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La ville et ses espaces publics convoquent inévitablement la rencontre de l’altérité et la coprésence. En pratiquant la ville, il faut s’attendre « à devoir [se] frotter à ce qui n’est pas [soi] dans la ville » (Lévy, 2003 : 87). S’il en va ainsi dans toute ville, résider au sein d’une ville mise en tourisme implique de partager son espace de vie avec des individus souvent considérés par les résidents comme une « catégorie » particulière : les touristes. Depuis longtemps l’objet de moqueries, et même ridiculisés (Urbain, 1993), les touristes sont encore souvent pensés comme des envahisseurs. Pourtant, si les rapports qu’entretiennent les résidents avec les touristes peuvent parfois être conflictuels, il importe d’éviter de généraliser cette situation à l’ensemble des lieux touristiques et surtout d’envisager deux groupes homogènes.

Notre entreprise dans le cadre de cette contribution peut ainsi être appréhendée comme un exercice de déconstruction. Déconstruction d’abord des catégories touristes et habitants longtemps pensées comme étant homogènes et forcément en opposition. Au-delà de deux catégories opposées, nous considérons des individus habitant ces villes de manières diverses, des plus éphémères aux plus pérennes. Il s’agira de montrer en quoi l’acceptabilité du partage de l’espace, si elle est liée au « statut » qu’ont les individus dans ce cadre spatio-temporel (touristes ou résidents), demeure toujours influencée par d’autres attributs (profil socioéconomique, attachement au lieu, ancrage territorial, etc.). Déconstruction ensuite du concept de ville touristique, qui ne peut se résumer à certaines d’entre elles, hauts lieux du tourisme souvent mis de l’avant pour alerter quant à une surfréquentation entraînant des relations conflictuelles entre visiteurs et visités. Si l’orchestration des funérailles de Venise par ses résidents ou encore les graffitis Tourists go home qui ont fleuri à Barcelone ces dernières années ont fait couler beaucoup d’encre, nombreuses sont les villes qui, bien que fortement investies, voire subverties par le tourisme (Équipe MIT, 2002), connaissent des situations moins conflictuelles. Moins célèbres et moins fréquentées mais contribuant tout autant à la compréhension des mécanismes de coprésence et de partage de l’espace, ce sont elles qui nous intéressent particulièrement dans le cadre de nos travaux de recherche en géographie[1]. La petite ville française de Sarlat (Dordogne) constitue un cas d’étude particulièrement pertinent pour appréhender le partage de l’espace de tous les individus l’habitant de manière temporaire ou permanente, alors même que la coprésence connaît une intensité très variable au fil des saisons.

Éléments de cadrage

Contexte et questions de recherche

Les chercheurs travaillant sur le tourisme s’attachent le plus souvent à l’étude des touristes, à travers leurs pratiques et comportements, leurs perceptions et représentations, etc. Néanmoins, une partie d’entre eux s’intéressent également aux questions concernant les communautés d’accueil et les résidents qui voient leur lieu de vie transformé par le tourisme. Depuis les années 1970, on a ainsi vu fleurir, au sein des études touristiques, des écrits abordant non plus seulement les touristes, mais aussi les résidents. Si plusieurs ont questionné les perceptions ou les attitudes des résidents face au tourisme et à ses impacts sur la société locale (par exemple Doxey, 1975 ; Ap, 1990 ; 1992[2]), peu font de la coprésence touristes–résidents un objet central d’étude. Hosts and Guests. The Anthropology of Tourism, collectif sous la direction de Valene L. Smith (1978), peut être considéré comme l’un des ouvrages fondateurs en la matière. Les textes qui y sont rassemblés sont emblématiques des écrits de cette période, essentiellement sur deux points. D’une part, tel que le mentionne d’ailleurs Smith en introduction de son ouvrage, la plupart de ces recherches s’intéressent aux relations entre des visiteurs des pays du « Nord » et des populations visitées dans les « Suds », postulant que les conflits entre visiteurs et visités sont minimes lorsque les individus des deux groupes ont un niveau de vie similaire. De fait, les auteurs semblent soutenir que l’intérêt d’étudier les rapports entre ces deux groupes résiderait exclusivement dans le caractère conflictuel de leur coprésence. D’autre part, ils appréhendent globalement ces relations selon un rapport binaire mobile et immobile. Ils abordent les touristes – le plus souvent à travers les notions de flux ou de masse considérée impersonnelle et homogène – ainsi que les communautés locales qui se préparent à les recevoir.

Depuis environ une vingtaine d’années, cette situation tend à changer et les écrits remettant en question cette catégorisation mobile et immobile se font de plus en plus nombreux (entre autres : Boissevain, 1996 ; Sherlock, 2001 ; Colomb et Novy, 2017). Il est aujourd’hui généralement admis que ces deux groupes ne peuvent être considérés comme homogènes. Les travaux de Mathis Stock (2001 ; 2006) portant sur l’« habiter poly-topique » vont plus loin, affirmant que les touristes sont eux aussi des habitants des lieux touristiques, bien qu’ils les habitent selon des modalités fondamentalement différentes de celles des résidents permanents[3]. Cette thèse du « tous habitants » ne doit toutefois pas nous amener à considérer une cohabitation forcément harmonieuse et pacifiée.

Ainsi, nous préférons nous intéresser à la coprésence et au partage de l’espace. La coprésence, pouvant être définie comme le fait de « rassembler en un même espace, en contiguïté, les entités et objets spatialisés, afin de rendre possible [sic] leurs relations » (Lussault, 2003 : 212), constitue la condition sine qua non pour que puissent se développer des liens plus forts, tels que la cohabitation ou l’habiter ensemble. Quant au partage de l’espace, s’il peut renvoyer à une idéologie spatialisante voulant qu’un espace commun préexiste et que les différents individus doivent se le partager, il peut être aussi et plutôt pensé suivant la pluralité des investissements, la diversité des manières de « faire avec l’espace », le partage renvoyant donc à l’idée de coexistence entre individus. Il s’agira donc de chercher à comprendre ce qui rend le partage de l’espace et la coprésence plus ou moins aisés dans un contexte touristique. Quels critères rendent possible (ou facilitent) le partage de l’espace ? Nous proposons ici une analyse de la coprésence au sein de villes mises en tourisme et en patrimoine à travers la notion de capital saisie dans deux de ses nombreuses formes : le capital culturel, social et économique (Bourdieu, 1979a ; 1979b ; 1980a ; 1994) d’une part et le capital d’autochtonie (Retière, 1994 ; 2003) d’autre part.

La notion de capital pour saisir le partage de l’espace

Nous abordons dans un premier temps le capital culturel et le capital social. Il est impossible d’appréhender ces dimensions capitalistiques sans faire un détour par l’héritage bourdieusien. La notion de capital est centrale dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. Le sociologue en fait une notion polymorphe, se déclinant en plusieurs types, dont le capital économique, le capital symbolique, le capital culturel, le capital social (1979b ; 1980a). Réfutant l’idée d’une organisation sociétale fondée uniquement sur des critères économiques, Bourdieu développe initialement la notion de capital culturel (1979a ; 1979b). Il ne s’agit pas pour lui de nier l’importance du capital économique, mais bien de sortir d’une vision réductrice ne prenant en compte que les ressources matérielles et financières des individus. Chez Bourdieu, « le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la ‘personne’, un habitus » (1979a : 4). Quant au capital social, il représente « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe » (1980a : 2). Tandis que ces formes de capital peuvent faciliter l’analyse de la coprésence et du partage de l’espace[4], la notion d’« hexis corporelle », étroitement liée à celle de capital chez Bourdieu, doit également être prise en compte. Le capital acquis (dans ses différentes formes) par un individu est incorporé et transparaît à travers l’hexis corporelle, soit « des gestes, des manières de se tenir debout, de marcher, de parler » (Bourdieu, 1980b : 134). Croiser quelqu’un dans la rue, prendre place à côté de lui à la terrasse d’un café, ne permettent pas d’évaluer avec justesse quel serait son capital culturel (niveau de langue, possession de biens « culturels », niveau d’études, etc.) ou son capital économique. Cette évaluation est néanmoins fréquemment réalisée par l’image que les individus renvoient à travers l’hexis corporelle. Ainsi cette évaluation (ou ce jugement) prend acte au croisement de l’expression corporelle d’un individu, en tant que révélatrice d’un certain niveau de capital, et la réception de celle-ci par l’individu évaluateur, au prisme de ses propres représentations sociales.

Le capital d’autochtonie constitue une autre forme spécifique de capital. Celle-ci diffère toutefois des autres formes identifiées par Bourdieu, principalement au niveau de la dimension spatiale qui y joue un rôle central. Nous pouvons considérer qu’elle émerge des suites d’une scission au sein du Centre de sociologie européenne, à partir des années 1980, entre une approche théorique prônée par Bourdieu (fondateur du centre) et la volonté de certains chercheurs, dont Jean-Claude Chamboredon, de « renouer avec la rigueur empirique » (Renahy, 2010b : 11). Les recherches menées sur l’organisation sociale de la chasse par Chamboredon, ancien collaborateur de Bourdieu, et Michel Bozon (1979 ; 1980) cherchent à donner une large place au « travail de terrain […] encore largement méprisé par la sociologie de l’époque » (Renahy, 2010b : 11). Leurs travaux sur les pratiques cynégétiques mettent l’accent sur la dimension spatiale. Dans ces travaux, Bozon et Chamboredon mettent en exergue le rôle joué par l’autochtonie dans l’appropriation par le contrôle d’un territoire. Quelques années plus tard, Jean-Noël Retière mobilise aussi cette notion dans le cadre de sa thèse de doctorat portant sur la commune ouvrière de Lanester, dans le Morbihan (1994), cette fois en l’appréhendant sous une forme capitalistique. Dans les travaux de Retière, le capital d’autochtonie peut être défini comme « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés. Il s’agit de nommer des ressources symboliques, en ce qu’elles ne tiennent ni d’un capital économique, ni d’un capital culturel, mais d’une notoriété acquise et entretenue sur un territoire singulier. » (Renahy, 2010b : 9)

Au-delà des formes opposées, nous pouvons considérer que chaque nouvelle forme spécifique de capital vient compléter les précédentes. Il ne s’agit pas de remplacer une appréhension du réel social fondée sur la notion de capital culturel, social et économique par celle de capital d’autochtonie, mais plutôt de combiner les approches. Surtout, cette double entrée capitalistique permet d’appréhender les individus et les rapports qu’ils entretiennent aux autres et à l’espace dans toute leur complexité, sans se limiter aux catégories « touristes » et « habitants » liées à l’espace-temps dans lequel les individus se trouvent au moment de l’enquête.

Protocole méthodologique

Nous avons mené un total de 62 entretiens à Sarlat à différentes périodes au cours des années 2015 et 2016[5], principalement avec des touristes (30) et des résidents permanents[6] (26), mais aussi des résidents « secondaires », des artistes de rue et des travailleurs saisonniers (6). Nous précisons que nous suivons Daniel Bertaux lorsqu’il affirme que « [dans] l’enquête sociologique de terrain, la notion d’échantillon ‘statistiquement représentatif’ n’a guère de sens ; elle est remplacée par celle de ‘theoritical sampling’ [expression de Glaser et Strauss, 1967] » (Bertaux, 2010 : 26). Il s’agit essentiellement d’en arriver à la saturation progressive du modèle (Glaser et Strauss, 1967). Nous avons par ailleurs fait une première analyse des entretiens au fur et à mesure de leur réalisation, ce qui nous a amenée à constater à partir de quel moment « le rendement devient décroissant » (Ghiglione et Matalon, 1998 : 50). Cette première analyse a également permis de modifier, en cours de route, notre guide d’entretien pour le rendre plus efficace.

Les 62 entretiens n’étaient pas tous semi-directifs dans une forme classique. Ceux auprès des touristes ont été allégés, pour coller au mieux au contexte spécifique de l’enquête. Il est avéré que le temps des vacances, temps utilisé pour se « recréer » (Équipe MIT, 2002), est généralement peu propice à toute activité qui s’affiche comme (trop) sérieuse et chronophage, comme l’ont entre autres démontré Gwendal Simon (2010) et Émeline Hatt (2011). La durée moyenne des entretiens avec les touristes s’est ainsi établie autour de trente minutes[7]. Ces entretiens visaient essentiellement à connaître le profil des touristes, leurs représentations de la ville, leurs pratiques. Dans le cadre de ces entretiens, nous avons également demandé aux touristes de localiser leurs pratiques dans la ville, durant leur séjour, sur un plan vierge. Nous avons rencontré des touristes aux profils variés tant en ce qui concerne l’âge, le genre, le milieu social, etc., sans chercher pour autant à atteindre une quelconque représentativité[8]. Nous avons rencontré une majorité de touristes français. Nous avons par ailleurs eu l’occasion de nous entretenir avec quelques non-francophones. Dans ces cas, les entretiens avaient lieu en anglais.

Nous avons sélectionné les résidents (permanents et secondaires) de façon à obtenir un groupe d’individus relativement varié pour les facteurs âge, genre, lieu de résidence (secteurs de la ville ou communes de la communauté de communes), lieu d’origine (gens natifs de Sarlat ou ayant fait le choix d’y vivre à l’âge adulte). Chez les résidents, l’entretien le plus court s’est conclu au bout de cinquante minutes, alors que le plus long a duré trois heures. Les entretiens auprès des résidents portaient principalement sur les représentations de la ville, les pratiques (lieux pratiqués pour les loisirs, les courses, le travail, etc.), le rapport aux touristes (par exemple modification des habitudes en fonction de leur présence).

Nous précisons ici notre volonté de nous intéresser essentiellement à l’espace assertorique (Passeron, 1995). Il s’agit de rendre compte, à travers le discours des habitants, de la manière dont ils abordent et négocient le partage de l’espace avec d’autres habitants. Peu d’éléments nous permettent d’attester, hors de tout doute, du niveau de capital (toutes formes confondues) d’un individu. Les seuls éléments factuels dont nous disposons sont sa profession, sa durée de résidence ou de présence dans le lieu, son statut d’habitation (propriétaire ou locataire), son lieu de naissance (pour les résidents). Ainsi, nous nous centrons essentiellement sur le matériau discursif, grâce auquel il est possible de savoir comment l’enquêté évalue son propre capital ainsi que celui des autres individus avec lesquels il partage l’espace.

Sarlat, une petite ville touristifiée

Alors qu’un lieu touristique est défini par la présence effective des touristes (Stock et Sacareau, 2003) et que la saisonnalité est un élément constitutif fondateur du tourisme (Boyer, 1972), nous avons souhaité appréhender le partage de l’espace et la coprésence dans un contexte urbain fortement marqué par la saisonnalité. S’il est vrai que de nombreux hauts lieux du tourisme, tels les centres anciens de Venise, de Bruges ou de Tolède, sont caractérisés par le fait d’être investis par les touristes jour et nuit, toute l’année (Knafou, 2007), nous avons cherché à comprendre comment évoluent les lieux urbains qui, pour diverses raisons, se voient quasi désertés par les touristes à certains moments de l’année.

Sarlat, petite ville d’environ 10 000 habitants, est située en milieu rural dans le sud-ouest de la France, au cœur d’une région particulièrement attractive sur le plan touristique : le Périgord. Cette région est particulièrement réputée pour sa gastronomie et ses produits du terroir, ses paysages pittoresques et sa nature « préservée », mais également pour ses nombreux châteaux, ses villes et villages « historiques » et surtout ses grottes préhistoriques, dont la plus célèbre est Lascaux[9].

Fig. 1

Illustration 1 : Localisation de Sarlat

Illustration 1 : Localisation de Sarlat
Source : Annie Ouellet

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Le patrimoine urbain sarladais comprend 68 édifices classés ou inscrits au titre des Monuments historiques[10], essentiellement des bâtiments datant du XIIe siècle au XVIIIe siècle. Ce patrimoine est composé de nombreux hôtels particuliers et d’anciens bâtiments religieux, tels l’ancien évêché, la cathédrale Saint-Sacerdos, les enfeus ou l’ancienne église Sainte-Marie. Quelques immeubles représentant le pouvoir civil (notamment l’actuel hôtel de ville, classé en 1947) ou monarchique (Le Présidial) viennent compléter l’ensemble. Surtout, l’un des principaux atouts mis en avant par la ville de Sarlat est d’avoir été l’une des premières villes à bénéficier de la protection de son patrimoine urbain vernaculaire dans le cadre de la Loi du 4 août 1962, dite Loi Malraux[11], avec le quartier du Marais de Paris ou encore celui du Vieux-Lyon.

Si ce rôle de ville « laboratoire » de la Loi Malraux a permis à Sarlat de renforcer son potentiel d’attractivité touristique, la ville avait déjà le statut de « station classée de tourisme » en 1943. Trois ans plus tôt, la grotte préhistorique de Lascaux, située à une vingtaine de kilomètres au nord de la ville, avait été découverte (Aujoulat, 2005). Le pays étant alors sous occupation allemande, la grotte sera finalement inaugurée en 1948 et contribuera largement à l’intérêt des médias et des touristes pour la région. La ville était toutefois simplement considérée comme un lieu où se loger pour visiter les sites avoisinants et ne constituait pas un attrait touristique. La volonté de mettre en valeur Sarlat en tant que décor du Festival des Jeux de théâtre dès 1952 (Bécheau, 2013), puis la notoriété associée à la Loi Malraux et à la création du premier îlot opérationnel de France (Service du Patrimoine – Sarlat, 2012 : 24), ont marqué un tournant dans la mise en tourisme de la ville. Les décennies suivantes sont considérées comme celles où le développement du tourisme a été le plus fort[12]. Depuis, la communication touristique de la ville est principalement fondée sur la richesse de son patrimoine urbain, le cadre naturel environnant de qualité, ainsi que les produits du terroir et la gastronomie.

Aujourd’hui, la ville attire entre 1 et 1,5 million de touristes par an, dont environ 70 % sont français et 90 % européens[13]. L’activité touristique, qui représente environ 40 % de l’économie en Périgord noir[14], y est fortement marquée par son caractère saisonnier. On peut considérer que la saison démarre vers avril et se termine en octobre, les mois de juillet et août étant ceux où l’activité touristique est la plus intense. Cette saisonnalité a un impact direct sur la coprésence. Alors qu’en hiver ne sont présents à Sarlat que les résidents permanents, les commerçants et quelques résidents secondaires, avec le début de la saison arrivent les premiers touristes et les commerçants dits « touristiques » (ceux dont l’activité commerciale vise principalement une clientèle touristique). Durant les mois d’été, aux touristes qui se font plus nombreux s’ajoutent les artistes de rue ainsi que les « vendeurs ambulants ». Considérant l’urbanité comme « situation productive, mise en coprésence du maximum d’objets sociaux dans une conjonction de distance minimale » (Lévy, 1994 : 286), nous pouvons considérer que l’urbanité varie au fil de l’année, culminant en saison estivale.

Fig. 2

Illustration 2 : Patrimoine et tourisme à Sarlat. De gauche à droite : la maison de la Boétie, la place de la Liberté un soir d’été, la cathédrale Saint-Sacerdos

Illustration 2 : Patrimoine et tourisme à Sarlat. De gauche à droite : la maison de la Boétie, la place de la Liberté un soir d’été, la cathédrale Saint-Sacerdos
Photo : Annie Ouellet, 2015

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La majeure partie des rues et des places du secteur sauvegardé sont pratiquées comme une attraction en soi par les touristes qui y déambulent, y flânent. Néanmoins, la partie orientale, concentrant davantage de monuments classés ou inscrits, demeure le secteur le plus populaire. Les spectacles et les animations de rue, constituant un autre élément attractif du centre ancien, sont également concentrés dans ce secteur. L’illustration 3 montre bien cette césure. Alors que la partie orientale pourrait générer les situations de coprésence les plus intenses, nous avons pu observer une adaptation des pratiques des résidents au fil des saisons, s’inscrivant en réaction à la présence des touristes (Ouellet, 2017). Entre autres, des lieux particulièrement appréciés hors saison touristique, essentiellement dans la partie orientale du centre ancien, sont délaissés par certains résidents en saison estivale. Un tel constat conforte notre questionnement initial et nous amène à dépasser la simple idée de résidents souhaitant « fuir » les touristes et à chercher à comprendre quels éléments influencent l’acceptabilité ou encore le refus du partage de l’espace de l’ensemble des individus coprésents.

Fig. 3

Illustration 3 : Les principaux lieux du tourisme dans le centre ancien de Sarlat

Illustration 3 : Les principaux lieux du tourisme dans le centre ancien de Sarlat
Source : Annie Ouellet

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Une double entrée capitalistique pour appréhender le partage de l’espace dans des lieux touristiques

Nous appuyant sur l’analyse du matériau discursif recueilli en entretien, nous avons identifié deux éléments majeurs ayant un impact sur ce partage de l’espace : d’une part, l’appartenance sociale des individus et, d’autre part, leur degré d’attachement au lieu. En ce sens, les deux entrées capitalistiques que constituent le capital culturel, social et économique, de même que le capital d’autochtonie permettent de comprendre l’acceptabilité du partage de l’espace au-delà de la simple appartenance des individus à l’un des deux groupes les plus souvent appréhendés en contexte touristique : les touristes et les résidents.

L’acceptabilité du partage de l’espace au prisme des capitaux social, culturel et économique

Le capital, dans ses formes culturelle, sociale et économique, s’est imposé comme élément d’analyse du matériau discursif recueilli auprès des habitants, essentiellement par le biais de la question de la distance culturelle et de la distance sociale. Les habitants, temporaires ou permanents, sont généralement davantage enclins à partager l’espace avec des individus proches socialement ou culturellement. Par exemple, pour des résidents ayant un capital culturel élevé, la présence de touristes sera plus aisément tolérée si ces derniers ont le même capital culturel (notamment la même appétence pour l’histoire, le patrimoine, l’architecture, etc.).

Miroir de soi

Chez les résidents permanents, la question du capital culturel, social et économique peut être appréhendée à travers l’image de soi que renvoie la présence touristique. Alors que Fabienne Cavaillé, dans son travail portant sur l’expérience de l’expropriation, soulignait que « l’espace approprié fonctionne essentiellement comme un miroir social, un miroir symbolique » (1999 : 8), nous pouvons prolonger la réflexion en affirmant que le partage de l’espace sera d’autant plus facilement accepté si les individus présents contribuent à renvoyer une image de soi qui soit positive et valorisante. Ce sont principalement les résidents permanents les mieux dotés en matière de capital social et culturel (ou du moins se considérant comme tels) qui se disent le plus gênés par la présence de touristes renvoyant une image qui ne soit pas conforme à celle qu’ils souhaitent dégager. À travers la présence des touristes, c’est l’image de la ville qui est en jeu et donc leur propre image par le truchement de cet effet de miroir. Il importe néanmoins de souligner, encore une fois, que ce capital social et culturel est foncièrement lié aux représentations sociales. On ne peut savoir, en croisant les gens dans la rue, à quel corps de métier ils appartiennent, ni quel est leur niveau d’études. Il s’agit donc essentiellement de la perception d’hexis corporelle, assimilée à la condition économique et sociale de l’individu.

Les touristes ne me gênent pas… enfin ça dépend lesquels ! Vous en avez certains… le cornet de glace à la main, les tongs… mais bon au moins en général ils ne sont pas là trop longtemps. Parce qu’on ne va pas se voiler la face, ce sont les aoûtiens surtout qui sont… comment dire… [il ne terminera pas sa phrase]. (Daniel, résident permanent, septembre 2015)

En général j’aime bien les touristes. Sauf […] parfois vous en avez certains… bedonnants avec la chemise ouverte là ça… ouf non… il y en a certains qui ont des comportements pas très… oui vraiment la chemise ouverte, bedonnant, les tongs… une allure un peu négligée, je trouve ça pas terrible ! (Jacques, résident permanent, mars 2015)

Sans l’expliciter de façon directe, ces propos renvoient à la notion d’hexis corporelle, en tant que révélateur du capital culturel, social et économique des individus, entre autres par la référence à une allure considérée comme « négligée ». Aussi le terme « aoûtiens » est employé comme euphémisme pour évoquer des individus faisant partie d’une classe sociale considérée, par ces résidents, comme étant inférieure. Certaines personnes rencontrées mobilisent un vocabulaire plus dur encore. Durant notre première période de terrain (en hiver), nous avons rencontré une jeune femme nous interpellant ainsi : « T’es encore jamais venue en été ? Ah tu vas voir, c’est horrible ! Août surtout ! En août c’est vraiment ‘Beaufland’[15] ! » Le terme « beauf[16] » a d’ailleurs été évoqué à plusieurs reprises par nos interlocuteurs sarladais, presque exclusivement en référence aux touristes du mois d’août. Nicolas Renahy, à l’occasion de ses travaux portant sur « une jeunesse rurale » (2010a), a entre autres démontré comment les ouvriers sont encore aujourd’hui largement stigmatisés. La figure de l’aoûtien renvoie à ce stigmate, même si elle est en fait largement fantasmée, les touristes du mois d’août comprenant dans les faits des touristes aux profils variés[17].

Plusieurs Sarladais rencontrés prônent également une montée en gamme du tourisme. Bien que ne critiquant pas directement les « aoûtiens », on peut tout de même entendre à travers ce discours sur la montée en gamme touristique une forme de rejet des individus dont le niveau de capital, tant culturel, social, qu’économique, est considéré insuffisant.

Moi quand j’arrive dans une ville, ce que je cherche d’abord ce sont les brocantes, les antiquaires et surtout le musée d’histoire locale… et à Sarlat il n’y a rien… et ça, ça manque vraiment. Parce que vraiment Sarlat a un passé glorieux ! C’est dommage de ne pas avoir d’informations sur ce passé, de ne rien en dire… […] il pourrait y avoir un spectacle son et lumière sur des événements historiques au jardin des Enfeus […] une fois par semaine par exemple, pour ne pas que ce soit trop dérangeant pour les résidents… mais ça ferait connaître l’histoire de la ville et ce serait une animation intéressante, davantage que les trucs comme la Fête de la musique… (John, résident permanent, mars 2015)

Selon moi la ville devrait essayer d’attirer davantage les touristes qui savent apprécier les belles pierres, l’architecture, l’histoire… on a une vraie richesse ici. Avoir moins de touristes, mais des touristes qui savent pourquoi ils sont là, pas que pour voir un spectacle de clown ou manger une glace… (Yvette, résidente permanente, mars 2015)

Les propos d’Yvette et de John renvoient directement au capital culturel des touristes, à travers leurs goûts (préférer des spectacles de clown, s’intéresser à l’histoire) et surtout leur capacité à apprécier la richesse de Sarlat (savoir apprécier les belles pierres, l’architecture…). Il importe néanmoins de mentionner que la prise en compte de ces formes capitalistiques n’émerge pas uniquement du discours des résidents, mais aussi de celui des touristes.

Se distinguer par la saisonnalité

De nombreux écrits attestent de la mondialisation du tourisme, ce dernier affectant aujourd’hui la quasi-totalité du monde (Knowles et al., 2004 ; Coëffé et al., 2007 ; Duhamel et Kadri, 2011 ; Antonescu et Stock, 2014 ; Sacareau et al., 2015). Si, aux origines, le tourisme était une activité réservée à une certaine élite, il n’a plus aujourd’hui ce caractère distinctif. Néanmoins, la volonté des individus de se distinguer demeure et s’exprime par d’autres voies. Nous émettons l’hypothèse que, pour certains touristes, leur capacité à éviter à la fois la « masse » et les touristes ayant un capital social et culturel inférieur, grâce à la temporalité des séjours touristiques, correspond à ce registre de la distinction. La majorité de ceux que nous avons rencontrés soulignent qu’ils préfèrent voyager hors saison pour être plus tranquilles ou pour profiter de tarifs plus avantageux qu’en haute saison. La majorité des touristes rencontrés critiquent ouvertement la foule estivale et, parmi eux, deux tiennent un discours aussi dur que celui de résidents cités précédemment sur les « beaufs en tongs ». Par exemple, Marcelle explique qu’elle et son époux tentent, autant que possible, de voyager « hors saison » pour éviter certains « types » de touristes : « L’été il y a trop de monde et en août c’est le pire… vous avez plein de gens et comment dire… les touristes typiques quoi ! Les tongs et le short à fleurs… Vraiment maintenant qu’on peut éviter, on le fait ! » (Marcelle, touriste, mars 2015)

Notre volonté n’est pas d’affirmer que c’est là le seul facteur qui influence le choix du moment du départ en vacances. Des critères économiques sont aussi à prendre en considération, de même qu’un stress pouvant être engendré par la forte affluence touristique des mois d’été.

Prendre en compte le rôle du capital culturel, social et économique dans l’acceptabilité du partage de l’espace dans une ville touristique permet, entre autres, d’éviter de considérer les touristes comme une masse homogène et aussi d’éviter de les opposer, en tant que groupe, à celui formé par la population locale. Cette entrée capitalistique permet de renouveler l’intérêt de considérer le touriste comme un être-habitant. Aussi, alors que cette forme de capital, renvoyant à une dimension collective et de classe, tient un rôle central dans l’acceptabilité du partage de l’espace, elle ne peut l’expliquer à elle seule. Une autre forme de capital émerge également des discours des habitants rencontrés : le capital d’autochtonie.

Capital d’autochtonie

Si, dans le contexte ouvrier de Lanester, le capital d’autochtonie permettait de compenser un capital social ou culturel considéré comme déficitaire (Retière, 1994), il agit ici essentiellement sous la forme d’un marqueur identitaire. L’autochtonie nous est ainsi apparue comme un autre indicateur fort, pouvant être appréhendée par le biais de la durée de résidence et le niveau d’investissement dans la vie communale. En ce sens, la question du lien s’établissant entre un individu et la ville est centrale.

Métaphores d’attachement au lieu : de l’enracinement à l’amarrage

La conceptualisation d’un « habiter poly-topique » et d’une « société à individus mobiles » développés par Mathis Stock (2006 et 2005 respectivement) est stimulante et a permis de faire évoluer les théories de l’habiter. Toutefois, les thèses de Stock sous-tendent le passage d’une métaphore de l’enracinement (à un lieu unique) à celle de l’ancrage (à des lieux pouvant être multiples). Pour le géographe Bernard Debarbieux (2014), le passage d’une utilisation massive de la métaphore de « l’enracinement » à celle de « l’ancrage » est révélateur d’un changement de paradigme et d’une injonction à la mobilité qui désormais émerge. Ce changement métaphorique contribue en réalité à masquer le fait que ces dites sociétés ne sont pas homogènes et que tous les individus n’ont pas la même mobilité. La mobilité de certains individus est fondamentalement limitée, par choix ou par obligation. Sarlat constitue en ce sens un cas particulièrement intéressant, faisant ressortir d’étonnants paradoxes. En effet, alors que la mobilité est très présente et affichée, à travers les figures des touristes ou encore des artistes de rue, une certaine frange de résidents permanents se reconnaissent et se revendiquent comme étant « enracinés ». Nous suivons Debarbieux lorsqu’il propose, plutôt que de remplacer l’enracinement par l’ancrage, de mobiliser les trois métaphores de relation au lieu que sont l’enracinement, l’ancrage et l’amarrage, permettant d’affiner la caractérisation des différents types d’attachements au lieu.

Au fil des entretiens menés, il est clairement apparu que les « vrais Sarladais[18] » constituaient une frange bien marquée de la population locale. En plus de la durée de résidence et de l’implication dans la vie de la communauté, les « vrais » seraient ceux qui sont nés sur place (et, éventuellement, leurs parents aussi). Pour ceux qui ne sont pas natifs du lieu, le besoin de se démarquer des « enracinés » est très présent. Il peut être compris de deux manières, qui se rejoignent. Le plus souvent il y a un besoin de se distinguer de ces derniers, considérés comme archaïques, prônant une forme d’« entre-soi » malsaine. Cela est aussi parfois abordé de manière ironique, soulignant le rejet subi et la difficulté à intégrer ce cercle fermé. L’enracinement serait donc la métaphore signifiant l’attachement le plus profond, les enracinés constituant par ailleurs le groupe le plus ségrégatif. Il est quasi impossible de devenir enraciné. On l’est par filiation et on peut choisir de le revendiquer, ou non. En ce sens, il est primordial de souligner ici que tous les résidents rencontrés natifs de la ville ne se considèrent et ne se revendiquent pas comme enracinés.

La métaphore de l’ancrage évoque quant à elle l’idée de « jeter l’ancre », renvoyant ainsi à une temporalité plus longue que l’amarrage. Dans le cadre de notre étude, les habitants ancrés seraient ceux pour qui la ville est leur lieu d’attachement principal. Les résidents permanents qui ne sont pas enracinés peuvent alors être considérés comme étant ancrés. Cet ancrage peut être vécu de façons différentes et relève de chaque individu. Certains résidents installés depuis quelques années peuvent se sentir plus ancrés que d’autres y ayant passé la quasi-totalité de leur vie. Il n’y a, en ce domaine, pas de règles fixes pour déterminer le degré d’ancrage. Toutefois, l’ancrage se distingue de l’amarrage au sens où il constitue le lieu d’attachement principal. Pour reprendre le vocabulaire marin, on peut partir en mer, s’amarrer pendant un temps avant de revenir au lieu du mouillage. L’amarrage renverrait davantage à un arrêt de courte durée marqué en un lieu, qui n’est pas celui du mouillage. C’est en ce sens que doit être comprise la différence entre l’ancrage et l’amarrage.

L’attachement au lieu des touristes relève pour une majorité d’entre eux, et d’autant plus s’il s’agit de primo-visiteurs, de l’amarrage. Il s’agit pour eux d’un lieu où marquer un arrêt de quelques jours, où ils ne reviendront peut-être jamais. Le rapport au lieu de certains résidents secondaires, pour qui la résidence sarladaise n’est qu’un pied-à-terre parmi d’autres, tient aussi de l’amarrage. Il en va de même pour certains individus qui, bien que possédant au moment de l’entretien leur résidence principale à Sarlat (étant donc considérés ici comme des résidents permanents), passent beaucoup de temps dans d’autres lieux où ils ont davantage d’attaches. Nous pouvons donc considérer (bien que des exceptions existent toujours) que l’attachement au lieu des touristes renvoie à l’amarrage et celui des résidents permanents à l’ancrage ou à l’enracinement en fonction des critères énoncés précédemment. Ainsi, l’attachement au lieu peut être appréhendé selon un « gradient métaphorique », allant de l’amarrage à l’enracinement. Tandis que l’attachement d’un individu à un même lieu peut évoluer de l’amarrage à l’ancrage (et vice versa), l’enracinement a un caractère beaucoup moins labile (Martouzet, 2013).

Dynamiques d’attraction et de répulsion

Il a déjà été démontré que les habitants les plus réticents au développement touristique de leur lieu de résidence étaient le plus souvent des résidents secondaires ou encore des résidents permanents nouvellement installés (Bussi, 2003 ; Morice et Violier, 2009 ; Gravari-Barbas et Jacquot, 2017). Si l’analyse des modalités de coprésence des habitants de Sarlat confirme également cette thèse, nous avons pu constater qu’à l’inverse, les résidents permanents se considérant « enracinés » acceptent le partage de leur espace de vie plus facilement avec les touristes qu’avec ces mêmes « néo-résidents ».

Si la proximité, dans une logique de distance sociale et culturelle, était corrélée à l’acceptation du partage de l’espace, il n’en va pas de même pour le capital d’autochtonie. Des dynamiques d’attraction et de répulsion sont présentes et le fait d’être proche dans une logique de continuum d’attachement au lieu ne signifie pas que le partage de l’espace sera facilité.

La temporalité et la saisonnalité sont encore une fois des éléments de compréhension centraux. Le temps passé sur place par les résidents tient un rôle majeur en fonction de la durée et du moment de l’année où ces derniers résident dans la ville. Le partage de l’espace avec les touristes sera vécu par les résidents d’autant plus comme une source de tension si ces derniers ne sont présents que sur une courte période et en pleine saison touristique. Cet espace n’étant disponible pour eux que sur une courte période, la volonté d’en profiter au maximum est encore plus forte. La présence des touristes lorsque considérée « trop importante » est perçue, par certains, comme une entrave à leur jouissance des lieux. Il s’agit bien du croisement de la temporalité et de l’intensité de la présence touristique qui est considéré problématique par certains, comme l’évoque Sandrine :

On ne peut venir que trois semaines et en août… alors c’est sûr que oui on aimerait bien pouvoir en profiter un peu plus. Trois semaines c’est court et c’est là où la ville est invivable ! J’imagine qu’on vous l’a déjà dit ? ! […] Vraiment on pense sérieusement à vendre la maison pour acheter ailleurs où ce sera plus calme… parce que […] le but c’est pas de quitter Paris pour retrouver tous les Parisiens ici !! (Sandrine, résidente secondaire, août 2015)

À l’inverse, les résidents permanents peuvent s’accommoder plus aisément de la présence des touristes ; bien que parfois vécue comme encombrante, celle-ci est considérée comme passagère et ponctuelle à l’échelle de l’année. Nous pouvons alors considérer que ces derniers gèrent leur partage de l’espace avec les touristes dans une sorte d’« équilibrage annuel ».

Bon oui parfois c’est un peu gênant… mais c’est quoi ? Deux mois dans l’année et même, c’est vraiment du 14 juillet au 15 août où c’est vraiment très intense […] même si c’est gênant, vous enlevez les touristes, la ville, les gens, ils vont vivre de quoi ? On a besoin des touristes, qu’on le veuille ou non. (Nicolas, résident permanent, août 2015)

Il y a des petites contraintes mais en même temps ça ne dure vraiment que deux mois. Donc si ça fait du bien à la ville, si ça aide les commerçants, moi ça ne me dérange pas […] Donc voilà, c’est comme ça, quand on vit dans une ville magnifique comme ça, il y a plein de gens qui veulent la voir ! (Frédérique, résidente permanente, septembre 2015)

Si la dimension économique de l’activité touristique est évoquée par ces deux résidents permanents, les propos tenus par Frédérique illustrent aussi parfaitement le partage de l’espace inhérent aux sites patrimoniaux. Le patrimoine considéré comme un bien commun doit pouvoir être accessible à tous. Habiter le patrimoine[19] implique de partager son espace de vie au quotidien, et ce, autant avec des individus qui y résident, y travaillent, qu’avec ceux qui le découvrent, l’admirent ou le photographient.

Chez les néo-résidents, l’acceptabilité de la présence touristique est souvent étroitement liée aux représentations attachées à la ville au moment de sa découverte. Nous avons rencontré des résidents permanents ou secondaires qui se sont installés après avoir eu un « coup de cœur » pour la ville ou la région au moment d’un séjour touristique. Le passage d’une ville que l’on habite touristiquement à une ville où l’on vit de manière permanente modifie forcément le rapport à ce lieu qu’entretiennent les individus. Surtout, la ville ayant été découverte à un moment précis de son « cycle saisonnier », ces résidents y ont emménagé en ayant des représentations liées à l’une des facettes de la ville. Ces décisions spontanées, si elles sont parfois totalement assumées et connaissent des suites heureuses, peuvent aussi engendrer des déceptions lorsqu’un décalage trop important existe entre les représentations initiales et la réalité vécue.

Au départ le but c’était de passer tout l’été ici. Pour nous le but d’acheter cette maison c’était vraiment de l’investir, que ce ne soit pas juste un lieu de vacances… on voulait vraiment y passer du temps. Mais le mois d’août ici c’est infernal ! En ville vous avez carrément des embouteillages humains… l’objectif c’était d’être un peu à la campagne, de nous changer de la grande ville… mais là c’est pire qu’en ville ! On ne se sent pas oppressé comme ça à Bruxelles ! […] maintenant on vient passer quinze jours au début des vacances et après on loue la maison… à des touristes. (Audrey, résidente secondaire, août 2015)

Cet extrait d’entretien illustre bien l’écart entre l’image que les individus s’étaient faits de la ville, ce qui les avait charmés au moment de sa découverte, et les évolutions saisonnières qu’elle connaît. Ainsi, Audrey et son conjoint, tous deux enseignants en région bruxelloise, avaient découvert Sarlat lors d’un premier séjour il y a sept ou huit ans, début juillet. Alors qu’ils réfléchissaient à l’idée d’acheter une résidence secondaire dans le Sud de la France, ils avaient été charmés par Sarlat qui leur avait alors semblé être « animée mais sans être une usine à touristes ». S’ils étaient au départ emballés par leur acquisition, leur découverte de la vie sarladaise en pleine saison touristique les a déçus, si bien qu’ils préfèrent renoncer, partiellement, à leur jouissance des lieux.

L’ensemble de ces analyses peut être proposé sous forme schématique (illustration 4), tout en gardant à l’esprit que des exceptions ou des contre-exemples existent.

Fig. 4

Illustration 4 : Schéma de l’acceptabilité du partage de l’espace en fonction de l’attachement au lieu

Illustration 4 : Schéma de l’acceptabilité du partage de l’espace en fonction de l’attachement au lieu
Source : Annie Ouellet

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Conclusion

La coprésence de touristes et de résidents, impliquant inévitablement un partage de l’espace, peut se faire de manière plus ou moins harmonieuse. Si un différentiel de niveau de vie important séparant les deux « groupes » complexifie certainement les relations qu’ils entretiennent, des tensions (ou même des conflits) peuvent aussi exister dans des villes du Nord, où la majorité des touristes sont des nationaux (Colomb et Novy, 2017). Aussi, les travaux portant sur des hauts lieux du tourisme, où les touristes sont présents en masse tout au long de l’année, ont fait ressortir une opposition nette entre ces deux groupes, les résidents usant de ruses et de stratégies pour éviter les touristes (Quinn, 2007). Une ville comme Sarlat, avec sa très grande majorité de touristes européens et la forte saisonnalité de l’activité touristique, constitue un cadre d’analyse particulièrement riche. L’exemple sarladais permet en ce sens de dépasser cette confrontation binaire et contribue à « faire sortir » les individus de leur catégorie (touriste ou résident) et à les considérer d’abord en tant qu’êtres-habitants. Les rapports que ces habitants entretiennent tant aux autres qu’aux lieux, s’ils sont intimement liés à l’espace-temps dans lequel ils se trouvent (quotidien et hors quotidien), ne peuvent être compris uniquement à travers ceux-ci. La double entrée capitalistique présentée ici, appréhendée à l’aune de l’évolution saisonnière des lieux, permet de contribuer à cette démarche de déconstruction des catégories. En effet, l’entrée par le capital culturel, social et économique ainsi que le capital d’autochtonie permet une redéfinition des rapports qu’entretiennent les touristes et les résidents.

Ces deux formes capitalistiques ont permis de faire deux constats, à la fois distincts et complémentaires. D’une part, le capital d’autochtonie a permis, essentiellement, de rendre compte des relations complexes relevant de l’attraction, de la répulsion ou de la tolérance. Entre autres, si d’emblée les résidents secondaires, installés après avoir découvert le lieu en tant que touristes, pourraient aisément être considérés comme les plus tolérants à l’égard des touristes, notre recherche démontre le contraire. La situation observée se rapproche de celle décrite par Rolande Bonnain-Dulon (1998), soit des résidents secondaires moins tolérants face à la présence des touristes, puisque ne prenant en compte que leur jouissance des lieux à des moments précis. La mobilisation de ce type de capital tend à conforter une distinction, graduée, entre les différentes catégories. Elle aide aussi à mieux saisir le niveau de tolérance du partage de l’espace entre les individus en fonction de leur degré d’attachement au lieu. D’autre part, l’analyse de l’acceptabilité du partage de l’espace au prisme du capital culturel, social et économique a quant à elle permis de déconstruire les catégories « touristes » et « résidents » et de faire ressortir leur hétérogénéité. Le dénominateur commun entre des individus, lequel contribuera à l’acceptabilité du partage de l’espace, pourra être, dans certains cas, la dotation en capital culturel, social et économique (ou celle qui leur est attribuée par les autres individus coprésents) plutôt que le « statut » de touriste ou de résident. À titre d’exemple, le partage de l’espace entre des touristes et des résidents permanents ayant tous un capital culturel, social et économique élevé pourra se dérouler de manière plus harmonieuse que celui impliquant des touristes qui en sont très inégalement dotés.

Sans s’enfermer ni dans une lecture bourdieusienne des rapports de classe ni dans une approche par l’identité locale et l’« indigeneity » (Fielding, 1998), c’est le croisement de ces différentes approches qui permet de saisir le réel social dans toute sa complexité. Et, s’il faut encore le rappeler, la majorité d’entre nous sommes à la fois des résidents et des touristes, en des lieux et à des moments différents.