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Le tourisme affinitaire appelé à se développer avec la croissance des migrations internationales dans le contexte de la mondialisation (Butler, 2003) a suscité depuis quelques années l’intérêt de nombreux chercheurs. Les termes utilisés abondent pour désigner cette forme spécifique de déplacements touristiques guidés par des relations affinitaires entretenues au-delà des frontières : «  visiting friends and relatives  », « tourisme affinitaire », « tourisme diasporique » (Coles et Timothy, 2004), « tourisme ethnique » (Butler, 2003), ou encore « tourisme des racines » (Legrand, 2006). Ces déplacements vers la terre des origines sont liés à de multiples motivations, parfois contradictoires (Bachimon et Dérioz, 2010). Entre recherche d’informations sur les origines et désir de rétablir une continuité symbolique avec les ancêtres et leurs lieux de vie, les déplacements peuvent revêtir une quête identitaire (Legrand, 2006).

Notre étude qui s’inscrit dans un projet de recherche [1] tente de remettre en question les logiques de cette mobilité spécifique à travers l’analyse des images associées à la destination du pays d’origine, ici l’Algérie. Nous avons choisi d’interroger les touristes issus de la diaspora algérienne [2] , celle installée en France, en particulier les enfants issus de l’immigration. Nés en France de parents algériens, ces touristes ont des modalités de voyage et des pratiques touristiques diversifiées et ils ont conservé des liens très forts qui les rattachent à leur pays d’origine [3] . Néanmoins, comme le rappelle Jennifer Bidet (2015), cette catégorie de population entendue comme un objet d’étude est difficile à cerner en raison notamment de l’inflation des expressions utilisées pour les désigner et de la prolifération des discours. La difficulté vient également des problèmes d’identification des populations concernées et des définitions employées.

L’enjeu de ce travail exploratoire est d’appréhender dans une démarche pluridisciplinaire (géographie – marketing) les images de la destination algérienne perçues par ces touristes réels ou potentiels [4] , en tenant compte de leurs spécificités. Venus probablement dans l’objectif de se rapprocher d’un chez-soi originel et/ou de retrouvailles familiales, ils découvrent une destination qui leur a souvent été « racontée » avant d’être vécue. Ils confrontent ainsi leur imaginaire à la réalité (Fourcade, 2010).

Cinquième destination du continent africain, l’Algérie n’est pourtant pas une destination phare du tourisme international, à la différence de ses voisins (Kadri et Benhacine, 2016). Elle attire à peine deux millions de touristes internationaux, dont la moitié seraient des nationaux résidant à l’étranger. Dans un contexte économique devenu plus incertain, l’État algérien cherche donc à mobiliser de nouveaux leviers de croissance. L’intérêt pour le tourisme domestique comme moteur d’un développement touristique plus large s’est affirmé depuis les années 2000 (Bidet, 2015). Les « Algériens résidant à l’étranger » sont considérés comme un segment de la demande nationale [5] (MATAT, Livre 1, 2008 : 74) et peuvent devenir des « ambassadeurs potentiels de l’Algérie » (MATAT, Livre 2 : 31). En nous concentrant sur la nature des images associées à la destination algérienne chez les descendants d’immigrés, nous tentons d’identifier les déterminants qui participent à sa construction. Dans quelle mesure ces images sont-elles dépendantes, ou non, d’expériences touristiques antérieures en Algérie ? Est-ce qu’elles sont issues de récits familiaux, d’images véhiculées, ou relèvent-elles d’apprentissages ?

Mieux comprendre les ressorts et les critères qui façonnent l’image d’une destination chez les touristes, mais également chez les non-touristes, présente un intérêt managérial certain, la mesure de « l’image » étant une étape essentielle dans le diagnostic d’une destination touristique (Chamard, 2014).

L’originalité de cette démarche exploratoire repose sur le choix d’une méthodologie qualitative à partir d’entretiens collectifs (de type groupe de discussion ou focus group[6]) menés avec ces touristes dans leur pays de résidence. Elle constitue la première étape d’un dispositif de recherche plus large reposant sur une série d’entretiens individuels. Il s’agit d’interroger ces « informateurs », ces descendants d’immigrés algériens, revenant ou non en Algérie à l’occasion de vacances ou de festivités familiales, en nous plaçant du point de vue du touriste, de son vécu et de ses représentations. Cela permet de traiter à la fois des expériences touristiques orientées autour des relations entretenues aux lieux, aux temps et aux individus et de sonder les spécificités de cette expérience de retour aux sources (Coles et Timothy, 2004). Après avoir rappelé le cadre théorique qui sous-tend cette réflexion sur les images de la destination dans le cadre d’un tourisme affinitaire et présenté la méthodologie, nous étudierons le cas de ces descendants d’immigrés algériens et tenterons de cerner leurs images et leurs représentations à travers la spécificité de leur expérience touristique.

Cadre théorique

Images, représentations et destination touristique

Pour mener à bien cette réflexion sur le tourisme affinitaire, nous avons privilégié une entrée par la notion d’image de la destination, une thématique souvent abordée dans les recherches en tourisme (Pike, 2002). Dès les années 1970, des travaux, notamment en marketing, ont été consacrés à ce concept, à sa définition, aux liens établis avec la satisfaction du visiteur ou encore à son rôle dans le choix des destinations (Hunt, 1975 ; Crompton, 1979 ; Dann, 1996 ; Baloglu et Brinberg, 1997). Le terme a été utilisé dans de nombreux champs disciplinaires, rendant sa compréhension et son appréhension plus complexes. L’image de la destination est celle d’un espace perçu par le touriste lors de son expérience touristique, même si bien souvent elle a été imaginée avant le départ ou si elle peut relever d’une connaissance abstraite. John L. Crompton (1979) la définit comme « la somme agrégée des croyances, idées, impressions et attitudes qu’un touriste a à propos d’une destination touristique [7]  ». Elle est liée, selon lui, à la somme des qualités émotionnelles comme des expériences, des croyances, des idées, des souvenirs ou des impressions associés à la destination. Pour les chercheurs en marketing, l’image repose sur une double dimension : cognitive et affective ; ces composants participent à sa construction. De nombreuses variables interviennent dans sa fabrication : l’âge, les attentes du touriste, ses motivations, les expériences antérieures, la durée du séjour ou les connaissances accumulées. Selon le modèle théorique défini par Martina Gallarza et Irene Gil Saura (2002), quatre caractéristiques participent à sa définition : l’image serait complexe, multiple, relative et dynamique.

Mais elle peut aussi être envisagée comme élément d’un système en relation avec un producteur et un récepteur. L’image se présente en effet « comme un ensemble sémique structuré, médiateur de la relation des individus, des groupes à l’espace objet de la pratique » (Lussault, 1997 : 17). L’idée s’est imposée que le réel n’existe pas en dehors de nos représentations. Les recherches en géographie attestent l’existence d’une relation dialectique entre les représentations et l’espace, dont le médium est la pratique sociale. Par son caractère constructif, elle désigne une activité de symbolisation du réel plus complexe que l’image ou la perception (Gumuchian, 1991). Elle est présentée comme une « création sociale ou individuelle de schémas pertinents du réel » (Guérin et Gumuchian, 1985 : 7). Elle consiste soit à évoquer des objets en leur absence, soit à compléter la connaissance perceptive en se référant à d’autres objets non réellement perçus. Elle aide à comprendre l’organisation de l’espace, à le pratiquer et à le juger (figure 1).

Figure 1

Modèle théorique : relations entre image et représentation de l’espace

Modèle théorique : relations entre image et représentation de l’espace
Source : Bailly (1985), modifié par les auteurs.

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Néanmoins, cette notion est complexe à appréhender car il s’agit de « saisir entre les hommes et les lieux d’autres rapports que les relations purement matérielles et d’établir des éléments du rapport psychologique entre les hommes et les lieux fréquentés ou non » (Poublan-Attas, 1998 : 31). Les représentations sont des variables intermédiaires, médiatisant les liens entre le sujet, un groupe social et leur contexte spatial. Chaque représentation est unique, mais elle rejoint une image collective plus ou moins englobante (Lynch, 1976). Analyser l’image de la destination algérienne chez les descendants d’immigrés revient à explorer un pays qui a bien souvent été appréhendé par procuration (récits, livres, photographies…) (Fourcade, 2010). Dans le cas du contexte migratoire algérien, les populations ont été confrontées pour les premières générations aux vicissitudes du déracinement liées à un contexte politique et/ou économique douloureux et pour les héritiers de ces migrants, à une rupture plus souvent imaginée et racontée.

Retour aux pays des descendants d’émigrés : entre tourisme des racines et tourisme diasporique ?

Sonder et explorer les images associées à la destination algérienne remettent en cause les liens établis avec ce pays des origines et le sens donné à cette expérience de « retour aux sources » (Fourcade, 2010). Les pratiques touristiques peuvent en effet mettre en jeu les repères identitaires des individus (Laplante, 1996).

Ce type de tourisme repose sur des ressorts et des modalités de territorialisation ancrés dans le vécu et l’expérience des individus et des communautés, plus que dans les caractéristiques des lieux eux-mêmes (Hertzog, 2017). Pour les descendants de ces migrants, faire ce voyage peut d’abord être assimilé à un parcours touristique initiatique très symbolique concernant leur identité (Elamé, 2010) : une manière de découvrir leur pays d’origine à travers son histoire, sa réalité socioculturelle, économique, voire politique. Il rentre dès lors dans la catégorie d’un tourisme des racines, identitaire, remettant ainsi en question, dans le cas de notre étude, l’identité algérienne héritée. L’identité peut être appréhendée de manière individuelle (sentiment de ce que l’on est) ou collective (rattachement à un groupe auquel on se sent lié par une « identité » partagée). Elle est un construit social (Gervais-Lambony, 2004). Le voyage de retour est interprété selon deux registres de références : à l’échelle des individus, il est un moyen d’éprouver une terre ancestrale pour établir ou rétablir des liens concrets. L’identité diasporique se définit en partie par le maintien de cette mémoire réelle ou mythique du pays d’origine (Safran, 1991, cité par Fourcade, 2005). À l’échelle du collectif, il est un mythe transmis de génération en génération (Fourcade, 2010). Chaque individu appartient à différentes « communautés identitaires », mais affirme l’une ou l’autre de ses appartenances : elle se construit par l’affirmation de ce qu’il est (ce qui est semblable) et de ce qu’il n’est pas (singularité). Les choix identitaires sont aussi profondément spatialisés : « ils sont liés aux lieux connus ou imaginés ; les lieux où l’on a vécu, que l’on a visité[s] ou dont on a rêvé font partie de ce que l’on pourrait appeler le patrimoine identitaire de tout un chacun » (Gervais-Lambony, 2004 : 487). Par exemple, les jeunes Français issus de l’immigration notamment maghrébine sont souvent associés à une histoire d’exil qu’ils n’ont pourtant pas vécue, mais qui leur a été transmise à travers l’expérience de leurs parents. Celle-ci a servi de cadre essentiel, voire unique à leur socialisation. C’est à une culture étrangère à leur propre vécu, mais pourtant présentée comme « d’origine » (Azzam, 2005), auxquels les discours médiatiques, politiques, scientifiques même, font référence pour définir leur identité. L’histoire migratoire, bien qu’elle soit constitutive de leur identité, est ainsi vouée à passer par l’imaginaire et la représentation.

Cette « origine » étrangère, entendue ici comme une forme d’origine sociale ou une caractéristique qui renseigne sur l’histoire familiale, est une facette de leur identité, mais elle ne peut être substantialisée (Santelli, 2016). Ce sont donc les expériences de socialisation pendant l’enfance qui distinguent les immigrés des descendants d’immigrés [8] . Leur identité est un processus qui se construit dans l’interaction. Le sentiment d’appartenance passe par le regard qui est porté sur eux. S’interroger sur l’identité des descendants d’immigrés maghrébins va de pair avec une réflexion sur le rapport qu’ils entretiennent avec la société française et le regard qu’elle porte sur eux ( ibid.  : 95). Autour d’un fond de références communes donnant l’illusion d’une unité, la diaspora s’est, d’une part, constitué une culture propre : elle est fidèle aux origines ; mais, d’autre part, elle s’est façonné « une expression unique révélant ses conditions de cohabitation avec l’autre et la nécessité de maintenir des liens réels ou symboliques avec la terre ancestrale » (Fourcade, 2005 : 249).

Le tourisme de racines peut ainsi être rapproché de la première catégorie de voyages identifiée dans les travaux de Tim Coles et Dallen J. Timothy (2004) : celle des membres de la diaspora, partis à la découverte de la terre de leurs ancêtres et cherchant à réaffirmer une identité. C’est ce que Marie-Blanche Fourcade (2010) définit comme un ensemble de pratiques motivées par le désir d’« aller pour voir, de s’imprégner, confronter son imaginaire à la réalité, de retrouver les traces de la vie d’avant racontée par un parent ». Leur but est de découvrir leur culture d’origine locale, voire à dimension plus large (culture musulmane, culture arabe) (Bidet, 2009). Pour les auteurs anglo-saxons, cette réalité s’apparente à du «  heritage tourism  » (Yale, 1991 ; Richards, 1996 ; Palmer, 1999 ; 2005 ; Park, 2010). Elle s’incarne dans une connexion avec tout ce qui peut être considéré comme faisant partie des « origines », en matière d’histoire, d’art, de sciences, de modes de vie, d’architecture (McCain et Ray, 2003 : 713). Elle prend forme à travers la visite de monuments ou de sites emblématiques, porteurs d’une mémoire collective.

Or, cette mobilité diasporique peut relever d’une quête plus personnelle. Elle se rattache à un tourisme d’histoire familiale d’ordre généalogique. Il s’agit de voyages liés à l’histoire des « ancêtres » sur des lieux importants de ce vécu (Legrand, 2008). Cela sous-entend l’existence d’une dimension mémorielle dans l’activité touristique et d’une certaine distance entre le touriste et le pays visité (distance temporelle [9] et distance réflexive). Ainsi, dans le cadre de ce tourisme affinitaire, le lien géographique préexiste à son évocation : il est indéniablement enfoui dans la mémoire collective et/ou individuelle. Pour les migrants de la première génération (celle qui a quitté le lieu d’origine), ce lien est vécu intensément (souvenirs directs). Cette première génération est celle qui est attachée au retour estival au village d’origine (Bidet, 2015). L’attachement au pays en retarde par ailleurs la mise en tourisme, sans néanmoins l’exclure. Cette expression, fréquemment utilisée par les chercheurs francophones, demeure mal définie sur le plan conceptuel (Icheboubene et Kadri, 2016 : 284). Souvent envisagée comme synonyme d’un développement touristique planifié et volontariste, le terme réduit l’approche des transformations et des mutations des lieux touristiques au prisme des acteurs publics, des infrastructures d’accueil et des touristes (Kadri et al. , 2019). Or, le processus est lent et complexe. Il met en interaction des acteurs, des pouvoirs, des représentations et des territoires, dont les implications sont de l’ordre autant de la valorisation que de la mutation et de la déstructuration (Kadri et Benhacine, 2016 : 19). Dans notre étude, l’expression est employée en considérant que le phénomène est large (social, économique, culturel et politique) et ne cible pas uniquement le touriste ; il tient compte également des visités et des populations locales [10] .

Avec la distance temporelle et spatiale qui s’établit pour les descendants d’immigrés, le lien géographique est retrouvé, remémoré, voire réinventé. Les séjours prennent un sens différent de celui qu’ils avaient pour leurs parents. Alors que pour les groupes des primo-migrants ils peuvent constituer un préalable à un retour définitif, cette perspective est très minoritaire pour leurs enfants. Les lieux visités sont véritablement des lieux de vacances, hors de leur quotidien habituel (Bidet et Wagner, 2012). Ces vacances répondent à des formes et à un sens différents suivant la fréquence des séjours, comme l’ont démontré les travaux de Julia Ponrouch (2009) à propos des émigrés cambodgiens.

Pour l’Algérie, ce tourisme « VFR[11] » (visiting friends and relatives) s’inscrit dans un tourisme de proximité (géographique, culturelle et mémorielle). En associant des solidarités familiales impliquant de profonds affects à la découverte ou la redécouverte d’un pays, ce type de tourisme peut rendre difficile la mise en tourisme[12] rencontrée par ailleurs (Bidet, 2015). Emmanuelle Peyvel et Christophe Vigne (2010 : 97), dans leurs recherches sur le Vietnam, ont montré que pour une famille vietnamienne vivant en France, « tourisme et famille étaient indissociables ». Cette imbrication étroite entre déplacement touristique – souvent pendulaire et répétitif – quand le pays est proche, cette projection existentielle est spécifique à la strate des primo-arrivants (Bidet, 2009). L’émigré de retour au pays refuse en effet de se considérer comme touriste dans son pays d’origine, car ce serait reconnaître son installation définitive en France (Sayad, 1991). Qu’en est-il pour les descendants d’immigrés ? Leurs représentations et leurs pratiques touristiques sont-elles aussi étroitement liées à ce « statut » ? Cela fait douter de la légitimité de ces vacanciers à se considérer comme touristes dans le pays de leurs ancêtres et à appréhender l’Algérie comme une destination touristique, un questionnement qui met en exergue à la fois l’ambiguïté de leur statut (ibid.) et la nature de leur expérience touristique.

Cadre méthodologique

Cette recherche transdisciplinaire s’inscrit dans la continuité des travaux de Bidet (2015). Dans notre démarche exploratoire, nous avons privilégié la technique du groupe de discussion comme instrument de collecte de données dans la perspective de l’analyse de données discursives. La profusion des termes employés [13] pour désigner cette technique (Baribeau, 2010) recouvre des objectifs et des usages diversifiés et des ancrages épistémologiques spécifiques, même si les modalités d’administration présentent des similitudes. La dimension expérimentale apparaît néanmoins indéniable. L’attention est accordée à un groupe restreint pour favoriser une discussion susceptible de créer une dynamique d’interaction (Baribeau et Germain, 2010).

Le choix de l’entretien collectif ou groupe de discussion

Nous avons conduit deux entretiens collectifs d’environ trois heures en juin 2018 et en janvier 2019. Le premier groupe de discussion est constitué de huit personnes et le second de six (figure 2). La sélection des quatorze participants représente tout de même la diversité, tant au niveau du sexe et de l’âge (de 25 à 48 ans) (Kuzel, 1992) que de la région d’origine des parents (l’ouest algérien, la capitale Alger, la Kabylie et l’est). Groupe en partie d’interconnaissance, ils sont tous enfants d’immigrés algériens, nés en France. Les contraintes [14] rencontrées dans la constitution des groupes ont en revanche empêché le respect de la parité initialement envisagée. Il est rare qu’un premier cadre d’échantillonnage survive aux résistances du terrain ; il a dû en conséquence être infléchi et recadré. Au sein du premier groupe, les participants ont une pratique habituelle du voyage en Algérie et y ont effectué des séjours récents (moins de deux ans). Les individus du second groupe n’ont soit jamais séjourné en Algérie ou ne s’y sont pas rendus depuis dix ans.

Dispositif de collecte des données apparu dans les années 1940 dans le secteur du marketing, la technique du groupe de discussion n’est pas exempte de certains biais [15] (Touré, 2010). Dans son dictionnaire sur les méthodes qualitatives, Alex Mucchielli (2009) en rappelle les conditions de fiabilité, comme l’homogénéité statutaire des participants, la présentation des règles de l’interview ou encore l’intervention de régulation si nécessaire sur la dynamique du groupe. Même si les conclusions divergent sur l’efficacité des méthodes dans la production d’information – entre l’entretien individuel et le groupe de discussion –, elles semblent similaires dans leur capacité à générer des données uniques (Guest et al. , 2017). L’entretien de groupe, puisqu’il n’est pas simplement l’addition d’individus mais constitue en soi une unité d’analyse, permet de tirer parti de la dynamique interne du groupe. Outil de production de discours, cette technique permet de faciliter le recueil de la parole individuelle et de réduire les inhibitions par un effet d’entraînement (Duchesne et Hagel, 2008 : 11). En ce sens, elle permet de produire des interactions sociales et de saisir ce qui est dit dans le cadre d’une discussion, voire de générer des divergences dans les points de vue. L’ensemble des échanges ont été retranscrits pour ensuite effectuer une analyse de contenu thématique. Tâche complexe puisqu’il a fallu reconnaître les voix de chaque participant et accorder de l’importance au non-verbal (rires, pauses, gestes, silences…). Ces éléments contextuels peuvent ainsi éclairer la phase d’analyse et mettre en évidence l’importance des interactions. Technique encore sous-utilisée dans les recherches en tourisme, l’entretien de groupe associé à une méthodologie de triangulation des données est un excellent point de départ d’interprétation d’une réalité complexe.

Figure 2

L’échantillon des deux entretiens collectifs

L’échantillon des deux entretiens collectifs

*Société nationale des chemins de fer français.

Source : Entretiens collectifs réalisés en juin 2018 et janvier 2019.

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Scénario et collecte des données

Le scénario adopté pour les deux groupes de discussion est identique afin de favoriser les comparaisons. Il est constitué de cinq phases. Notre travail s’inscrit dans une démarche interprétativiste. La première étape concerne le récit et les pratiques du tourisme en Algérie (préparatifs, expérience de voyage, lieux visités, modes d’hébergement et durée). La seconde explore l’image de la destination à travers deux techniques : la méthode d’association verbale et le portrait chinois. Ces méthodes peuvent sembler simplistes (recueillir des mots), mais elles garantissent au contraire l’accès à un riche corpus de croyances ou d’opinions. Elles permettent en outre d’interroger un échantillon sur un objet d’étude peu connu (la destination « Algérie » pour le second groupe). Plusieurs techniques d’association verbale existent selon la nature des consignes, elles amènent le répondant à établir un lien entre un inducteur (le stimulus – en l’espèce l’image de la destination algérienne) et un induit qui constitue la réponse (Flament et Rouquette, 2003). Nous avons opté pour l’association libre simple continuée (Moliner et Lo Monaco, 2017). Les répondants doivent écrire, sans contrainte de production, trois mots qui leur viennent spontanément à l’esprit lorsqu’on évoque la destination touristique. Les étapes trois et quatre reposent sur l’identification des éléments inhérents à une destination touristique. Étapes indispensables, elles servent de marqueur pour comparer avec les « standards » attendus de l’image perçue et identifier ainsi les écarts avec l’objet de notre recherche. Les participants doivent aussi classer les éléments saillants significatifs du développement touristique de la destination algérienne et les prioriser. Enfin, la dernière étape en est une de créativité où les participants, en binôme, doivent réaliser une affiche promotionnelle de ce territoire touristique idéal. Cette technique permet d’exprimer les représentations associées à la destination.

Analyse des données collectées

Le matériau réuni, riche et complexe, permet d’avoir une compréhension plus fine et profonde du phénomène étudié. Les analyses ont pour l’instant porté sur l’association de mots et sur l’image de l’Algérie en tant que destination touristique. Cela concerne d’abord les calculs de fréquence d’apparition des mots choisis. Grâce à la méthode de l’association verbale, nous avons recueilli 42 mots (désignés par N, nombre total de mots) et 34 types de réponses différentes (nommés T). Le rapport T/N est égal à 0,80. Plus le ratio est proche de 1, plus les participants ont répondu de manière différente (Moliner et Lo Monaco, 2017). Dans notre cas, ce ratio montre l’hétérogénéité et la diversité des répondants. L’étape suivante explore les choix priorisés par les individus (figure 3). L’analyse thématique du corpus et celle de la sémantique associée spontanément à l’image de la destination algérienne aident à mieux comprendre le phénomène de pensée collective.

La richesse du matériau exploité constitue néanmoins un véritable défi : la profusion et la diversité des discours rendent en effet difficile l’identification de l’image de la destination. Les images au sens de l’« iconique » sont rarement décrites, d’où la difficulté pour le chercheur à appréhender ce concept derrière le vécu et les expériences touristiques. L’importance des échanges au sein des groupes de discussion, les interrelations (contamination de la parole) et le rôle d’intervenants « dominants [16]  » sont aussi propices à une homogénéisation des discours en gommant la spécificité des expériences. L’inconvénient du groupe de discussion, mais qui est aussi son postulat de départ, est d’envisager que les individus modifient leur point de vue, leur vision, en fonction de l’interaction avec les autres membres du groupe. Ils sont contaminés par les autres réponses dans la construction de l’image qu’ils ont de la destination étudiée. Enfin, la difficulté à faire émerger cette image de la destination (pour les participants du groupe 2) est aussi à mettre en relation avec la faiblesse des représentations spatiales externes de la destination « Algérie ». Encore peu touristique, le territoire algérien souffre d’un véritable déficit de promotion et de marketing territorial. Par conséquent, les touristes potentiels éprouvent des difficultés à décrire cette image.

Figure 3

Les mots associés à l’image de la destination « Algérie »

Les mots associés à l’image de la destination « Algérie »

*Gouraya est une ville située à proximité de Tipaza, à plus de 60 km à l’ouest d’Alger.

Source : Entretiens collectifs réalisés en juin 2018 et janvier 2019.

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La destination algérienne entre proximité et alterité

Une représentation ambivalente de la destination

Au regard des résultats, la perception de la destination apparaît ambivalente. Les mots associés par les membres du premier groupe de discussion reflètent la complexité de la représentation où la destination algérienne est reconnue à la fois à travers ses attraits paysagers, climatiques ou humains plutôt favorables (soleil, beauté, chaleur, paysage, luminosité, famille, solidarité, se ressourcer, retrouvailles), mais également associés à des thèmes franchement négatifs (saleté, pauvreté, plastique bleu). Pour ces visiteurs, habitués et expérimentés, cette destination est liée à une rupture avec le quotidien, comme souvent pour un séjour touristique (Équipe MIT, 2005), elle relève d’un véritable dépaysement perçu parfois comme une expérience « hors du commun » (« le truc le plus simple, ça peut devenir une aventure », Said, groupe 1), surtout si la découverte du pays s’effectue en dehors de tout séjour familial. Dans les mots associés à la destination, on retrouve presque exclusivement l’aspect hédonique d’une expérience de consommation (Holbrook et Hirschman, 1982) : soleil, aventure, beauté, beau, lumière, chaud (figure 3). Dans le groupe des habitués, les réponses font émerger les éléments positifs liés à la valeur intrinsèque du lieu et notamment à sa beauté (Holbrook, 1996). En revanche, pour les membres du groupe 2, l’Algérie est plus rarement appréhendée comme une destination touristique. Les mots associés font référence à la famille (famille, maison), au poids des contraintes qui pèsent sur le séjour (obligation, gouvernance, corruption), plus rarement à certains attraits et à des manières de vivre la destination (prendre son temps). Cette distorsion dans la représentation de l’Algérie est à mettre en rapport avec la nature des séjours et leur fréquence. Moins coutumiers de la destination, ils en ont une expérience plus distanciée et plus critique. L’Algérie est associée à des souvenirs de jeunesse ou d’adolescence et parfois liée à des événements plus « dramatiques » (maladie d’un proche, décès d’un grand-parent). Elle est plus rarement conçue ou appréhendée comme un espace du tourisme car elle a été peu expérimentée en tant que tel [17] . Les souvenirs qui abondent relèvent de séjours dans un cadre familial, peu propices à des pratiques touristiques réelles. À l’inverse, les membres du groupe 1 séjournent plus fréquemment en Algérie dans le cadre de voyage d’agrément et de manière autonome : ils acquièrent de ce fait une certaine « expertise » de la destination.

Pour les participants du groupe 2, l’Algérie ne fait pas partie des lieux privilégiés pour les vacances. Les rares pratiques touristiques relèvent d’activités récréatives ponctuelles (ballades ou excursions), mais les lieux sont peu mentionnés en dehors des références à l’ancrage local (village d’origine et environs) ou à la capitale. Il n’existe donc pas une image mais une multitude d’images associées à la destination. Le mot « famille » est commun aux deux groupes, quel que soit le sexe de l’intervenant (figure 3). Il est la première image attachée à la destination.

Pour l’ensemble des participants, si l’Algérie peine à s’affirmer comme une destination touristique effective, elle n’en possède pas moins des potentialités. Perçue comme une destination préservée, vierge, au caractère hors norme, la faiblesse de son développement touristique et de ses infrastructures assure son authenticité. À l’image des destinations considérées comme insolites sachant surprendre le voyageur ou l’émerveiller, l’Algérie intrigue. L’insolite se situe davantage du côté de la nouveauté, de la surprise, de l’originalité ou de l’authenticité (Salomone, 2015). L’insolite ou l’inédit résident dans l’optimisation de l’authenticité touristique (MacCannell, 2005). La faible mise en tourisme du pays devient ainsi propice à des expériences insolites, perçues comme authentiques.

Une destination qui s’appréhende à travers un continuum de pratiques vacancières

Pour les membres du premier groupe, l’image de la destination s’est construite et consolidée à travers de nombreuses expériences dès le plus jeune âge et lors des divers séjours [18] dans le cadre d’un tourisme familial associé notamment à des fêtes (cérémonies religieuses, mariage…). Cette première forme de découverte de l’Algérie a dicté les modalités du séjour, le type d’hébergement et sa localisation, et a imposé une périodicité. Ces séjours s’effectuent de manière plus ou moins régulière au gré des conditions matérielles (cherté du voyage), de la situation politique (attentats et terrorisme) et/ou familiale. Ces déplacements ne sont pas nécessairement perçus comme des vacances, mais ils sont presque systématiquement associés au poids des contraintes familiales. Cela peut expliquer que les participants du groupe 2 n’aient pas eu la volonté d’y retourner (figure 3).

Avec l’adolescence, ces types de séjours sont souvent remis en cause et s’espacent. C’est avec l’arrivée de la « troisième génération » que ces descendants d’immigrés éprouvent à l’âge adulte le besoin de redécouvrir la terre de leurs ancêtres, en guise de transmission familiale. L’expérience du voyage en Algérie est ainsi intimement liée à des temps de partage et de rencontres (famille, amis), symboles de ressourcement dans un contexte et une temporalité différents de ceux du quotidien. Arrivés à l’âge adulte, ces pratiques vacancières deviennent pour ces descendants d’immigrés une opportunité de découverte d’un pays souvent méconnu. Les séjours sont dès lors organisés de manière autonome, comme une prise de distance à l’égard des relations familiales, marquant une volonté d’autonomisation. Pour les membres du groupe 2, les discours insistent sur les nombreuses contraintes liées au séjour dans le pays : contraintes économiques (prix du billet), administratives (contrôle, visa, certificat d’hébergement), quotidiennes (arnaque, corruption, pratiques illicites liées au taux de change) et contraintes familiales liées au poids des traditions.

Les cinq femmes présentes dans les deux groupes de discussion ont toutes mentionné les spécificités de leur expérience touristique en tant que femme. Le poids des contraintes familiales et/ou culturelles liées à la société algérienne affecte leur mobilité et leurs pratiques touristiques [19] . La question du genre interfère également avec le regard porté sur ces descendantes d’immigrés, la construction de leur identité et le rôle qui leur est assigné lors de ces séjours en Algérie. « C’est plus compliqué, c’est une façon de vivre, on mange, on dort, on travaille, eux aussi. Il y a quand même beaucoup de choses qui nous rapprochent, mais c’est vrai que du point de vue des obligations ou des ‘contraintes sourdes’, parce qu’on te le dit pas clairement, que tu n’as pas le droit de sortir. » (Annissa, groupe 2)

Cela renvoie indirectement aux inégalités et à la marginalisation des femmes dans la société algérienne, se traduisant notamment par leur assignation prioritaire à la sphère familiale. Cette question a été toutefois peu approfondie dans notre étude, au vu du faible nombre de participantes. Elle pourrait toutefois servir de grille de lecture à l’analyse des voyages de retour en envisageant l’expérience touristique par le prisme du genre [20] .

Les sentiments exprimés sont dès lors contradictoires entre attachement à ces liens familiaux maintenus, voire entretenus, avec partage d’émotions (veillées, fraternité) et poids de ces contraintes familiales.

Souvent la possession d’une maison familiale – véritable priorité pour les immigrés de première génération et gage d’un probable retour au pays – façonne la nature du séjour en Algérie. Elle est aussi une contrainte affectant la nature des pratiques vacancières et justifiant l’absence de réelles mobilités touristiques. Pour les participants du groupe 2, le séjour en Algérie a une dimension strictement familiale. Les représentations de leurs proches orientent la nature de leurs pratiques et alimentent leur propre perception de la destination algérienne. L’image de la destination apparaît comme un construit pluriel, façonné au gré des séjours à caractère familial et des expériences de voyage tentées en autonomie (figure 4). Elle s’élabore par le biais d’un continuum de pratiques vacancières et s’enrichit de nombreux facteurs internes et externes.

Figure 4

Images de la destination et continuum des pratiques vacancières

Images de la destination et continuum des pratiques vacancières
Source : Données groupes de discussion, conception et réalisation des auteurs.

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Déterminants et facteurs explicatifs

Une série de déterminants internes et externes concourent à la construction de l’image. Elle s’est d’abord forgée progressivement tout au long (et en amont) de ces séjours périodiques grâce à des habitus (Bourdieu, 1979). La destination a été imaginée et fantasmée avant d’être réellement découverte et pratiquée à l’âge adulte. Aux yeux des interviewés, la connaissance de l’Algérie relève peu d’un héritage ou d’une transmission familiale. « Nos parents quand ils sont venus ici, c’était pas forcément des gens cultivés, ils ne nous ont pas forcément parlé de l’histoire de notre pays, donc, là on y va pour vraiment découvrir ça » (Said, groupe 1). Ils minimisent ou n’ont pas conscience de cette transmission intergénérationnelle (Ladwein et al. , 2009) ; tout au plus, ils reconnaissent une certaine familiarité ou proximité culturelle facilitant sa découverte.

La confrontation avec d’autres expériences de voyage leur assure un regard souvent critique sur le pays visité. Leur séjour sur place est toutefois facilité (hébergement, langue, bouche-à-oreille) par l’existence d’une proximité affective, culturelle ou familiale. Les expériences antérieures participent ainsi de cette éducation au tourisme (Peyvel, 2019) et des apprentissages inhérents à la « condition » de touriste (Salomone et al. , 2019).

Par ailleurs, d’autres facteurs externes comme le bouche-à-oreille, les liens au sein de la communauté diasporique, les réseaux sociaux, les prescripteurs (guides de voyage) ou les influenceurs (émissions télévisées comme Desracines et des ailes ou L’Algérie vue du ciel[21] ) contribuent à façonner cette image et orientent également leurs pratiques touristiques. Ces outils favorisent une prise de conscience des potentialités touristiques du pays : ils guident leur regard et nourrissent leurs représentations. Les interviewés ont davantage conscience de la spontanéité de la mise en tourisme du pays et de ses nombreuses carences. Au-delà de ces pratiques touristiques destinées à explorer un pays auquel on est attaché et de la volonté d’entretenir les relations familiales, ces voyages peuvent être aussi l’occasion de s’interroger sur ces origines.

Des voyageurs en quête d’identité ?

Cette recherche exploratoire a permis d’analyser le « statut » de ces descendants d’immigrés, car réfléchir sur les images, les représentations et les pratiques touristiques en Algérie remet en question l’identité de ces touristes, leur propre perception et les représentations à leur égard. Si leur séjour n’est pas appréhendé comme un voyage d’agrément, il relève d’un « retour aux sources » dans le cadre d’un tourisme familial (accompagnement de parents âgés par exemple). Le voyage est vécu comme un véritable pèlerinage sur la terre des ancêtres : une quête généalogique. La parenté avec d’autres expériences de voyage, comme le tourisme religieux, a ainsi été soulignée par les chercheurs. Le voyageur devient « un pèlerin de mémoires » (Fourcade, 2010), révélateur de la dimension sacrée de la destination. Ce déplacement répond à une quête de sens, où la dimension mémorielle est importante (Bachimon et Dérioz, 2010), et participe à un désir de transmission intergénérationnelle. Pour certains descendants, le voyage en Algérie a une dimension plus personnelle et réflexive et concerne la mémoire familiale : « J’ai décidé d’aller dans le village de naissance de mon père et notamment de ma mère, enfin de mes parents, d’aller voir d’où vraiment ils viennent […] donc on est allé là-bas un peu voir par curiosité d’où venaient ces deux-là et, du coup, on a vraiment aimé parce que c’était un voyage différent et les gamins ont également apprécié. » (Naguib, groupe 1)

Ces liens identitaires à l’Algérie [22] légitiment les expressions utilisées par les enquêtés pour se présenter : ils se disent à la fois algérien et d’origine algérienne. L’ancrage est à double dimension : locale et territoriale (celle du village d’appartenance) et communautaire (nation algérienne). Ce lien sentimental est par ailleurs entretenu par les parents. Les séjours dans les pays d’origine sont ainsi l’occasion de tester l’appartenance à un « chez soi lointain » (Bidet et Wagner, 2012). « Je crois que mon père a fait un point d’honneur à ce que ses enfants… n’oublient pas que l’Algérie, bien, c’est quand même un peu la nôtre aussi de cœur. » (Ouassila, groupe 1)

Mais toute l’ambiguïté de l’expression « descendant d’immigrés » se retrouve ici. Ces « enfants de l’immigration », « ces immigrés qui n’ont émigré de nulle part » (Sayad, 1991) sont « les exclus de l’intérieur [23]  » et constituent une génération profondément marquée par un sentiment d’illégitimité, notamment au sein de la sphère familiale ( ibid. ). Les vacanciers sont dans une situation ambivalente : en partageant des caractéristiques culturelles, physiques, linguistiques avec les habitants du pays, ils éprouvent une certaine familiarité et proximité avec la société locale (Bidet et Wagner, 2012). « Moi, j’aime beaucoup mon pays, enfin mon pays d’origine, quand je pars là-bas en Algérie, j’ai l’impression vraiment, enfin je vois des gens qui me ressemblent, en fait partout, donc y a pas cet effort à faire, voilà on ne sent pas en fait venir de parents immigrés. On a vraiment l’impression que on est vraiment chez soi. » (Said, groupe 1)

Mais leur statut de touristes – « enfants de l’immigration [24]  » –, leur vécu des différences de modes de vie entre le pays visité et leur pays de résidence, les reproches émis à l’égard de leur comportement sur place (tenue vestimentaire, sorties) renvoient à une forme d’altérité. « Oui, c’est vrai, c’est vrai que quand on va là-bas, en fait, on est vu comme des étrangers, un petit peu. » (Karim, groupe 1) Par ce déplacement à fort ancrage identitaire, ces descendants recherchent la proximité et la familiarité. Ils refusent aussi d’être assimilés à de simples touristes étrangers, même s’ils en adoptent les pratiques. « Pour moi, les enfants de l’immigration ne partent pas en Algérie en tant que touristes. » (Karim, groupe 1) Ce retour au pays redéfinit et remet en question leur identité familiale et sociale. En fonction des situations et des interlocuteurs, l’ambivalence de la situation est plus ou moins conscientisée car ces voyages suscitent des interrogations, à la fois sur leurs représentations de l’Algérie et sur celles des Algériens à leur égard. « Le partage entre ce que t’es ou alors ce que tu représentes, c’est-à-dire quand même malgré tout, moi depuis tout petit, j’étais toujours l’immigré, en fait l’immigré, l’immigré, partagé entre tu veux pas parler arabe, les raisons sont les tiennes, mais quand tu parles arabe, alors t’es Algérien, ou t’es pas Algérien. » (Abdenour, groupe 2)

Mais les sentiments et les revendications d’appartenance obéissent à des formes variables. Pour certains, la rupture est nette entre les « deux vies », celle algérienne et celle française (Annissa, groupe 2), à travers la distinction des modes de vie et le poids des traditions. L’Algérie reste néanmoins un point d’ancrage et une terre de « repères », enracinés dans l’histoire familiale. Plus rarement, elle devient un pays totalement étranger où les attaches familiales se sont perdues, un pays méconnu dont l’image conservée ne résulte que des représentations externes transmises par les relations sociales ou familiales (Nordine, groupe 2). Cette enquête menée révèle donc la pluralité des images de la destination « Algérie » chez ces descendants d’immigrés et leur complexité. Celles-ci dévoilent un caractère dynamique au gré du vécu, des expériences touristiques et de la fréquence des séjours.

Les participants ont dû identifier et définir les diverses composantes d’une destination touristique (figure 5). Dans leurs représentations, la destination est associée à des attraits touristiques naturels et paysagers (grand espace, nature), à des composantes historiques (sites culturels, patrimoine), culturelles (spécialités culinaires), voire humaines (qualité de l’accueil). Elle est aussi reliée à la présence d’infrastructures d’accueil (hébergement, Office de tourisme) d’équipements (magasinage, Wi-Fi), d’espaces spécialisés (stations balnéaires), et à la mobilité. Elle dépend étroitement de conditions favorables en matière de santé, de sécurité et de prix (des prix abordables). À leurs yeux, l’Algérie ne possède que quelques-unes de ces composantes (figure 5). À ce niveau, les divergences sont notables entre les deux groupes étudiés. Les éléments positifs sont davantage mentionnés par le groupe des habitués. Pour les membres du second groupe de discussion, l’Algérie ne possède pas (ou rarement) ces éléments qui qualifient une destination touristique. On voit ici le rôle joué par les séjours en Algérie et l’importance de la pratique touristique dans la construction de l’image, surtout lorsqu’elle est associée à un marketing territorial significatif. En revanche, tous les participants s’accordent sur les éléments à développer pour rendre la destination attractive (voir colonne classement, figure 5).

Figure 5

Les éléments distinctifs d’une destination touristique : confrontation des deux groupes de discussion

Les éléments distinctifs d’une destination touristique : confrontation des deux groupes de discussion

*Le classement correspond au choix effectué par les participants pour désigner, dans l’ordre, les éléments les plus importants qui constituent une destination touristique.

Source : Données issues des deux entretiens de groupe.

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Les interactions qui se sont créées au sein des groupes de discussion révèlent une double dynamique : à la fois le besoin de partager et celui de se remémorer des émotions et des expériences. Le groupe légitime ainsi le récit et un large consensus est obtenu. Les prises de parole sont dès lors longues et reflètent un temps d’écoute bienveillant au sein du groupe. Cette expérience commune du séjour en Algérie telle qu’elle est racontée façonne l’identité des participants, suscitant fierté et complicité. La participation au groupe de discussion leur permet de prendre conscience de leur propre situation. À l’inverse, parfois, des interactions plus nourries naissent autour de sujets débattus (les pratiques touristiques et la question du genre, le poids des contraintes familiales). Elles remettent alors en question la dynamique de groupe et la position de chacun dans le groupe. Par effet de miroir, les récits plus atypiques et dissonants s’attardent aux expériences de chacun.

Conclusion

Ce travail exploratoire sur l’image de la destination algérienne chez les descendants d’immigrés nous a permis d’analyser leurs pratiques touristiques et leur rapport à leur pays d’origine ; nous nous sommes ainsi questionnés indirectement sur leurs sentiments diasporiques (Bidet et Wagner, 2012). Nous avons constaté que les participants éprouvent une réelle proximité avec la destination algérienne (perçue comme un véritable « chez soi ») et, en même temps, un « éloignement », car ils se sentent étrangers ou ils sont vus comme tels. Le « voyage des racines » renseigne leur construction identitaire à travers les images qu’ils se sont forgées de la destination, la nature de leurs pratiques touristiques et les représentations de la société algérienne à leur égard. La technique du groupe de discussion a mis en lumière des thématiques, initialement non envisagées dans cette première étape de l’enquête centrée sur l’image de la destination. La confrontation des réponses de nos deux groupes de discussion confirme que l’Algérie est rarement considérée et perçue comme une destination touristique, même si elle en possède de nombreux attraits. Le séjour régulier entretient le lien affectif avec la « terre des origines » et alimente l’attachement sentimental. La question de l’identité apparaît centrale car elle guide non seulement les représentations, mais également la nature des pratiques vacancières et les types de mobilité touristique envisagés à l’échelle d’une vie.

Les discussions favorisées au sein des groupes ont généré une dynamique d’interaction, des significations partagées, plus rarement des « plages de divergence » quelque peu atomisées. Le groupe de discussion reproduit finalement le contexte social dans lequel évoluent les participants et éclaire leur construction identitaire. Il a mis en lumière les thématiques qui seront explorées en prolongement dans le cadre des entretiens individuels : la question du genre, le poids du récit familial dans la construction de l’image de la destination et l’importance de la communauté diasporique, notamment à travers l’usage des réseaux sociaux. Nous placer à l’échelle des individus et des trajectoires de vie nous permettra ainsi dans une recherche ultérieure de confirmer la richesse et la singularité de ce tourisme des racines en Algérie, tant la destination apparaît plurielle sur le plan humain « avec ses Pieds noirs, Algériens, Français, Espagnols, Grecs, Juifs, Berbères, Touareg […] C’est quand on essaie de la réduire à une seule identité, qu’elle s’effrite. » (Khadra, 2012)