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Les activités physiques tendent de plus en plus à se pratiquer en milieu naturel, incitant les territoires à mettre en place des politiques de développement basées sur leurs ressources naturelles, historiques et sociales (Deffontaine, 2001 ; Kebir et Maillat, 2008) qu’ils cherchent à développer « dans le respect de l’environnement socioéconomique de l’espace mis en tourisme » (Fabry, 2009 : 55). En facilitant l’accueil de pratiques sportives au sein de ses espaces naturels, un territoire augmente son attractivité et redynamise ses communes. C’est le cas du territoire du Parc national du Mercantour qui s’étire sur 150 kilomètres en couvrant sept vallées du sud-est de la France (Ubaye, Haut-Verdon, Cians, Haute Tinée, Vésubie, Roya et Bévéra). Adossé à la région du Piémont, le long de la frontière franco-italienne, le massif du Mercantour est le dernier promontoire de l’arc alpin qui se termine par une brutale plongée dans la mer Méditerranée. L’espace naturel comporte une « zone cœur » de 68 500 hectares (685 km²) où quelques hameaux sont saisonnièrement habités, entourée des 136 500 hectares (1365 km²) d’espace périphérique, dite « zone d’adhésion », où résident de manière permanente 18 000 habitants disséminés dans 28 communes.

Si la première mission de ce parc naturel est la conservation de ses paysages et de son patrimoine naturel et culturel, il doit également contribuer au développement d’une zone en cours de dépeuplement, sous une forme compatible avec la préservation du patrimoine. Pour soutenir l’économie du territoire, le Parc national du Mercantour s’est engagé dans un développement qualitatif des pratiques de nature en mobilisant les exploitants d’entreprise touristique, les agences de voyages et les accompagnateurs pour qu’ils créent des produits attractifs autour de la nature préservée.

Le territoire concerné par notre étude dénombre 800 entreprises touristiques et sportives (hébergeurs, loueurs, exploitants), dont 6 stations de montagne et 7 espaces de ski nordique. Nous remarquons que l’offre des pratiques de nature est concentrée autour de 11 sites naturels majeurs (le lac d’Allos, la vallée des Merveilles, le Haut Boréon, la Madone des Fenestres, le Lauzanier, l’Authion, le col de la Bonnette, le col de la Cayolle, le lac de Vens, le vallon de Salèze et la vallée de la Haute Gordolasque). Une hausse des activités est enregistrée ; « [mais si] le Parc national enregistre une fréquentation de 800 000 visiteurs, ce qui représente une augmentation de 10 % depuis 2009, cette croissance émane principalement des visiteurs venus de la région Sud-Est », nous informe le chef du service développement du parc lors de notre prise de contact. Il nous explique que ces visiteurs, provenant majoritairement du littoral, transportent leur consommation à partir de leur lieu d’habitation et rentrent dormir chez eux le soir et que cela n’a pas réellement d’effet sur l’économie du territoire. En effet, si chacun des 11 grands sites naturels majeurs accueille environ 50 000 visiteurs par an (Enquête Mercantour, 2016), la fréquentation se concentre essentiellement entre juin et septembre et seulement 20 % de ces visiteurs s’aventurent à plus de 2 heures de marche des parcs de stationnent pour s’adonner à la randonnée, la grande majorité restant à moins de 30 minutes de leur véhicule.

Ce constat nous amène à centrer notre objet de recherche sur la dynamique des acteurs en présence sur le territoire naturel et sur les processus de gouvernance des activités sportives, de santé et de bien-être qui s’y déroulent. Nous cherchons à connaître les jeux des acteurs au sein du territoire afin d’analyser la structure de leur influence ainsi que la position de chacun d’eux dans les partenariats entraînés par la recherche de développement. La première partie de notre travail de recherche est de nature compréhensive. Nous nous penchons sur les modes de partenariats entre les acteurs relevant de la préservation du territoire, du domaine du tourisme, des loisirs et du sport, construits autour de l’objectif de fédérer leurs actions dans un projet de développement. La partie suivante du travail est de nature prescriptive. À partir des investigations précédentes, nous cherchons à modéliser les conditions les plus favorables à l’organisation de partenariats entre acteurs aux intérêts divergents et à l’apaisement des éventuelles situations conflictuelles.

Le concept de gouvernance comme cadrage théorique de l’étude

Compte tenu de la spécificité de notre objet d’étude, nous avons privilégié une approche sociologique de nature interactionniste qui désigne « une tendance de la sociologie étudiant l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives, lorsqu’ils sont en présence effective et immédiate les uns des autres » (Callède et Dané, 1995 : 7). Le terrain présente une configuration sociale particulière composée de pratiques et de logiques d’action contradictoires et un ancrage théorique dans la sociologie des organisations nous permettra d’appréhender les stratégies des acteurs à travers les comportements qu’ils adoptent pour préserver leurs intérêts (Crozier et Friedberg, 1977). Les acteurs développent et mettent en œuvre des jeux stratégiques dans le cadre de relations d’influence (collaboration, alliance, affrontement, opposition, négociation…) afin d’atteindre leurs objectifs. Ils cherchent à assimiler et à maîtriser des mécanismes d’influence qui sont une combinaison d’un ensemble de modes d’actions, exercées de manière directe ou indirecte vis-à-vis de personnes, d’entreprises ou de collectivités, en vue d’acquérir un meilleur crédit, de prendre de l’ascendant et finalement d’orienter les décisions dans le sens souhaité (Blanc, 2012). Pour opérationnaliser notre objet d’étude, nous portons notre intérêt aux formes de relations conventionnelles qui caractérisent la gouvernance du territoire.

Depuis les années 1970, les formes de gouvernance locale évoluent considérablement. À l’origine, le modèle correspondait à une « régulation croisée » entre les hauts fonctionnaires et les élus locaux (Duran et Thoenig, 1996) où l’État jouait un rôle central et adoptait une approche interventionniste de type descendant. Il se caractérisait par une gouvernance à la fois hiérarchique (Bourque, 2000 ; Bernier et al., 2002) et publique (Enjolras, 2004). Ce jeu s’« ouvre » progressivement, pour reprendre l’expression de Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig. Les collectivités se renforcent progressivement et les lois de décentralisation des années 1980 multiplient le nombre d’acteurs. L’État central délaisse peu à peu son rôle hégémonique et par conséquent sa mainmise sur la définition des politiques publiques locales et leurs objectifs. Tous ces acteurs mettent en place des relations d’interdépendance pour la prise de décision et la mobilisation des ressources nécessaires à l’élaboration d’une politique publique.

La gouvernance renvoie à la diversité des acteurs impliqués dans la définition de l’action publique (Hounmenou, 2003). Avec l’accroissement des partenariats public-privé et les démarches de concertation impliquant la société civile, ce concept permet de saisir les modes spécifiques d’organisation d’un gouvernement (local, national, etc.) dans la manière dont celui-ci aménage ses relations avec les forces socioéconomiques du milieu (Plante et al., 2006). Le concept de gouvernance renvoie également à « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions pour atteindre des buts discutés et définis collectivement dans des environnements fragmentés, incertains » (Bagnasco et Le Galès, 1997 : 38). L’approche en termes de gouvernance dans le domaine touristique met notamment en relief l’articulation entre les opportunités économiques, les enjeux politiques et les usages sociaux.

De manière synthétique, l’utilisation de la notion de gouvernance permet de mettre l’accent sur cinq points centraux :

  • Elle requiert de s’intéresser à la pluralité des acteurs. Le système d’acteurs est très complexe et doit intégrer dans l’analyse l’ensemble de ceux qui constituent une destination touristique.

  • Ces acteurs ont des logiques d’action qui se réfèrent à des mondes spécifiques (Boltanski et Thévenot, 1991).

  • Les deux points ci-dessus impliquent l’analyse des formes de coordination verticale et horizontale. Cela renvoie notamment aux relations politiques, économiques et sociales, formelles et informelles, entre acteurs.

  • Les relations de pouvoir et les rapports de force entre acteurs sont déterminants. La notion de relations asymétriques permet de prendre en compte la nature très différente des acteurs (Lorrain, 2000). Le partenariat public-privé est souvent central. Il doit être pris en compte dans toutes ses dimensions pour chacun des types d’acteurs et des sphères.

  • La notion de gouvernance met enfin l’accent sur celle d’acteur collectif.

Chacun de ces points contient en lui-même une zone d’incertitude, zone où le comportement de quelques acteurs est rendu incertain, imprévisible pour les autres. Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) croient que l’augmentation du pouvoir serait associée à l’augmentation de cette zone. En effet, selon l’analyse stratégique, la principale question posée est celle du pouvoir, qui peut être défini comme « la capacité de A d’obtenir que dans sa relation avec B, les termes de l’échange lui soient favorables ». Ainsi, quatre principales sources de pouvoir correspondent aux diverses sources d’incertitudes, que ces auteurs établissent comme suit :

  • la première source est liée à la possession d’une compétence ou d’une spécialisation fonctionnelle difficilement transférable ;

  • la deuxième est liée aux incertitudes venant des relations entre l’organisation et son(ses) environnement(s) ;

  • la troisième est liée à la façon dont l’organisation organise la communication et les flux d’information entre ses unités et ses membres ;

  • la quatrième est liée à la connaissance et à l’utilisation des règles organisationnelles.

Il convient cependant de noter qu’il serait illusoire de chercher la prévisibilité totale, qui aboutirait à un système rigide et inefficace car incapable d’apporter les réponses adaptées aux divers changements environnementaux. Puisque l’incertitude ne peut être supprimée, nous postulons qu’il convient de la considérer comme un élément à contrôler et à intégrer dans la logique managériale des acteurs concernés.

Depuis les lois de décentralisation, l’État occupe une place de moins en moins déterminante dans les affaires publiques. Sans en être exclu, il « coopère plus qu’il n’opère ; il régule plus qu’il ne réalise » (Hoffmann-Martinot, 2006 : 24). On assiste à un retour des territoires comme échelon pertinent pour la gestion locale. La capacité des acteurs locaux à influencer leur propre développement est un élément qui permet de caractériser le développement d’un territoire (Gagnon 2005 ; Klein 2006), et leurs arrangements qui rendent possible une gestion collective des ressources sont l’objet d’une construction collective reposant sur des transactions, des tractations et des négociations à travers une succession d’étapes. José Chaboche (2008 : 124) s’intéresse aux causes de l’efficacité collective et postule que « si elle résulte de la qualité des interactions au sein d’organisations et de réseaux d’acteurs, elle s’apprécie d’abord au regard d’idéologies, de valeurs et de normes variant selon des contextes spatiaux, temporels, socio-économiques, culturels ou politiques ». Finalement, la gouvernance tend à apparaître comme « la coopération entre tous les acteurs en vue de contribuer à un meilleur développement » (Baudelle, 2001). Elle vise « à expliquer les modalités de mise en synergie [de ces] acteurs sur un terrain et permet de les fédérer autour d’un projet » (Bayeux, 2002).

La problématique du développement du tourisme en milieu naturel protégé

La Loi sur les parcs nationaux du 14 avril 2006 a profondément renouvelé la gouvernance des parcs, ouvrant davantage leur gestion aux acteurs locaux, à la pluridisciplinarité, mais aussi à la politique partenariale. Cette nouvelle loi a apporté une évolution en matière de gouvernance, rénovant les équilibres entre instances des parcs nationaux. Le modèle de gouvernance français comporte désormais trois assemblées : le conseil d’administration, le conseil scientifique, ainsi que le conseil économique, social et culturel. La gouvernance des parcs nationaux fait ainsi une place à la pluridisciplinarité et à la coopération intersectorielle préconisée par les directives opérationnelles pour la mise en œuvre de l’approche par écosystème (Décision V/6, adoptée par la Conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique à sa cinquième réunion, en 2000). Avec cette nouvelle organisation, les parcs nationaux français traduisent un modèle dynamique de gouvernance. En effet, le Ve Congrès mondial des parcs réunis à Durban a défini la gouvernance comme recouvrant « les interactions entre les structures, les processus, les traditions et les systèmes de connaissance qui déterminent de quelle manière s’exercent le pouvoir et la responsabilité et se prennent les décisions ainsi que la mesure dans laquelle les citoyens et autres acteurs ont leur mot à dire ».

Depuis 2009, les directives nationales incitent les institutions de gestion de territoire naturel à se prédisposer aux pratiques touristiques qui s’y déroulent (JORF, 2009). La vocation du Parc national du Mercantour est modifiée par un décret et une nouvelle charte. Si la mission première d’un parc national réside toujours dans la conservation des paysages et du patrimoine naturel et culturel, sa vocation s’est élargie à contribuer au développement des zones en cours de dépeuplement, sous une forme compatible avec la préservation du patrimoine. La gestion du territoire intègre ainsi des missions de remise en valeur touristique et de développement économique dans une approche durable. Un développement maîtrisé des pratiques sportives de nature est recherché pour permettre de satisfaire l’aspiration des publics à pratiquer un tourisme sportif en milieu naturel concilié avec les autres usages de l’espace, la protection de l’environnement et le respect du droit de propriété. Le développement de ce type d’activités physiques se heurte à la conception même d’un parc national. En effet, en France, la gestion d’un parc naturel est originellement pensée dans une logique de préservation et y développer des activités se heurte à la fois à la fragilité du biotope et aux activités résidentielles. Cette situation soulève de multiples problèmes (saturation de l’espace, pollutions localisées, dérangement de la faune, conflits d’usage entre pratiquants et résidents…).

Les effets de cette problématique s’observent quand on aborde les activités du territoire sous un angle structurel. L’offre des pratiques de nature, qu’elle soit à vocation sportive ou simplement à but de santé et de bien-être, devrait témoigner d’une volonté de développement des activités de montagne vers des populations élargies de pratiquants et seule la question de sa régulation (aménagement et fréquentation) devrait émerger. Pour accueillir le tourisme sportif de nature, si le territoire dispose bien d’une offre, sa cohérence apparaît singulière face au potentiel dont dispose le terroir. On constate que si les différentes vallées du territoire procèdent à des aménagements, l’offre de tourisme sportif semble s’y développer de manière déconcertée et sans cohérence. Globalement, sur l’ensemble des vallées, il n’existe que très peu de produits aboutis s’adressant au marché du tourisme sportif à proprement parler. Chaque village, chaque professionnel, chaque organisation élabore son offre et en assure individuellement la promotion. Paradoxalement, l’unique organisme qui assure une promotion globale du territoire est le Parc national du Mercantour, une institution originellement vouée à sa préservation. Globalement, le potentiel du territoire reste sous-exploité et l’offre se caractérise par une faiblesse structurelle et promotionnelle du fait qu’elle se développe de manière plurielle et partielle par une multiplicité d’acteurs et d’actions.

L’approche méthodologique par l’exploration interactionniste

L’approche exploratoire cherche à comprendre comment la variété et la multiplicité d’acteurs provenant de secteurs très variés (organisations locales, régionales et nationales, entreprises privées, citoyens…) peuvent s’articuler dans le développement de pratiques physiques à vocation sportive ou à buts de santé et de bien-être sur un territoire naturel malgré des intérêts divergents (protection, politiques socioéconomiques…). Nous cherchons à comprendre comment cette constellation d’individualités fonctionne en groupe. Notre travail d’investigation s’intéresse plus particulièrement aux processus d’organisation en lien avec les actions de développement concrètes et structurées.

Au regard de la spécificité de notre objet d’étude, centré sur la perméabilité ou à l’inverse le filtrage d’informations entre les membres du groupe, nous mobilisons des outils méthodologiques permettant d’en capter les aspects subjectifs. Pour recueillir nos données, nous avons privilégié une posture d’engagement à distance (Elias, 1993). Cependant, si l’approche participative au sein des échanges favorise l’intériorisation des relations sociales (Paugam, 2018), cette appartenance multiple (à la fois enseignant-chercheur et membre du groupe étudié en tant qu’observateur participant) rappelle que la relation d’enquête est d’abord une relation sociale (Papinot, 2014) et représente une difficulté dans le détachement nécessaire au travail d’observation. Concrètement, l’équipe de recherche du laboratoire a provoqué de mini-réunions locales et observé les échanges à l’aide de carnets de bord ethnographiques (Weber, 2009). La présence des enseignants-chercheurs était à la fois légitimée et facilitée par leur expertise en matière d’activité physique. Nous nous sommes appuyés sur des prises de note réalisées lors des réunions, et sur des entretiens informels effectués selon les possibilités du moment. Nos informations proviennent des fonctionnaires du Parc national du Mercantour (n=3), des élus et des villageois du territoire concerné (n=8) et des professionnels de la montagne (n=9). Ces rencontres se sont déroulées entre l’automne 2014 et le printemps 2016.

L’équipe de recherche du laboratoire a pris part aux réunions du groupe observé avec l’objectif d’en comprendre la configuration et le fonctionnement. Nous nous sommes appuyés sur des prises de notes réalisées lors des réunions, et sur des focus groups organisés de manière informelle en dehors des réunions (temps libre lors des phases d’accueil et de pause). Concernant les réunions, nous avons consigné le contenu des interactions en suivant l’ordre d’intervention des acteurs en présence. Pour extraire des significations de ces données recueillies, nous avons cherché à isoler et à caractériser les interactions qui reliaient les acteurs pivots entre eux au sein des réunions. Dans un premier temps, ces données permettent de décrire la configuration sociale des acteurs en présence au sein des réunions, puis, dans un second temps, de caractériser la dynamique des échanges entre ces acteurs. Cette dynamique représente la matérialisation des processus sociaux qui interviennent dans le cheminement des prises de décisions relatives au développement des activités physiques en territoire naturel protégé.

Les jeux d’acteurs impliqués dans le développement des pratiques de nature

Ce qui ressort des données recueillies au sein des réunions avec les acteurs locaux du territoire, c’est que tout développement local semble obéir à un « paradigme radical », ou même le subir, paradigme selon lequel la « protection de la nature devient une priorité en soi, la nature acquiert une valeur intrinsèque et devient le champ réservé d’une élite naturaliste » (Depraz, 2008 : 87). Cette conception du territoire est au cœur de la gestion du parc national et se caractérise par un ensemble de mesures très strictes concernant l’usage de l’espace naturel. Les formes d’exclusion radicales dont les actions humaines font l’objet, y compris la plus grande partie des activités sportives, sont associées à une sorte de vision puritaine et protestante des relations entre l’homme et la nature (Viard, 1985). L’idéologie qui régit ce paradigme se caractérise par la tendance à légitimer ses actions d’exclusion et d’interdiction au nom de la sauvegarde de la nature (Ferry, 1992). Il se base sur une vision dichotomique du rapport homme/nature, où l’action des sociétés humaines sont vues en termes négatifs et la protection de la nature devient une valeur à protéger par l’usage de l’interdiction et de l’exclusion. Cette vision élitiste se caractérise par une organisation centralisée du pouvoir. Il ressort des propos des populations locales (élus, villageois et professionnels) que les administrateurs du territoire les considèrent « comme gênantes dans la mesure où elles n’ont pas l’air de bien comprendre l’enjeu en cause et ne se soumettent que difficilement à ce qui semble pourtant clairement relever de l’intérêt général » (Merveilleux de Vignaux, 2003 : 46). Ainsi, la forte emprise des instances nationales caractérise la gestion du territoire naturel.

Historiquement, les années qui ont suivi la constitution du parc national, effectuée essentiellement « par le haut » grâce à un décret d’État, témoignent du caractère radical de la manière d’envisager la gestion du territoire naturel. Selon des témoignages oraux recueillis sur site, les inscriptions sur les murs du type « Non au Parc » se sont multipliées, des équipements du parc ont été incendiés et des agents ont essuyé des coups de feu. Dans les trente premières années de sa vie, le parc œuvrait essentiellement à protéger le territoire naturel des activités humaines. Quant au tourisme, les seules pratiques tolérées étaient la randonnée pédestre, le ski de randonnée, les raquettes à neige et le ski de fond. On comprend que ce genre de situation engendre l’hostilité des résidents du territoire envers le parc (Leherle, 1973). Après une limitation de l’exploitation de leur territoire ancestral, qui dans le meilleur des cas les a obligés à déplacer leurs activités, ils sont devant une institution qui n’améliore pas leur vie d’un point de vue social et économique (Loury-Guignan, 1992). De leur côté, le conseil d’administration et le conseil scientifique du parc national concentrent toutes les énergies pour faire du territoire un « sanctuaire de l’environnement protégé ».

Cette distance, entre l’institution et les populations locales, est amplifiée par les modalités de recrutement du personnel. Si à son origine il y avait un certain nombre de gardes recrutés au niveau local, notamment chez les anciens gardes-chasse sélectionnés pour leur connaissance du territoire, aujourd’hui la politique de recrutement de l’administration des parcs nationaux s’opère au niveau national, donc loin des vallées du Mercantour. Sur la base des informations recueillies autant auprès des résidents qu’auprès des gardes, cela aurait l’effet d’intensifier les tensions entre le parc et les résidents du territoire. Au fil de nos entretiens, nous avons effectivement constaté que si les gardes représentent les interlocuteurs officiels de l’institution, aux yeux des locaux ils symbolisent les principales entraves à l’utilisation sportive et touristique de l’espace naturel. Quand on fait du vélo tout-terrain et que l’on se trouve face à un garde qui n’est pas originaire d’une des vallées du Mercantour, cela semble augmenter la dimension hostile de l’institution nationale, et ce, même si l’administration incite ses agents à user de diplomatie dans leurs relations avec le « tissu local ». La commission responsable de l’enquête publique, menée en 2011 pour accompagner la mise en place d’une « charte » entre les 27 communes et le Parc national du Mercantour, souligne que la direction du parc a pris conscience des effets négatifs en termes d’image provoqués par l’imposition d’un projet de protection de la nature sans une réelle concertation préalable avec les populations locales.

Les entretiens effectués auprès des différents acteurs montrent que si de profondes divergences existent entre eux, elles sont de nature différente. Tout d’abord, entre les prescripteurs, en l’occurrence les responsables du Parc naturel du Mercantour, et les populations locales, le dialogue semble rompu. Il est à noter que 26 des 29 communes concernées n’ont pas donné leur assentiment au projet du parc naturel. Depuis son classement en réserve naturelle protégée, la préférence de certaines pratiques sportives dites « écologiques » (randonnée, canyoning…) utilisées pour le développement du Parc du Mercantour s’est accompagnée de l’interdiction de pratiques traditionnelles locales (chasse, pêche…) considérées des activités symboliques ou appartenant à la communauté locale (Lafaye et Thévenot, 1993). Les entretiens montrent très nettement que la population reproche au parc son « pouvoir hégémonique ». La population se sent visée par l’application intransigeante du nouveau règlement et, plus encore, elle a le sentiment d’être dépossédée de son patrimoine. L’autorité du parc est vécue comme coloniale. Finalement, c’est le manque de concertation qui semble le plus marquer les témoignages ; entre autres commentaires, on entend : « On ne les voit jamais dans le village prendre un café ! » L’impression du pouvoir autoritaire exercé par le parc est amplifiée par le sentiment que les habitants et les agents du parc vivent et fonctionnent séparément.

Ensuite, des divergences sont également relevées entre les prescripteurs et les prestataires. Entre le souhait de limiter l’exploitation du parc pour les uns et le nécessaire développement d’un tourisme de nature sportive pour les autres, un terrain d’entente semble plus qu’illusoire. En effet, malgré la forte spécialisation du marché de l’emploi tourné aux trois quarts vers les services, le tissu économique est dynamique. En 2006, autour de 2000 établissements sont implantés dans les communes du parc. Le secteur tertiaire est particulièrement dynamique, avec un taux de création global de 15,5 %, soit deux à trois points de plus qu’en France, Provence-Alpes-Côte d’Azur ou dans les Alpes-Maritimes. Les établissements du secteur du bâtiment et des travaux publics et des remontées mécaniques sont, au regard de ce critère, particulièrement solides dans le périmètre du parc. Comment alors concilier les attentes des uns et des autres en évitant l’affrontement ?

Enfin, principaux bénéficiaires de ces offres de services, de l’augmentation de la qualité des réseaux routiers et de toutes autres activités qui lui sont destinées : les populations. Nous constatons que la position hiérarchique occupée par les protagonistes (prescripteurs et prestataires) montre un rapport de force qui paraît équivalent, « législatif contre économique ». Cette relation de pouvoir semble induire les conditions d’affrontement. En revanche, la population, qui doit se plier aux nouvelles lois et règles dictées par le parc, est davantage en position verticale, occupant le rang inférieur. En position de faiblesse, elle préfère éviter le conflit ; lorsque les bienfaits sont considérés comme positifs, il importe peu que le pourvoyeur soit en position de force. Il est possible que ce positionnement soit un élément d’explication des modes relationnels, évitement ou affrontement, qui régissent l’ensemble des acteurs. Finalement, les logiques individualistes priment sur les démarches collectives, telles que les querelles entre personnes, le manque de coordination et de fédérations (montagne, escalade, ski…). De plus, les indispensables démarches collectives confrontées à ces logiques individualistes persistent et empêchent l’émergence d’une véritable filière unifiée. Il n’y a pas de politique commune concertée et la lisibilité manque en matière de stratégies de développement économique et d’aménagement du territoire.

À partir de ces informations, nous pouvons tenter de modéliser les différentes natures des relations qui existent entre les groupes d’acteurs en présence sur le territoire, et qui semblent bien être à la source du développement incertain des activités sportives et touristiques (voir schéma 1).

Schéma 1

Modélisation des différents modes relationnels

Modélisation des différents modes relationnels
Représentation graphique de Weed et Bull (2009), adaptée par les auteurs.

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Les travaux portant sur la sociologie des organisations ont mis en évidence des moyens pour réduire ces zones d’incertitude du fait que « toute source d’incertitude n’existe et ne prend sa signification dans les processus organisationnels qu’à travers son investissement par les acteurs qui s’en saisissent pour la poursuite de leurs stratégies. Or, l’existence ‘objective’ ne nous dit rien sur la volonté ou plus simplement sur la capacité des acteurs de véritablement saisir et utiliser l’opportunité qu’elle constitue. » (Crozier et Friedberg, 1977) Ce processus met l’accent sur les réseaux et les groupes amenés à constituer un acteur collectif qui dans une logique de gouvernance doit répondre à l’impératif du développement économique. En effet, il semble qu’avec un référentiel commun, l’émergence d’un acteur collectif est le gage de l’émergence de stratégies d’adaptation dans la gestion des destinations touristiques locales. Le schéma 2 montre les pistes possibles permettant de faire apparaître cet acteur unique et donc de réduire les zones d’incertitude.

Là où se trouvaient des situations d’évitement ou de confrontation apparaissent les moyens de réduire les zones de conflit. En incitant par des politiques de communication plutôt qu’en imposant, l’institution rencontrerait peut-être moins de résistance et davantage d’adhésion de la part d’une partie de la population, dès lors que son avis a été sollicité. Cela permet d’ouvrir les négociations et d’outrepasser les conflits internes et personnels. Ainsi, pour dépasser les logiques individualistes qui entravent les volontés de développement du territoire, nous proposons un modèle de gestion du développement du territoire caractérisé par une dynamique sociale basée sur des réflexions conjointes, menées au sein d’une structure de regroupement.

Schéma 2

Développement du tourisme sportif par la gouvernance participative

Développement du tourisme sportif par la gouvernance participative
Représentation graphique de Weed et Bull (2009), adaptée par les auteurs.

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Cette gestion participative des différentes problématiques territoriales nécessitera très certainement du temps et de l’investissement pour chacun, mais l’émergence d’un développement organisé et structuré ne pourra se faire qu’à ces conditions. Elle suppose la mise en place d’une structure dédiée pour rassembler les acteurs, favoriser l’interconnaissance, optimiser la collecte des données, identifier des pistes d’actions, etc. Il convient également d’inscrire les politiques communautaires dans une perspective de collaboration ouverte, par exemple par la mise en ligne de tout ou partie des bases de données communautaires (statistiques, études, rapports, photos, etc.) en matière tant économique qu’environnementale et sociale. Il serait souhaitable de mettre en place une plateforme présentant les problèmes rencontrés par les services communautaires dans la conduite de leur action et sollicitant des solutions extérieures ainsi qu’un dispositif de tests de nouveaux services ou d’amélioration de services communautaires auprès d’un panel d’usagers.

Il serait possible de généraliser ce modèle à d’autres destinations à partir du moment où la dynamique sociale des acteurs qui en assurent la gouvernance se caractérise par des enjeux mêlant des dimensions économiques, identitaires et environnementales. Le rapprochement du modèle est possible avec la gouvernance du territoire littoral de la région Occitanie. La dynamique de gouvernance y prend forme dans un « Parlement de la mer » où se coordonnent les intérêts des acteurs économiques de la filière nautique pour qui l’espace marin est un espace professionnel, les volontés d’attractivité des collectivités locales qui cherchent à se positionner sur un avantage concurrentiel fort et des préoccupations de protection du conservatoire du littoral qui cherchent à préserver le fragile écosystème méditerranéen.

Conclusion

Il apparaît aujourd’hui une complexité de plus en plus importante dans l’organisation d’une offre touristique, qui génère de nouveaux risques et, partant, accroît l’incertitude. La notion même de risque est en soi très subjective et la perception qu’en ont les acteurs rend les actions moins efficaces et brouille la communication entre les protagonistes. La gouvernance fait apparaître l’incertitude dans les situations et, de ce fait, donne un cadre d’existence et de légitimation à ce fractionnement, voire à ce que certains nomment un bricolage de l’action publique (Le Galès, 1995). Les limites méthodologiques du modèle de gouvernance que nous avons théorisé sont celles liées à la formalisation de nature fonctionnaliste des interactions qui occupent le cœur de sa dynamique sociale. Les décisions apparaissent comme relevant de simples choix techniques. En effet, il serait possible dans de futures études, en adoptant une posture davantage centrée sur les instruments décisionnels (Salamon, 2002), d’inclure certaines dimensions politiques en observant les arguments avancés pour justifier la mise en place d’actions et les mettre en lien avec les intérêts spécifiques des acteurs. Nous avons mis en évidence que la présence de différents acteurs, visant des objectifs propres, impose la définition et la négociation d’une vision partagée et d’objectifs communs. En effet, il convient de dégager les possibilités qu’a une action publique d’émerger d’un complexe d’interactions entre une diversité d’acteurs et de structures privés et/ou publics. Cela aide à améliorer notre compréhension des effets de réciprocité, de l’intérêt mutuel, de la confiance, de la représentativité et du leadership. La gouvernance territoriale permet de comprendre le territoire comme un construit social sans en considérer seulement la dimension spatio-temporelle. Outre l’identification d’un problème commun, elle se caractérise par la transformation des ressources, à savoir l’appropriation par les populations locales des ressources non valorisées des territoires. De nouveaux modes de relations basées sur la coordination et la négociation obligent à créer de nouveaux espaces de concertation, de nouveaux modes d’action et de décision. Ce mode de gouvernance, qui s’appuie sur la multiplicité et la diversité des acteurs ainsi que sur la définition d’un espace identitaire, semble une voie d’avenir pour contribuer à la dynamique touristique des espaces de nature protégés et administrés par l’État français.