorum quae in hac scientia traduntur »). La sacra doctrina se sert alors des autres sciences comme d’inférieures (ce qu’elles peuvent difficilement ne pas être au regard de la théologie) et de servantes (« utitur eis tamquam inferioribus et ancillis »). Thomas ne dit donc pas ici que la philosophie doit être et ne peut être que la servante de la théologie. Il sait très bien que cela serait parfaitement insensé et d’autant que ses sources philosophiques essentielles, Aristote, Maïmonide et Averroès, n’avaient absolument rien de chrétien. Il dit seulement que la théologie ne peut que gagner à se servir de la philosophie pour rendre plus manifeste, à nos esprits, ce dont il y va en cette science. Dire de la philosophie qu’elle peut servir la science sacrée, ce n’est pas en limiter l’autonomie, c’est reconnaître son universalité, dont il va de soi qu’une foi qui se veut « catholique » ne peut guère se passer.

C’est à ce titre, aimerais-je conclure ce bref et, je l’espère, un peu iconoclaste propos, qu’il y a de la philosophie dans la théologie et la religion : si celles-ci veulent inspirer les esprits et se faire entendre d’eux, elles ne peuvent pas ne pas se servir du langage que leur raison comprend et qui s’exprime dans la philosophie. C’est ainsi qu’il y a de la philosophie dans la religion comme il y a, depuis plus longtemps encore, de la religion en toute philosophie.