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La recherche en tourisme se définit aujourd’hui comme l’une des plus ouvertes à l’interdisciplinarité (Stock, 2020), comme en atteste l’existence de nombreuses revues qui se revendiquent de ce pluralisme. Elles sont surtout, à haut niveau de reconnaissance internationale, anglophones et plus précisément anglaises et américaines ( Annals of Tourism Research , Journal of Sustainable Tourism , Current Issues in Tourism , International Journal of Tourism Research , etc.). Toutefois, les revues scientifiques francophones se développent aussi ( Téoros , Mondes du tourisme , Via ). Cette interdisciplinarité est requise en raison du caractère global et complexe du tourisme, devenu un phénomène de transformation des sociétés, tant des points de vue économique, géographique, social, culturel qu’environnemental . Certes, les publications au sein de ces revues témoignent plus d’un développement de la pluridisciplinarité – définie comme une juxtaposition d’analyses disciplinaires sur un objet d’étude – que d’une réelle interdisciplinarité, voire transdisciplinarité (Dewailly, 2008). Celles-ci se caractérisent par des interactions entre les disciplines, qui s’illustrent par le transfert et l’intégration de concepts et de méthodes variés. Néanmoins, leur essor démontre que la nécessité des analyses collaboratives, au prisme de méthodologies complémentaires, est acquise (Okumusa et al. , 2018). Pluri- et interdisciplinarité ne remettent pas en question l’apport disciplinaire, mais aspirent à établir

une dynamique dialectique avec les disciplines institutionnalisées, [qui] oscille constamment entre la nécessité de prendre en compte les acquis et compétences disciplinaires existantes, et le besoin de dépassement de ces mêmes cloisonnements disciplinaires, pour co-construire de nouveaux processus de recherche au-delà des disciplines et irréductibles à celles-ci dans l’étude de la complexité du touristique. (Darbellay et Stock, 2012)

Cependant, l’étude du tourisme est confrontée aujourd’hui à un autre enjeu, à savoir celui de sa mondialisation. Ce concept est défini par Olivier Dollfus comme «  l’échange généralisé entre les différentes parties de la planète, l’espace mondial étant alors l’espace de transaction de l’humanité » (2007 : 15). La mondialisation relève d’un processus amorcé depuis longtemps en plusieurs étapes (Grataloup, 2015), dont le nombre varie en fonction des variables retenues. Jacques Lévy en identifie sept (2013), de la préhistoire à nos jours. Néanmoins, trois sont le plus souvent reprises, correspondant : aux Grandes Découvertes entre la fin du XV e et le XVII e  siècle, cristallisant «  la connexion entre les différentes sociétés de la planète  » ( ibid. , 2013 : 690) ; à la constitution d’un espace mondial des échanges, notamment économiques mais aussi migratoires, éperonnée par la seconde révolution industrielle entre 1870 et 1914 ; et enfin à l’émergence d’une «  société-Monde comme enjeu  » ( ibid.  : 692), à partir des années 1970 et 1980. Cette dernière est marquée par une mise en système du monde, intégrant des aspects non seulement économiques, mais aussi sociaux, culturels et environnementaux. Si le tourisme a pris part à la seconde mondialisation, il s’inscrit encore davantage dans la troisième, qui transforme son fonctionnement, par sa globalisation (Duhamel et Kadri, 2011 ; Gay et Decroly, 2018). Cette dernière mondialisation favo rise la reconnaissance d’une troisième révolution touristique, qui s’inscrit après sa genèse (1 re  révolution, de la fin du XVIII e  siècle au XIX e  siècle) et sa diffusion sociale (2 e  révolution, à partir de 1945) (Violier, 2021).

Or, jusqu’à la fin du XX e siècle, l’internationalisation du tourisme a été essentiellement analysée comme un processus de diffusion d’une activité occidentale. De ce fait, la rencontre avec les populations autochtones qu’il génère a été largement étudiée par ses effets, successivement considérés comme positifs puis négatifs, sur des sociétés locales qui les subiraient . Dans ce contexte, la mondialisation du tourisme a été principalement analysée au travers du concept d’ acculturation , mais dans un sens restrictif et subverti se rapprochant de celui d’ occidentalisation . Cependant, le XXI e  siècle est marqué par le double mouvement de l’essor des tourismes domestiques, réinventant les pratiques au prisme des particularismes culturels locaux et du développement de la recherche dans les pays émergents du tourisme. Des revues scientifiques, reconnues à l’échelle internationale, se font jour en Malaisie, en Inde ou en Chine ( Asia-Pacific Journal of Innovation in Hospitality and Tourism , International Journal of Hospitality and Tourism Systems , Tourism Sciences , etc.). Ce phénomène atteste de la complexité des processus de diffusion du tourisme dans le monde, entre appropriations, résistances et innovations. Elle induit de penser la recherche en tourisme en intégrant la diversité culturelle, qui s’exprime tant au travers des objets d’étude que de leur construction par la cognition des chercheurs. De ce fait, nous considérons qu’il est essentiel d’analyser la mondialisation du tourisme en mobilisant la recherche interculturelle. Nous ne définissons pas cette dernière comme une discipline ( Rafoni, 2003), mais comme une démarche épistémologique reposant à la fois sur l’objet et la méthode. Comme champ de recherche, elle porte, selon Margalit Cohen‐Emerique (2011) , sur l’étude de trois thématiques complémentaires : 

  • la diversité culturelle (y compris la comparaison d’un même phénomène d’une culture à l’autre) ;

  • les changements culturels, sociaux et psychologiques, créés par les contacts entre groupes de différentes cultures ;

  • les processus d’interaction entre individus et groupes de cultures différentes.

Comme approche méthodologique, elle induit la nécessité de décentrement, reposant sur la consciencialisation du caractère construit de la connaissance et la subjectivité du chercheur, en interaction avec les sujets observés (Gajardo et Leanza, 2011).

L’interdisciplinarité n’induisant pas la disparition des disciplines, mais leurs interactions, nous proposons d’analyser plus spécifiquement l’apport de la recherche interculturelle pour l’approche géographique du tourisme. À l’instar de Rémy Knafou et ses collègues (1997 ), nous considérons que l’étude du tourisme par la géographie ne relève pas d’une branche autonome, mais d’un de ses champs d’analyse. L’approche géographique du tourisme se définit, dès lors, par la volonté de « mettre à profit les concepts et les méthodes de la géographie pour étudier le tourisme et, dans le même temps, se servir d’une meilleure connaissance du fonctionnement de l’activité touristique et des lieux touristiques pour faire progresser la géographie en général et l’analyse de la transformation des lieux en particulier » (cité dans Stock et al. , 2017 : 98). Ainsi, si la géographie peut éclairer l’étude du tourisme et des loisirs, cet objet peut aussi, en retour, enrichir la géographie.

Nous exposerons cette démarche en nous appuyant sur des recherches que nous effectuons en Indonésie. Pour ce faire, nous reviendrons, en premier lieu, sur la notion de recherche interculturelle et ses concepts, avant d’expliciter leur apport pour l’approche géographique du tourisme, mais aussi leur enrichissement par cette approche. Nous préciserons par la suite en quoi le tourisme en Indonésie relève d’une invention interculturelle. Enfin, nous expliquerons notre assimilation méthodologique de la recherche interculturelle dans l’approche géographique du tourisme en Indonésie. Nous préciserons la posture épistémologique qu’elle suppose et ses outils, intégrant un consortium interculturel, des transferts et adaptations de méthodes, et enfin la confrontation et la déconstruction des concepts.

Penser la recherche interculturelle comme outil méthodologique de l’approche géographique du tourisme

Recherche interculturelle et interculturation

Les origines de la recherche interculturelle peuvent être remontées au foisonnement intellectuel, qui a marqué l’Europe et l’Amérique du Nord, de la fin du XIX e  siècle à la première moitié du XX e (Tylor, 1871 ; Boas, 1888 ; Durkheim et Mauss, 1913 ; Park et Burgess, 1921 ; Mead, 1928 ; Benedict, 1934, etc.). Les travaux de ces chercheurs, notamment en anthropologie et en ethnologie, ont permis la reconnaissance de la complexité des cultures, démentant la conception d’une civilisation universelle, basée sur le double a priori d’une nécessaire inscription dans une démarche de progrès empruntée au positivisme, et d’une suprématie culturelle de l’Occident. Ces chercheurs ont essentiellement étudié les sociétés dites « primitives » en s’intéressant plus particulièrement à leurs modes de transmission interne. Or, cette approche sera élargie, notamment grâce aux travaux de l’anthropologue Herskovits qui, dans les années 1930, s’est intéressé à la culture noire américaine, relevant d’un syncrétisme culturel complexe. Ces analyses lui ont permis de valoriser des processus d’acculturation résultant d’une interpénétration civilisationnelle. Face à ces nouveaux enjeux, qui rejoignent les préoccupations des sociologues de l’École de Chicago amorcées dans les années 1920, les anthropologues Robert Redfield, Ralph Linton et Melvin J. Herskovits publient en 1936 Memorandum for the Study of Acculturation , où ils définissent le concept comme : «  phenomena which result when groups of individuals having different culture come into continuous first-hand contact with subsequent changes in the original cultural patterns of either or both groups  » (p. 149).

En dépit de sa volonté d’intégrer l’idée d’interactions et d’influences réciproques, le concept d’acculturation a été presque immédiatement réduit à l’étude de l’assimilation d’une culture dominante au sein d’une culture dominée. En Europe, le concept d’acculturation est interprété dans le contexte de la colonisation, puis de la décolonisation. En France, l’anthropologie est marquée, à partir des années 1950, par l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, analysant la transmission culturelle au travers du paradigme structuraliste. L’anthropologue contribue à mettre en exergue la diversité culturelle des sociétés, dans une approche relativiste remettant en question la prétendue supériorité de l’Occident et la notion de « progrès ». Dans ce cadre, l’acculturation est comprise comme une perte d’identité. Le concept est détourné de son sens initial, par un contexte politique, pour se rapprocher de celui d’assimilation (Berry et Sam, 1997 : 295), qui privilégie un processus unidirectionnel et asymétrique d’un donneur vers un receveur – observation des effets de la culture occidentale sur d’autres cultures.

Les limites du concept d’acculturation vont être mises en lumière par les chercheurs en psychologie interculturelle, sur les plans théorique et épistémologique. Cette discipline est une science relativement récente, même si les liens entre étude de la culture et de la psychologie remontent à la naissance des deux disciplines. Néanmoins, c’est à partir des années 1990 qu’elle se formalise en tant que science, appelée cross-cultural psychology dans la recherche anglo-saxonne. Cette dernière est définie comme: «  the study : of similarities and differences in individual psychological functioning in various cultural and ethnocultural groups ; of ongoing changes in variables reflecting such functioning ; and of the relationships of psychological variables with sociocultural, ecological and biological variables  » (Berry et al. , 2011: 3). Elle a pour finalité de recouvrir l’étude des relations entre culture et psychisme dans leur ensemble, questionnant l’unité et la diversité du genre humain, l’universalité et/ou la relativité de la structuration psychique, et le rapport à l’altérité. Ces travaux ont permis à un certain nombre de chercheurs, plus particulièrement français, étudiant notamment les mobilités ( Camilleri et al ., 1990 ; Clanet, 1990 ; Demorgon, 2002 ; Belkaïd et Guerraoui, 2003 ; Blanchet et Coste, 2010), de souligner les limites de la notion classique d’acculturation, et de proposer de s’en affranchir en créant un nouveau concept : l’«  interculturation  » . Si le terme apparaît pour la première fois en 1982 dans un article de Gora Mbodj, sa définition est précisée en 1990, successivement par Claude Clanet et par Patrick Denoux. Clanet (1990 : 70) identifie l’interculturation comme :

L’ensemble des processus – psychiques, relationnels, groupaux et institutionnels – générés par les interactions de groupes repérés comme détenteurs de cultures différentes ou revendiquant une appartenance à des communautés culturelles différentes, dans un rapport d’échanges réciproques et dans une perspective de sauvegarde d’une relative identité culturelle des partenaires en relation.

Denoux y ajoute l’importance des individus, en écrivant :

Pour les individus et les groupes appartenant à deux ou plusieurs ensembles culturels, se réclamant de cultures différentes ou pouvant y être référés, nous appellerons interculturation les processus par lesquels, dans les interactions qu’ils développent, ils engagent implicitement ou explicitement la différence culturelle qu’ils tendent à métaboliser. (Denoux 2013 : 371)

Le concept d’interculturation offre ainsi de nouvelles perspectives de compréhension des échanges interculturels, rétablissant, selon le sociologue Jacques Demorgon (2002 : 197 ), «  clairement les humains entre eux, comme producteurs de leurs stratégies et de leurs cultures. Seule l’interculturation permet cette perspective de synthèse, en englobant ses acteurs, ses objectifs, ses processus, ses résultats  ». L’interculturation permet d’affirmer le caractère dynamique des processus de transmission culturelle, qui relèvent de modèles interactionnistes et constructivistes. Comme le souligne Denys Cuche (2002), l’individu n’est pas un simple contenant culturel soumis au déterminisme de l’«  enculturation  » – définie par Margaret Mead (1928) comme la transmission d’une culture, de normes et de valeurs, d’un groupe vers un individu. À défaut de ne recevoir que l’empreinte culturelle de son groupe, ce dernier réinterprète cet héritage suivant sa personnalité, son évolution, sa trajectoire. Il exploite son héritage culturel, qu’il contribue à faire évoluer à la lumière de ses propres expériences. En conséquence, Nadia Belkaïd et Zohra Guerraoui (2003 : 124-125) affirment : «  à travers sa propre dynamique, sa créativité, ses représentations, ses croyances, le sujet contribue à modifier son environnement culturel par le jeu incessant de ses constructions actives et interactives avec les autres membres de son entourage  ».

Le concept d’interculturation, qui se nourrit simultanément des sciences sociales et de la psychologie, a pour avantage de mettre l’accent sur l’interdépendance entre individus et groupes, dans la construction des sociétés en interactions ( ibid. ). Cette dialectique entre personne et société repose sur le fait que la culture ne peut être disjointe des individus qui la font vivre et se structurent à travers elle, par des processus de production/reproduction et construction/reconstruction de valeurs et de normes (Camilleri et Vinsonneau, 1996). Belkaïd et Guerraoui (2003 : 126) affirment ainsi  :

[L]es combinaisons entre cultures ne consistent pas en des juxtapositions, retraits ou ajouts de traits culturels, mais bien en des restructurations des différents éléments culturels toujours réinterprétés par les individus et les groupes en situation de contact […] L’intégration d’un objet nouveau se réalise donc au prix de sa nécessaire transformation, dans un double mouvement d’assimilation et de différenciation.

L’interculturation caractérise une mise en relation des sociétés et des individus qui dépasse la binarité (juxtaposition de deux entités culturelles) pour atteindre la ternarité (création d’une troisième réalité englobante par syncrétisme). Elle est fruit de l’articulation entre trois phénomènes complémentaires, rappelés par Guerraoui (2009 : 198)  : «  l’assimilation, par les individus, de certaines valeurs de l’autre ; la différenciation, à travers la revendication, par chacun, de certaines de ses spécificités ; mais aussi la synthèse originale par la création de nouvelles réalités culturelles englobant les apports réinterprétés des uns et des autres ». L’interculturation témoigne d’une « culture-processus » résultant de co-constructions intersubjectives (Camilleri et Vinsonneau, 1996) qui sous-tendent, dans la rencontre avec l’autre, « de tenter d’appréhender ce qui s’est déroulé « ici et maintenant » en ayant conscience que chacun s’inscrit dans son propre cadre de références culturelles, sociales et personnelles  » (Cohen‐Emerique, 2011 : 13). Les identités se structurent, en effet, pour beaucoup aujourd’hui dans la diversité culturelle. Elles sont plurielles et composites, caractérisées par l’adaptabilité au contexte, qui permet leur évolution tout au long de l’existence. De ce fait, la culture est constamment refaçonnée au travers de constructions interactives entre des individus qui la partagent et les éléments externes.

L’interculturation permet donc de réinterpréter la mise en relations des individus et des groupes issus de cultures différenciées, favorisant la création de cultures tierces par hybridation. Or, comme le rappelle Denoux (1995), ce processus nécessite la présence d’un espace de rencontre entre les différentes entités. Un espace qui leur donne la possibilité de

se situer les unes par rapport aux autres, et d’établir entre elles des relations qui se construisent dans la confrontation, l’échange, la négociation, nécessitant des ajustements constants de la part des individus. Cet espace de l’entre-deux, réel ou symbolique, à travers la dynamique qui s’y joue, faite de tension et de tissage, permet alors, à partir de la métabolisation de la différence culturelle, l’émergence d’une culture tierce. (Guerraoui, 2009 : 198)

L’interculturation, induisant une combinaison de mobilités et d’espaces de rencontre, peut ainsi interpeller la géographie, définie comme la science des sociétés dans leur espace et de l’espace des sociétés.

L’approche géographique du tourisme au prisme de l’interculturation : du transfert interdisciplinaire de concept

Le concept d’interculturation rejoint particulièrement les préoccupations culturelles de la géographie mises en exergue par Paul Claval (1992 : 14), qui déclare : «  Les faits culturels intéressent la géographie parce que l’espace et l’environnement interviennent dans les processus de transmission, et constituent une donnée essentielle de ce qui passe des uns aux autres.  » Par ailleurs, à l’instar de Denoux (1995), nombre de géographes insistent sur l’importance de l’individu dans la transmission et la construction de la culture. Ainsi, Claval (1992 : 18) affirme : «  L’étude des processus par lesquels la culture est transmise implique qu’on s’intéresse d’abord aux rapports individuels. Elle s’attache à la manière dont chacun reçoit des informations, se voit proposer […] des normes et peut accéder à tel ou tel type de connaissance.  »

L’interculturation, définissant la création de cultures originales par hybridation, nous apparaît être un concept appropriable par la géographie, en l’enrichissant du rapport à l’espace et à l’environnement. Nous postulons que les perspectives offertes par l’interculturation peuvent intéresser les chercheurs qui plaident, à l’instar de Jean-François Staszak ( 2008a), «  pour une géographie qui s’intéresse aux représentations sans les déconnecter des pratiques qui les produisent ou qu’elles déterminent ; pour une géographie qui ne coupe pas le culturel, du politique et du social […]   » . Le concept d’interculturation permet aussi de nuancer les effets de strictes homogénéisations associées à la mondialisation. En tant que mise en système du monde, elle favorise aussi, entre résistances, transferts et inventions, l’émergence de nouveaux modèles sociétaux.

Ce constat s’illustre notamment dans les dynamiques touristiques, qui génèrent des mobilités et des mises en contact de sociétés endogènes et exogènes. Le tourisme se veut un phénomène mondialisé et mondialisant (Duhamel et Kadri, 2011) se propageant, d’une part, par la mise en système du monde et en contribuant, d’autre part, à en diffuser certaines normes. Néanmoins, l’analyse spécifique des pratiques touristiques permet d’observer, dans les sociétés non occidentales qui accèdent au tourisme, l’émergence de modèles culturels tierces innovants, nourris de la rencontre de systèmes culturels locaux et étrangers, favorisant de nouveaux rapports collectifs et individuels à l’espace, au temps, et à l’autre et à soi (Hitchcock et al. , 2009 ; Singh, 2009 ; Cabasset-Semedo et al. , 2010 ; Pickel-Chevalier, et al. , 2018 ; etc.).

Si les flux du tourisme domestique sont difficiles à déterminer de façon précise, dans les pays émergents du tourisme comme dans les pays anciennement touristifiés – notamment en raison du non-franchissement de frontières –, leur essor est néanmoins incontestable dans de très nombreuses nations (Violier, 2021). Or, si le tourisme a pour caractéristique générique de relever d’activités d’agrément, permettant une rupture spatio-temporelle des individus et des groupes et favorisant la recréation par le biais de la récréation, ses modèles sont très variés, en fonction des nationalités. Ainsi, les tourismes domestiques témoignent de schémas très diversifiés, dans leurs modes de développement, leur organisation spatio-économique, leur gouvernance et leurs types de pratiques et de représentations socioculturelles. Leurs trajectoires de développement ne peuvent donc plus être réduites à de simples transferts de modalités héritées des politiques coloniales, voire néocoloniales. Le tourisme ne se définit plus comme un ensemble d’usages et de normes, imposé par une population dominante – les colons – sur le territoire d’une population dominée. Son appropriation, par les élites puis les classes moyennes des pays concernés, a permis sa redéfinition culturelle, sociale, mais aussi spatiale, s’émancipant de ses caractéristiques initialement occidentales.

Nous postulons donc que l’interculturation offre aux géographes de nouvelles perspectives de compréhension des effets pluriels du tourisme mondialisé, par la mise en lumière de la complexité des interactions tissées entre groupes et individus issus de sociétés différentes, du fait de leur co-présence sur les lieux du tourisme. Des interactions qui permettent un double mouvement, d’apparence contradictoire, de transformation et de conservation – par la volonté de se distinguer de l’autre – favorisant l’émergence de nouveaux modèles sociétaux syncrétiques.

Par ailleurs, nous pensons que l’approche géographique du tourisme peut, en retour, enrichir le champ d’application du concept d’interculturation. Ce dernier a été créé par des chercheurs en psychologie interculturelle analysant plus particulièrement les transformations observées chez les populations immigrées et les enfants de ces populations. L’utilisation de ce concept par les géographes étudiant le tourisme le confronte à de nouvelles perspectives et interrogations. En effet, l’interculturation peut être examinée par les pratiques, les représentations et les systèmes singuliers caractérisant le tourisme, à savoir :

  • des mobilités en partie inversées, des centres vers les périphéries, correspondant à des déplacements volontaires vers des destinations choisies ;

  • de modes d’habiter et de territorialité, inscrits dans des temporalités strictement délimitées, relativement courtes, mais pouvant être répétées ;

  • des relations physiques et phénoménologiques à l’environnement et à la nature ;

  • des modes de construction identitaire, intégrant les questions du genre, au travers de la mise en contact avec une altérité en partie choisie et souvent largement mystifiée ;

  • des modes de corporéité émanant d’une mise en action et mise en scène des corps sur les lieux du tourisme, grâce à des activités de loisirs – farniente, pratiques sportives, déambulation, etc.

Les géographes peuvent aussi interroger l’interculturation dans la co-construction des systèmes touristiques, impliquant à la fois des acteurs endogènes (population, pouvoir public aux différentes échelles du territoire, entreprises privées locales) et exogènes (entreprises privées internationales, organisations non gouvernementales, instances internationales, touristes). Cette co-construction induit la mise en place de gouvernance, nécessitant un partage de normes, de codes et de valeurs. Elle induit aussi une compréhension des acteurs, en dépit de leurs différences socioéconomiques et géoculturelles, qui questionne nt aussi les processus d’interculturation.

Le tourisme en Indonésie : un objet de recherche interculturelle

Invention de la civilisation urbaine et industrielle occidentale du XIX e  siècle (MIT, 2005), le tourisme est initialement transféré en Indonésie par les Européens, dans le contexte de la colonisation hollandaise. Favorisé par l’ouverture du canal de Suez en 1896, le tourisme en tant que système d’acteurs, de pratiques et de lieux ( ibid. ) se met véritablement en place en Indonésie – et plus particulièrement sur l’île de Java puis de Bali – à l’aube du XX e  siècle (Pickel-Chevalier, 2019). Il est orchestré par le pouvoir central dans un triple objectif : maintenir sur place les expatriés en leur offrant des agréments locaux ; avoir de nouveaux apports économiques par le tourisme international ; mais aussi et surtout pallier l’image de brutalité alliée à la colonisation dans les Indes orientales, en organisant le tourisme dans l’archipel. C’est dans ce dessein politique et économique (Cabasset, 2000) que le tourisme s’institutionnalise en Indonésie avec la création en 1908 du Bureau officiel de tourisme des Indes orientales hollandaises. Or les premiers lieux touristiques, en partie instrumentalisés par les autorités hollandaises, attestent d’ores et déjà d’importants phénomènes de syncrétisme interculturel. En effet, ils combinent anciens lieux de villégiature de l’aristocratie indonésienne – délassement et divertissements dans les palais d’eau – et centres d’intérêt des voyageurs européens du XIX e  siècle – orientalisme combinant attrait pour les cultures traditionnelles et la nature luxuriante (Pickel-Chevalier et al. , 2018).

Ce processus s’est poursuivi avec le développement du tourisme domestique, à partir de l’Indépendance, dans le cadre de la politique menée par le président Sukarno, dénommée l’Ordre ancien, entre 1945 et 1967. Cette politique est caractérisée par une volonté de fermeture aux influences étrangères, dans l’objectif de construire une nation indépendante entre les deux blocs, de l’Est et de l’Ouest. Sukarno aspire à l’édification d’un troisième bloc autonome, dont l’Indonésie serait à la tête. Dans ce contexte, le redéveloppement du tourisme devient vital à certaines régions qui s’étaient structurées autour du tourisme international depuis un demi-siècle. Les Indonésiens sont donc invités à s’approprier les anciens espaces touristiques des Européens, dans un double objectif économique et nationaliste – intégration des hauts lieux historiques et culturels du pays. Grâce aux réparations dues par le Japon après-guerre (Traité de San Francisco), de nouvelles infrastructures ont aussi pu voir le jour en tendant à se caler sur les standards internationaux, plus particulièrement à Bali et à Java (Picard, 1992).

Cette politique ne permet cependant qu’un développement du tourisme très limité, au sein d’un pays marqué par de fortes inégalités de richesse. De plus, les élites économiques et sociales indonésiennes qui investissent les anciens lieux touristiques des Occidentaux n’en assimilent guère les pratiques culturelles, en particulier liées aux littoraux – esthétique des corps bronzés, dénudement, bains dans l’océan. Aussi le succès de ces sites est-il modéré, notamment en raison de la disparition de ce qui constituait leur principal centre d’intérêt au regard des Indonésiens : leur exotisme associé à leur fréquentation internationale. En effet, l’exotisme, souvent réduit par ethnocentrisme occidental à l’orientalisme depuis le XVIII e  siècle, se définit en réalité par le goût de l’étranger (Staszak, 2008b). Ce concept relève moins d’une réalité que d’une interprétation exogène de cette dernière, construite au travers du prisme des représentations culturelles projetées sur elle. Elle est donc teintée de mystifications, favorisant la fascination. Ainsi, les touristes occidentaux – appelés indistinctement Bule quelle que soit leur nationalité, pourvu qu’ils soient « blancs » – suscitent par leurs différences physiques (blancheur de l’épiderme, nez fin, parfois blondeur des cheveux), comme par leurs rapports au corps et à l’espace (allongement sur le sable, dénudement, exposition de la peau au soleil, bain de mer), l’exotisme, l’attractivité de l’altérité, pour les populations indonésiennes.

Il faut attendre la réouverture de l’Indonésie aux influences extérieures pour que les tourismes internationaux et domestiques se développent de concert, sous le régime du général Suharto, dans le cadre de l’Ordre nouveau (Hitchcock et Darma Putra, 2007). Le tourisme international est utilisé comme moteur de développement orchestré par les acteurs politiques centraux qui privilégient la valorisation de Bali et, secondairement, de Yogyakarta, considérée comme la capitale culturelle de Java. Ce choix ne relève pas que des considérations économiques. Comme pendant la période coloniale, le développement du tourisme en Indonésie est aussi lié à des stratégies politiques d’unité nationale (Cabasset, 2000). Elle passe par l’intégration de marges socioculturelles comme Bali (à dominante hindoue dans un pays majoritairement musulman) et par la mise en valeur de marqueurs culturels identitaires communs. L’identification de ce patrimoine indonésien privilégie les sites javanais et balinais, dans le cadre d’une construction nationale autour de la domination de Java et de la mystification du royaume de Majapahit (XIII-XVI e  siècles), promu comme aux origines de la nation indonésienne, en raison de sa vaste étendue dans l’archipel (Vickers, 2012).

Une rupture historique s’opère dès 1990, alors que le nombre de touristes indonésiens (686 000) dépasse celui des touristes étrangers (490 000) à Bali. Les investissements très importants dans de nouveaux équipements touristiques, en particulier à Bali, et la libéralisation des flux aériens, favorisent un essor exponentiel du nombre de touristes internationaux. Or ce tourisme international, alors largement composé d’Européens, d’Australiens et d’Américains du Nord, dynamise le tourisme domestique. Enfin, l’effondrement du régime Suharto, en 1998, permet la construction démocratique du pays, alors que s’ouvre l’ère de la Réforme . L’évolution politique et sociale de l’Indonésie, agrégée à la poursuite de sa croissance économique, constitue un terreau propice à l’avènement de classes moyennes, bénéficiant d’un certain pouvoir d’achat, mais aussi d’un capital culturel grandissant, en raison d’une accessibilité à l’éducation renforcée. Ce développement permet l’affirmation du tourisme domestique indonésien, soutenu par les gouvernements locaux pour être considéré comme moins volatile que les flux internationaux, qui se sont momentanément effondrés en 2002 et 2005 à la suite des attentats à Bali (Hitchcock et Darma Putra, 2007). De la rencontre des conjonctures nationales et internationales naît donc une nouvelle configuration, qui s’illustre par un accroissement spectaculaire du tourisme domestique, particulièrement visible à Bali où les flux internes passent de 686 000 en 1990 à 2 millions en 2004, 4,6 millions en 2010, et 10,5 millions en 2019 [1] .

Si le transfert du tourisme en Indonésie émane, initialement, d’interactions entre culture(s) indonésienne(s) et culture(s) occidentale(s), son développement actuel se complexifie, du fait de la mondialisation de certaines destinations. En effet, la répartition du tourisme international demeure très inégale dans l’archipel. Les 16 millions de touristes internationaux (2019) [2] se concentrent essentiellement sur quatre haut-lieux : Bali ; Jakarta à Java (tourisme de passage, la capitale constituant une porte d’entrée du pays) ; Yogyakarta à Java ; et Batam (îles Riau) à Sumatra (carte 1).

Carte 1

L’inégale répartition du tourisme international et domestique en Indonésie

Sources: Ministry of Tourism of the Republic of Indonesia (2019); Conception: S. Pickel-Chevalier. Réalisation: V. Mondou

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À Bali, qui constitue la principale destination du tourisme de longs séjours, les populations locales, comme les touristes domestiques très nombreux (10,5 millions), côtoient 6,5 millions de vacanciers issus de tous les continents (2019). Néanmoins, l’hypermobilité touristique du début du XXI e  siècle reste inféodée à des logiques de proximité géographique. Ainsi, les touristes internationaux de Bali proviennent majoritairement de foyers émetteurs proches : Australie et Chine. Secondairement, ils viennent aussi d’Inde, du Japon, de Malaisie, de Singapour, mais aussi du Royaume-Uni, des États-Unis, de France et d’Allemagne (graphique 1).

Graphique 1

Provenance des touristes internationaux de Bali, 2019 [3]

Source : < https://disparda.baliprov.go.id/category/data-statistik/ > , 21 février 2021.

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Cette mondialisation des destinations ne signifie pas nécessairement une homogénéisation des pratiques. L’analyse de l’offre des tours opérateurs (TO) français, australiens, chinois, américains et indonésiens à Bali permet d’observer que les touristes venant d’aires géoculturelles variées ne fréquentent pas exactement les mêmes sites sur l’île (Pickel-Chevalier et al. , 2017). Certains constituent certes des hauts lieux emblématiques que l’on ne peut manquer sous peine de ne pas faire une visite considérée comme « complète » de l’île. Parmi eux, se démarquent des plages en vogue du Sud, des temples symboliques, ou la capitale culturelle d’Ubud. Toutefois, au-delà de ces lieux consensuels, la visite de Bali témoigne de modèles de fréquentation pluriels, depuis les concentrations les plus élevées – offres des TO chinois et américains – jusqu’aux dispersions les plus fortes – offres des TO indonésiens et français (carte 2). Ces différentes pratiques engendrent des territorialités différenciées de l’île, fruit d’une combinaison de critères historiques (accès de la société au tourisme et aux loisirs), socioculturels (rapport aux activités ludiques et sportives, rapport au corps et à l’autre, intérêt pour la culture et le patrimoine, sensibilité au confort), mais aussi économiques (prix des destinations, des services et des commerces).

Carte 2

Sites proposés par les principaux tours opérateurs indonésiens, français, américains, chinois et australiens à Bali, attestant de centres d’intérêt et pratiques différenciés des touristes en fonction de leur nationalité (Pickel-Chevalier, 2017 : 52)

Sources : Tours Opérateurs; Travaux de P. Violier, S. Pickel, 2016. Fond de carte : DivaGis, 2014; Relief : SRTM, 2014. Réalisation : ESO-Angers, Université d’Angers-CNRS, 2016.

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L’apprentissage des pratiques touristiques passant initialement par la co-présence des vacanciers sur un lieu ou une destination touristique, on comprend que l’appropriation du tourisme et des pratiques des loisirs par les Indonésiens résulte de phénomènes d’interculturation complexes (Pickel-Chevalier et al. , 2018). Loin de se réduire à une acculturation unilatérale, cela relève de co-constitutions plurielles, combinant les influences.

Le tourisme génère, donc, des transformations dans les pratiques et les représentations des touristes indonésiens mis en contact avec de nombreux touristes internationaux, mais aussi au sein des populations réceptives. Cette co-constitution résulte d’une dialectique entre volontés d’ouverture et choix de fermeture des sociétés locales aux influences exogènes. Ce phénomène s’exprime particulièrement à Bali, qui constitue la destination la plus internationalisée de l’archipel, mais aussi la plus convoitée par les touristes domestiques, provenant à près de 80 % de Java (Pickel-Chevalier, 2019). Or, la société balinaise, qui se façonne grâce à sa mise en tourisme depuis plus d’un siècle (Picard, 1992 ; Vickers, 2012), tend à démontrer la capacité du tourisme à être un acteur d’interculturation pour les populations locales, se construisant individuellement et en groupe, au travers de leur mise en contact avec des populations issues de cultures différentes. Ces relations leur permettent de se définir, dans des schémas perpétuellement en mouvement, au fil de l’articulation du triptyque intégration/résistance/innovation.

Après avoir analysé l’apport de la recherche interculturelle pour l’approche géographique du tourisme, en l’illustrant par l’étude de cas du tourisme en Indonésie, et plus particulièrement à Bali, nous proposons d’exposer notre démarche épistémologique, répondant à cet enjeu.

Une épistémologie de la recherche interculturelle appliquée à l’approche géographique du tourisme en Indonésie

L’application de la recherche interculturelle à la géographie du tourisme en Indonésie nécessite la mise en place d’une méthodologie incorporant ses concepts, tels que l’interculturation, mais aussi ses objectifs. Selon Denoux (1995), l’épistémologie de la recherche interculturelle doit notamment questionner «  l’adéquation des méthodes employées dans un autre contexte culturel ou appliquées sur un terrain culturellement hétérogène » et « l’ancrage culturel des théories développées, qu’il s’agisse d’interroger leurs enracinements culturels au profit des exigences scientifiques ou de critiquer leurs traductions institutionnelles dans une visée plus politique […]  » (cité dans Rafoni, 2003 : 18). Pour ce faire, elle privilégie l’étude de cas, pensée en amont et en aval de la théorisation. Afin de l’illustrer, nous exposerons notre méthode, aspirant à intégrer la démarche de la recherche interculturelle dans l’approche géographique du tourisme en Indonésie. Pour l’heure, nos travaux se sont concentrés essentiellement sur Bali, principale destination du tourisme international et domestique en Indonésie, et secondairement sur Java, qui constitue aussi un haut-lieu du tourisme de l’archipel. Nous commençons néanmoins à explorer d’autres îles, et notamment Sumatra. L’étend ue géographique et la diversité économique, socioculturelle et religieuse du pays induisent une immersion progressive et un développement de collaborations spécifiques pour chaque nouveau terrain d’étude.

Une approche constructiviste structuraliste en quête de décentrement

Le concept d’interculturation exige un décentrement et un relativisme cognitif (Boudon, 2008) qui repose sur la consciencialisation du caractère construit des objets de recherche. En cela, il s’inscrit dans une analyse constructiviste structuraliste des sociétés, en étudiant la capacité créatrice des individus confrontés à des structures physiques, culturelles et sociales, qu’ils réinterprètent au travers de leur personnalité, leur histoire et leurs représentations, pour construire leur identité encline à de constantes évolutions. En effet, le constructivisme structuraliste est défini par le sociologue Pierre Bourdieu à la jonction d’une double dimension objective et construite. Il précise :

Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu’il existe, dans le monde social lui-même, […] des structures objectives indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs. (1987 : 5)

Bourdieu définit les habitus comme «  des systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins […] » (1987 : 88). Quant au champ, il relève, selon Anne-Catherine Wagner, d’un « microcosme social relativement autonome à l’intérieur du macrocosme social. Chaque champ (politique, religieux, médical, journalistique, universitaire, juridique, footballistique…) est régi par des règles qui lui sont propres et se caractérise par la poursuite d’une fin spécifique. » (2021 : 50)

Cette approche induit aussi la prise en considération de la subjectivité du chercheur, participant à la fabrication de son objet d’étude. Michel Lussault rappelle que le constructivisme pose

comme principe que la cognition procède par l’élaboration d’énoncés qui construisent l’objet de connaissance […] Ainsi, le Monde n’est-il connaissable, connu et reconnu, découpé en objets délimités et interreliés, qu’en vertu des opérations que le sujet réalise dans son expérience de cognition. Le sujet, dans cette optique, est à la fois un observateur et un modélisateur qui énonce des modèles de la « réalité connaissable ». (2013 : 223)

Cette démarche intellectuelle a été appropriée par d’autres géographes, dont Guy Di Méo. Celui-ci affirme l’importance pour la géographie sociale de parvenir à concilier analyse du tangible et de l’intangible, grâce à un dialogisme entre étude des structures physiques et sociales, d’une part, et représentations des individus, d’autre part. Il estime que «  l’espace géographique constitue le produit élaboré par les sociétés humaines avec les matériaux de la nature, au gré de leurs représentations et de leurs techniques  » (2016 : 1). Selon Di Méo, l’espace géographique est une co-construction combinant l’ espace de vie , concernant les pratiques des individus et des groupes dans leurs spatialités, et l’ espace vécu , émanant de leurs représentations, qui interagissent «  car les représentations s’imbibent des pratiques qu’elles induisent  » (2016 : 6).

Cette dialectique permet de mettre en évidence le caractère co-construit des espaces et des lieux, au travers des pratiques et des représentations des individus et des groupes. Ainsi, nous rejoignons la définition de Di Méo ( ibid.  : 15) qui postule que

La géographie sociale tient compte des différentes formes de structuration de l’espace, mais aussi de ses vécus par les êtres humains socialisés qui le produisent. Il s’agit d’un structuralisme constructiviste et humaniste qui installe la mécanique des rapports sociaux et spatiaux en amont des formes culturelles qu’elle produit.

La recherche interculturelle appliquée à l’approche géographique du tourisme induit donc la consciencialisation du caractère élaboré de la connaissance, tributaire de l’habitus du chercheur, pour analyser des objets scientifiques qui sont, eux aussi, construits au travers des vécus et des représentations des individus et des groupes. Nos travaux s’inscrivent dans une démarche épistémologique constructiviste structuraliste qui répond à cette quête de décentrement et de relativisme cognitif. Elle suppose aussi l’utilisation d’outils méthodologiques afin de parvenir à relever « le défi des diversités » (Gajardo et Leanza, 2011). Nous présenterons ces derniers, mis en œuvre dans le cadre de nos recherches en In donésie, qui reposent sur l’élaboration d’un consortium international ; le transfert induisant l’adaptation des méthodes ; et le partage des concepts, entre confrontation, assimilation et déconstruction.

Outils de l’approche géographique interculturelle du tourisme en Indonésie

Un consortium international combinant partage culturel et diversité

L’approche interculturelle de la géographie du tourisme et l’étude des phénomènes d’interculturation requièrent « l’adéquation des méthodes employées dans un autre contexte culturel » (Denoux, 1995). Celle-ci nécessite des collaborations internationales. Ainsi, les recherches que nous conduisons reposent essentiellement sur la création de consortiums internationaux, associant a minima chercheurs français et indonésiens (association ATREI [4] ), mais qui peuvent être aussi issus d’autres nationalités, notamment anglaise ou australienne (Pickel-Chevalier, 2017). Le travail collaboratif demande une combinaison de partage de culture et d’intégration de la diversité. En effet, les membres du consortium ont en commun, au-delà de leur nationalité, d’être des universitaires en quête d’objectivisation par rapport à leur sujet d’analyse. Ils sont le plus souvent géographes, mais peuvent provenir d’autres disciplines, notamment la sociologie, l’économie ou les sciences de gestion, ce qui suppose aussi l’incorporation de l’interdisciplinarité. Ils partagent une partie de leurs références bibliographiques, considérées comme internationales, pour être publiées dans des revues anglophones reconnues.

Le consortium suppose aussi la maîtrise d’une langue d’intermédiation, à savoir l’anglais. Les chercheurs français et indonésiens ne connaissent pas toujours suffisamment les subtilités de la langue de chacun –  d’autant qu’il existe plus de 100 langues en Indonésie  – pour parvenir à des analyses fines. L’anglais doit, donc, être parfaitement maîtrisé pour parvenir à la construction des protocoles de recherche, la mise en place des outils d’enquête et la conduite de certaines, l’analyse des données et enfin leur valorisation, à destination de revues à rayonnement international. L’anglais n’est toutefois pas la seule langue utilisée. Il est exploité dans une approche triangulaire, combinant langue(s) native(s) des chercheurs et langue d’intermédiation. Cette approche permet d’accéd er à une bibliographie large, publiée en français, en indonésien et en anglais, mais aussi de conduire des enquêtes de terrain dans des villages parfois reculés, où l’on ne parle que le Bahasa Indonesia (langue nationale), voire le dialecte local .

La diversité culturelle permet, dès lors, l’intégration de sources primaires et secondaires élargies, mais aussi l’accès à la complexité dans l’analyse des phénomènes socioculturels. Si la pluralité est une composante essentielle à ces travaux collaboratifs, elle nécessite néanmoins d’être adossée à une dynamique d’interactions entre les chercheurs, facilitée par les déplacements des membres du consortium dans les pays de leurs collègues. Ainsi, les universitaires français voyagent en Indonésie dans le cadre de leurs terrains d’étude, tandis que la plupart des chercheurs indonésiens mobilisés ont séjourné en France, voire dans un pays occidental (Royaume-Uni, Australie), au cours de leur formation (en Master, doctorat ou programme postdoctoral). Ces immersions favorisent les échanges et la compréhension des singularités culturelles des populations collaborantes.

Des méthodes, entre transferts et adaptation

L’approche géographique interculturelle du tourisme requiert un transfert des méthodes. Celui-ci combine l’application de démarches de recherche devenues internationales et l’incorporation des singularités socioculturelles des terrains d’étude. Nous considérons en effet, à l’instar de Jacques Scheibling , que la géographie se définit comme une science sociale à la fois idiographique et nomothétique, ce qui en fait la richesse. Celui-ci affirme :

La géographie n’est pas idiographique ou nomothétique : elle est les deux à la fois. Idiographique, parce que chaque société se caractérise par des traits singuliers inscrits sur son territoire, fruit d’une histoire spécifique et d’un fonctionnement actuel. Nomothétique, parce les structures territoriales, au-delà de leurs spécificités, peuvent correspondre partiellement à des types plus ou moins généraux qui se retrouvent partout ou seulement ailleurs. (1994 : 163)

Cette dualité est héritée de l’histoire de la géographie, à dominante idiographique dans la période vidalienne, et à hégémonie nomothétique dans les modèles spatiaux-économiques de l’entre-deux-guerres et de la « nouvelle géographie ». Si les deux courants se sont diachroniquement opposés, ils se complètent aujourd’hui, par un va-et-vient constant entre les études des singularités du terrain et la recherche de lois socio-spatiales, à partir des faits observés. Nous adhérons donc à une démarche reposant sur la relation fondamentale et nourricière entre étude de cas et conceptualisation, mise en exergue par d’autres sciences sociales, notamment l’anthropologie (Lévi-Strauss, 1949) et la sociologie (Passeron et Revel, 2005 ; Yin, 2018). De la sorte, l’étude de terrain nécessite l’exploration conceptuelle préalable du sujet. Ces connaissances serviront de support aux recherches de nos consortiums, mais seront aussi mises à l’épreuve par elles, en permettant leur confirmation, infirmation ou inflexion.

Ce positionnement nous conduit à privilégier une démarche dialogique. Ainsi, nos travaux s’amorcent par des recherches bibliographiques internationales et plurilingues, permettant la rédaction d’une revue de littérature critique relative aux concepts et enjeux dans lesquels s’inscrivent les terrains que nous souhaitons étudier. L’analyse documentaire permet aussi de comprendre les évolutions structurelles des phénomènes étudiés. Cette revue nous permet de construire notre objet d’étude et notre problématique. Ces premières étapes sont suivies de la construction du protocole de recherche, intégrant la mise en place d’une méthodologie d’enquête et la détermination de leurs échantillons et lieux d’administration. Les résultats de ces enquêtes sont par la suite co-analysés par le consortium. Leur étude nourrit le double dessein de répondre à la problématique énoncée, d’une part ; et d’interroger leur capacité à alimenter la réflexion nomothétique globale, par l’enrichissement du postulat conceptuel initial, d’autre part.

Dans ce contexte, notre approche méthodologique privilégie la complémentarité des techniques d’enquêtes. Les analyses qualitatives sont essentielles à la compréhension constructiviste des phénomènes étudiés, en combinant entretiens semi-directifs interprétatifs et observations directes participantes et non participantes. Toutefois, les enquêtes quantitatives peuvent introduire les recherches, en permettant de saisir les tendances et donc de positionner les réponses des personnes interrogées dans le cadre des entretiens (représentatives d’une pensée dominante ou marginale, par rapport au sujet). Les objets de la recherche en sciences sociales relevant de co-constitutions, ils sont par essence pluriels et exigent le croisement d’approches permettant leur compréhension dans leur complexité. Nous pouvons, toutefois, être amenés à devoir nous concentrer uniquement sur l’approche qualitative, en raison des spécificités de certains sujets, par exemple la rareté des personnes impliquées dans un phénomène, ne permettant pas la conduite d’enquête quantitative.

L’élaboration du sujet et de sa problématique induit le choix des méthodes d’enquêtes utilisées en fonction de leur pertinence (dans quelle mesure la méthode est opérationnelle) et leur faisabilité (quels sont les moyens dont nous disposons pour la mener à bien). Or, pertinence et faisabilité exigent une adaptation aux particularismes du terrain. Dans le cas indonésien, les techniques d’enquête, surtout qualitatives, supposent la connaissance fine de la structuration des villages et des hiérarchies en place, qu’il est nécessaire de respecter. Elles permettent d’accéder à toutes les strates des populations, mais dans un ordre en adéquation avec l’organisation sociétale locale. Par ailleurs, le chercheur extérieur est perçu comme un invité et doit en cela se conformer aux codes comportementaux en vigueur. Ainsi, il doit attendre d’être présenté au préalable par un collègue indonésien, déjà connu de la personne interrogée qui le reçoit. Ce protocole suppose l’attente de se voir donner la parole par son hôte, tout en intégrant le codage de la sociabilité qu’il a organisé e à son égard (thé, café, mets offerts par l’hôte). L’entretien nécessite une mise en confiance du répondant, par l’intégration de son système de valeur, reposant sur l’introduction par un tiers déjà connu et reconnu par lui, et les marques de respect à son égard, dans une recherche de réciprocité entre hôte et invité (chercheur extérieur). L’intermédiation est donc essentielle, tant dans un contexte linguistique que compor temental.

Les concepts et les modèles : de la confrontation à la déconstruction

Enfin, la recherche interculturelle induit la consciencialisation de l’ancrage culturel des théories (Denoux, 1995). De ce fait, elle exige la confrontation des concepts nationaux [5] et internationaux, largement dominés par la recherche anglophone, aux singularités culturelles du monde. Ainsi, l’étude des effets socioculturels et économiques du tourisme en Indonésie, et plus particulièrement à Bali et à Java, nous a permis d’interroger la prétendue universalité de certains modèles. Nous ne donnerons que quelques exemples, en revenant sur les notions de nature, de durabilité, de genre, et sur les modes de diffusion du tourisme balnéaire, qui mettent en exergue des processus d’interculturation.

Ainsi, avons-nous interrogé, dans le cadre de recherche s associant plus particulièrement géographes français et balinais, le concept de nature [6] . En tant que construction sociale, il relève d’une interprétation de l’environnement ayant évolué en Occident, au prisme des sciences, de la philosophie et des arts, de l’Antiquité jusqu’à nos jours (Larrère et Larrère, 1997 ; Pickel-Chevalier, 2014). Il cristallise une conception à dominante séparatrice, l’identifiant, malgré les évolutions scientifiques, par son extranéité à l’homme, perçu depuis l’époque contemporaine comme un agent de destruction. Or, cette perception n’est pas universelle (Robic, 1992 ; Berque, 1995 ; Castree et Braun, 2001). La société balinaise a développé une lecture du monde holistique, où sphères des dieux, des hommes et de la « nature », plus considérée comme un tiers espace où se mélangent espaces sauvages et cultivés, interagissent dans des liens de coexistence essentiels. Leur religion émane d’un syncrétisme complexe, combinant hindouisme shivaïque, bouddhisme et animistes antérieurs. La philosophie hindouiste balinaise, nommée Agam Hinu Dharma , divise l’univers entre monde physique ( sekala ) et monde métaphysique ( niskala ). Si des ouvrages internationaux explicitent ces concepts (Eiseman, 1990 ; Picard, 2017), l’interaction avec des chercheurs locaux, qui vivent cette religion, favorise la compréhension de son application et de ses conséquences, dans le quotidien de la société balinaise. Le travail de la relation entre tourisme et nature à Bali a donc nécessité la collaboration de chercheurs français et balinais, permettant le transfert et l’appropriation des concepts de l’autre, déconstruisant leur universalisme , et mettant en lumière l’émergence de redéfinitions par interculturation (Pickel-Chevalier et Budarma, 2016).

L’approche géographique interculturelle des effets du tourisme en Indonésie a aussi permis d’interroger la notion de développement durable . Cette dernière, définie dans le rapport Brundtland de 1987, n’est pas un concept scientifique, identifié comme un outil de théorisation pour comprendre les phénomènes, mais un projet de développement politique et institutionnel. Il témoigne néanmoins d’un changement de paradigme, à savoir la redéfinition du développement, au prisme de facteurs sociaux, culturels et environnementaux, ajoutés aux critères économiques traditionnels. C’est dans ce contexte que les géographes se sont très tôt investis dans l’analyse de ce nouveau champ, notamment par le biais de l’étude du tourisme (Cater, 1993 ; Hunter, 1997 ; Butler, 1999  ; Wall, 2002 ; parmi d’autres). Leurs travaux se sont focalisés sur la capacité du développement durable à constituer un nouveau modèle de société, en revenant sur son historicité ; et sur la complexité de ses enjeux et mises en œuvre, au travers d’un panel d’analyses conceptuelles nomothétiques et d’études de cas idiographiques.

L’étude de l’appropriation des enjeux du développement durable en Indonésie et notamment à Bali par un consortium international (Pickel-Chevalier, 2017) s’inscrit dans cette logique, en mettant en lumière le caractère équivoque de l’ambition universaliste d’un projet de développement reposant sur des représentations occidentales (idéal de société individualiste, libérale et égalitaire ; identification d’une nature par extériorité à l’homme). Sa propagation est ambiguë, car elle induit une incorporation des valeurs culturelles extérieures pouvant déstructurer les organisations traditionnelles locales. Toutefois, son analyse, au prisme du concept d’interculturation, permet d’envisager les individus et les groupes en tant qu’acteurs, à même d’intégrer des projets d’inspiration exogène au sein de leur propre société et culture, pour créer de nouveaux schémas de développement, par hybridation. L’invention de la philosophie balinaise du Tri Hita Karana (les trois raisons du bonheur) se voulant une tentative de modélisation des « bonnes pratiques » pour assurer une relation « harmonieuse » avec les dieux, les hommes et la nature, qui combinent standard international et exigence de la religion locale, en témoigne. La mise en place par le gouvernement national de la politique du Desa Wisata , qui aspire à fonder un modèle indonésien du tourisme durable répondant aux attentes des touristes internationaux et aux besoins des populations locales, en offre un second exemple. Son étude au sein d’une équipe franco-indonésienne a permis d’en interroger les modalités et les limites, tout en déconstruisant le prétendu universalisme de la notion de durabilité (Pickel-Chevalier et al. , 2019).

Par ailleurs, l’approche géographique interculturelle du tourisme nous a facilité l’étude des processus de diffusion du modèle balnéaire occidental sur les plages de Jakarta et de Bali. Cette analyse, croisant le regard de géographes français et indonésiens, nous a permis d’observer un processus d’appropriation pluriel, ne se limitant pas à une assimilation des pratiques d’un donneur vers un receveur, dans une relation asymétrique et inégalitaire. La société indonésienne, très composite, s’est construite au travers de syncrétismes culturels et religieux depuis des siècles, qui incitent à réfléchir au processus d’intégration d’influences étrangères de façon plus complexe, favorisant la création de nouveaux modèles syncrétiques. Or, cette capacité de production par hybridation, sur la base de la rencontre de cultures occidentales et locales, s’exprime à l’échelle des pratiques touristiques sur les plages étudiées. Si l’on assiste à des phénomènes d’imitation initiale sur les plages partagées de Bali notamment (Pickel-Chevalier et al. , 2017), les usages du littoral par les touristes indonésiens, qui se diffusent aussi à Java, attestent de la création de modèles originaux, nés d’une combinaison d’assimilation, de résistances (notamment religieuses), mais aussi d’innovations (pratiques originales de la plage et de l’eau) qui poursuivent leur évolution (Pickel-Chevalier et al. , 2018).

Enfin, un programme postdoctoral franco-indonésien, consacré à l’accessibilité des femmes aux formations universitaires en tourisme à Bali, a permis de remettre en question la notion d’émancipation et de genre, en déconstruisant les concepts de masculinité et de féminité, mais aussi de féminisme, ne se limitant pas à une dynamique socio-historique occidentale  (Pickel-Chevalier & Yanthy, 2023). Nous entendons poursuivre ces recherches relatives aux interactions entre tourisme et genre, en étudiant d’autres populations indonésiennes, et plus particulièrement auprès des Minangkabaus, en Sumatra occidental, qui se distinguent pour constituer la plus grande société matrilinéaire de religion musulmane au monde.

Conclusion

La troisième révolution touristique, reposant sur sa mondialisation et participant au phénomène de la mondialité , conduit à réfléchir à de nouvelles démarches scientifiques. La pertinence de l’interdisciplinarité, ne remettant pas en question l’apport des disciplines mais soulignant la nécessité de leur dialogue face au caractère global du tourisme, n’est plus à démontrer. Cependant, l’internationalisation du tourisme exige aussi d’intégrer l’enjeu de la diversité, en assimilant des méthodologies adaptées. Nous postulons que la recherche interculturelle, non comprise comme une discipline, mais comme une démarche épistémologique reposant à la fois sur l’objet et la méthode, est un outil essentiel à compréhension du monde dans sa pluralité.

Par l’exemple de nos travaux en Indonésie, nous aspirons à démontrer la capacité du pays à enrichir l’approche géographique du tourisme. Le développement du fait socioculturel touristique en Indonésie relève en effet de processus complexes entre appropriation, résistance et innovation, témoignant de la capacité créatrice par hybridation des individus et des groupes, incorporant des influences exogènes dans leur propre bagage culturel.

L’approche géographique interculturelle du tourisme en Indonésie permet, ainsi, à la fois de l’identifier comme un objet interculturel (un tourisme co-construit par interculturation) et de l’étudier au travers d’une méthodologie interculturelle, favorisée par la création de consortiums universitaires internationaux. Ces derniers ont pour dessein de favoriser un décentrement, surpassant le défi de l’ethnocentrisme et des habitus des chercheurs, par la confrontation des subjectivités, destinée à tendre vers une objectivation. Ce modèle induit la capacité à concilier diversité et partages culturels, intermédiation, mais aussi transfert des méthodes et interrogation des concepts, passant par leurs déconstructions et possibles reconstructions.

Si l’approche géographique de la mondialisation du tourisme nous semble pouvoir se nourrir de la démarche épistémologique interculturelle, elle est aussi à même de l’enrichir, et ce, par ses champs et concepts propres – notamment liés aux mobilités, aux modes d’habiter et de territorialité, aux relations phénoménologiques à l’environnement, ou aux modes de corporalité liée à leur mise en scène spatiale – ; par son ouverture à l’interdisciplinarité ; mais aussi par sa méthodologie privilégiant une double approche nomothétique et idiographique, construisant la connaissance au travers d’un constant va-et-vient entre terrain et théorisation. Nous postulons que l’étude du tourisme au sein d’autres pays et aires géoculturelles, à travers le monde, devrait pouvoir le confirmer.